Accessible en format pdf via ce lien



S E P T I E M E P A R T I E

J A R U Z E L S K I ;

L' A G O N I E L E N T E (1 9 8 1- 1 9 8 9)





I. LE 13 DECEMBRE 1981


Un détachement de policiers en armes s'engouffre dans l'entrée d'un immeuble. Le bruit des bottes dans la cage d'escalier précède de quelques secondes les coups sourds frappés à la porte d'un appartement. Quelquefois celle-ci est fracturée à l'aide d'un pied-de-biche. A partir de minuit, une fois le réseau téléphonique déconnecté, la scène se répète des milliers de fois dans toute la Pologne. Des militants, voire de simples sympathisants de "Solidarité" sont arrêtés avec plus ou moins d'égards : Michnik est passé à tabac, d'autres sont traités avec courtoisie, certains, auxquels l'escouade policière n'a pas laissé le temps de réunir quelques affaires, restent en pyjama. Puis ils sont acheminés à travers les rues, désormais quadrillées par les blindés et les patrouilles de l'armée, vers les commissariats de la Milice.

Au même moment, à Varsovie, une "Volga" noire s'arrête devant le domicile de chaque membre du Conseil d’Etat. Un officier en descend pour remettre à l'intéressé une lettre du président de cette instance, Jablonski, qui convoque une session extraordinaire à 1 heure du matin. Le palais du Belvédère, où les "Volga" déposent les uns après les autres les membres du Conseil, est le théâtre d'un ballet d'ombres en uniforme. Peu avant 1 heure, devant l'aréopage au complet et une salle remplie de civils et de militaires, Jablonski ouvre la séance pour passer aussitôt la parole au général Tuczapski, vice-ministre de la Défense. Celui-ci, après un long réquisitoire contre "Solidarité", annonce que l'armée prend la direction des affaires du pays, que la loi martiale est proclamée et qu'il appartient au Conseil d'Etat d'approuver formellement cette mesure comme le prévoit l'article 33, alinéa 2, de la Constitution de 1952.


Celle-ci confère en effet au Conseil d'Etat la prérogative de proclamer la loi martiale (stan wojenny) "si la défense ou la sûreté de l'Etat l'exigent". La dénomination de loi martiale est préférable à celle d'"état de guerre", qui est la traduction littérale d'une autre notion forgée par la constitution (stan wojny) applicable uniquement en cas d'agression contre le pays ou de mise en jeu des alliances. Contrairement à la loi martiale, l'état de guerre ne peut, lorsque le Sejm est en session, être proclamé que par celui-ci. Le reproche d'inconstitutionnalité souvent adressé par la suite au décret du Conseil d'Etat à propos de la loi martiale n'est donc pas fondé. En revanche, en signant une batterie de décrets-lois modifiant la législation en vigueur, les membres du Conseil usurpent, en droit strict, une prérogative qui appartient exclusivement au Sejm pendant qu'il est en session, ce qui est le cas le 13 décembre. Autre élément douteux, l'administration de la loi martiale est confiée à un "Comité Militaire de Salut National", organe nouveau qu'ignore la constitution. L'heure n'est pas cependant aux subtilités juridiques, mais à l'habillage formel d'une décision dont les membres du Conseil de l’Etat ignorent qu’elle est déjà appliquée depuis la veille. Les décrets sont d'ailleurs antidatés du 12 décembre. Tremblants de peur, les membres du Conseil s'exécutent et signent un à un les documents posés devant eux. Un seul, Ryszard Reiff, président de Pax, refuse de signer, arguant non pas de l'inconstitutionnalité des mesures, mais du discrédit ainsi jeté sur l'armée et de la nécessité de poursuivre le dialogue avec "Solidarité". En vain. A 2 heures 30, Jablonski lève la séance.

Depuis son bureau de Varsovie, le général Kiszczak suit personnellement le cours des opérations à Gdansk. Dès minuit, une unité de ZOMO casqués a investi le siège de "Solidarité", mais n'y a trouvé et capturé qu'une vingtaine de personnes. Vers minuit et demie, ses services informent le ministre de l’Intérieur que tous les membres de la KKP viennent de quitter la salle de réunion des chantiers Lénine. Bien qu'en ce "samedi libre" les ouvriers soient absents du chantier, Kiszczak veut éviter à tout prix une intervention dans l'enceinte des chantiers, dont la charge symbolique serait trop forte. Il suffit de "cueillir" les membres de la KKP à leur retour à l'hôtel ou à leur domicile. Les trois hôtels où ils sont descendus sont déjà cernés par la police. Devant le "Grand Hôtel" de Sopot, des ZOMO casqués, munis de boucliers de plexiglas et déployés en rangs serrés sur une plage de la Baltique balayée par des tourbillons de neige, offrent un spectacle surréaliste. La plupart des dirigeants sont arrêtés avant 3 heures du matin. Seuls quelques-uns échappent à la nasse : Geremek, qui y parvient avec l'aide d'un groupe de journalistes occidentaux, sera reconnu et arrêté sur la route de Varsovie. Se retrouvant nez à nez avec un major de la Milice qui l'avait déjà arrêté trois ans plus tôt, Kuron lâche, philosophe : "vous vous souvenez? A l'époque, vous étiez venus avec quatre Fiat. Et aujourd'hui, vous voyez vous-même combien il vous a fallu mettre de chars et de soldats dans la rue pour me prendre"(1). Il est emmené dans une cave au sol recouvert de sable, dont un mur est criblé d'impacts de balles. Devant deux autres murs, des miliciens sont alignés, pistolet mitrailleur à la main. "Au mur! hurle l'un d'eux", raconte le dissident, "Ah bon, déjà? Dommage. Je bondis vers le mur pour arriver à me retourner, pour qu'ils ne me tirent pas dans le dos (...). J'y parviens. Que faire maintenant? J'attrape un paquet de cigarettes pour ne pas montrer que je regrette et que j'ai la trouille. Moi aussi, j'en grillerais bien une, me dit le milicien qui avait crié : au mur!"(2).

Walesa a droit à davantage d'égards. Le Premier Secrétaire Fiszbach et le voïvode Kolodziejczyk viennent en personne l'informer de la situation et lui demander de se rendre immédiatement à Varsovie pour des pourparlers avec Jaruzelski. Walesa, qui les reçoit en pyjama, ne veut rien entendre tant que tous les militants de "Solidarité" arrêtés ne sont pas libérés. Le président du syndicat continue de croire à la guerre des nerfs. Et ce n'est que lorsque les deux hommes, visiblement bouleversés eux aussi, reviennent avec un détachement de ZOMO et lui font comprendre qu'il doit aller à Varsovie de gré ou de force qu'il accepte de les suivre, vers 5 heures 30, à l'aérodrome de Gdansk, d'où un avion spécial l'emmène à Varsovie.

Au même moment, dans la capitale, Barcikowski, qui est également le président de la commission mixte gouvernement-épiscopat, parvient, après une première tentative infructueuse, à rencontrer le Primat et à l'informer de la situation. "Les Soviétiques ont", déclare-t-il, "adressé à la Pologne un ultimatum : ou les Polonais remettent de l'ordre, ou ils s'en chargent eux-mêmes"(3). La loi martiale, assure-t-il, ne vise pas l'Eglise : elle n'a pour but que d'éviter le recours à la force. Le pouvoir compte sur l'Eglise pour l'aider à surmonter l'épreuve commune.

Un peu plus tôt dans la nuit, vers 3 heures 30, Jaruzelski est arrivé dans un studio d'enregistrement spécialement aménagé dans une caserne de la capitale. Il enregistre d'abord son allocution pour la radio, s'y reprenant à trois fois (4). Puis, dans un autre studio, il prononce son discours télévisé devant un étendard aux couleurs nationales orné de l'aigle blanc. A 6 heures, la radio et la télévision commencent à diffuser les messages, d’abord annoncés par un présentateur et l'hymne national. Sanglé dans son uniforme, les yeux cachés par ses lunettes teintées, le général parle d’un ton monocorde, empreint d'affliction : "le pays est au bord de l'abîme (...) les structures de l'Etat cessent de fonctionner, de nouveaux coups sont portés chaque jour à une économie moribonde (...) une atmosphère de haine (...) blesse nos traditions de tolérance (...), des appels sont lancés à en découdre avec les "rouges", avec ceux qui ont une opinion différente. Les cas de terreur, de menaces et de lynchage moral se multiplient, de même que les cas de violence directe. Une vague de crimes audacieux, d'attaques et de cambriolages déferle sur le pays. Les immenses fortunes des requis de l'économie parallèle s'accroissent (...). La catastrophe nationale n'est plus une question de jours, mais d'heures"(5).

Puis, après avoir évoqué la chance perdue par "Solidarité" de l'entente nationale et brandi la menace d'une conflagration nationale lors de la manifestation prévue à Varsovie le 17 décembre, Jaruzelski annonce qu'un "Comité Militaire de Salut National" (WRON)1 a été formé et que le Conseil d'Etat a proclamé à minuit la loi martiale sur l'ensemble du pays. Mais, ajoute-t-il, "nous ne visons pas un coup d'Etat militaire, une dictature militaire (...), aucun des problèmes de la Pologne ne peut être résolu à long terme par la force (...), le WRON sera dissous une fois que les conditions normales de fonctionnement des institutions seront rétablies". Et le général d'annoncer les premières mesures de la loi martiale : la création de commissaires militaires plénipotentiaires dans l'administration et les entreprises importantes, l'internement préventif des "personnes qui constituent une menace pour l'Etat". Et, pour bien montrer qu'"il n'y aura pas de retour aux errements d'avant août 1980", l'internement frappe également quelques dizaines de "personnes qui portent une responsabilité personnelle dans la crise de l'Etat", c'est-à-dire Gierek et ses fidèles. Pour faire bonne mesure, Jaruzelski annonce également la mise en place de procédures d'exception contre la grande criminalité, la révocation de fonctionnaires coupables d'abus et une amnistie pour certains délits politiques.

Le Parti est pratiquement ignoré dans l'allocution, mais le socialisme est porté au pinacle : il est "irréversible", il sera "purgé pour l'éternité (...) des déformations et des altérations". Le projet d'entente nationale sera poursuivi, notamment avec "le courant sain, ouvrier précisément, de ‘Solidarité’", de même que la réforme économique (6). Puis, pour appuyer les accents lourdement patriotiques de son allocution, le général la conclut par un solennel "la Pologne n'est pas morte", les premiers mots de l'hymne national, par lequel s'achève l'apparition. L'allocution sera diffusée sur les ondes tout au long de la journée, entrelardée de communiqués relatifs à la loi martiale ainsi que de musique classique à la radio - Chopin, surtout, pour accentuer la symbolique patriotique - et de films de guerre à la télévision. "Le


  1. W.R.O.N.: Wojskowa Rada Ocalenia Narodowego


discours,” note Garton-Ash, “ne se contentait pas de parer le coup de force d’un uniforme patriotique : il faisait défiler toute la garde-robe élimée des arguments patriotiques pour gagner la résignation populaire” (7).

Les citadins incrédules peuvent se convaincre de la réalité de la situation en découvrant que leur téléphone est coupé et, surtout, en jetant un coup d'oeil par la fenêtre ou par la porte : aux principaux carrefours se détachent, sur la neige fraîche, les silhouettes sombres de blindés de transport et de véhicules militaires, autour desquelles des soldats emmitouflés arrêtent et contrôlent les rares voitures qui circulent. Dans la matinée du dimanche 13 décembre, Jaruzelski réunit en une brève session le Bureau Politique pour l'informer de la proclamation de la loi martiale. La plupart des membres n'étaient pas dans la confidence et certains apprennent la nouvelle par la radio. Ils avalisent sans un murmure une décision dont cette instance, organe suprême du Parti, a été tenue constamment à l'écart.

Puis, tout au long de la journée, la radio et la télévision, dont les présentateurs portent l’uniforme de l'armée, distillent les communiqués qui précisent le nouvel ordre juridique. Vers 10 heures est diffusée une proclamation du WRON qui reprend, dans une langue plus lourde et des termes moins mesurés - il y est notamment question de "préparatifs d'un coup d'Etat réactionnaire" -, quelques thèmes de l'allocution de Jaruzelski. Vers 12 heures est diffusé le texte du décret du Conseil de l’Etat proclamant la loi martiale, qui énumère toutes les règles et interdictions entrées en vigueur : interdiction de toute réunion ou manifestation non autorisée, à l'exception des messes, de toute publication non autorisée, suspension du droit de grève, obligation pour toute personne âgée de plus de treize ans d'être munie de papiers d'identité dans les lieux publics, etc. Y figure même l'interdiction de pratiquer des sports nautiques pour empêcher d’éventuelles relations avec l’étranger par la Mer Baltique. Le gouvernement est autorisé à restreindre la liberté de circulation par la fermeture des frontières, par un couvre-feu ou une interdiction de se déplacer, à interdire les changements de résidence, à suspendre toutes les organisations dont les activités constituent une menace pour la sécurité de l'Etat, à censurer les communications et la correspondance, à confisquer les émetteurs radio et les armes. Les infractions à ces interdictions sont soumises à un régime pénal aggravé et assujetties à une procédure d'exception. Par ailleurs, les commandants régionaux de la Milice sont habilités à interner pendant la durée de la loi martiale toute personne de plus de dix-sept ans "à l'égard de laquelle il existe un soupçon fondé qu'en restant en liberté elle mènera une activité dangereuse pour la sécurité de l'Etat". Enfin, dans un certain nombre de cas, assez vaguement définis, l'armée peut être requise et autorisée


à faire usage de la force. Ce texte est également diffusé par voie d'affichage. Curieusement, les affiches ne comportent ni date, ni signature nominale : le papier jauni et l'usage d'expressions désuètes et d'archaïsmes indiquent qu’elles étaient prêtes de longue date et avaient été conçues pour pouvoir être utilisées à tout moment, comme le suggère l'interdiction des sports nautiques. On apprendra plus tard qu'elles avaient été imprimées en 1967, après l'adoption de la loi sur la défense du pays, en Union Soviétique.

Peu après midi, un communiqué du ministère de l'Intérieur indique que le couvre-feu est instauré sur l'ensemble du territoire, de 22 heures à 6 heures. Puis on apprend que toutes les frontières du pays sont fermées depuis 6 heures du matin. Un peu plus tard encore est annoncée la suspension de la vente d'essence aux particuliers.

Vers 16 heures 30, la radio annonce que le Comité de Défense du Pays (KOK)2 a décidé la militarisation de certains secteurs de l'économie : les chemins de fer, la poste, la radio, la télévision et les télécommunications, les ports, les mines, les centrales électriques, les usines travaillant pour l'armée et les transports urbains. Dans les entreprises concernées, les salariés sont placés sous un régime de réquisition. Tout refus d'obéissance ou abandon de poste est passible d'une sanction allant de deux ans de prison à la peine de mort. "Solidarité", apprend-on encore, est suspendue, de même que "Solidarité paysanne", le syndicat des Etudiants (NZS) et l'Union des Journalistes (SDP).

Vers 19 heures, une nouvelle batterie de dispositions est rendue publique : deux journaux seulement paraîtront le 14 décembre, Trybuna Ludu, l'organe du Parti, et Zolnierz Wolnosci, le quotidien de l'armée. La session de la Diète, qui doit reprendre le lendemain, est ajournée sine die, les vacances scolaires sont avancées et toutes les Universités et autres établissements d'enseignement supérieur sont fermés jusqu'à nouvel ordre. Les "samedis libres" sont abolis, la semaine de travail peut être portée jusqu'à sept jours, la journée de travail jusqu'à douze heures et les congés annuels sont réduits à un jour par mois de travail.

Livrées par bribes sur les ondes, tout au long de la journée du 13 décembre, les mesures de la loi martiale ne seront connues dans leur intégralité, et sous une forme écrite, que le 18 décembre, jour de leur publication au “Journal Officiel”. Encore celui-ci est-il difficile à trouver. Quatre décrets, tous antidatés du 12 décembre, définissent le nouveau régime juridique. Le "décret sur la loi martiale" en constitue l’ossature. Outre ce qui a été annoncé dans la proclamation du Conseil de l’Etat, ce


  1. K.O.K.: Komitet Obrony Kraju


décret suspend ou limite les droits civiques fondamentaux : inviolabilité du domicile, secret de la correspondance, droits d’association et de réunion, libertés d’expression et de manifestation. L’administration est autorisée à assigner à résidence ou à déplacer d’office les citoyens. Mais surtout, il définit le nouveau régime de droit pénal, d’une extrême sévérité, qui s’applique sous la loi martiale : la participation aux activités d’une organisation suspendue est sanctionnée par 3 ans d’emprisonnement, l’organisation d’une grève par 5 ans et la simple participation par une peine de 3 mois de prison. La diffusion de “fausses informations susceptibles de provoquer un désordre public” est passible de 6 mois à 5 ans d'emprisonnement, peine portée à 10 ans si ces “fausses informations” ont été diffusées grâce à l'imprimerie.

Deux autres décrets modifient le Code de Procédure Pénale en étendant le champ d'application de la procédure accélérée existante, ainsi que les compétences des tribunaux militaires et, surtout, en introduisant une "procédure d'urgence". Celle- ci, qui s'applique aux "crimes les plus dangereux contre les intérêts politiques et économiques fondamentaux de l'Etat", relève les seuils de peines maximales prévues par le “décret sur la loi martiale” et autorise le tribunal à infliger des peines allant jusqu’à 25 ans d’emprisonnement, voire la mort. Elle institue un dispositif de justice sommaire qui exclut pratiquement toute possibilité d'appel de la part du condamné. Un quatrième décret porte sur l'amnistie de certains crimes et délits. Ces quatre décrets ne seront validés par le Sejm que le 25 janvier, soit six semaines après avoir été pris, en totale infraction à l'ordre juridique existant.

Enfin, vers 20 heures, la radio révèle la composition du "Conseil Militaire de Salut National", le WRON. Présidé par le général Jaruzelski, il se compose de vingt et un officiers parmi lesquels figurent Kiszczak et Siwicki. Les autres sont, pour la plupart, inconnus aux Polonais, à l'exception du lieutenant-colonel Hermaszewski, célébré en son temps comme le premier Polonais admis à bord d'un vol spatial soviétique.

A Chylice, près de Varsovie, Walesa a passé sa première journée de détention. De résidence surveillée, pour être plus précis, car le président de "Solidarité" a été installé sous bonne garde, dès son arrivée à Varsovie, dans la villa d'un dignitaire de l'ère Gierek, Lukasiewicz. L'entrevue promise avec Jaruzelski n'a pas eu lieu. Seuls Ciosek et des généraux sont venus lui dire quelques banalités embarrassées. Puis, recru de fatigue, il s'endort presque soulagé : "je disais quelquefois en plaisantant que ce dont j'avais le plus envie, c'était de quarante-huit heures de cellule pour dormir tout mon saoul et me remettre d'aplomb. C'est un peu sous cet angle que j'ai considéré, au début, l'occasion de répit que m'offrait l'internement", note-t-il dans ses mémoires (8). Deux jours plus tard, réveillé par un des geôliers qui lui annonce la visite de Rakowski, il comprend mal le nom, dit-il, et refuse de le recevoir. Rakowski s'en va en claquant les portes, furieux et mortifié (9).

Ses compagnons d'infortune de "Solidarité" sont traités avec moins de ménagements. Regroupés dans les commissariats, les internés sont acheminés la nuit même ou les jours suivants vers des centres d'internement préparés pour la circonstance. On en dénombrera soixante dix-neuf sur le territoire de la Pologne, généralement des établissements de repos de l'armée ou du Parti. Les transferts sont quelquefois accompagnés de simulacres d'exécution - arrêt des véhicules en rase campagne - et de gestes d'intimidation - menaces de déportation en Sibérie. Dans les camps, le régime est variable selon le professionnalisme - et le sadisme - des gardiens, mais aussi selon la notoriété des intéressés. Les plus connus ont droit à un traitement de faveur, les autres sont souvent maltraités. Avec le temps, il finiront par obtenir quelques droits, comme celui de se promener et de se réunir.

