La puissance au XXIe siècle -

Préface

Hubert Védrine

Préface

La dense contribution que Pierre Buhler, fort d’une solide expérience de diplomate et d’analyste, apporte à ce décryptage de notre monde en mouvement vertigineux tout en s’appuyant sur une vraie réflexion théorique, est d’un intérêt particulier, et débouche sur de nombreuses questions.

Son approche, forte et méthodique, consiste à décliner l’ensemble des variables avec lesquelles la notion de « puissance » entre en corrélation, à commencer par l’apparition de ce concept et son cheminement historique. Pierre Buhler rejoint ainsi des analyses réalistes qui se multiplient, et convergent de plus en plus, partout dans le monde, après les idéalisations désarmantes, surtout en Occident, de « la fin de l’histoire » et de la « communauté internationale ». Il le fait de façon rigoureuse, s'appuyant sur une argumentation toujours très serrée, pour saisir le « sprint des géants » (la montée en puissance de l’Asie) ; l’espérance européenne, fragile, que la force et la puissance, puissent se concrétiser « par la norme » ; l’Amérique, qui ayant « la vocation de la puissance », est confrontée à son « hubris », au risque d’arrogance, et à celui, inverse, de la « puissance par défaut » sans parler des foucades récentes d'un Trump, l'œil rivé sur les obsessions de sa base électorale, moins imprévisibles qu'annoncés mais pas moins déstabilisantes. Perspectives qui autorisent de nombreux scénarios d’avenir, sauf celui du rétablissement du monopole occidental de la puissance.

Pierre Buhler consacre six chapitres à analyser les fondements classiques de la puissance et à mesurer leur métamorphose : l’État, à l’origine de cette généalogie de la puissance, est contourné de multiples façons, mais est toujours là, quoiqu’incertain. Le Droit, « arme des faibles », qui ne peut masquer que la raison du plus fort, le plus souvent, l’emporte. Les ressources du sol et du sous-sol, qui, paradoxalement, peuvent être une « malédiction ». Le glissement tectonique des plaques démographiques, qui ne peut que continuer à relativiser le poids des européens. La financiarisation par les États-Unis d’une économie globale hors d’atteinte de toute instance de régulation; phénomène majeur, aux conséquences à la fois enrichissantes et cataclysmiques, et qui a nourri des réactions anti-mondialisation…

Et bien sûr, l’avènement de l’ère des réseaux, multiplicateurs d’un individualisme de masse, qui sape toute verticalité, touche à la substance même de l’État, et dont on a vu les effets frappants il y a quelques années dans la genèse des événements de Tunisie, d’Égypte et de Syrie. C’est pour Pierre Buhler une des principales « lignes de fuite » de notre monde.

« Au total, va-t-il jusqu’à écrire, la révolution de l’information pourrait avoir des conséquences, pour la fabrique même de la puissance et du pouvoir, d’une portée comparable à celle de la révolution de l’imprimerie dans l’Europe du XVe siècle », même si les États sauveteurs en dernier ressort, ont été, pour un temps, réhabilités par la crise financière de 2007/2008. De Gutenberg à Google en passant par Mac Luhan.

Il recense dans ses conclusions : les états sur la défensive, la montée de l’Asie – le XXIe siècle serait son siècle, ou plutôt celui de la Chine ? –, la marginalisation des « banlieues de la puissance », la fin de l’hégémonie de l’occident, certes avec un « ? » (Mais on peut parler à coup sûr de la fin du monopole de l’Occident), ainsi que, il y insiste, les efforts considérables des émergents en faveur de l’innovation et des avancées scientifiques et techniques. Rien d’agréable ni de facile à admettre pour des européens.

Le lecteur ne sera donc pas surpris que l’auteur décrive l'Europe sans fard. Néanmoins il fait sien le mot du professeur Andrew Moravcsik : elle serait une « superpuissance invisible », même si les Européens minés par le doute et les craintes n'en sont pas conscients. Les contradictions insolubles dans lesquelles le Brexit a plongé la Grande-Bretagne fait que celui-ci n'est pas contagieux mais les peuples des Etats membres ne sont pas ravis pour autant de l’état de l’Union et de son fonctionnement. Quant à la France, qui certes ne manque pas d’atouts, mais dont la compétitivité s’était beaucoup émoussée, elle devrait « réorienter ses priorités pour la retrouver sur plusieurs fronts, et ce en dépit de bien des résistances politiques et corporatistes », pour « s’insérer dans les flux d’une mondialisation » qui a retrouvé « un rythme soutenu ». Beaucoup de choses semblaient à nouveau possible en France après les élections présidentielles du printemps 2017. Mais fin 2018 le doute s’est ré-installé dans les esprits.

Rien de ce qui s'est passé dans le monde depuis 2014, date de la seconde édition de cet ouvrage, ne contredit les analyses de Pierre Buhler, au contraire. Le monde est instable, semi-chaotique. Il n'y a toujours pas de « communauté internationale », en tout cas entre les peuples, même s'il y a un système et un cadre multilatéral, peu performants mais qui a le mérite d’exister, et que le président Macron essaie de relancer. Le monde occidental est secoué par des « insurrections électorales » à répétition parce que les classes populaires, et même les classes moyennes pensent être les perdantes de la mondialisation. Les européens soutiennent moins la construction européenne, encore que l'élection du président Macron ait réveillé en 2017 une attente positive maintenant confrontée, au-delà du renforcement souhaitable de la zone euro, à la nécessité urgente de maîtriser et co-gérer les flux migratoires vers l'Europe. Les Etats-Unis projettent depuis 2017 une image ubuesque. Le reste du monde essaie de s'en protéger, ou d'en profiter, mais surtout hésite encore à en tirer les conséquences alors même que D. Trump démonte ou abandonne tout ce qui avait composé l'ordre mondial « libéral » à l’américaine des 70 dernières années. La Russie a démontré qu'on avait eu tort de faire l'impasse sur elle. La Chine a semblé se renforcer inexorablement. Beaucoup d’éloges du multilatéralisme n'effacent pas la réalité de la puissance, sous diverses formes...

Dans ce contexte anxiogène et troublé, la pédagogie « patiente et persuasive » du monde réel d'un Pierre Buhler est plus nécessaire que jamais.


Hubert Védrine

Juillet 2018