L'espoir se lève à l'est

1980 Pologne, L’espoir se lève à l’est

Les Archives secrètes du Quai d'Orsay

L'engagement de la France dans le monde 8 mai 1945-11 septembre 2001

Editions l'Iconoclaste, octobre 2017

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1980 Pologne, L’espoir se lève à l’est


Les Accords de Gdańsk (31 août 1980)

Aux origines de Solidarność, premier syndicat libre derrière le « Rideau de Fer »


 

En ce début d’été 1980, derrière un calme apparent, la Pologne est travaillée par un ferment de changement. En octobre 1978, l’Église catholique s’est donné, pour la première fois, un pape slave, un Polonais, le cardinal Karol Wojtyła, archevêque de Cracovie, qui prend le nom de Jean-Paul II. Une de ses premières visites pastorales est, en juin 1979, pour son pays natal, qui lui réserve un accueil triomphal. Le pouvoir communiste, de plus en plus contesté, est, pendant une semaine, quasiment mis entre parenthèses.

 Après près de dix ans à la tête du Parti ouvrier unifié polonais (POUP), qui exerce le pouvoir, le premier secrétaire Edward Gierek est en bout de course, miné par les querelles de coteries dans l’appareil. Des mouvements d’opposition, au premier rang desquels le Comité de défense des ouvriers (KOR), fondé après la répression des émeutes contre la cherté de la vie de 1976, multiplient, dans une semi-clandestinité, les escarmouches avec le régime. Trois comités fondateurs de syndicats libres sont apparus, à Katowice, Gdansk et Szczecin. L’état de l’économie ne cesse de se dégrader et les étals des magasins d’État sont de plus en plus vides.

 Le feu aux poudres 

Il suffit donc d’un relèvement des prix de la viande, le 1er juillet 1980, pour mettre le feu aux poudres. Des grèves éclatent le jour même à l’usine de tracteurs d’Ursus, près de Varsovie, et dans le sud du pays. Le lendemain, le mouvement s’étend, des comités de grève se forment çà et là, dont les revendications sont peu ou prou les mêmes : augmentation de salaire et annulation des hausses de prix.

Malgré quelques tentatives maladroites du pouvoir visant à éteindre les conflits, la grève gagne en force, notamment dans la région de Lublin, frontalière de l’URSS, bientôt paralysée par une grève générale. Le trafic ferroviaire avec le contingent soviétique stationné en RDA est interrompu. À Varsovie, un vent de panique commence à souffler dans les sphères du pouvoir, qui parvient, au prix de concessions salariales, à mettre fin aux grèves, le 19 juillet.

Mais de nouveaux conflits éclatent dans le reste de la Pologne. Le 8 août, leur nombre s’élève à cent cinquante. Bien que les médias officiels aient observé un silence quasi-total, le mouvement s’est propagé, grâce à une des figures de proue du KOR, Jacek Kuroń : c’est vers lui que convergent chaque matin les informations sur les grèves, avant d’être communiquées aux agences de presse étrangères pour revenir le soir même dans les émissions en polonais des radios occidentales. La facilité avec laquelle les premiers grévistes ont obtenu les hausses de salaires a fini par créer un effet d’aubaine.

Curieusement, le grand centre de contestation ouvrière qu’a été Gdansk, en 1970, reste à l’écart du mouvement. C’est le moment que choisit la direction des chantiers navals Lénine pour licencier Anna Walentynowicz, opératrice de pont roulant et militante de la première heure des syndicats libres, alors en congé-maladie. L’occasion est trop belle et, le 14 août à l’aube, le syndicat clandestin appelle à la grève pour exiger sa réintégration et des hausses des salaires.

Quelque dix mille ouvriers se retrouvent dans une cour des chantiers, harangués, depuis un excavateur, par un électricien licencié quatre ans plus tôt que ses camarades ont fait revenir : Lech Wałesa. Sa proposition de grève avec occupation est acceptée par acclamation.

La grève s’organise, conduite par un comité de vingt délégués des ateliers, dont Walesa est désigné président. Des négociations commencent aussitôt avec la direction – retransmises par la sonorisation interne des chantiers afin que les ouvriers puissent suivre en direct la discussion. Le lendemain, par solidarité, les deux autres chantiers navals de Gdansk, un chantier de Gdynia, les conducteurs de tramways et de bus de la ville se mettent en grève.

Vingt et une revendications

Aux chantiers Lénine, les ouvriers se sont installés pour l’occupation, ont fermé les portails et mis en place un service d’ordre. Wałesa a ajouté une nouvelle revendication : le droit de former des syndicats libres. Mis en minorité suite à une proposition salariale alléchante de la direction des chantiers, il proclame la fin de la grève le 16 août. Aussitôt lors d’un meeting improvisé, Anna Walentynowicz et d’autres militantes l’accusent de « trahison », de lâcher les usines encore en grève. Wałesa décide alors, dans une volte-face spectaculaire, de poursuivre une « grève de solidarité » avec les autres entreprises.

Leurs délégués forment un « comité de grève interentreprises » (MKS) qui, sous sa présidence, dresse la liste des revendications (vingt et une en tout), parmi lesquelles figurent des exigences très politiques : le droit de fonder des syndicats libres, le droit de grève, le respect de la liberté d’expression et de publication, la libération des prisonniers politiques…

Le 18 août, le pouvoir dépêche à Gdansk une délégation conduite par le vice-Premier ministre. Il s’agit de négocier avec un MKS dont le nombre d’entreprises membres n’a cessé d’enfler au cours de la journée, passant de quarante à cent cinquante. À quelques centaines de kilomètres à l’ouest, à Szczecin, les chantiers navals cessent à leur tour le travail et forment leur propre MKS – auquel le pouvoir enverra une autre délégation. Ailleurs, en Pologne, des grèves éclatent un peu partout, à Varsovie, à Nowa Huta, à Płock…

C’est dans ce pays en effervescence que, naviguant entre coups de théâtre et manœuvres du pouvoir, désamorçant les surenchères et récriminations au sein de son propre camp, soutenu par des représentants de trois cent soixante-dix entreprises, épaulé par des intellectuels venus de Varsovie – Tadeusz Mazowiecki, Bronisław Geremek… – Lech Wałesa négocie pied à pied sur les vingt et un points. Il obtient satisfaction quasiment sur tous.

L’accord est signé le 31 août en fin d’après-midi aux chantiers Lénine, sous les vivats.

Une nouvelle ère s’ouvre, pour la Pologne, pour l’Europe orientale, pour le communisme. Le 5 septembre, Gierek est écarté de la direction du POUP. Le 17 septembre, le premier syndicat libre derrière le « rideau de fer » est créé.

Il prend pour nom « Solidarnosc », solidarité en polonais.