Le nombre total des internés reste controversé, les estimations variant entre quelques milliers et une dizaine de milliers. Les données officielles ne seront rendues publiques que tardivement et ne feront pas la distinction entre les internés de la première nuit et ceux qui seront arrêtés par la suite. La première catégorie sera, les jours suivants, réduite par les libérations intervenues à la demande de l'Eglise. L'évaluation la plus proche de la réalité est sans doute celle que donne le général Kiszczak devant le Bureau Politique, le 22 décembre, à l'issue de la première semaine de loi martiale : 5 000 internés environ et 363 personnes arrêtées en vertu de la législation d'exception (10).

Le coup de filet du ministre de l'Intérieur se révèle avoir été d'une remarquable efficacité. Grâce à une habile entreprise de désinformation de ses services, de nombreux militants du syndicat avaient dès novembre pris des mesures de protection pour se protéger d’arrestations régulièrement annoncées, puis, ne voyant rien se produire, avaient peu à peu baissé la garde (11). Seul un petit nombre de dirigeants de "Solidarité" est parvenu à échapper à la rafle : la direction de Wroclaw, formée de Frasyniuk et de ses deux adjoints Pinior et Bednarz, avait prévu de rentrer à Wroclaw par le train dès la fin des travaux de la KKP. Alertés grâce à la complicité des cheminots, ils parviendront à destination en déjouant la surveillance de la police. Mû par un pressentiment, Pinior, trésorier de "Solidarité", a retiré de la banque l'avant- veille la quasi-totalité des avoirs du syndicat, 80 millions de zlotys, qui constitueront le trésor de guerre de celui-ci. Bujak et son adjoint, Zbigniew Janas, 28 ans, responsable de "Solidarité" à l'usine d'Ursus, avaient décidé de "faire un tour en ville" après la clôture de la réunion. En passant par l'un des hôtels cernés par la police, ils échappent de justesse à l'arrestation et ne doivent qu'à leurs jambes de pouvoir disparaître dans la nuit. Lis, Borusewicz et Romaszewski, du KOR, figurent également parmi les rares rescapés de la nuit du 13 décembre. Ils formeront le noyau de la clandestinité.

Dans la société, dans l'opinion publique, l'incrédulité le dispute à l'hébétude. L'interruption des communications téléphoniques et la difficulté de circuler laissent, en ce dimanche d'hiver, une masse d'individus isolés, coupés les uns des autres, incapables de réaction organisée. "Solidarité", seule à même de donner des consignes, est décapitée, de même que les autres organisations d'opposition - KPN, NZS, "Solidarité paysanne". La tentative de manifestation qui a lieu dimanche après-midi devant le siège de Mazowsze, investi et saccagé le matin même par la police, est dispersée par une simple charge des ZOMO. La démonstration de force a été voulue massive pour dissuader toute velléité de résistance : “"e principe de base", note dans ses mémoires le général Kiszczak, "était d’introduire la loi martiale avec des effectifs et des forces tels qu’une pression psychologique s’exercerait, aboutissant à effrayer l’autre partie, à l’écraser par la masse et l’impétuosité, décourageant au maximum toute résistance par la force, toute volonté de confrontation (...) car, ne nous leurrons pas, "Solidarité" ne disposait d’aucune force militaire qui aurait justifier de notre part le recours à des forces aussi imposantes" (12).

L'Eglise reste la seule force organisée - et qui ait droit de cité - en dehors du pouvoir et c'est vers elle que leur premier réflexe dirige les Polonais. Les églises ne désemplissent pas. Mgr Glemp a, aussitôt après son entrevue avec Barcikowski, quitté Varsovie pour Czestochowa, où il dit une messe devant 2 000 étudiants polonais venus en pèlerinage. Citant l'Evangile, il prêche la résignation : "si quelqu'un te donne un soufflet, tends-lui l'autre joue, car il saura que tu cherches le bien" (13). En l'absence du Primat, c'est le secrétaire de la Conférence Episcopale, Mgr Dabrowski, qui réunit dans l'après-midi le "Conseil social du Primat", une organisation récemment créée qui a tenu sa première réunion la veille, 12 décembre. Quelques-uns des conseillers de "Solidarité" qui n'ont pas été internés, comme Wielowieyski, Chrzanowski et Sila-Nowicki, y figurent. D'un rapide recoupement des informations des uns et des autres, il ressort que beaucoup de personnalités proches de l'Eglise ont été internées. Mais le pouvoir s'est gardé de toucher aux prêtres.

L'homélie de Czestochowa du Primat étant passée inaperçue, c'est du sermon qu'il doit prononcer le soir même à l'église des Jésuites, dans la Vieille Ville de Varsovie, qu'une Pologne désemparée attend la première réaction de l'Eglise à la proclamation de la loi martiale. Le sermon est dans la ligne de Czestochowa. L'Eglise déplore ce qui est arrivé, déclare Mgr Glemp, mais le pouvoir est déterminé à faire usage de la coercition et tenter de s'opposer à lui, même par la parole, ne servirait à rien. C'est pourquoi l'Eglise se donne pour première tâche "de sauver des vies et d'éviter l'effusion de sang (...) il n'y a pas de plus grand bien que la vie humaine. C'est pourquoi j'appellerai personnellement à la raison, dûssé-je risquer d'être insulté (...), qu'un Polonais ne se batte pas contre un autre Polonais. Ne donnez pas vos têtes (...) car les têtes coupées ne vaudront pas cher" (14). Pour comble de maladresse, en annonçant que l'Eglise "n'aura de cesse de demander (...) la libération des personnes injustement arrêtées, des malades, des pères de familles", le Primat semble implicitement reconnaître qu'il y a des arrestations justifiées. Deux heures plus tôt, l'épiscopat a transmis à Barcikowski une liste de personnalités dont il souhaite la libération rapide. Dans l'assemblée des fidèles, ce sermon sème la consternation. Le pouvoir, en revanche, ne peut espérer mieux : le soir même, la radio se met à diffuser des extraits du sermon, enregistré clandestinement par la police politique. La diffusion, répétée chaque heure, ne cessera qu'après une protestation énergique de l'épiscopat contre ce procédé.

A l'étranger, à l'Ouest en tout cas, la stupéfaction domine. L'interruption des lignes de téléphone et de télex ainsi que la confusion qui règne au début sur la véritable nature des événements ont retardé l'envoi des premières informations. A 1 heure 30, grâce à une ligne "technique" avec Vienne épargnée par la rupture des communications, le bureau de Varsovie de l'Agence France-Presse envoie sa première dépêche, alertant les rédactions dans le monde entier. Quelques ambassades occidentales, dont les employés ont remarqué des déploiements de forces anormaux en rentrant chez eux, ont informé la nuit même leur capitale par des réseaux de transmission de secours.

A Washington, avec le décalage horaire, la soirée ne fait que commencer lorsque tombent les premières informations. Mais en ce samedi soir, il n'y a pratiquement aucun responsable politique dans la capitale. Alexander Haig, le secrétaire d'Etat, est à Bruxelles pour une réunion des ministres de l'Alliance atlantique. Quelques rares hauts fonctionnaires connaissent, par les révélations de Kuklinski, l'existence des préparatifs de la loi martiale, mais on craint avant tout, à Washington, qu'elle soit couplée avec une intervention soviétique. Et c'est avec soulagement qu'est reçue la confirmation que l'opération est de facture strictement nationale.

En France, le ministre des relations extérieures, Claude Cheysson, réveillé en pleine nuit par Haig, répond maladroitement dans une interview à la radio : "bien entendu, nous n'allons rien faire". A Bonn, la première réaction est d'invoquer le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures. Le chancelier Schmidt, en visite officielle en RDA depuis la veille, une fois rassuré sur le caractère strictement polonais de l'entreprise, ne songe pas à interrompre sa visite. Lorsqu'il apprend que Gierek a été interné, son premier geste est de demander qu'on s'enquière du sort de son ami. Schmidt est convaincu que, compte tenu de la gravité de la crise polonaise, la loi martiale est la solution du moindre mal.

Au Vatican, la surprise n'est pas moindre. Jean-Paul II, qui s'attendait à une intervention soviétique, mais non à une opération menée par les seuls Polonais, est sous le choc. Coupé de ses sources habituelles, il préfère attendre d'être mieux informé pour arrêter une position.

A Bruxelles, au siège de l'OTAN, les ministres des Affaires Etrangères se réunissent d'urgence dans l'après-midi du 13 décembre : le consensus se forme autour d'une position d'attentisme prudent. Il convient d'éviter à tout prix une ingérence directe de l'Union Soviétique et donc de se garder de tout geste provocateur. Moscou, pour l'heure, garde le silence et cache sa satisfaction. Mais le maréchal Koulikov est à Varsovie depuis la veille au soir, avec une forte délégation, pour le cas où les choses se gâteraient.

Dans les milieux syndicaux occidentaux, très engagés derrière "Solidarité", l'émotion s'exprime sur un mode moins diplomatique : à Paris, plusieurs milliers de personnes manifestent dimanche après-midi à l'appel de tous les syndicats, sauf la CGT pro-communiste, devant l'ambassade de Pologne.


  1. - LA LOI MARTIALE AU JOUR LE JOUR


Après le calme imposé du dimanche, le test décisif est la réaction de la base de "Solidarité" à la reprise du travail le lendemain 14 décembre. Fixée le 3 décembre à Radom, la consigne est connue : la grève générale dès l'entrée en vigueur de pouvoirs exceptionnels. Les conditions sont indiscutablement remplies. Mais les transports urbains fonctionnent normalement, le lundi matin, pour emmener les ouvriers dans les usines. Dans les petites entreprises, le travail reprend dans un climat de résignation mêlée de peur. Dans les grandes entreprises, bastions de "Solidarité", souvent passées sous administration militaire depuis la veille, l'atmosphère est plus combative : des meetings sont réunis aussitôt, des scrutins sont organisés et la grève votée. C'est le cas aux chantiers navals "Lénine" de Gdansk - où un “comité inter-entreprises de grève” est formé avec 45 entreprises de la région, comme aux beaux jours d'août 1980 - aux chantiers navals de Szczecin, aux aciéries "Lénine" près de Cracovie, à Huta Katowice, dans les mines de Silésie et dans de nombreuses entreprises de la région de Wroclaw, où "Solidarité" n'a pas été décapitée. De 200 à 300 entreprises, selon que les sources sont officielles (15) ou syndicales, sont touchées par des mouvements de grève, mais dans de nombreuses entreprises, "Solidarité" essuie un échec et le vote sur la grève est négatif.

Privés des dirigeants habituels internés, isolés les uns des autres par l'interruption des communications téléphoniques et les difficultés de déplacement, coupés de toute source d'information autre que la propagande - le brouillage des radios occidentales ayant été renforcé, - affaiblis par la gravité des risques encourus, les mouvements de grèves s'essoufflent vite au bout de quelques jours, voire de quelques heures. Les réfractaires commencent à être réduits par la force à partir du mardi 15 décembre : des unités de ZOMO font irruption dans les usines et les mines, défonçant les grilles cadenassées à l'aide de blindés avant de donner l'assaut avec grenades lacrymogènes, matraques, voire des armes à feu. Le 16 décembre, les chantiers "Lénine", symbole de la résistance, sont investis par les ZOMO et les parachutistes. Evacués et fermés, ils ne seront rouverts que trois semaines plus tard.

Le plus souvent, les forces de l'ordre ne rencontrent aucune résistance. Mais mercredi 16 décembre, à la mine "Wujek", en Haute Silésie, l'assaut se termine en drame : les mineurs, armés de haches, de pics et de barres de fer, résistent et les miliciens font usage de leurs armes à feu - "pour des raisons inconnues, en flagrante contradiction avec les ordres donnés", se justifiera dix ans plus tard Jaruzelski dans ses mémoires (16). On relève sept morts et de nombreux blessés, dont deux décéderont des suites de leurs blessures. Cette tache de sang, qui vient souiller une opération que le pouvoir voulait "propre", l'incite à réfréner l'agressivité de ses troupes : à Huta Katowice et à la mine "Ziemowit", près de Katowice, la grève ne sera brisée qu'une semaine plus tard, le 23 décembre. Il ne reste plus que les mille trois cents mineurs de la mine "Piast", dans la même région, qui résistent héroïquement, barricadés dans les galeries du fond. Ils ne remonteront à la surface, épuisés par la faim et les privations, que le 28 décembre. Les ouvriers et mineurs grévistes sont relâchés, mais les meneurs sont arrêtés et condamnés aux lourdes peines de la loi martiale : jusqu'à sept ans de prison.


La résistance ne se limite pas aux usines et aux mines, elle s'exprime dans la rue. Vendredi 17 décembre, jour anniversaire des événements de 1970, bravant les interdictions de la loi martiale, des dizaines de milliers de Polonais manifestent - ou tentent de manifester - à Varsovie, Cracovie, Lublin, Lodz, Gdansk, Gdynia. Les rassemblements sont aussitôt violemment dispersés par la Milice, dont les charges laissent pour la seule agglomération de Gdansk 300 blessés selon les sources officielles, dix morts et un millier de blessés selon l'opposition.

Après une semaine de loi martiale, les velléités de résistance sont réduites à deux ou trois poches. Le général Jaruzelski a gagné son pari. Le 22 décembre, le Bureau Politique est réuni en session ordinaire pour entendre le bilan de l'"opération W", dressé par Kiszczak : "la rupture a eu lieu, "Solidarité" n'est plus en état de menacer le pouvoir populaire. La plus grande partie de la population s'est résignée à la loi martiale. Il faut s'attendre à des menaces de grève persistantes dans cinq centres industriels (...), à des tentatives de subversion de la part de la KPN et à la réactivation de groupes d'opposition (...), à des tentatives d'intervention de la part de l'Eglise pour obtenir un assouplissement des contraintes de la loi martiale, la libération des internés, la restitution de leurs droits aux organisations catholiques et à "Solidarité" et à un raidissement des Etats occidentaux. Il faut s'attendre également à une possible résistance passive de la part de la société si la situation ne s'améliore pas ou s'il se crée un vide politique alors que la loi martiale serait maintenue en vigueur" (17).

Puis Olszowski, visiblement rallié à Jaruzelski, tire les conclusions de la situation nouvelle pour le Parti : "la loi martiale (...) a créé pour le Parti une situation favorable, lui donne une protection. Il en découle la conséquence politique suivante : pendant un certain temps, l'armée et le WRON seront l'élément principal vis-à-vis de l'extérieur, et le Parti se tiendra à un pas derrière". Mais, ajoute-t-il, le Parti doit mettre à profit ce répit pour se réformer, se "reconstruire". Il écarte l'idée de le dissoudre - que Jaruzelski avait un moment envisagée pendant la préparation de la loi martiale, puis abandonnée au motif que le nouveau Parti risquait d'être plus conservateur encore que l'ancien (18) - ou d'en changer le nom, au profit de recettes d'un classicisme éprouvé : l'élaboration d'un nouveau programme et l'épuration.

Jaruzelski conclut la discussion en fixant comme à son habitude un véritable ordre de bataille pour les mois à venir. La reconstruction du Parti tout d'abord : elle procédera d'une épuration menée avec doigté, sans précipitation, ainsi que d'un programme "authentiquement marxiste-léniniste", mais ouvert à la réforme. Il faut notamment "nommer aux postes de responsabilité, à commencer par le gouvernement, des patriotes non membres du Parti, dès lors qu'ils acceptent les principes du socialisme". Il s'agit de "rendre sa crédibilité au Parti et de faire perdre la sienne à l'adversaire". La réforme est une autre priorité, mais, avoue Jaruzelski, "elle constitue un problème extrêmement complexe. Nous ne pouvons pas nous exposer au reproche d'abandonner la réforme et de revenir à l'avant-août 1980. Nous avons remporté la première bataille, mais nous n'avons gagné ni la campagne - il faudra quelques mois - ni la guerre - il faudra dix ans pour guérir les ravages dans les consciences et relever l'économie des ruines". S'agissant de "Solidarité", Jaruzelski estime qu'"il ne faut pas chercher à éliminer le syndicat, mais faire en sorte qu'il soit différent, et en tout cas moins nombreux que ses dix millions de membres". Avec l'Eglise, le président du WRON préfère le modèle de la "coexistence constructive" à celui de la "lutte" ou de la "fraternisation". Quant à l'intelligentsia, il faut la convaincre que les extrémistes de "Solidarité" ne représentaient qu'une "variété de fascisme avec des éléments de bigoterie et d'anarcho-syndicalisme". Mais "tout en respectant son aspiration à la liberté, il faut conserver absolument dans les mains de l'Etat le mécénat et les moyens matériels". Enfin, conclut Jaruzelski, "il convient de s'opposer fermement à la propagande qui suggère que la loi martiale nous a été imposée de l'extérieur. Cela nous insulte. Nous avons pris nous-mêmes la décision, nous l'avons exécutée et nous en sommes responsables” (19).

La ligne politique de l'après-13 décembre est arrêtée. Elle ne sera pas appliquée par l'administrateur théorique de la loi martiale qu'est le WRON, que les Polonais affublent rapidement du sobriquet de wrona (la corneille). "Le WRON était un organe formel", avouera plus tard Rakowski, "il se réunissait rarement et avait une fonction décorative, comme en témoigne la présence du premier cosmonaute polonais" (20). "Il s'agissait de représenter l'armée", reconnaît plus pudiquement Jaruzelski dans ses mémoires (21). La loi martiale ne sera pas non plus appliquée par le Bureau Politique, mais par un directoire (dyrektoriat), organe informel et dépourvu de toute existence légale. Outre le général Jaruzelski, trois membres du WRON seulement y siègent : les généraux Kiszczak, Siwicki et Janiszewski, ce dernier étant homme de confiance du Premier Ministre, dont il dirige le cabinet. La direction du Parti y est représentée par Barcikowski, le bras droit du Premier Secrétaire, Milewski, qui supervise les "organes" au secrétariat, et Olszowski, chargé de la propagande. Enfin, les deux vice- premiers ministres, Rakowski et Obodowski, sont également membres de ce directoire. Celui-ci se réunit longuement tous les matins : "Jaruzelski permettait à chacun de s'exprimer", se souvient Rakowski, "du reste, lui-même aimait parler. Le directoire dirigeait au jour le jour les affaires de l'Etat (...), faisait une analyse de la situation dans le pays et arbitrait entre les priorités" (22). Cette structure restera en place jusqu'en mars 1982.

Sur le terrain, 3 000 commissaires militaires ont été dépêchés dans un millier d'administrations locales et 2 000 grandes entreprises, pour y exercer les pleins pouvoirs et faire respecter à la lettre les instructions du directoire. Toute insubordination est sanctionnée par la révocation immédiate de l'intéressé. A partir du 17 décembre, les employés des entreprises sont invités à subir un entretien dit de "vérification" et à signer une déclaration de loyauté. Le refus de signer entraîne le licenciement sur-le-champ. Ajoutée aux représailles pour fait de grève, cette mesure provoque une véritable hécatombe dans les bastions de "Solidarité" : 5 000 ouvriers sont licenciés dans la seule aciérie de Huta Katowice, 1 400 aux chantiers "Lénine" de Gdansk, 3 000 aux chantiers "Warski" de Szczecin (23).

A l'échelon central, l'appareil de propagande, sous la coupe d'Olszowski, se met aussitôt au diapason : la radio et la télévision ont été placées dès le 13 décembre sous administration militaire, les présentateurs ont revêtu l'uniforme et les journalistes contaminés par le "libéralisme" antérieur ont été écartés. A partir du dimanche soir, la propagande détaille à l'envi, sans avoir cette fois-ci besoin de forcer le trait, les réactions de prudence, voire d'approbation de la loi martiale dans le monde. Lundi 14 décembre, les deux seuls quotidiens autorisés à paraître, Trybuna Ludu et Zolnierz Wolnosci, publient les noms de certains internés - Geremek, Modzelewski, Kuron -, suggérant leur appartenance au KOR et des relations suspectes avec l'étranger. Ce que les quotidiens se bornent à insinuer, la radio l'exprime presque explicitement en faisant, le même jour, référence aux liens de Geremek avec "les centres révisionnistes-sionistes de l'étranger", une formule convenue dans le vocabulaire communiste pour désigner l'inusable "complot juif" (24). La propagande destinée à la consommation intérieure multiplie, comme il est prévisible, les attaques contre "Solidarité", le NZS, le KOR et la KPN, et tente de jeter le discrédit sur les médias occidentaux qui, victimes d'une désinformation, ont annoncé la fausse nouvelle de la mort de Mazowiecki. La propagande à l'adresse de l'extérieur, que contrôle Rakowski, cherche à accréditer l'idée que Jaruzelski a sauvé la Pologne d'une intervention étrangère.

Une des premières décisions du nouveau pouvoir est d'imposer à la Pologne une réforme économique qu'il veut "radicale". Les plans de stabilisation macro- économique - consistant avant tout en des hausses de prix - et de réforme structurelle autonomie accrue des entreprises - se sont succédé depuis août 1980, mais leur mise en oeuvre étant politiquement risquée, sont restés dans les cartons. L'état de choc où se trouve la Pologne au lendemain du 13 décembre lève l'hypothèque politique et Jaruzelski entend le mettre à profit pour agir vite. Un train de hausses des prix est annoncé en deux étapes, le 1er janvier et le 1er février 1982 : 241 % en moyenne pour les denrées alimentaires de base, 171 % pour les prix de l'énergie, les augmentations vont jusqu'à 600 % pour des biens moins essentiels. Ces hausses sont compensées, mais partiellement seulement, par des compléments de salaire et de prestations sociales. Le zloty est dévalué de 60 % par rapport aux devises convertibles et de 36 % par rapport au rouble transférable, l'unité de compte du CAEM. Jaruzelski entend faire preuve d'orthodoxie financière pour regagner la confiance des créanciers occidentaux et obtenir les nouveaux crédits dont la Pologne a désespérément besoin. Quant à la réforme de l'entreprise, elle aussi élaborée depuis de longs mois, elle repose sur trois axes, l'autonomie de gestion, l'autofinancement et l'autogestion ouvrière, et entre en vigueur le 1er janvier 1982 sous le slogan de la "réforme des 3 A".

Au nombre des mesures annoncées par le nouveau pouvoir figure l’ouverture de poursuites contre les “personnalités coupables d’avoir conduit l’Etat, pendant les années soixante-dix, à une grave crise”. Au nom du WRON, le général Jaruzelski demande le 30 décembre 1981, dans une lettre au Sejm, de constituer une haute cour de justice pour juger les membres du gouvernement de l’époque Gierek. S’ajoutant à l’internement des principaux intéressés et responsables du Parti à l’époque, ce stratagème a surtout une valeur de diversion, visant à accréditer la thèse d’un assainissement sans complaisance de la situation. Trois mois plus tard, le 26 mars 1982, le Sejm votera une loi créant un “tribunal d’Etat”, aussi qu’une “commission de responsabilité constitutionnelle” chargée de produire l’acte d’accusation contre le premier ministre de Gierek, Jaroszewicz, et un vice-premier ministre, Wrzaszczyk.

Enfin, conformément au plan du général Jaruzelski, le pouvoir tente de diviser "Solidarité", qui n'est que suspendue, entre l'"élément sain" et les extrémistes. Walesa, qui a été transféré de sa villa de Chylice dans le palais Branicki à Otwock, près de Varsovie, est la cible privilégiée de cette entreprise. Ciosek, qui vient le voir régulièrement, l'assure à chaque fois que le syndicat verra son rôle réduit, mais ne sera pas dissous, pour peu qu'il soit "épuré". "On me harcelait pour sacrifier certaines personnes", rappelle Walesa dans ses mémoires (25). Mais il résiste obstinément à ces offres, comme à celle de prononcer un discours télévisé pour appeler les Polonais au calme, refusant de prendre aucune décision en l'absence de ses conseillers. Des propositions indirectes - et quelque peu étranges - de dialogue avec le pouvoir, faites par le porte-parole de l'épiscopat, l'abbé Orszulik, tournent court elles aussi (26).


Ce qui reste de l'opposition prend, le premier moment de stupeur passé, ses dispositions pour organiser la résistance au nouvel ordre. Tâche redoutable car, à l'exception de quelques initiatives isolées comme celle de Pinior, son trésorier, le syndicat a été pris au dépourvu par la loi martiale. Privilégiant systématiquement l'action légale au grand jour, "Solidarité" n'avait entrepris aucun préparatif pour une éventuelle clandestinité. Ayant négligé une telle hypothèse, le syndicat se retrouve, le 13 décembre, pratiquement décapité, sans aucune structure de relève. Quelques rares dirigeants historiques ont échappé à la rafle et ont aussitôt plongé dans la clandestinité, un état que les périodes passées sous le joug étranger ont ancré dans la conscience collective des Polonais. Cette fois-ci, pourtant, le joug est intérieur.

Et, tant bien que mal, on s'organise. A Wroclaw, Frasyniuk et ses deux adjoints fondent en décembre un comité de grève régional, qui tient lieu de direction régionale provisoire, à Lodz est formé un comité inter-entreprises de "Solidarité", à Cracovie une commission régionale exécutive de "Solidarité". Ailleurs - c'est le cas de Mazowsze - on préfère attendre une éventuelle relégalisation de "Solidarité". Ceux qui, comme Jerzy Milewski, Aleksander Smolar ou Seweryn Blumsztajn, se trouvaient fortuitement à l'étranger le 13 décembre entreprennent d'alerter les opinions occidentales et d'organiser l'aide politique et matérielle à la Pologne. Le réseau des éditions clandestines NOWa, dont les dirigeants avaient décliné les offres d'entrer dans les structures officielles de "Solidarité" et préféré conserver une organisation indépendante et toujours souveraine, a échappé à la rafle et au démantèlement du syndicat dans tout le pays. Dès décembre apparaissent les premiers tracts et un bulletin d'information périodique, Wiadomosci dnia (nouvelles du jour). Une autre forme de protestation, passive celle-là, est le boycott du nouveau pouvoir par l'intelligentsia et les artistes - acteurs, écrivains, cinéastes, musiciens, journalistes aussi -, presque tous engagés aux côtés de "Solidarité" et qui refusent de donner la moindre caution à un pouvoir honni en se produisant à la télévision, sur la scène ou en faisant paraître leurs écrits dans une maison d'édition officielle.

L'Eglise, elle aussi, se ressaisit. Le Primat, dont les propos complaisants à l'égard du pouvoir ont provoqué des remous dans l'univers pourtant feutré de l'épiscopat, a mesuré sa maladresse et fait machine arrière. La Conférence Episcopale réunie le 15 décembre et où s'activent quelques évêques très engagés en faveur de "Solidarité", condamne la loi martiale en des termes beaucoup plus vigoureux que le Primat : "notre douleur est celle d'un peuple terrorisé par la force militaire". Les évêques exigent la libération des internés et des conditions décentes de détention jusqu'à ce que cette exigence soit satisfaite, ainsi que le "rétablissement des syndicats et notamment de "Solidarité" (...) indispensable au retour à l'équilibre de la vie sociale" (27). Cette prise de position indispose suffisamment le pouvoir pour qu'il dépêche aussitôt un membre du WRON, le général Ryba, et le ministre des cultes, Kubierski, à Gniezno, où se trouve Primat, pour demander - et obtenir - que le communiqué de la conférence ne soit pas lu en chaire le dimanche suivant. Quoi qu'il en soit, c'est sous l'égide de l'Eglise que sont entrepris les premiers efforts d'aide aux internés, d'abord sur un mode informel puis, en janvier 1982, avec la création du "comité primatial d'aide aux personnes privées de liberté et à leurs familles". Avec des relais dans les diocèses et une inépuisable ressource de bénévolat, ce comité organise, en l'espace de quelques semaines, le recueil de l'information sur les détenus, le conseil juridique, l'aide aux familles et la distribution des dons drainés par le formidable élan de solidarité que la proclamation de la loi martiale déclenche à l'Ouest, auprès des organisations syndicales et des réseaux caritatifs. La caution de l'Eglise est la meilleure garantie pour les donateurs.

Ces mêmes syndicats et sympathisants de la cause polonaise, appuyés par les médias, vont exercer sur les gouvernements occidentaux, désormais libérés de la frayeur d'une intervention soviétique, une pression telle que ces derniers, pour la plupart, infléchiront rapidement leurs positions et commenceront à élever un "cordon sanitaire" diplomatique autour de la Pologne.

Washington donne le ton. Informé par la CIA du degré d'implication des Soviétiques, le président Reagan se saisit directement d'un dossier qui fait la "une" des médias et, mesurant combien celui-ci est politiquement sensible, désavoue au passage son Secrétaire d'Etat, Haig, qui voulait s'en tenir à la thèse de l'affaire intérieure. Le 17 décembre, les Etats-Unis annoncent, en représailles à cette "violation flagrante des accords d'Helsinki", la suspension de l'aide alimentaire à la Pologne - dont la ligne de crédit avait été augmentée d'une nouvelle tranche de 100 millions de dollars l'avant-veille même du coup. Le 19 décembre, l'ambassadeur de Pologne aux Etats-Unis, Spasowski, demande l'asile politique, qui lui est accordé, comme il le sera à Rurarz, l'ambassadeur à Tokyo, qui fait défection cinq jours plus tard. Le 22 décembre, Spasowski est reçu devant les caméras par le président Reagan à la Maison Blanche et a préparé, à l'intention de son hôte, un mémorandum en douze points sur les moyens d'aider la Pologne. Reagan est intrigué par l'un des points : Spasowski lui conseille de regarder "l'homme de fer", ce film de Wajda qui décrit avec talent l'épopée d'août 1980. L'ancien acteur devenu président des Etats-Unis sort bouleversé de la projection. Le 29 décembre, il annonce un embargo sur les équipements pétroliers et les technologies avancées à l’encontre de l'URSS ainsi que l'interruption des vols de la compagnie Aeroflot.

Cet activisme intense force les Européens à agir eux aussi. Le 4 janvier 1982, les ministres des Affaires Etrangères de la Communauté Européenne condamnent l'instauration de la loi martiale en Pologne, décident la suspension de toute aide financière non alimentaire pendant sa durée et annoncent un programme de sanctions contre l'Union Soviétique pour son rôle dans les événements. L'Allemagne se rallie du bout des lèvres à ce consensus : pour Bonn, la crise polonaise est le drame par lequel la RFA risque de perdre tous les bénéfices de l'Ostpolitik qu'elle tisse avec soin depuis des années. C'est en Allemagne que la théorie du “moindre mal” trouve le plus d'écho et que l'opinion est, au début tout au moins, le moins émue par le sort de la Pologne. Bonn maintient avec Varsovie les relations les plus amènes que permet la discipline communautaire et occidentale, une sympathie dont se souvient son principal bénéficiaire, le général Jaruzelski : "nous trouvâmes rapidement à Bonn un accueil empreint de compréhension (...) et leurs syndicats avaient fait preuve de beaucoup de retenue à l'égard de "Solidarité" (28). L'Allemagne sera le seul pays occidental à accepter de recevoir un haut responsable du pouvoir polonais, Rakowski, lequel viendra en janvier 1982 à Bonn demander une aide financière pour son pays.

A l'intérieur, le pouvoir, qui a réduit les dernières poches de résistance et contrôle la situation, entame la "normalisation" par le Parti et l'appareil d'Etat. Mais celle-ci n'a pas l'ampleur annoncée : moins de 2 000 membres du Parti sont exclus pendant les premières semaines et 6 000 cartes seulement sont, la peur aidant, renvoyées pendant les trois premières semaines; une centaine d'organisations de base, sur plus de 100 000, sont dissoutes; et seuls deux premiers secrétaires de voïvodie, sur quarante-neuf, sont démis de leurs fonctions. Dans l'appareil d'Etat, la militarisation de l'administration donne au pouvoir l'occasion de limoger 5 voïvodes et 77 maires.

Le pouvoir, qui ne veut pas rester sur son échec à obtenir la collaboration de Walesa, continue de faire des offres à ce qui reste de l'opposition, mais ne parviendra à débaucher que trois responsables un tant soit peu significatifs, dont Jan Kulaj, l'ancien président de "Solidarité Rurale". Début mai, le ministre de l’Intérieur, le général Kiszczak, proposera même, par des intermédiaires, au chef de “Solidarité” clandestine, Zbigniew Bujak, une négociation sur la légalisation de son action politique. Assortie d’une garantie de sauf-conduit pour retourner à la clandestinité, cette offre sera rejetée par son destinataire (29). Faute d'écho auprès du syndicat suspendu, des structures alternatives sont rapidement mises en place : des "comités civiques de salut national" sont créés pour servir de réceptacle à des "personnalités acceptant l'idée d'entente nationale", c'est-à-dire la coopération avec le pouvoir. Le 20 février, le gouvernement propose la création de structures syndicales nouvelles. Maître de la situation, le pouvoir allège graduellement les rigueurs des premiers jours de loi martiale. Le 5 janvier, les communications téléphoniques locales sont rétablies dans dix voïvodies sur quarante-cinq, le 10 janvier elles le sont partout, mais il faudra attendre février pour les communications interurbaines et un disque continuera d'informer l'usager que "la conversation est contrôlée". Le 8 janvier, les premières Universités sont rouvertes. Le 14 janvier reparaît, après un mois de duopole de Trybuna Ludu et Zolnierz Wolnosci, le quotidien du gouvernement Rzeczpospolita et, le 16 janvier, Zycie Warszawy. Les autres publications, hebdomadaires et revues, ne reparaîtront que plusieurs mois plus tard.

Nombre d'internés sont également libérés dès les premiers jours de la loi martiale, généralement sur l'intervention de l'Eglise. Le pouvoir relâche ceux qui restent par vagues successives, se débarrassant des moins menaçants ou des plus encombrants d'entre eux. Le 25 janvier, Jaruzelski déclare devant la Diète que 1 760 internés ont été libérés depuis le 13 décembre et qu'il en reste 4 560 dans les camps d'internement. A partir de mars, on proposera à certains d'entre eux l'exil à l'étranger pour prix de leur libération.

La rigueur de la répression ne se relâchera cependant pas, reste inflexible : la police politique traque, avec un certain succès, les dirigeants de "Solidarité" réfugiés dans la clandestinité et applique une justice expéditive à ceux qui sont capturés. Slowik et Kropiwnicki, de Lodz, arrêtés le 14 décembre, sont condamnés deux semaines plus tard à quatre années et demie de prison. Gil et Nowak, de Nowa Huta, sont arrêtés en janvier 1982 et se voient infliger le 25 février quatre et trois années et demie de prison. Le 3 février, un tribunal militaire de Gdynia condamne à des peines allant jusqu'à dix ans de prison à un groupe de neuf personnes accusées d'avoir organisé une grève à l'Ecole navale. Les premières mesures de dissolution sont prononcées : le 6 janvier, le NZS, l'organisation étudiante, d'abord suspendue, est dissoute. Le 20 mars, après un bras de fer entre Rakowski et Olszowski, ce dernier obtient la dissolution de l'"Association des journalistes polonais" (SDP)3 et la création d'une "Association des journalistes de la République populaire de Pologne", expurgée des journalistes indésirables par une méticuleuse opération de "vérification" (30).


  1. S.D.P.: Stowarzyszenie Dziennikarzy Polskich


L'Eglise est épargnée. Le pouvoir cherche inlassablement à obtenir sa neutralité, voire son appui. Le 9 janvier 1982, la première rencontre entre Jaruzelski et le Primat depuis le 13 décembre est conclue par un communiqué commun faisant état de la volonté des deux parties de "normaliser la situation dans le pays". Une formule qui vaudra à Mgr Glemp d'être à nouveau accusé par l'opposition de complaisance envers le pouvoir. Le 18 janvier se réunit, pour la première fois également sous la loi martiale, la commission mixte gouvernement-épiscopat. Là aussi le langage est très satisfaisant pour le pouvoir : les deux parties conviennent que leur coopération est un élément essentiel pour "une sortie rapide de la loi martiale" et condamnent les sanctions économiques occidentales, qui "freinent le retour à la mise en oeuvre du processus de renouveau dans l'esprit des accords sociaux" (31).

Dans la clandestinité, "Solidarité" commence à grand-peine à s'organiser. Les premiers indices de cette résurgence sont encore ténus : des slogans hostiles au pouvoir sont peints la nuit sur les murs, plusieurs débrayages en Basse Silésie, le 13 janvier, inaugurent une tradition d'arrêt du travail symbolique le 13 de chaque mois. Mais c'est le 30 janvier que se produit, à Gdansk, le premier grand défi à la loi martiale depuis les opérations de pacification de décembre : vers 15 heures, ce jour, plusieurs milliers de personnes portant des gerbes de fleurs, des torches et des banderoles se rassemblent devant les trois croix érigées à la mémoire des victimes de décembre 1970. Les unités de ZOMO massées à proximité n'interviennent qu'après que la foule s'est formée en un cortège qui se dirige sur le comité de voïvodie du Parti. Les escarmouches se poursuivent jusqu'à 19 heures et se soldent par quelque 200 arrestations.

Malgré les risques encourus, la presse et les éditions clandestines continuent de se développer, renouant souvent avec les procédés rustiques - machine à écrire et papier carbone - et le colportage de l'époque du KOR. En janvier apparaît à Varsovie un hebdomadaire nouveau, Tygodnik wojenny (hebdomadaire de guerre), en février reparaît Tygodnik Mazowsze. A Wroclaw, Cracovie et Poznan, les bulletins périodiques de "Solidarité" continuent de paraître. D'autres publications, comme Niepodleglosc (Indépendance), voient le jour en dehors des structures de "Solidarité". Dans le sillage de NOWa, d'autres officines d'édition se relèvent, notamment Krag, Glos et CDN, et publient les premiers textes d'écrivains comme Zbigniew Herbert et Marek Nowakowski sur la loi martiale. Le 12 avril, une station clandestine de "Radio- Solidarité" - un vieux projet réalisé dans des circonstances pour le moins inattendues - parvient à émettre brièvement en modulation de fréquence. La prouesse, due au patient travail de Romaszewski dans la clandestinité, sera répétée à une dizaine de reprises dans différentes villes polonaises.

Ce bourgeonnement de la presse clandestine stimule un débat qui se développe dans les rangs de "Solidarité" sur la stratégie politique : quels objectifs le pouvoir poursuit-il? La résistance doit-elle être active ou passive? Faut-il s'en tenir au seul cadre de "Solidarité" ou, au contraire, former des quasi-partis politiques clandestins? Fin mars, Tygodnik Mazowsze publie un "dialogue" entre Kuron, interné, d'une part, Bujak et Kulerski, dans la clandestinité, d'autre part. Kuron se prononce pour une organisation centralisée, capable de riposter par la force à la violence étatique. Les deux dirigeants encore en liberté plaident en revanche pour une structure clandestine "très décentralisée, formée de cercles et comités indépendants les uns des autres, aux liens lâches entre eux et dotés d'une large autonomie d'action" (32).

C'est davantage de ce second modèle que relève la "commission provisoire de coordination" (TKK)4 de "Solidarité", formée le 22 avril 1982 par quatre dirigeants de la clandestinité : Frasyniuk (Wroclaw), Bujak (Mazowsze), Lis (Gdansk) et Hardek (Cracovie). Ceux-ci se fixent pour premier objectif la levée de la loi martiale, avec la libération des internés et des condamnés, le rétablissement des libertés civiques et la reprise des activités du syndicat. Et ils appellent à faire du 13 de chaque mois une "journée de protestation contre la force et l'arbitraire".

Une semaine plus tard, les 1er et 3 mars, date anniversaire de la constitution, des manifestations contre le pouvoir éclatent spontanément dans les grandes villes : elles ne sont pas dispersées par la police, mais le couvre-feu, graduellement levé au cours des mois précédents, est rétabli dans les cités les plus turbulentes. Le 13 mai, le mot d'ordre de protestation lancé par la TKK est suivi dans de nombreuses usines, sous la forme d'un bref arrêt de travail ou, plus modestement, d'un hurlement de sirène. A Cracovie, une manifestation qui se forme en fin de journée aux abords de la place du Vieux Marché est dispersée par les ZOMO : 637 manifestants sont interpellés. Une nouvelle flambée de manifestations embrase la Pologne le 13 juin. Mais c'est pour le deuxième anniversaire des accords de Gdansk, le 31 août, que la mobilisation revêt les proportions les plus inquiétantes pour le pouvoir. Des manifestations ont lieu à l'appel de la TKK dans 66 villes. A Lubin, siège des mines de cuivre, la police fait usage d'armes à feu pour disperser les manifestants : on relève trois morts. Deux autres manifestants sont tués, l'un à Gdansk, l'autre à Wroclaw, dans les opérations de maintien de l'ordre. 4 000 personnes, au total, sont interpellées ce jour et condamnées


  1. T.K.K.: Tymczasowa Komisja Koordynacyjna


par les tribunaux d'exception à des peines de prison ou à des amendes. La "normalisation" a manifestement des difficultés à s'imposer.

Malgré les bonnes intentions affichées au début, le Parti ne donne pas le moindre signe de restauration de sa crédibilité. Le péril ayant été écarté par la loi martiale, l'appareil est vite revenu, par une pente naturelle, à ses pratiques passées, à l'arrogance et à l'arbitraire. Derrière la façade militaire, c'est lui qui exerce, notamment à l'échelon régional, la réalité du pouvoir. Dans les rangs du Parti, après un ralentissement dans les premières semaines de la loi martiale, l'hémorragie a repris et atteint le rythme de mille membres par jour, soit par départ volontaire, soit par exclusion.

Les offres récurrentes d'entente nationale restent sans écho. Le 20 juillet, le général Jaruzelski convoque des représentants du PZPR, des partis alliés et des organisations catholiques pro-gouvernementales (Pax, ChSS, PZKS) pour leur annoncer que les "comités civiques de salut national" - devenus entre-temps "de renaissance nationale" - ont atteint un degré de maturité justifiant leur transformation en un grand "mouvement patriotique de renaissance nationale" (PRON)5. Celui-ci aura pour objet d'accueillir tous les "patriotes" qui "reconnaissent l'intangibilité des fondements du système et les idéaux socialistes". Le PRON restera désespérément ignoré de l'intelligentsia à laquelle il s'adresse avant tout et ne recueillera le concours que d'intellectuels de second ordre déjà tributaires du "mécénat d'Etat", comme l'écrivain catholique Jan Dobraczynski, porté à la tête du mouvement le 15 septembre. L'Eglise refusera également de s'y compromettre. L'intelligentsia poursuivra le boycott, malgré les menaces et les avances du pouvoir, lui infligeant une défaite permanente et très visible sur le terrain de la propagande.

Les tentatives de diviser "Solidarité" et l'Eglise restent également vaines. Walesa, à nouveau transféré, en mai, dans un pavillon de l'immense réserve de chasse autrefois fréquemment utilisée par Gierek - d'Arlamowo, près d'Ustrzyki Dolne, dans le sud-est du pays, reste inflexible. Il ignore l'offre que lui fait Rakowski d'émigrer à l'Ouest, ou celle de Ciosek, le 4 octobre, de recouvrer sa liberté en acceptant d'occuper une fonction au PRON ou dans les futurs syndicats officiels (33).

Désormais, sous la supervision étroite du Pape, l'Eglise s'est durcie. Rompant avec les compromissions du début, les prises de position des cinq conférences épiscopales réunies en 1982, où siègent des évêques réputés pour leur intransigeance envers le pouvoir, définissent une ligne de fermeté, véritable "doctrine" séculière de


  1. P.R.O.N.: Patriotyczny Ruch Odrodzenia Narodowego


l'Eglise. La barre est placée très haut : rien ne peut être fait par "la seule force physique", mais seulement par le compromis et le dialogue. Ce qui requiert du pouvoir qu'il admette comme partenaires tous les groupes sociaux, qu'il garantisse les libertés civiques fondamentales, libère les internés, lève la loi martiale, prononce une amnistie, rétablisse la liberté syndicale dans l'esprit de l'encyclique Laborem exercens, rende leurs droits à "Solidarité" et "Solidarité paysanne" et permette à la jeunesse de s'organiser en toute indépendance (34). Rien de moins. Au-delà de ces revendications, qui ont peu de chances d'être satisfaites, l'Eglise se pose avant tout en médiateur pour obtenir la libération des internés et en distributeur de secours matériel et moral à tous ceux qui souffrent, à un titre ou un autre, de la loi martiale. Le "comité primatial d'aide aux internés et à leurs familles" sera pendant toutes ces "années de plomb" le répartiteur artisanal, mais efficace, de l'abondante aide envoyée par les donateurs - organisations syndicales et associations caritatives surtout - occidentaux.

Sous la pression de leurs opinions et aiguillonnés par Washington, les gouvernements occidentaux maintiennent la Pologne dans un strict isolement diplomatique, refusant tout contact politique. Le général Jaruzelski doit se contenter de faire la tournée de ses homologues du Pacte de Varsovie ou de les recevoir chez lui. Une première tentative de rompre cette quarantaine se solde par un échec : en janvier 1982, le pouvoir fait savoir que le Pape serait le bienvenu l'été suivant pour la célébration du six centième anniversaire de la fondation du couvent de Jasna Gora, à Czestochowa. Mais Jean-Paul II n'a pas l'intention de faire ce cadeau à Jaruzelski.

Les Occidentaux ne se contentent pas d'ignorer le régime Polonais, ils veulent aussi le montrer du doigt dans les enceintes internationales : le 8 mars 1982, ils obtiennent que la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU demande au Secrétaire Général un rapport sur la situation en Pologne. A l'OIT6, les syndicats norvégiens et français déposent, le 16 juin 1982, une plainte contre l'Etat polonais pour non respect des deux conventions sur la liberté syndicale dont il est signataire.

Mais c'est sur le front financier que la Pologne est la plus vulnérable à l'intransigeance occidentale. Le refus du "Club de Paris" de rééchelonner la dette du pays en 1982 lui donne un prétexte pour en interrompre le service, mais la prive d'argent frais et provoque une nouvelle chute des importations payables en devises. Elle offre également à la propagande intérieure un argument inépuisable pour imputer

  1. OIT : Organisation Internationale du Travail


aux sanctions occidentales, et en particulier américaines, la responsabilité des difficultés économiques.

Celles-ci ne cessent, il est vrai, de s'aggraver. Pendant le premier semestre de loi martiale, l'économie ne donne pas de signes clairs de redressement. La militarisation des entreprises ne produit pas de résultats probants. Bien plus qu'une remise en ordre, les commissaires militaires ont surtout apporté, comme le relève Garton-Ash, "une couche bureaucratique supplémentaire" (35). Seule l'extraction de charbon se redresse de 26 millions de tonnes en 1982 - grâce au rétablissement des samedis ouvrés et à de meilleurs salaires. Mais ce supplément est difficile à écouler sur les marchés occidentaux, les clients habituels s'étant tournés vers d'autres fournisseurs après les ruptures d'approvisionnement de 1981. Malgré le redressement de l'industrie houillère, la production industrielle tombe de 2 % en 1981, si l'on en croit un appareil statistique toujours aussi peu fiable, victime de l'effondrement des importations payables en devises, auxquelles le CAEM est incapable de suppléer. La tendance à la baisse est cependant enrayée vers le milieu de l'année 1982. La situation est plus critique dans l'approvisionnement alimentaire. La chute de la production agricole est de 4,5 % en 1982, malgré les gestes du pouvoir envers les paysans, lorsqu'au printemps 1982 il s'engage tour à tour à respecter la "durabilité" de la propriété paysanne, le droit d'association des paysans et leur égalité de traitement avec le secteur public. Et la consommation de biens alimentaires, dont la pénurie reste la plus grave, baissera encore de 16 à 17 % en 1982 par rapport aux niveaux déjà dramatiquement bas de 1981.

Par ailleurs, la stabilisation attendue des hausses de prix tarde à faire sentir ses effets, les chefs d'entreprise utilisant l'autonomie qui leur a été accordée par la réforme économique pour acheter la paix sociale par des augmentations de salaire, comme pendant les années 70, sans qu'il y ait le moindre accroissement de productivité. Moyennant quoi, malgré une hausse de 105 % du coût de la vie en 1982, le "surplomb" monétaire, c'est-à-dire la partie de la masse monétaire qui excède l'offre disponible de biens et services, atteint fin 1982 le niveau record de 500 à 600 milliards de zlotys.

Impuissant à réhabiliter le Parti et à redresser l'économie, le régime se trouve, comme le relève Garton-Ash, dans la situation de l'immédiat après-guerre, "lorsque le Parti communiste était une petite clique appuyée sur les baïonnettes". Il ne repose plus que sur l'armée et les forces de sécurité, "montées en première ligne devant la dictature politbureaucratique, pour défendre les intérêts de la classe dirigeante et de l'Union Soviétique" (36).


Tributaire pour sa survie de la machinerie répressive, le pouvoir en devient l'otage autant que le commanditaire. Localisé pour l'essentiel au ministère de l'Intérieur, l'armée étant davantage en retrait, cet appareil tend chaque jour davantage à s'ériger en Etat dans l'Etat, comme l'avoue avec des remords tardifs le général Jaruzelski : "le général Kiszczak, venu de l'armée, ne maîtrisait pas l'énorme appareil du ministère de l'Intérieur et était de fait condamné à s'appuyer sur les hommes en place, qui avaient partie liée avec l'appareil régional du Parti". Mais surtout, "et c'est l'essentiel dans le socialisme réel", découvre avec candeur Jaruzelski, "la sécurité et la police politique s'étaient développées outre mesure. Cela était particulièrement évident en période de crise. Au-delà même des ambitions personnelles de certains responsables, cet appareil, qui aurait dû n'être qu'un simple instrument, en était devenu un des éléments essentiels. Aucune réforme n'y pouvait rien. Il avait développé ses propres règles au sein du système et les avait imposées" (37).

Le général-Premier Secrétaire avait-il réalisé cet état de choses à l'époque? Et avait-il tenté d'y remédier? Toujours est-il que la police politique et la Milice continuent méthodiquement de traquer les opposants, de perquisitionner dans les appartements et de confisquer machines à écrire, tracts et brochures clandestines, de terroriser la base de "Solidarité" par des "entretiens d'avertissement" - 150 000, selon les données officielles - et de faire licencier les récalcitrants. Certes, les internés sont progressivement libérés. Ces mesures ne sont cependant pas imputables à une quelconque mansuétude de l'appareil de sécurité, mais au fait que le pouvoir réalise vite à quel point cette entreprise était disproportionnée par rapport à son utilité. Comme le reconnaît volontiers Rakowski, elle n'a fait qu'aliéner durablement l'intelligentsia au pouvoir : "ce fut certainement une grave erreur que d'interner quelque 10 000 personnes (...). L'internement de personnalités éminentes du monde de la culture, des lettres, du théâtre et de la science était particulièrement incompréhensible" (38).

L'autre élément du dispositif de répression, la justice d'exception, poursuit tout aussi méthodiquement sa tâche : le 3 septembre 1982, le procureur militaire inculpe de tentative de renversement du système de la République populaire de Pologne cinq membres de l'ex-KOR : Kuron, Michnik, Wujec et Litynski, tous internés, ainsi que Romaszewski, arrêté quelques jours auparavant. Le 5 octobre, Frasyniuk, un des quatre membres de la direction clandestine du syndicat, est arrêté et condamné, six semaines plus tard, par un tribunal militaire à six ans de prison. Bednarz, qui lui succède à la tête de "Solidarité" à Wroclaw, est arrêté le 7 novembre. Pinior, qui succède à Bednarz, sera arrêté à son tour le 25 avril 1983. En novembre 1982 a lieu, devant un tribunal militaire de Varsovie, le procès de quatre militants de la KPN détenus, avec une brève interruption seulement, depuis le 23 septembre 1980 : Moczulski est condamné à sept ans de prison, ses co-inculpés à des peines allant de deux à cinq ans.

Ayant abandonné son intention originelle de domestiquer "Solidarité", Jaruzelski estime le moment venu, à l'automne 1982, de lever l'ambiguïté sur le sort du syndicat. Le projet de loi sur les organisations syndicales, dont l'examen par le Sejm avait été sans cesse différé un an plus tôt, est adopté le 8 octobre 1982, à une très large majorité, avec douze voix contre seulement et dix abstentions. La loi dispose que les droits de toutes les organisations syndicales existantes - et donc de "Solidarité", qui n'est toujours que suspendue - s'éteindront au jour de son entrée en vigueur et prévoit la mise sous administration provisoire de leur patrimoine et son transfert aux nouveaux syndicats, appelés à voir le jour après le 1er janvier 1983. Il s'agit bien entendu d'un acte de dissolution de "Solidarité". La TKK réagit vigoureusement dès le lendemain 9 octobre, en faisant savoir que "Solidarité" ne peut être dissoute que par ses membres et appelle ceux-ci non seulement à boycotter les nouveaux syndicats, mais aussi à une grève de quatre heures le 10 novembre, jour anniversaire de la légalisation de "Solidarité". Sans même attendre cette date, de nombreuses usines de Gdansk, Szczecin et Varsovie débrayent dès le lundi 11 octobre, malgré les risques encourus, notamment dans les établissements placés sous régime militaire. A Gdansk, une manifestation de protestation est dispersée par les ZOMO. Le 13 octobre, ce sont les ouvriers de Nowa Huta qui arrêtent le travail et se forment en cortège pour marcher sur le Centre Ville. Dans les échauffourées qui s'ensuivent, un jeune sidérurgiste de 19 ans est abattu par un policier en civil. La dissolution de "Solidarité" a également des retombées au-delà de l'Atlantique : dès le lendemain du vote du Sejm, le 9 octobre, le président Reagan annonce le retrait du bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée à la Pologne.

La TKK n'en maintient pas moins son mot d'ordre de grève pour le 10 novembre, étendu à une durée de huit heures, provoquant une vague d'arrestations préventives, de mesures d'intimidation et de congés forcés pour les meneurs potentiels. Le 8 novembre, deux jours avant la date prévue pour la grève, une nouvelle rencontre entre le Primat et le général Jaruzelski se conclut par l'annonce de la visite du Pape en Pologne à partir du 18 juin 1983. Se surajoutant à un désaveu du mot d'ordre de la TKK par Mgr Glemp, ces circonstances provoquent l'échec de la grève, peu suivie.


Le 11 novembre, l'agence Tass annonce le décès du Secrétaire Général du PCUS, Leonid Brejnev. Il sera remplacé le lendemain par le chef du KGB, Iouri Andropov. Ce même jour, le porte-parole du gouvernement polonais, Urban, lit devant les journalistes une lettre au général Jaruzelski du caporal Walesa, dans laquelle celui-ci, estimant "le moment venu d'étudier l'action à entreprendre en vue de l'entente", lui propose une rencontre. Le général Kiszczak se rend sur-le-champ à Arlamow et, à l'issue d'une conversation avec Walesa, celui-ci est libéré le 14 novembre. Mais il n'est pas question de dialogue : le pouvoir entend le traiter comme un simple citoyen. En l'espace de quelques jours, avec l'annonce de la visite du Pape, l'échec de la grève, la relève à Moscou et le retour de Walesa, le paysage politique polonais s'est métamorphosé. Le 13 novembre, le WRON justifie son existence en demandant la convocation du Sejm pour le 13 décembre, jour anniversaire de la proclamation de la loi martiale, et le pouvoir fait savoir que celle-ci serait alors levée. Le 22 novembre, la TKK constate qu'une situation politique entièrement nouvelle s'est créée, qui "ouvre de nouvelles possibilités d'armistice avec les autorités".

Le 12 décembre, le général Jaruzelski s'adresse aux Polonais dans une allocution télévisée : "le Comité Militaire de Salut National (WRON)", déclare-t-il, "estime que les conditions sont réunies pour une suspension de la loi martiale". Mais "le temps n'est pas venu de renoncer à toutes les mesures d'exception" et il ne s'agira donc que d'"un pas important vers la levée totale de la loi martiale". Le WRON restera en fonction, garant de la "transition pacifique entre la suspension de la loi martiale et sa levée complète" (39). Le 18 décembre, le Sejm adopte une loi autorisant le Conseil d'Etat à suspendre la loi martiale et à la rétablir : C'est en application de ce texte que le Conseil prononce dès le lendemain la suspension de la loi martiale, avec effet au 1er janvier 1983. Une seconde loi, votée également le 18 décembre, institue un Code Pénal aggravé qui s’appliquera sous le régime de la loi martiale “suspendue”. La censure postale et téléphonique est également levée.

Enfin, il ne reste plus, alors, que 300 internés dans les camps. Tous sont libérés, à l'exception de sept dirigeants de "Solidarité" dont l'internement est converti en arrestation - Gwiazda, Jurczyk, Rulewski, Jaworski, Palka, Rozplochowski, Modzelewski. 10 131 personnes auront été au total internées sous la loi martiale, selon le ministère de l'Intérieur, sans toutefois qu'il y en ait eu jamais plus de 5 300 à un moment donné. 2 000 personnes restent en prison, condamnées en vertu de la législation d'exception, et qui ne bénéficient, elles, d’aucune mesure de clémence.


  1. - LES ANNEES DE PLOMB (1983-1988)


Avec la levée de la loi martiale, le paysage politique se stabilise en un équilibre de l'impuissance : démunis de stratégie, sans autre projet que de survivre, le pouvoir et l'opposition se neutralisent mutuellement, de part et d'autre d'une répression dont l'un est l'ordonnateur et l'autre la victime.

L'opposition, qui ne se limite pas à "Solidarité", mais englobe d'autres formations marginales autant que radicales, comme "Solidarité Combattante", la "Confédération de la Pologne indépendante" (KPN) et les "Clubs de la République autogestionnaire" (KRS)7 résiste avec ingéniosité à la répression, développant sur un mode très décentralisé son appareil clandestin d'édition et de publication : quelques centaines de titres, locaux mais aussi nationaux, paraissent régulièrement.

Bien qu'illégal, "Solidarité" continue d'exister au grand jour dans la personne de son président, Lech Walesa, que les autorités s'ingénient en vain à faire passer pour une personne privée, ainsi que dans le soutien moral et politique dont le syndicat jouit auprès des opinions publiques, de la presse et des gouvernements occidentaux, et, bien sûr, de l'Eglise catholique. La libération de Walesa fait de “Solidarité” une organisation bicéphale, dirigée à la fois par la direction clandestine, la TKK, et par son chef historique, avec les difficultés de coordination traditionnelles dans ce genre de situation. Walesa ne parviendra qu'au bout de cinq mois, du 9 au 11 avril 1983, à déjouer la surveillance constante dont il est l'objet de la part de la police politique pour rencontrer en secret la TKK. Celle-ci a défini le 22 janvier 1983 un programme d'action - qui relève de la tactique plus que d'un quelconque projet politique - autour de quatre "plates-formes d’action” : la poursuite du boycott de toutes les organisations qui manifestent un "soutien au système de dictature", la "lutte économique" (grèves, etc.), la contestation du monopole de l'Etat sur l'information, la culture et la réflexion politique, la préparation à la grève générale - sans cependant que soient précisées les circonstances où celle-ci pourrait être proclamée.

Le pouvoir, pour sa part, contrôle la situation, mais sa stratégie de "normalisation" se borne à la répression. La loi martiale "suspendue" ressemble fort aux derniers mois où elle était en vigueur et la chronique des arrestations, des brutalités et des condamnations se gonfle à nouveau. Comme en 1982, le 1er mai 1983 donne aux sympathisants de "Solidarité" l'occasion d'organiser des manifestions parallèles dans les grandes villes et aux forces de l'ordre de montrer leur


  1. K.R.S.: Kluby Rzeczypospolitej Samorzadnej


détermination. Un millier de manifestants sont interpellés. Le surlendemain 3 mai, anniversaire de la proclamation de la constitution de 1791, les ZOMO dispersent sans ménagements les attroupements qui se forment à la sortie de "messes pour la nation". Les saisies de matériel clandestin se poursuivent : le 22 mars, devant le Sejm, le général Kiszczak annonce triomphalement que son ministère a, en quinze mois de loi martiale, "saisi 1 310 équipements de reproduction, dont 378 machines d'imprimerie à haut rendement d'origine occidentale". Ce qui, ajoute l'historien Jakub Karpinski, "témoigne de l'échelle de la résistance (...) et de l'importante aide matérielle en provenance de l'Ouest" (40). La police politique infiltre une partie des structures de financement et les imprimeries du syndicat, préférant, dans la meilleure tradition policière, les garder sous contrôle plutôt que de les supprimer et de susciter de la sorte la création de structures alternatives mieux protégées (41).

Pour dissuader les hésitants, le pouvoir fait infliger de lourdes peines de prison par ses tribunaux : le 17 février 1983, les époux Romaszewski et cinq coaccusés écopent de peines allant de sept mois à quatre ans et demi d’emprisonnement pour avoir organisé les émissions - illégales - de "Radio-Solidarité". Le 19 mai, une dizaine de syndicalistes de Varsovie sont condamnés à des peines allant jusqu'à trois ans et demi de détention. Le 30 juin, c'est Edmund Baluka, qui avait dirigé les grèves de janvier 1971 à Szczecin et était rentré "illégalement" en Pologne en 1981 après un exil à l'étranger, qui se voit infliger cinq ans de prison pour "tentative de renversement du régime par la force". Le 10 octobre 1983, Janusz Palubicki, dirigeant de "Solidarité" pour Poznan, membre de la TKK, arrêté après un an de clandestinité, est condamné à quatre ans de prison, réduits à deux par l'amnistie de juillet 1983. De même sont condamnés à mort par contumace les deux ambassadeurs, Spasowski et Rurarz, qui avaient demandé l'asile politique au lendemain de la proclamation de la loi martiale, ainsi que Zdzislaw Najder, un écrivain émigré, qui avait alors pris la direction de la section polonaise de Radio-Europe Libre à Munich.

Et, comme pour illustrer les lamentations du général Jaruzelski sur l'autonomie et l'immunité de l'appareil de sécurité, le 3 mai au soir, une quinzaine d'inconnus pénètrent par effraction dans un cloître de franciscains de la Vieille Ville de Varsovie, siège du "Comité primatial d'aide aux personnes emprisonnées", saccagent les lieux, brutalisent plusieurs bénévoles avant d'en enlever quatre, relâchés ensuite en rase campagne. Plus grave, le 14 mai, un jeune homme de dix-neuf ans, Grzegorz Przemyk, dont la mère, la poétesse Barbara Sadowska, est précisément une des bénévoles du comité primatial, meurt des suites de blessures reçues dans un commissariat de police de la capitale. Ce décès suspect provoque une vague d'émotion dans le pays : des dizaines de milliers de personnes assistent à l'enterrement de la victime. Derrière l'allure de tragique bavure policière, l'opposition soupçonne un geste politique et accuse le pouvoir. L'enquête ouverte par le Parquet met d'abord en cause la responsabilité de la Milice. Dans ses mémoires, le général Kiszczak, ministre de l'Intérieur, dont dépend la Milice, attribuera le traitement de cette affaire à la guérilla que lui livre alors, en pleine bataille politique entre le "béton" et les "réformateurs", Milewski. Celui-ci, en sa qualité de secrétaire du Comité Central chargé des "organes", a autorité sur le Parquet et la manoeuvre ainsi engagée pour mettre le ministre de l'Intérieur en difficulté aurait contraint celui-ci à agir et à couvrir ses subordonnés (42). Quoi qu'il en soit des dessous troubles de ce drame, Kiszczak reprend manifestement le dessus puisque, au bout de quelques semaines d'instruction, les policiers sont blanchis, et ce sont les deux ambulanciers qui ont convoyé la victime à l'hôpital qui seront tenus pour responsables et condamnés à des peines de deux ans à deux ans et demi de prison.

C'est dans ce climat pesant que la Pologne prépare la visite du Pape dans son pays natal, la seconde de son pontificat, une visite qui agite depuis plusieurs mois les catholiques et l'opposition. Vivement souhaité par le pouvoir, qui y voit un gage de normalité de la situation, ce voyage pastoral suscite les réserves d'une partie de l'opposition qui l'interprète comme une légitimation du régime de la loi martiale par l'autorité morale suprême que représente Jean-Paul II en Pologne. D'autres, Walesa en tête, jugent en revanche cette visite nécessaire pour faire sortir les Polonais de l'apathie, apporter réconfort et espoir dans une situation singulièrement blafarde.

Arrivé le 16 juin à Varsovie, le Pape draine des foules immenses à chaque étape d'un périple qui le mène, outre les sanctuaires traditionnels du catholicisme polonais, à Poznan, Wroclaw, Cracovie et Nowa Huta, l'un des bastions de "Solidarité". L'étape de Gdansk, sollicitée par le souverain pontife, lui a été refusée par les autorités. Le voyage pastoral se transforme rapidement en une manifestation ininterrompue de soutien au syndicat interdit. Malgré les consignes strictes des organisateurs, des dizaines de banderoles de "Solidarité" apparaissent souvent au-dessus des foules compactes. Pendant les temps morts, le nom du syndicat est scandé comme un cantique et les forêts de doigts levés en "V" de victoire ne laissent aucun doute sur les sympathies des auditoires du Pape. Les homélies aux termes soigneusement pesés, émaillées de références à la situation politique, sont, derrière le langage convenu de l'Eglise, éclatantes de clarté pour ceux qui les écoutent et constituent autant de condamnations implicites du régime. Elles sont à chaque fois édulcorées et expurgées par la télévision et la presse. Jean-Paul II développe à l'envi les thèmes de la vérité, "condition première et fondamentale du renouveau", de la solidarité, de la victoire du bien sur le mal, et du dialogue. L'idée de "dialogue authentique entre la société et les autorités" revient d'ailleurs comme un leitmotiv de ses homélies.

Recevant son hôte au palais du Belvédère, le 17 juin, le général Jaruzelski ne parvient pas à réprimer un tremblement d'émotion. Il le reverra lors d'un entretien- surprise, à Cracovie, le 22 juin, à la veille de son départ. Une autre rencontre, que les subterfuges des autorités pour l’empêcher ont érigée en véritable enjeu politique, est celle que Jean-Paul II avait demandée, dès son arrivée, avec Lech Walesa. Organisée à grand-peine, elle a finalement lieu dans des conditions rocambolesques, au fond d'une vallée des Tatras, et apparaît comme un camouflet infligé à un pouvoir dont la propagande s'acharne depuis des mois à ternir l'image de Walesa. Le rédacteur en chef adjoint de l'Osservatore Romano, le père Levi, qui vient de signer un éditorial suggérant que Jean-Paul II et Walesa sont convenus du retrait de ce dernier de la vie politique, est limogé dès le retour du Pape au Vatican.

Les paroles du souverain pontife, sa fermeté vis-à-vis du régime, rassurent l'opposition sur le soutien de l'Eglise aux idéaux de "Solidarité", un soutien dont les initiatives du Primat - élevé quelques mois plus tôt à la pourpre cardinalice - avaient fait douter : depuis ses propos malheureux lors de la proclamation de la loi martiale, les griefs s’étaient multipliés à l’adresse du cardinal Glemp, soupçonné de complaisance envers le pouvoir pour en obtenir des concessions au profit de l'Eglise (construction d'églises, facilités de publication). Le message pontifical est aussi reçu comme un encouragement par une génération de jeunes prêtres proches des ouvriers, qui partagent au quotidien les sentiments des Polonais envers le régime communiste et se signalent par l'intransigeance de leurs sermons : le père Jankowski, aumônier des chantiers "Lénine" de Gdansk, le père Nowak, curé de la paroisse d'Ursus et le père Jancarz, de Nowa Huta, trois hauts lieux de "Solidarité". A Zoliborz, un faubourg de Varsovie, un jeune curé de 36 ans, Jerzy Popieluszko, dit dans son église Saint- Stanislas, chaque mois depuis décembre 1981, une “messe pour la patrie” qui attire une assistance croissante et fascinée, au point d'en faire une des bêtes noires de la police politique.

Sur le plan politique, en contrepoint de la répression, les efforts du pouvoir visent surtout à restaurer les apparences, altérées par la loi martiale, de la normalité socialiste : rebâtir un appareil syndical à sa dévotion, organiser un simulacre de dialogue social, lever, non sans avoir pris quelques précautions, le régime d'exception. La logique administrative laborieuse qui préside à la création des nouveaux syndicats fait que ceux-ci ressemblent fort aux anciens, dont ils reprennent le rôle classique de "courroie de transmission" et de dispensateurs de menus privilèges. Mais les consignes de boycott lancées par la TKK sont efficaces et même les données officielles ne mentionnent que 3 millions de membres - dont un tiers de retraités (43) - vers le milieu de 1983, sur un total de 12 millions d'employés du secteur public. Un an plus tard, en septembre 1984, leurs effectifs ne seront que de 4 millions et demi.

Annoncé dans un tintamarre de propagande par une multitude d'initiatives locales faussement spontanées, le "Mouvement Patriotique de Renaissance Nationale" (PRON) tient du 7 au 9 mai 1983, en grande pompe, son Congrès fondateur. Ambitionnant de rassembler tous les Polonais qui reconnaissent l'"indiscutabilité des fondements du système", l’organisation déclare compter un demi million de membres, mais n'a su attirer aucun intellectuel de renom. Calqué sur le modèle du Parti - un "conseil national" réplique du Comité Central, un comité exécutif lui-même doté d'un presidium et flanqué d'un secrétaire général, par ailleurs membre du Bureau Politique du PZPR, Orzechowski -, le PRON n'est qu'une grande machinerie inconsistante, forgée ex nihilo par le pouvoir pour mettre en scène l'association des citoyens à la décision politique. Moyennant un amendement constitutionnel, voté le 20 juillet 1983 par le Sejm, le PRON, "plate-forme d'union de la société pour le bien de la République populaire de Pologne", prend la relève du "Front d'Union Nationale" (FJN), cette structure fictive qui, depuis les débuts du communisme, a servi au PZPR à donner à une caricature d'élections des atours démocratiques. Cette filiation achève de jeter le discrédit sur l'organisation.

Pendant cette même session de juillet, le Sejm est invité à approuver un arsenal législatif destiné, en permettant de faire face à toutes les situations, à préparer la levée formelle de la loi martiale. Le 14 juillet est votée une loi sur le ministère de l'Intérieur, dont les pouvoirs répressifs sont formellement légitimés par l'autorisation accordée à ses agents de recourir à des "moyens de contrainte directe" pouvant aller jusqu'à l'usage d'arme à feu. Une loi, adoptée le 21 juillet, habilite pendant deux ans et demi le gouvernement à prolonger la durée hebdomadaire du travail jusqu'à quarante-six heures, à imposer aux salariés de rester six mois dans leur entreprise après une démission, à suspendre pour six mois l'autonomie des Universités.

Un amendement constitutionnel, le 20 juillet, introduit une disposition nouvelle dans la constitution, l'"état d'exception", qui peut être proclamé par le Conseil d'Etat - ou son seul président - en cas de "menace sur la sécurité de l'Etat". La loi martiale demeure dans la constitution, mais sa mise en oeuvre est désormais subordonnée explicitement à une menace “extérieure” sur la sécurité de l'Etat. Ces mesures permettent au Conseil d'Etat, usant de son habilitation parlementaire, de lever complètement le 20 juillet la loi martiale, jusqu’alors seulement suspendue. Mais les lois édictées pendant les dix-neuf mois écoulés depuis décembre 1981 restent en vigueur. Ce dispositif sera enrichi, le 28 juillet, par deux nouvelles lois renforçant la législation pénale, étendant les compétences des tribunaux militaires et aggravant le régime de la censure. Quelques mois plus tard, le 21 novembre 1983, le Sejm adoptera une autre loi modifiant la législation de 1967 sur la défense du pays. Le nouveau texte, qui aligne la Pologne sur le modèle adopté par ses alliés du Pacte de Varsovie, fait du "Comité de Défense du Pays", auparavant simple organe du conseil des ministres, l'organe suprême du pouvoir en cas de proclamation de l'"état d'exception" ou de la loi martiale. Le président du KOK, qui est ex officio le Premier Ministre, devient alors commandant en chef des forces armées. Cette précaution prise, le général Jaruzelski se défera formellement de son portefeuille de ministre de la défense, confié à celui qui exerçait de facto ces fonctions, le général Siwicki.

L'initiative la plus remarquée est cependant l'amnistie votée le 21 juillet, à la veille, symboliquement, de la fête nationale. Conditionnelle - les effets en deviennent caducs si l'intéressé se rend coupable d'un délit avant le 31 décembre 1985 -, l'amnistie couvre toutes les peines de prison prononcées pour des "délits" politiques ou syndicaux : celles inférieures à trois ans sont effacées, les autres sont réduites de moitié. 1 898 détenus bénéficient, selon les données officielles, de cette disposition, qui ne s'applique pas, cependant, aux prisonniers politiques non encore jugés : les "onze" de "Solidarité" et du KOR en sont, en particulier, exclus. Enfin, la loi d'amnistie promet l'impunité à tous les clandestins qui se présenteront avant le 31 octobre 1983 aux autorités et s'engageront à "cesser toute activité délictueuse". Le délai sera finalement prorogé de deux mois et, toujours selon les indications officielles, 686 personnes useront de cette opportunité. Mais, loin d'esquisser un mouvement, une ouverture, la levée de la loi martiale ne fait que révéler la situation de pat où se trouvent le pouvoir et l'opposition. La TKK de "Solidarité" n'y voit qu'un geste de propagande à l'adresse des créanciers occidentaux et appelle à manifester le 31 août pour le troisième anniversaire des accords de Gdansk. Le mot d'ordre est suivi dans une vingtaine de villes, donnant lieu, selon le porte-parole du gouvernement, à 1 472 interpellations. Le pouvoir, de son côté, marque par la bouche de Rakowski, qu'il n'a aucune intention de renouer le dialogue avec le syndicat interdit ou avec Walesa. Le vice-premier ministre, qui ne dédaigne pas la provocation, n'hésite pas à aller défier celui-ci sur son terrain, aux chantiers "Lénine" de Gdansk : le 25 août 1983, il se rend dans la salle même où furent signés les accords de 1980 pour haranguer, sous les caméras de la télévision, les ouvriers présents. Parmi ceux- ci, Walesa lui donne la réplique. Retransmis en différé dans une version pourtant expurgée et la plus flatteuse possible pour Rakowski, le débat donne l'image d'un pouvoir plein de morgue, suffisant, qui n'a rien à offrir.

L'appareil de propagande, mis en sourdine à l'occasion de la visite du Pape, est à nouveau tout entier mobilisé pour jeter le discrédit sur "Solidarité" et son président. Celui-ci est l'objet d'un acharnement singulier, affublé d'épithètes injurieuses telles que "cow-boy de Gdansk" ou "singe à moustaches" (44). Il s'agit de le présenter comme une "personne privée" sans envergure, dépassée par les événements, manipulée par des "conseillers" occultes, bref, tout le contraire d'un interlocuteur crédible du pouvoir. Le couronnement de l'offensive est une émission de télévision diffusée le 27 septembre dans laquelle est retransmise - et dûment commentée - la bande sonore d'écoutes clandestines d'une conversation entre Lech Walesa et son frère Stanislaw. Enregistrés un an plus tôt sur le lieu d'internement de Walesa à Arlamow, les deux frères auraient, en des termes peu châtiés, évoqué des comptes richement dotés dans des banques occidentales. Preuve de l'intérêt que porte le pouvoir à la "personne privée" Lech Walesa, la décision de diffuser l'émission a été prise par le Bureau Politique. Le général Jaruzelski, qui préside cet organe, alléguera dans ses mémoires que cette décision lui avait inspiré un vif sentiment de dégoût et de gêne, qu'il avait dû surmonter pour se rallier, à contrecoeur, à la majorité du Bureau Politique (45).

Ces procédés sont renvoyés à leur juste place lorsque, le 5 octobre, Lech Walesa se voit décerner le prix Nobel de la Paix. Espérée déjà en 1980 puis en 1981, cette distinction - le premier prix Nobel de la Paix jamais accordé à un Polonais, ouvrier de surcroît - est reçue en Pologne avec une satisfaction et une fierté immenses : l'hommage rendu par le jury d'Oslo ne s'adresse pas seulement à un homme, mais au syndicat et aux valeurs qu'il incarne. La réaction du pouvoir, qui se voit infliger un camouflet, est en revanche grinçante : le porte-parole du gouvernement dénonce cette "récompense aux citoyens polonais agissant contre les intérêts de leur pays".

Les 19 et 20 novembre 1983, Walesa parvient à déjouer à nouveau la surveillance de la police politique et à rencontrer dans la clandestinité les membres de la TKK pour arrêter la stratégie à poursuivre désormais. Celle-ci est l'objet, en effet, d'un vif débat qui trouve écho dans une presse clandestine plus abondante que jamais. Certains estiment que toute entente avec le pouvoir ne serait qu'une nouvelle duperie et qu'il faut donc se battre dans la clandestinité jusqu'au renversement du pouvoir communiste. C'est le programme de "Solidarité combattante", une formation de vocation ouvertement politique, apparue en mai 1982 suite à une scission de la direction régionale de Wroclaw de "Solidarité" et animée par Kornel Morawiecki. Celle-ci se fixe pour objectif une Pologne indépendante, "République solidaire", fondée sur l'autogestion des régions et des entreprises. La thèse de l'indépendance de la Pologne est également professée par plusieurs formations clandestines, assez marginales, apparues sous la loi martiale, comme le "Congrès de Solidarité de la Nation" (KSN)8 ou le "Mouvement Politique Libération". Certains, d'ailleurs, n'excluent pas une accession à l'indépendance par voie consensuelle comme Glos, qui plaide en faveur d'une entente entre l'Eglise, l'armée et "Solidarité" (46). Walesa et la TKK sont, eux, convaincus de l'inéluctabilité d'un dialogue avec le pouvoir. Et, comme celui-ci n'est pas disposé à traiter avec une opposition dont il nie l'existence, c'est par un tiers, l'Eglise, qu'il se nouera. Au faîte de sa puissance, l'Eglise est un interlocuteur incontournable et, pour l'heure, le seul possible aux yeux des autorités. La discussion se noue autour d'un projet de fondation d'aide à l'agriculture privée, qui aurait vocation à distribuer aux paysans polonais, avec des garanties sur leur utilisation, les dons des épiscopats d'Europe occidentale. Les négociations avec le pouvoir sur le statut juridique d'une telle institution déboucheront sur l'adoption par le Sejm, le 6 avril 1984, d'une loi rétablissant une forme juridique abolie en 1952, la fondation.

Puis, à l'automne 1983, l'Eglise entame avec le pouvoir des négociations discrètes pour obtenir la libération des "onze" - sept de "Solidarité", quatre du KOR - prisonniers politiques exclus du bénéfice de l'amnistie de juillet 1983 au motif qu'ils n'ont pas été jugés. Mais le pouvoir reste intraitable et se refuse à envisager leur libération, jusqu'à ce que, le 4 novembre, le porte-parole du gouvernement, Urban, dévoile sa botte secrète : "ils pourront bénéficier de l'amnistie à condition qu'ils quittent la Pologne pour quelque temps". La paternité de l'idée revient au ministre de l'Intérieur, le général Kiszczak, qui s'en explique dans ses mémoires : “nous ne savions trop que faire de ces gens-là. On ne voulait pas les juger, car la détention et les condamnations ne servaient à rien d'autre qu'à donner des martyrs à l'opposition. Puis l'idée nous est venue qu'ils pourraient provisoirement et sous différents prétextes quitter la Pologne” (47).

Cette offre vaut à son auteur la réponse cinglante d'un des destinataires, Adam Michnik. Du fond de sa cellule, il fait parvenir au ministre de l’Intérieur le 10 décembre 1983 une lettre ouverte, rapidement diffusée dans la presse clandestine et


  1. K.S.N.: Kongres Solidarnosci Narodu


reprise par Radio-Europe Libre, dans laquelle il démontre, avec une logique implacable, l'inconséquence de ce geste : "en m'offrant des vacances sur la Côte d'Azur (...) vous reconnaissez que je n'ai commis aucun acte qui fonde le Parquet à m'accuser de préparer le renversement par la force du système et d'affaiblir la capacité de défense du pays (...), vous reconnaissez que la sentence est prononcée longtemps avant le début du procès (...), vous reconnaissez que la procédure pénale engagée n'a pas pour but d'appliquer la loi, mais de se débarrasser d'opposants gênants". Et Michnik d'administrer à son geôlier une magistrale leçon de morale et de dignité : "je sais bien, monsieur le Général, à quoi vous servirait notre départ. A nous couvrir davantage encore de boue dans vos journaux, à nous présenter comme ceux qui ont enfin montré leur véritable visage : qui auparavant exécutaient les instructions reçues de l'étranger et maintenant se laissent acheter par les luxes capitalistes. A prouver au monde entier que vous êtes de grands seigneurs libéraux et nous des chiffes sans caractère (...). Mais, avant tout, pour rehausser votre image à vos propres yeux; pour pouvoir soupirer avec soulagement : ils ne sont pas meilleurs que moi. Car ce qui vous inquiète, c'est qu'il puisse exister des hommes dont l'idée qu'ils ont de la Pologne puisse être associée non pas à un maroquin ministériel, mais à une cellule de prison. Des hommes qui préfèrent passer les fêtes en détention préventive plutôt que des vacances sur la Côte d'Azur (...). Aucun de vous n'hésiterait un instant devant un tel choix! Vous ne pouvez nous juger autrement, car en nous jugeant autrement, vous seriez amenés, ne fût-ce qu'un instant, à soupçonner la vérité sur vous-mêmes (...). A savoir, que même s’il a pu jadis se trouver dans vos coeurs un soupçon de décence, vous avez depuis longtemps enseveli ces sentiments sous la brutale et sordide lutte pour le pouvoir que vous vous livrez entre vous. C’est pourquoi (...) vous voulez nous abaisser à votre niveau. Eh bien non. Je ne vous ferai pas ce plaisir. Je ne connais pas l’avenir et j’ignore s’il me sera donné de vivre la victoire de la vérité sur le mensonge, de "Solidarité" sur l’actuelle dictature anti-ouvrière. Mais le fait est, Monsieur le Général, que le sens de notre lutte ne réside pas, à mes yeux, dans les chances de victoire, mais dans la cause au nom de laquelle nous avons engagé cette lutte. Que ce geste de rejet qui est le mien soit une brique modeste pour bâtir l’honneur et la dignité dans ce pays chaque jour avili par vos actes. Qu’il soit un soufflet pour vous, marchands de la liberté d’autrui" (48).

La rencontre, le 5 janvier 1984, entre le cardinal Glemp et le général Jaruzelski ne permet aucun progrès sur la question des prisonniers politiques, qui est un des principaux points à l'ordre du jour. Le pouvoir enregistre néanmoins un petit succès de propagande en obtenant du Primat une condamnation de l'implantation des euromissiles plus sévère à l’égard des Etats-Unis que de l'Union Soviétique. Ce n'est qu'en mars que, l'impasse se prolongeant, un mouvement s'amorce. Des conversations très discrètes s'engagent entre le ministre de l'Intérieur d'une part, l'archevêque Bronislaw Dabrowski, secrétaire de l'épiscopat, et le père Orszulik d'autre part. Elles débouchent en avril sur un échange de lettres dont les termes ont d'ailleurs étés, au préalable, agréés en commun par les deux parties. C'est ainsi que le 19 avril Mgr Dabrowski demande au ministre, en invoquant le besoin de "stabilisation interne du pays", la libération des "onze" à l'occasion du quarantième anniversaire de la fondation du régime, en juillet 1984. Kiszczak, dans sa réponse, suggère que les intéressés pourraient bénéficier de la loi d'amnistie de juillet 1983, à condition de s'engager à cesser toute activité politique, y compris sous forme de déclaration publique, jusqu'au 31 décembre 1986 (49). Un projet de lettre du Primat à chacun des prisonniers, pour leur proposer ce marché, a même été préparé, mais il devient caduc dès le 20 avril. C'est ce jour, en effet, que le général Kiszczak organise, dans une villa du ministère de l'Intérieur à Chylice, près de Varsovie, une rencontre entre les "onze", extraits de leurs cellules de la prison de Mokotow, pour qu'ils puissent se concerter sur la nouvelle offre du pouvoir endossée par l'Eglise. Des ecclésiastiques et des intellectuels de l'opposition ont également été conviés à cet étrange colloque. Seul des onze, Michnik refuse d'y prendre part, n'hésitant pas, dans un accès de colère, à jeter hors de sa cellule Kuron, revenu à Mokotow sous bonne escorte pour le convaincre de rejoindre le groupe. Celui-ci décide finalement de rejeter, à l'issue d'un vote, la proposition des autorités, au grand dam de celles-ci et des représentants de l'Eglise. Il n'est jusqu'au Secrétaire Général de l'ONU qui ne propose, un mois plus tard, sa médiation, en la personne d'un émissaire, de Olivares, qui essuiera le même refus.

Tandis qu'au sommet se poursuivent des conversations feutrées, à la base le combat continue entre le “Département IV” de la police politique, chargé de la surveillance de l’Eglise, et les prêtres jugés trop engagés. Une liste de 68 "prêtres extrémistes" a été dressée par le ministère de l'Intérieur. Et les pressions exercées sur l'Eglise ne sont pas sans effet puisque le pouvoir obtient du Primat le déplacement du père Nowak, curé d'Ursus. Quant au père Popieluszko, autre bête noire des autorités, fort de la sympathie que lui a ostensiblement manifestée Jean-Paul II, il décline les propositions de séjour d'études au Vatican que lui fait la hiérarchie. Nullement intimidé par les nombreuses interpellations et interrogatoires, les perquisitions de son appartement, il continue imperturbablement d'attirer chaque mois des milliers de fidèles à ses "messes pour la patrie". Le 14 juillet 1984 est annoncée son inculpation pour "abus de la liberté de conscience et de confession au détriment des intérêts de la République populaire de Pologne", mais il est laissé en liberté, exposé aux invectives de la propagande. Le porte-parole du gouvernement, Urban, satiriste à ses heures, s'en prend dans une revue à ce "Savonarole de l'anticommunisme", “ordonnateur de messes noires où Michnik fait office d'enfant de choeur en faisant tinter sa clochette et en remuant sa queue de diable" (50). L'action du prêtre lui vaut même l'attention de la propagande soviétique qui, dans les colonnes des Izvestia, voit en lui "un provocateur anti-soviétique" (51).

C'est dans ce contexte de tension qu'interviennent les élections des représentants aux conseils locaux (rady narodowe), constamment repoussées depuis l'époque de "Solidarité", où elles faisaient figure d'enjeu politique réel dans le face-à-face avec le pouvoir. Tel n'est plus le cas après 19 mois de loi martiale. Mais outre qu'il est impossible de différer indéfiniment le scrutin, cette première consultation nationale depuis décembre 1981 doit permettre de mesurer, par le taux de participation, le degré de succès de la normalisation. "Solidarité" lance un appel au boycott de ces élections, prévues pour le 17 juin 1984 et met sur pied un réseau de comptage de la participation. Celle-ci atteindra, selon les évaluations officielles, près de 75 %, un chiffre contesté par "Solidarité" qui révèle les cas et les méthodes de falsification et dont les pointages donnent un taux moyen de 60 %. Dans les villes les plus frondeuses comme Gdansk, Wroclaw et Cracovie, la participation tombe en-dessous de 50 %. La Pologne devient le premier pays du camp socialiste où la règle des taux de participation compris entre 90 et 100 % est battue en brèche. De 30 à 40 % du corps électoral se sont montrés prêts à assumer les risques - de mesquines représailles en général - associés à ce geste d'incivisme. Pour symbolique qu'il soit, le succès n'en est pas moins apprécié dans les rangs de "Solidarité".

Le 21 juillet, à l'occasion du quarantième anniversaire de la fondation du régime, le Sejm vote une nouvelle loi d'amnistie, beaucoup plus large que celle de juillet 1983, puisqu'elle couvre certains délits de droit commun ainsi que, à la surprise générale, les "onze", toujours en détention préventive, et qui peuvent se féliciter de leur intransigeance d'avril. Parmi les quelque 35 000 bénéficiaires de l'amnistie figurent, selon les données officielles, 630 détenus politiques. Une vingtaine de prisonniers politiques demeurent exclus de son bénéfice, comme Bogdan Lis, membre de la TKK, et Piotr Mierzewski, arrêtés quelques semaines plus tôt, le 8 juin, et accusés de "trahison de la patrie". La loi couvre également la procédure engagée devant le “tribunal d’Etat” contre Jaroszewicz et Wrzaszczyk, quelques mois plus tôt, sur la base de deux chefs d’accusation : la dissimulation de l’état réel de l’économie et la “profonde mise sous dépendance” de l‘économie polonaise envers les crédits et la coopération occidentaux. La clôture de cette procédure épargne aux nouveaux maîtres, Jaruzelski en tête, le ridicule de faire juger les pratiques d’une époque où ils étaient eux-mêmes associés, au sein du Bureau Politique, à l’exercice du pouvoir. Cette nouvelle amnistie retire à l'opposition une de ses principales revendications, la libération des détenus politiques, mais elle rend la liberté à des opposants aussi remuants et déterminés qu'avant. Le gouvernement tente en septembre de lancer l'idée de l’introduction dans le Code Pénal d’une peine de bannissement, mais doit battre en retraite aussitôt devant le tollé de protestations que cette proposition suscite dans l'intelligentsia, les milieux ecclésiastiques et jusque dans les rangs des députés au Sejm.

Le pouvoir a-t-il, par ces gestes, le projet de tendre la main à l’opposition? Rien ne permet de l'affirmer. La détente permet en revanche - et c'est là sans doute son principal objectif - d'amorcer un processus de normalisation des relations, toujours très dégradées, avec les Occidentaux, qui maintiennent la Pologne dans une stricte quarantaine diplomatique et continuent d'appliquer les sanctions économiques. Le retrait, par Washington, dès la proclamation de la loi martiale, de certains privilèges (clause de la nation la plus favorisée, droits de trafic aérien, droits de pêche dans la zone économique) n'a certes affecté que de façon marginale l'économie polonaise. Le gel des relations financières, en verrouillant l'accès d'une Pologne déjà surendettée aux crédits en monnaies convertibles, a été en revanche beaucoup plus dommageable, créant une pénurie de biens intermédiaires et de pièces de rechanges indispensables au fonctionnement des équipements occidentaux acquis pendant les années 1970. La propagande puise là autant d'arguments pour expliquer les médiocres performances de l'économie et pour diaboliser, dans le contexte de vive tension Est-Ouest provoqué par l'installation des euromissiles, les Etats-Unis. Et le gouvernement y trouve prétexte pour évaluer à la somme extravagante de 10,5 milliards de dollars le manque à gagner subi par la Pologne en 1982 et 1983 et pour réclamer, avec une insolente assurance, l'indemnisation du préjudice subi. En novembre 1983, l'administration Reagan assouplit quelque peu sa position et accepte de participer aux négociations du Club de Paris sur le rééchelonnement de la dette polonaise. Un mois plus tard, le 5 décembre, Walesa lui-même prendra position en faveur de la levée des sanctions américaines.

Sur un plan plus strictement diplomatique, la procédure d'enquête engagée en 1982 devant la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU a fait long feu, le front commun que les Occidentaux étaient parvenus à former avec les neutres et les non- alignés s'étant disloqué. Quant à la procédure lancée à l'OIT, elle n'aboutira qu'à provoquer le retrait de la Pologne de cette organisation, le 17 novembre 1984. Hésitant entre un réalisme d'Etat, qui commande de traiter avec un partenaire important comme la Pologne, et le poids des opinions publiques, promptes à voir là de coupables complaisances envers un régime peu fréquentable, les chancelleries occidentales s'interrogent sur la politique à suivre vis-à-vis de Varsovie, mais personne ne s'enhardit à y risquer une visite de haut niveau.

De la part des alliés socialistes, en revanche, les manifestations de soutien ne manquent pas : ce sont les pairs du général Jaruzelski, Honecker, Husak, Kadar, qui remplissent pour l'essentiel l'agenda diplomatique de Varsovie. Et Moscou ne ménage pas les gages de satisfaction à l'adresse de l'homme qui a rétabli l'ordre dans la maison polonaise et qui déploie une ardeur remarquable dans la campagne de propagande du Pacte de Varsovie contre l'installation des missiles Pershing en Europe : l'ordre de Lénine lui est décerné par deux fois, en 1983 et à nouveau en 1984. Mais, après le bref intermède Andropov - un interlocuteur plein de compréhension pour le "phénomène polonais", note Jaruzelski dans ses mémoires (52) -, la bureaucratie du Comité Central du PCUS retrouve sous Tchernenko des réflexes plus doctrinaires : le poids de l'Eglise est jugé excessif et l'empirisme idéologique des camarades polonais ne rassure qu'à moitié les fonctionnaires de la Vieille Place - siège du Comité Central de Moscou, qui tiennent notamment en suspicion les penchants révisionnistes de Rakowski, critiqué indirectement à plusieurs reprises dans la presse soviétique.

L'amnistie de 1984 lève quelques unes des préventions occidentales et, dès l'automne, les premiers visiteurs occidentaux de haut rang viennent rompre l'isolement diplomatique de la Pologne : le ministre des Affaires Etrangères d'Autriche arrive à Varsovie le 16 octobre 1984, suivi, le 22 octobre, par le premier ministre de Grèce, Andreas Papandreou.

C'est sur ces entrefaites que se noue une tragédie qui va bouleverser la Pologne. Le soir du 19 octobre, sur la route de Bydgoszcz, où il vient de célébrer une messe, à Varsovie, la voiture du père Popieluszko est arrêtée par trois miliciens en uniforme simulant un contrôle de routine. Ils assomment le prêtre à coups de matraque et le ligotent, avant de le jeter sans connaissance dans le coffre du véhicule. Son chauffeur, Waldemar Chrostowski, à qui les ravisseurs se sont contentés de passer des menottes et de poser un bâillon, parvient à sauter de la voiture en marche et à donner l'alerte. Au ministère de l'Intérieur, le général Kiszczak, qui mesure la gravité de l'événement, crée aussitôt un "groupe opérationnel" confié au chef de la police politique, le général Ciaston, et à son adjoint, le général Platek, chef du Département IV. Très vite, les témoignages deviennent accablants : le véhicule qui a servi à l'enlèvement du prêtre, dont la présence avait été notée dans la région de Bydgoszcz, était le véhicule de service d'un des officiers du Département IV, le capitaine Piotrowski. Son alibi ne tient guère, et avec les deux subordonnés complices de l'action, il passe aux aveux, mettant en cause non seulement son supérieur, le colonel Pietruszka, premier directeur adjoint du Département IV, mais aussi un mystérieux commanditaire du KGB. Au ministère de l'Intérieur, en pleine ébullition, certains plaident, suggère Kiszczak dans ses mémoires, pour qu'on étouffe l'affaire et qu'on ne retrouve jamais le corps du prêtre (53).

Le pouvoir choisit de ne pas étouffer le scandale, mais cherche à en minimiser les dommages en distillant parcimonieusement les révélations à une opinion publique traumatisée. Le 24 octobre, le journal télévisé annonce l'arrestation d'agents du ministère de l'Intérieur en relation avec le rapt. Le 27 octobre, dans une allocution à la radio et à la télévision, le général Kiszczak indique que trois de ses subordonnés sont les auteurs de l'enlèvement, ajoutant : "l'hypothèse que la victime est décédée est hautement plausible" (54). Le 30 octobre, le corps du prêtre est retrouvé lesté de pierres au fond d'une retenue d'eau, près de Wloclawek.

Les funérailles, le samedi 3 novembre, sont, au-delà de l'émotion collective, un événement politique. Plusieurs centaines de milliers de Polonais se retrouvent autour de l'église Saint-Stanislas de Zoliborz : des délégations des grandes entreprises et même des directions régionales de "Solidarité" sont venues, hissant leurs banderoles avec le célèbre graphisme. Contrairement à la coutume et à la demande des fidèles, le cercueil n'est pas mis en terre au cimetière, mais dans l'enclos paroissial. Sa tombe, pyramide de couronnes et de fleurs, deviendra un lieu de pèlerinage permanent de la Pologne entière. De l'homélie prononcée par le Primat Glemp, l'assistance retiendra surtout qu'il s'est gardé de prononcer une seule fois le mot "Solidarité". Walesa prononce les mots que tous attendent : "une Pologne qui a de tels prêtres, qui a un peuple capable de tels sacrifices, d'une telle foi et d'une telle solidarité, cette Pologne n'est pas morte et ne périra pas (...). Repose en paix, "Solidarité" vit, car tu lui as donné vie" (55). La foule entonne "rends-nous, Seigneur, une patrie libre". "A la fin de la journée", conclut l'historien Timothy Garton-Ash, "la béatification populaire semblait parachevée. L'Eglise catholique avait son premier martyr d'après-guerre. "Solidarité" avait son saint patron" (56).

L'appareil de propagande est mis en branle pour présenter le meurtre comme un acte isolé et aberrant dans un corps fondamentalement sain, voire comme une "provocation" des conservateurs contre le général Jaruzelski. Après une enquête relativement rapide et ponctuée d'événements troublants - la mort, probablement fortuite, de deux enquêteurs dans un accident de voiture, le décès subit d'un autre enquêteur -, le procès des assassins s'ouvre le 27 décembre 1984 devant le tribunal de voïvodie de Torun. Pour se laver de tout soupçon, le pouvoir décide de rendre publiques les audiences et de faire infliger des peines exemplaires. Les comptes rendus d'audience, que rapporte la presse - et notamment l'hebdomadaire catholique Tygodnik Powszechny, qui en publie le texte intégral, complétant les lacunes quelquefois délibérées des médias officiels -, forment un véritable feuilleton de l'horreur. Les Polonais apprennent ainsi qu'une première tentative d'assassinat avait échoué quelques jours avant le rapt. Les meurtriers avaient prévu de jeter une pierre dans le pare-brise du véhicule lancé à pleine vitesse, puis de maquiller l'opération en un banal accident de la route. C'est le résultat auquel devait également aboutir le rapt si le scénario ne s'était enrayé dès le début. Les audiences révèlent l'amateurisme brouillon des accusés, qui avaient multiplié les maladresses et ne s'étaient entourés d'aucune précaution pour commettre leur forfait, faisant preuve d'une inconscience qui en dit long sur la licence et le sentiment d'impunité régnant dans les rangs de la police politique. Elles mettent à nu, également, la bestialité avec laquelle ces hommes ont traité le prêtre, assommé à plusieurs reprises à coups de bâton, enfermé dans un sac où il étouffe avant d'être jeté, encore vivant et lesté de pierres, dans le réservoir d'eau. Dans ses mémoires, le ministre de l’Intérieur se justifie piteusement : “je ne suis jamais parvenu à contrôler complètement ce ministère” (57). Le 7 février 1985, les sentences tombent : de 14 à 25 ans de prison. Aucun des condamnés ne purgera l’intégralité sa peine. Piotrowski, qui se voit infliger la condamnation la plus lourde, sera libéré 10 ans après les faits.

"Ni le procès ni les sentences n'allaient de soi”, commente sobrement l'historien polonais Jakub Karpinski, “l'évasion réussie de Waldemar Chrostowski et la pression de l'opinion publique indépendante (l'Eglise et l'opposition) ont certainement joué un rôle déterminant (...). Les méthodes d'action de la police politique n'étaient pas inconnues du gouvernement, ne fût-ce que parce que celle-ci est formellement subordonnée au ministre et donc au gouvernement. De surcroît, les plaintes, les mémoires, les informations dans la presse clandestine, les rapports du Comité Helsinki décrivaient avec précision comment on détournait et violait la légalité dans la lutte contre l'opposition. Les autorités du Parti et de l'Etat n'avaient rien à redire à ces méthodes, dès lors qu'elles étaient appliquées "avec mesure", dès lors que les auteurs restaient inconnus et que leurs agissements ne produisaient pas d'incontrôlables troubles sociaux" (58). "Pour le général Jaruzelski", conclut l'hebdomadaire clandestin Tygodnik Mazowsze, "ce meurtre entraîne le gaspillage des quelques maigres fruits de trois années de normalisation, l'annihilation d'efforts laborieux pour construire, à usage interne, l'image d'un pouvoir soucieux du droit et maîtrisant parfaitement la situation" (59). Au sommet du pouvoir, l'enquête sur l'affaire Popieluszko révèle aussi quelques facettes cachées de sa basse police, soigneusement expurgées des auditions du procès : "nous avons appris", confesse le général Jaruzelski dans ses mémoires, "que quelques années plus tôt, de hauts fonctionnaires liés aux services d'espionnage9 avaient autorisé et même facilité des activités criminelles de gangsters polonais à l'étranger. Moyennant un certain pourcentage qui devait être reversé au ministère de l'Intérieur, des criminels se voyaient garantir une sorte d'impunité et les moyens de rapporter en Pologne le fruit de leurs vols, pillages, hold-up et meurtres" (60). Ces révélations permettront au tandem Jaruzelski-Kiszczakde se débarrasser définitivement de Milewski.

Loin de s'apaiser après l'assassinat du prêtre, la répression reprend de plus belle, une fois qu'il est manifeste que l'opprobre tombé sur la police secrète n'aura pas de conséquences politiques et que le pouvoir s'est tiré d'affaire avec un minimum de dégâts pour son image internationale. Une réunion de plusieurs dirigeants de "Solidarité" autour de Lech Walesa, à Gdansk, le 13 juin 1985, est brutalement interrompue par la police politique : trois des participants, Frasyniuk, Lis, libéré deux mois plus tôt de prison, et Michnik sont arrêtés. Ils seront condamnés début juin à des peines de prison de deux ans et demi à trois ans et demi pour "participation à l'activité d'un syndicat illégal". Le pouvoir veut manifestement décourager toute tentative de reconstituer au grand jour le syndicat dissous, derrière Walesa, protégé par sa notoriété. Le 17 juin, la police arrête un nouveau membre de la TKK, Jedynak, dirigeant de "Solidarité" pour la région de Haute Silésie-Dabrowa.

Eclipsés par les "vedettes", les sans-grade, les militants locaux du syndicat ou de simples manifestants essuient par centaines les rigueurs de la répression policière : vidées de la quasi-totalité des détenus politiques par l'amnistie de 1984, les prisons se remplissent à nouveau pour retrouver un étiage de 200 à 300 prévenus ou condamnés. Les traditionnelles manifestations anniversaires (16 décembre, 1er et 3 mai, et 30 août) fournissent leur lot de manifestants interpellés. Les colporteurs de tracts, les imprimeurs clandestins constituent le tout-venant des arrestations et des condamnations. S'y ajoute un phénomène nouveau en Pologne, l'objection de conscience, à l'initiative d'un mouvement, "Liberté et Paix", apparu à Cracovie en avril 1985. Les peines prononcées par les tribunaux militaires vont de deux ans et

  1. la fonction de renseignement et d’espionnage relève également, dans la Pologne communiste, de la police politique.


demi à trois ans et demi. Le "Comité Helsinki" recense ainsi, pendant l'année 1985, 155 procès politiques où 250 personnes sont condamnées, dont 139 à des peines de prison ferme. Le même comité signale également six morts suspectes, liées à des activités politiques des victimes.

La répression ne vient pas à bout de la clandestinité, que de nouveaux militants rejoignent et qui produit en abondance tracts, bulletins d'information, publications, opuscules et ouvrages interdits. Mais, dans ce face-à-face inégal entre un Etat avant tout policier et la société, celle-ci est gagnée de plus en plus par la résignation, le découragement, l'apathie. Ceux qui le peuvent vont chercher le salut dans l'émigration, au grand dam de l'Eglise, qui réprouve ce choix : ils seraient ainsi 60 000, des jeunes diplômés surtout, à s'être expatriés à l'Ouest depuis le début des années 80 (61). D'autres se réfugient dans le repli sur la sphère de la vie privée - le terme d'eskapizm apparaît pour désigner ce comportement -, les affaires, plus libres qu'avant, ou le marché noir.

Avec l'Occident, la lente normalisation engagée à l'automne 1984 se poursuit. Les ministres retrouvent le chemin de Varsovie, en prenant soin de manifester ostensiblement leur sympathie à l'opposition : c'est ainsi que, en novembre 1984, le secrétaire au Foreign Office, Malcolm Rifkind, va s'incliner sur la tombe du père Popieluszko pour marquer que Londres n'entend pas sacrifier "Solidarité" à ses relations avec les autorités. Celles-ci ne dissimulent pas leur irritation, mais le précédent est établi à l'usage des autres visiteurs. Après l'annulation d'une visite du ministre allemand des Affaires Etrangères, Hans-Dietrich Genscher, les autorités finissent par se résigner et les hommes politiques qui se succèdent à Varsovie au cours du premier trimestre 1985 - l'Italien Andreotti, le Belge Tindemans et Genscher rencontrent en privé les chefs de l'opposition, que ce soit Walesa, Mazowiecki ou Geremek. Les Etats-Unis sont, en revanche, plus réservés et, si l'Administration Reagan rétablit en 1984 le droit de pêche dans la zone économique et certains droits de trafic aérien, c'est davantage sous la pression de la diaspora polonaise aux Etats- Unis, que ces sanctions pénalisaient, que pour saluer les progrès de la normalisation en Pologne. Mais l'Administration accepte néanmoins, vers la fin de l'année 1984, de lever son veto à la réadmission de la Pologne au FMI.

C'est pourtant, une fois de plus, à l'Est que se joue le sort de la Pologne avec la cooptation, le 11 mars 1985, pour succéder à Tchernenko décédé, d'un jeune apparatchik de 55 ans, Mikhaïl Gorbatchev. Personne, ni en Pologne, ni ailleurs, ne soupçonne alors la portée historique de ce choix, acquis de justesse, d'ailleurs, face à des rivaux de profil plus classique. Communiste convaincu, tranchant sur les vieillards à bout de souffle qui l'ont précédé, l'homme veut revitaliser un régime qui fait eau de toutes parts, frappé de sclérose politique, rongé par les rendements décroissants de l'appareil de production, mis au défi par l'"Initiative de Défense Stratégique", le grand projet de défense antibalistique du président Reagan, voué à éreinter davantage, dans une nouvelle course aux armements, une URSS déjà exsangue.

Le 27 avril 1985, dans la capitale polonaise, la cérémonie de prorogation pour trente ans du Pacte de Varsovie offre au général Jaruzelski l'occasion d'un premier contact politique avec le nouveau chef du PCUS. Celui-ci prolonge son séjour à Varsovie et passe trois heures en tête-à-tête avec le général Jaruzelski (62). Manifestement, le courant passe. Le changement de style est net : une des premières mesures importantes du nouvel hôte du Kremlin est de se débarrasser, par une habile promotion, du symbole de l'immobilisme diplomatique soviétique qu'est Andreï Gromyko à la tête du ministère des Affaires Etrangères, et de le remplacer par un jovial Géorgien de sa génération, ancien chef du KGB de Géorgie, Edouard Chevardnadze.

En URSS comme ailleurs dans le camp socialiste, ces changements au sommet n'affectent guère, cependant, les pratiques à la base. En Pologne, le pouvoir continue de grignoter les espaces de liberté restants en faisant adopter, le 25 juillet 1985, par le Sejm, deux lois dont l'une confirme le monopole syndical de l'OPZZ dans les entreprises et l'autre réduit les attributions des sénats d'Université et des conseils de faculté. Fin novembre, quelque 80 recteurs, vice-recteurs et doyens de faculté seront démis de leurs fonctions. Aucun signe d'ouverture politique ne peut davantage être décelé dans le renouvellement du Sejm, une formalité désormais accomplie par le PRON, qui s'est substitué à l'ancien "Front d'Union Nationale". Mais les pratiques sont les mêmes : les listes de candidats sont établies par le Parti avant d'être formellement arrêtées par des “conventions électorales de voïvodies”. Et c'est en vain que le pouvoir tente, pour leur donner une teinture de respectabilité, d'y attirer quelques intellectuels connus. Le scrutin a lieu le 13 octobre 1985, avec un taux de participation de 78,9 % selon les données officielles. Mais les pointages opérés par "Solidarité" aux abords des bureaux de vote révèlent un taux inférieur, de l'ordre de 65 %. Un résultat meilleur que lors des élections locales : "ce scrutin", jubile Jerzy Urban, porte-parole du gouvernement, "marque la fin de la période des conflits politiques et constitue la consécration de la stabilisation" (63). Walesa estime au contraire que "ces élections se sont déroulées dans des conditions de pression accrue sur les citoyens, voire d'intimidation, au moyen d'une bruyante campagne de propagande", des propos qui lui valent l'ouverture par le Parquet de Gdansk d'une instruction judiciaire pour tentative de jeter le discrédit sur les commissions électorales. Mais, peu convaincu de l'utilité d'un procès pour un motif aussi dérisoire, le pouvoir finit par classer la procédure ouverte.

C'est au Sejm, fraîchement élu, que le général Jaruzelski demande d'entériner un nouveau partage des rôles à la tête de l'Etat : abandonnant la tête du gouvernement à Zbigniew Messner, il prend la présidence du Conseil d'Etat. Le choix du Premier Ministre, un Silésien, "économiste", homme d'appareil lié à l'industrie lourde, montre surtout que Jaruzelski demeure l'otage d'une vision immuablement socialiste de l'économie.

Alors que l'attention internationale est désormais captée par les faits et gestes de Gorbatchev, la Pologne s'installe dans l'impasse politique. La police secrète est d'une redoutable efficacité et parvient à décapiter l'appareil clandestin de "Solidarité" : Borusewicz est capturé le 11 janvier 1986 et l'arrestation, le 31 mai, de Bujak, qui se cachait depuis le 13 décembre 1981, et de Bielinski porte, en fermant un chapitre glorieux de la clandestinité, un coup sévère au syndicat. Même si, pour chaque dirigeant de la TKK arrêté, la relève est aussitôt assurée. L'opposition politique stricto sensu n'est pas davantage épargnée : le 22 avril, Moczulski et quatre co-inculpés de la KPN sont condamnés, sous l'accusation de création d'une organisation secrète, à des peines de prison de deux à quatre ans.

Rituel sans âme ni souffle, le Xème Congrès du PZPR, qui se tient du 29 juin au 4 juillet 1986, n'est sauvé de l'insignifiance que par la présence d'un hôte de marque, Mikhaïl Gorbatchev. Encore son discours est-il empreint de banalité et de dogmatisme : "la crise polonaise", déclare-t-il en écho au rapport du Comité Central, présenté par le général Jaruzelski, "n’était pas une protestation de la classe ouvrière contre le socialisme. C’était avant tout l’expression d’un désaccord avec ces déformations du socialisme qui ont été douloureusement ressenties dans la classe ouvrière. Les adversaires de la Pologne socialiste, tant à l’intérieur du pays qu’au- delà de ses frontières, surent exploiter ce désaccord. On sait bien ce que recherchaient ceux qui, à l’Ouest, se présentaient hypocritement en amis du peuple polonais (...). Leur dessein était de démanteler le socialisme, de liquider les conquêtes socialistes" (64). Le seul élément nouveau est la proposition, faite par le Premier Secrétaire le 29 juin, de créer un “conseil consultatif” auprès du Conseil de l’Etat, chargé du recueillir les doléances des citoyens et d’améliorer, par une critique attentivement contrôlée et canalisée, le fonctionnement du système. L’initiative est dans l’air du temps, légitimée par la tentative de même nature entreprise à Moscou, avec le mot d’ordre de “transparence” (glasnost) par le Secrétaire Général du PCUS.

Dans un geste de magnanimité calculée, le général Jaruzelski annonce également, à la tribune du Congrès, qu’une “ultime chance de retour à la vie normale (sera offerte) aux auteurs de certaines catégories de délits contre les intérêts de l’Etat” (65). Le Sejm adopte le 17 juillet une "procédure spéciale envers les auteurs de certains délits". Celle-ci prévoit de gracier certains condamnés ou de clore une instruction judiciaire en cas de présomption de non-récidive. Un engagement écrit à cet égard peut également être exigé. Il s'agit d'une demi-amnistie dont l'application reste dans les mains des procureurs, qui ont toute latitude pour apprécier la présomption de non-récidive. Ce montage permet une mise en oeuvre très graduelle de l'opération et, probablement, de rectifier le tir en cas de critiques en provenance de Moscou ou des autres "pays frères" : une centaine de détenus politiques sont ainsi libérés dans les six semaines suivant l'"amnistie". Puis, le 11 septembre, le général Kiszczak apparaît à la télévision pour annoncer qu'il a demandé au Parquet que tous les détenus politiques soient libérés. Il en reste 225 dans les geôles polonaises, qui sont effectivement élargis les jours suivants, faisant de la Pologne le premier pays du camp socialiste sans prisonniers politiques. L'opposition, perplexe, s'interroge sur la signification de cette amnistie, la quatrième depuis la proclamation de la loi martiale. Traduit-elle, comme les précédentes, un mouvement de reflux de l'appareil répressif préludant à une nouvelle vague d'arrestations? Ou annonce-t-elle une authentique ouverture politique? Toujours est-il que le pouvoir lance aussitôt une campagne d'"entretiens prophylactiques" avec des opposants soupçonnés d'activités clandestines. 3 000 personnes seront ainsi convoquées. La répression des activités politiques et syndicales ne cessera pas pour autant, mais revêtira des formes à la fois plus douces et plus sournoises. C'est ainsi que le 24 octobre 1986, le Sejm sera invité à adopter une modification subreptice du code des contraventions, qui permettra à un tribunal de simple police d'infliger des amendes allant jusqu'à 50 000 zlotys. Il s'y ajoute dans la pratique une interprétation extensive de la législation, qui permettra aux mêmes tribunaux de prononcer la confiscation des instruments du délit, et notamment du véhicule qui aurait, par exemple, servi au transport de tracts, dont les colporteurs s'accommoderont rapidement en se repliant sur les taxis et les transports collectifs.

Fidèle à sa ligne d'action au grand jour, Walesa tire les conclusions de la situation nouvelle et fonde, le 29 septembre 1986, le "Conseil Provisoire de Solidarité", formé de la plupart des anciens membres de la TKK : Borusewicz, Bujak, Frasyniuk, Lis, Palubicki, Pinior. Le dernier membre de la TKK des origines, Kulerski, quitte la clandestinité le lendemain 30 septembre. La TKK n'est cependant pas dissoute et les structures clandestines continueront d'exister, notamment pour le volet logistique (impression, diffusion, etc.), le plus vulnérable à un revirement toujours possible de la politique du pouvoir. L'activité syndicale sera, elle, menée au grand jour : "nous ne voulons pas conspirer", répète Walesa.

Le réseau régional de "Solidarité" se reconstitue rapidement. Quittant la clandestinité, des "directions régionales provisoires" du syndicat surgissent un peu partout, tandis que dans les entreprises, des “comités fondateurs d'un syndicat” se forment et déposent au tribunal une demande d'enregistrement pour pouvoir agir au grand jour jusqu'au rejet - toujours certain - de celle-ci, quitte à en déposer une nouvelle en des termes légèrement modifiés. Cette tactique ne mène pas très loin, cependant, et "Solidarité" pèse davantage par la stature de son chef que par son appareil sur le terrain.

L'amnistie de juillet-septembre, dont l'initiative revient à Kiszczak, apparaît de plus en plus - bien que le pouvoir le nie officiellement - comme un geste de détente pour inciter l'opposition à rejoindre le "Conseil consultatif près le Conseil d'Etat", que le général Jaruzelski est toujours déterminé à mettre en place. De plus en plus, en effet, la faction la plus éclairée de la direction du Parti réalise l'état de dégradation dans lequel se trouve le pays : les “réformes économiques" qui se succèdent cumulent les échecs et l'impasse politique ne laisse aucun espoir de mobiliser la nation autour d'un quelconque projet. Kiszczak a demandé à un petit groupe, où figurent Ciosek et Urban, de préparer un rapport sur la situation en Pologne et les moyens de sortir de la crise. Le diagnostic est consternant et les auteurs recommandent un rapprochement réel avec l'opposition. Remis au général Jaruzelski, le rapport est aussitôt enterré (66). Mais le "Conseil consultatif" près le président du Conseil de l’Etat tient sa première session le 6 décembre 1986 et les efforts de Barcikowski, chargé d'y convier les personnalités modérées proches de l'opposition, n'ont pas été tout à fait vains. Parmi les cinquante-six membres figurent notamment l'ancien président des Clubs de l'Intelligentsia Catholique, Swiecicki, l'avocat Sila-Nowicki, un ancien expert de "Solidarité", le professeur Tymowski et un juriste de Poznan, Skubiszewski. Le noyau dur de l'opposition, autour de Walesa, a décliné une offre qui s’apparente à une manoeuvre de division et ne veut envisager de dialoguer avec le pouvoir qu'à la condition, toujours inacceptable pour celui-ci, que "Solidarité" soit relégalisée. Mais l’initiative du général parvient à semer le trouble dans les rangs de l’opposition.

La libération des prisonniers politiques crée cependant un climat favorable au troisième voyage pastoral de Jean-Paul II dans sa patrie. Le Pape reçoit, le 12 janvier, le général Jaruzelski au Vatican et la relation est cette fois-ci bien meilleure qu'en 1983. Au printemps 1987, toute la Pologne prépare fébrilement la visite pontificale. Walesa salue à sa façon l'événement en réunissant autour de lui, le 31 mai, un "groupe de personnes", - 62 en tout, l'essentiel de l'intelligentsia polonaise - pour signer une déclaration proclamant le droit des Polonais à l'indépendance nationale, à la démocratie, à la liberté, à la vérité et au respect du droit. Rien de moins.

Du 8 au 14 juin 1987, Jean-Paul II retrouve partout - à Varsovie, Lublin, Tarnow, Cracovie, Szczecin, Gdynia, Gdansk et Lodz - les foules innombrables et ferventes, les banderoles de "Solidarité" et les doigts faisant le "V" de la victoire. Il a fait, cette fois-ci, de l'étape de Gdansk une condition sine qua non de son voyage, forçant le pouvoir, qui a multiplié les subterfuges pour écarter de son itinéraire le berceau de "Solidarité", à lui céder. Un million et demi de personnes lui font une gigantesque ovation, le 12 juin, dans le quartier de Zaspa, où habite Walesa. Forçant la réticence des autorités, le pontife exige d'aller s'incliner devant les trois croix érigées au portail des chantiers en hommage aux morts des révoltes ouvrières, et impose, en ajoutant un appendice "privé" à son voyage, de rencontrer Lech Walesa. Enfin le pouvoir, qui espérait avoir obtenu de Jean-Paul II un engagement de modération, en est pour ses frais : c'est sans beaucoup de circonlocutions qu'il réclame le respect des accords de Gdansk et la légalisation de "Solidarité". Et à Szczecin, il refuse de verser de l'eau au moulin de la propagande officielle sur les "territoires recouvrés".

Passée l'euphorie de cette grande communion spirituelle, la lassitude, la résignation à un quotidien sans espoir reprennent le dessus. Dans la société du moins, car l'élite de l'opposition se laisse gagner par un espoir nouveau : malgré le scepticisme, la perestroïka de Gorbatchev ne laisse pas d'intriguer. Imperceptiblement, au fil des mutations qui se précisent à Moscou, le général Jaruzelski, qui s'y rend fréquemment, passe pour un émule, voire un précurseur de Gorbatchev. Les deux hommes ne se ménagent pas les manifestations mutuelles de soutien et de sympathie, font valoir qu'ils se sont l'un comme l'autre attachés à la tâche de revivifier le socialisme. Des relations de complicité, sinon d'amitié, se sont tissées : "nous sommes toi et moi", confie Gorbatchev à Jaruzelski, "dans la pire des situations, celle d'hommes du centre. Nous prenons des coups de tous les côtés" (67). Et comme en Occident, Gorbatchev ne cesse de gagner en popularité, dépassant même, semble-t-il, la cote du président Reagan auprès des Polonais. Le "Centre de sondage de l'opinion publique" (OBOS)10, contrôlé il est vrai par le pouvoir, crédite ainsi le dirigeant soviétique de 76 % d'opinions favorables en octobre 1987, ce qui le place en seconde position derrière Jean-Paul II (68). Autrefois vouée au rôle de vilain canard dans la couvée socialiste, la Pologne apparaît de plus en plus comme un pionnier des réformes. C'est ainsi qu'elle accueille, les 21 et 22 janvier 1987, un séminaire des partis communistes du camp socialiste - y compris les Cubains et les Vietnamiens - dont le thème est l'amélioration de l'image des pays socialistes en matière de droits de l'homme. "Le choix du lieu", note le sociologue Georges Mink, "est une forme de reconnaissance du savoir-faire polonais" (69). Varsovie est davantage mis à contribution comme auxiliaire de la diplomatie soviétique : c'est la Pologne qui, en mars 1987, invite des observateurs de la CSCE - et donc d'Etats membres de l'OTAN - à assister aux manoeuvres du Pacte de Varsovie qui se déroulent sur son territoire. Le 8 mai, le général Jaruzelski propose un plan de réduction des armements nucléaires et conventionnels en Europe centrale et nordique. Plus importante, sans doute, pour la relation bilatérale avec Moscou, est la création, annoncée en avril 1987, alors que la campagne sur les "taches blanches" de l'histoire soviétique bat son plein, d'une commission mixte d'historiens pour faire la lumière sur les épisodes non élucidés de l'histoire des deux pays depuis 1917. Bien que les "historiens" en question soient, des deux côtés, ceux-là mêmes qui ont consacré l'essentiel de leur carrière à réécrire et falsifier l'Histoire, cette initiative est aussitôt interprétée, en Pologne, comme l'annonce d'une prochaine révélation de la vérité sur Katyn.

Nombreux sont ceux, dans l'intelligentsia polonaise, qui, instruits d'expérience, ne cachent pas leur scepticisme sur la portée, la durabilité, l'irréversibilité de ces changements. D'autres, comme Michnik ou le journaliste Andrzej Drawicz, lisent avec assiduité la presse soviétique, pressentant que le mouvement ne s'arrêtera pas là et que le destin du régime polonais en sera nécessairement affecté. Ils en convainquent Walesa, qui convoque pour le 4 juillet 1987 une réunion du Conseil provisoire de "Solidarité" pour examiner les conséquences pour la Pologne de la perestroïka. Celles-ci sont jugées suffisamment positives pour que la direction de "Solidarité" prenne le risque de prononcer, le 25 octobre 1987, la dissolution de l'organe clandestin du syndicat, la TKK, fusionné avec le Conseil Provisoire en une direction unifiée, agissant au grand jour, la Commission exécutive nationale

  1. O.B.O.S.: Osrodek Badania Opinii Spolecznej


(KKW)11. Le syndicat est toujours illégal, mais Walesa fait le pari que l'"air du temps" interdira au pouvoir de revenir à la répression d'antan.

Parallèlement à cette restructuration de "Solidarité", Walesa continue de façonner sa plate-forme politique en invitant à nouveau un "groupe de personnes" à Varsovie le 7 novembre 1987. Les "invités" sont les signataires de la déclaration du 31 mai. "Nous nous réunissons", remarque Walesa en ouvrant les débats, "à un moment où, dans tout le bloc de l'est, et surtout en son centre, se produit quelque chose d'important (...). Des changements s'amorcent, mais nous attendons des actes et non des mots" (70). Quant aux soixante signataires, connus ensuite sous le nom de "groupe des soixante", ils représentent les principales tendances de la nébuleuse "Solidarité", formant une sorte de "parlement fantôme" de l'opposition non radicale au régime.

Le pouvoir, prenant à coeur son rôle de pionnier à un moment où la propagande de la perestroïka développe un nouveau slogan fétiche, celui de "démocratisation", entreprend de solliciter du peuple, par référendum, l'approbation de sa politique de "réforme de l'Etat et de l'économie". Annoncé par le général Jaruzelski le 30 juillet, le référendum est fixé par le Sejm au 29 novembre 1987. Deux questions sont posées aux Polonais : "Es-tu favorable à la mise en oeuvre complète du programme radical, présenté au Sejm, d'assainissement de l'économie, visant à une amélioration des conditions de vie, étant entendu qu'il impliquera une période difficile de deux à trois années de changements rapides?"; "Es-tu favorable au modèle politique polonais de démocratisation de la vie politique, dont le but est le renforcement de la décentralisation, l'extension des droits des citoyens et leur plus grande participation au gouvernement du pays?" De cette consultation, la première depuis le référendum truqué de juin 1946, le pouvoir attend non pas une approbation plébiscitaire, mais l'expression d'un soutien honorable qui ferait taire les détracteurs, tant en Pologne qu'à l'Ouest. Selon un procédé classique, la formulation des questions, la seconde en particulier, appelle spontanément une réponse positive. Hélas - arrogance ou amateurisme? - les concepteurs du projet de loi ont voulu que le vote soit validé par la majorité des inscrits et non, comme il est de tradition dans les démocraties occidentales, par la majorité des votants. "Solidarité" ayant appelé au boycott, le taux de participation n'est, le 29 novembre, que de 67,3 %. Le nombre de votes positifs, rapporté au nombre de votants, constitue une majorité des suffrages exprimés mais, rapporté au nombre d'inscrits, reste en deçà de la barre fatidique des 50% : 44,3 % à


  1. K.K.W.: Krajowa Komisja Wykonawcza


la première question, 46,3 % à la seconde. Irrités par la tournure propagandiste des questions, l'imprécision des notions invoquées, qui, s'agissant du très nébuleux plan d'assainissement économique, dissimule mal l'annonce de hausses des prix, plusieurs millions de Polonais qui n'ont pas suivi la consigne de boycott de "Solidarité" ont néanmoins émis un vote de protestation. La Commission centrale pour le référendum, formée pour l'occasion, conclut pudiquement que le "résultat n'est pas décisif".

Pour le pouvoir, l'échec est en réalité cinglant. Pris au piège des règles qu'il a lui-même fixées, il voit son illégitimité éclater soudain au grand jour après un vote libre et démocratique, le premier de son histoire, dont il avait voulu faire l'instrument de sa légitimation. Mis à mal par tant de drames déjà en Pologne, l'axiome fondateur d'un Parti représentant le peuple travailleur se fracture en une nuit de dépouillement des urnes. Une nuit qui bouleverse le paysage politique polonais : le pouvoir mesure sa faiblesse, l'opposition comprend que des échéances décisives approchent, mais que la situation n'en est que plus périlleuse.

Honoré dans la personne de son chef incontesté, "Solidarité" jouit auprès de la communauté internationale d'un prestige inégalé : à commencer par le vice-président américain George Bush qui, lors d'une visite officielle de normalisation des relations bilatérales, est venu à Gdansk le 27 septembre 1987 rencontrer Walesa. Tous les visiteurs de marque occidentaux qui se succèdent à Varsovie, comme le ministre allemand des Affaires Etrangères, Genscher, ou le secrétaire d'Etat adjoint américain, Whitehead, insistent pour manifester de vive voix leur sympathie à l’électricien de Gdansk et à sa cause. Cet engouement pour “Solidarité” irrite le pouvoir, qui réplique sur le terrain de la propagande : le porte-parole du gouvernement, Urban, distille publiquement des accusations d’espionnage au profit des Etats-Unis contre ceux des dirigeants du syndicat qui, comme Geremek ou Onyszkiewicz, ont le plus de contacts avec les ambassades à Varsovie.

Mais traumatisé par le revers du referendum, le pouvoir multiplie les gestes de détente à l'adresse de l'opposition : le 1er janvier 1988, la Pologne cesse de brouiller les émissions de Radio-Europe Libre. Le rédacteur en chef d'un mensuel créé en décembre 1987 par le PRON, Konfrontacje, prend l'initiative de proposer une interview à Geremek - "un paria", comme il se définit lui-même, "dont le nom ne pouvait être cité dans la presse officielle que sur le mode du dénigrement" (71). Celle-ci paraîtra dans le numéro de février 1988, permettant à l'interviewé d'exposer le projet d'un "pacte anti-crise" entre le pouvoir et l'opposition. En mars, enfin, la liste des entreprises jugées "capitales pour l'économie" - dont le directeur est nommé par l'administration - est réduite de 1 300 à seulement 329 unités.


La crise économique s'est progressivement installée au coeur du débat politique et, référendum ou pas, le pouvoir persiste à vouloir mettre en oeuvre la "deuxième étape de la réforme économique". Comme l'avaient pressenti les électeurs au référendum, elle consiste en une hausse des prix à la consommation, qui entre en vigueur le 1er février 1988. La Commission Exécutive de "Solidarité" (KKW) proteste contre ces hausses, mais sait que la base du syndicat est trop faiblement organisée pour se mobiliser efficacement et n'appelle donc à aucune action nationale.

Des manifestations spontanées ont lieu néanmoins à l'initiative d'une jeunesse radicale, étudiante et ouvrière, désespérée par la passivité de "Solidarité" - à Gdansk notamment, où apparaît une "Fédération de la jeunesse combattante". Et c'est aussi à la génération de jeunes ouvriers radicaux qu'est imputable le mouvement de grève qui éclate sans préavis le mardi 26 avril 1988 dans le complexe sidérurgique de Nowa Huta, près de Cracovie. La veille 25 avril, les autorités ont mis fin le jour même à une grève dans les transports urbains de Bydgoszcz en octroyant une hausse des salaires de 63 %. A Nowa Huta, le mouvement débute à l'atelier de laminage. Un ouvrier de 38 ans, Andrzej Szepczuwaniec, qui, emprisonné à l’époque, n’a pas vécu l’épopée de “Solidarité”, en prend la tête et improvise un meeting. Les revendications sont d'ordre strictement professionnel - des hausses de salaires, la réintégration d'ouvriers licenciés, etc. Les autres ateliers cessent les uns après les autres le travail. Les 4 000 grévistes forment un comité de grève. En fin de journée, leur nombre est déjà de 10 000. Les négociations engagées avec la direction sont rompues après quelques heures seulement, au milieu de la nuit. L'état-major de "Solidarité" n'est pas moins surpris que le pouvoir d'un mouvement qui semble faire tache d'huile, puisqu'il s'étend le 29 avril au complexe sidérurgique de Stalowa Wola, dans le sud-est de la Pologne. Des comités de soutien surgissent dans les paroisses proches ou plus éloignées. Les menaces répétées des autorités ne font pas plier les grévistes, pas davantage que l'apparition, le 30 avril, de formations de ZOMO à Nowa Huta.

Le 1er mai, occasion traditionnelle de manifestations officielles autant qu'illégales, est ponctué de heurts violents dans les grandes villes entre forces de l'ordre et manifestants. Le lendemain 2 mai, les chantiers navals "Lénine" de Gdansk basculent à leur tour dans la grève, là aussi à l'initiative d'une génération d'ouvriers qui n'a pas connu août 1980. Le meneur en est un jeune soudeur de 29 ans, Jan Stanecki. Il ne reste à Walesa, alors en congé-maladie, qu'à prendre le train en marche. A contrecoeur, car il juge, reconnaît-il dans ses mémoires, la grève "prématurée" (72). Il gagne aussitôt les chantiers, et laissant à l'un de ses fidèles, Alojzy Szablewski, la présidence du "comité de grève" qui se constitue, tente de gérer ce mouvement qui lui est imposé. Les revendications sont classiques : la relégalisation de "Solidarité", la réintégration des ouvriers licenciés, le relèvement des salaires. Comme en 1980, des conseillers viennent épauler les grévistes pour négocier avec la direction : Mazowiecki et Wielowieyski sont des figures connues, qui en côtoient de nouvelles, issues des milieux d'opposition de Gdansk, comme les frères Lech et Jaroslaw Kaczynski, Aleksander Hall. Mais l'enthousiasme, la formidable mobilisation d'août 1980, font défaut : un ouvrier sur quinze seulement passe la nuit dans l'enceinte des chantiers. Les autres rentrent chez eux.

La nuit du 4 au 5 mai 1988, les unités spécialisées anti-émeutes (ZOMO) évacuent brutalement les grévistes de Nowa Huta. L'annonce de la répression ne provoque aucun sursaut, n'allume aucun nouveau foyer de grève en Pologne. A Gdansk, les moins résolus se démobilisent, d'autant plus que les négociations en cours avec la direction ne laissent entrevoir aucune issue honorable : celle-ci brandit clairement la menace d'une fermeture des chantiers pour défaut de rentabilité. Et le 10 mai, Walesa, accusé tour à tour de trahison, de duplicité, de jeu personnel par les grévistes les plus radicaux, et Szablewski font voter la fin de la grève sans avoir rien obtenu. Il s'empare cependant une dernière fois du micro : "nous n'avons pas réussi à remporter la victoire (...), mais nous sortons le front haut (...). Les ouvriers de Nowa Huta et nous, des chantiers navals de Gdansk, avons obtenu un résultat sans prix : après plusieurs années de passivité et de désespérance, nous nous sommes convaincus que nous n'avons pas perdu nos forces" (73). Puis ils sortent, un millier seulement, en rangs serrés - "un fleuve compact", note Walesa (74) -, dans les rues de Gdansk dont la population, mettant du baume sur la plaie de l'échec, leur fait un triomphe. Le pouvoir, autant que "Solidarité", est perplexe devant la signification de ce mouvement

: expression isolée de ces sentiments de malaise, d'impuissance, de lassitude, largement répandus en Pologne, ou prélude à des événements de plus grande ampleur? Toujours est-il que le malaise et l'aversion pour le pouvoir se manifestent à nouveau le 19 juin, lors des élections aux conseils locaux (rady narodowe). Contrairement au référendum, elles ne laissent guère de choix à l'électeur : les listes de candidats ont été établies, selon un rituel huilé, par le PRON sur le plan formel, dans la réalité par le département des cadres du Comité Central du PZPR. Le vote de protestation ne peut donc s'exprimer que dans l'abstention. Les chiffres officiels l'évaluent à 44 % des inscrits, mais "Solidarité" l'estime supérieur, de l’ordre de 50 % (75). Le porte-parole du gouvernement, Jerzy Urban, admet d'ailleurs que les taux d'abstention à Gdansk et Szczecin sont respectivement de 72,5 % et 61,3 %.

Le 11 juillet 1988, Gorbatchev, toujours nimbé de son aura de popularité, arrive en visite officielle à Varsovie. Dix jours plus tôt, le 1er juillet, la XIXème Conférence du PCUS a approuvé son projet de réforme des institutions, prévoyant notamment la création d'une fonction présidentielle dotée de pouvoirs étendus. L'accueil de la population est spontané et chaleureux. Gorbatchev fait l'apologie du "pluralisme socialiste", estimant qu'il doit s'appliquer aussi aux relations entre les partis et les pays du camp socialiste (76), mais, interrogé lors d'une rencontre avec les intellectuels polonais au Château de Varsovie, le 14 juillet, sur la validité de la "doctrine Brejnev"12, il esquive la question et promet d'y répondre plus tard. Et l'immense espoir - qui, chez tous les Polonais, s'attachait à cette visite - d'entendre enfin révéler de la bouche même du dirigeant soviétique, la vérité sur Katyn est déçu. Gorbatchev a observé un total mutisme.


  1. - LA TABLE RONDE (AOUT 1988 - AVRIL 1989)


Les grèves d'avril-mai marquent un revirement dans la stratégie du pouvoir. Leur caractère spontané précipite la prise de conscience, dans la faction la plus éclairée de la direction - Jaruzelski, Ciosek, Kiszczak -, que la situation est critique et qu'il vaut mieux prendre les devants et composer avec l'opposition modérée pour "sauver les meubles". C'est Kiszczak, homme de confiance de Jaruzelski, une personnalité dotée d'un réel sens politique, qui est chargé d'approcher, dans le plus grand secret, Lech Walesa. Il fait appel à Me Sila-Nowicki, un des rares intellectuels identifiés à l'opposition qui siège au "conseil consultatif près le président du Conseil d'Etat”. L'avocat fait discrètement savoir à Walesa que le général Kiszczak est prêt à le rencontrer, mais qu'il ne souhaite pas apparaître en demandeur (77). Walesa hésite longuement avant de faire parvenir, le 21 juillet 1988, une lettre à Kiszczak : il accepte, écrit-il, sa proposition, mais estime qu'une rencontre n'a de sens que si elle est préparée et propose une réunion préliminaire de chaque partie (78).

Ces travaux d'approche sont interrompus le 15 août lorsqu'éclate une grève à la mine "Manifeste de Juillet" de Jastrzebie, précédée au début du mois par une série d'actions d'avertissement dans les mines de cuivre de Lubin. Les mineurs de Jastrzebie établissent une liste de vingt et une revendications, au premier rang desquelles figure la légalisation de "Solidarité". Seize autres mines de Haute Silésie

  1. "doctrine Brejnev": nom donné, à l'Ouest, à la thèse, formulée après l'intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, de la primauté des intérêts de la communauté socialiste sur la souveraineté des Etats membres de celle-ci. On l'appelle également "doctrine de la souveraineté limitée"


se rallient les jours suivants au mouvement de grève, qui gagne, le 17 août, le port de Szczecin. Le 23 août, les ouvriers des chantiers "Lénine" de Gdansk, rapidement suivis par les autres chantiers navals de la ville, ainsi que les sidérurgistes de Stalowa Wola, se mettent à leur tour en grève. Sept ans après, la flamme d'août 1980 semble rallumée : le portail des chantiers "Lénine" se couvre de fleurs, la population vient soutenir les grévistes massés à l'intérieur. Comme en 1980, un comité inter- entreprises est créé, sous la présidence de Jacek Merkel, un ingénieur en construction navale. Toujours sans diriger formellement aucun comité, Walesa prend à nouveau la tête d'un mouvement qui s'organise. Une liste de revendications est établie. Experts et conseillers refont leur apparition.

Sans atteindre l'intensité dramatique d'août 1980, le mouvement est beaucoup plus massif qu'en avril-mai 1988. Dans les sphères du pouvoir, on comprend que l'heure de vérité a sonné : "la vague de grèves d'août était de nature déjà résolument politique. Il était devenu clair qu'on ne s'en sortirait pas sans une ouverture politique", déclare Kiszczak dans ses mémoires (79), omettant d'ajouter que l'ampleur du mouvement rendait vain tout espoir de "pacification" par la force, comme en mai 1988 à Nowa Huta. Le 26 août, le général Kiszczak prononce une brève allocution télévisée : "j'ai reçu pouvoir d’organiser dans les meilleurs délais une rencontre avec les représentants des divers milieux sociaux et travailleurs. Elle pourrait prendre la forme d'une table ronde. Je ne pose aucune condition préalable ni quant à l'ordre du jour, ni quant à la participation. J'exclus néanmoins celle de personnes rejetant l'ordre juridique et constitutionnel de la République Populaire de Pologne" (80). Veille de l'ouverture du VIIème plenum du Comité Central, la date du 26 août a été choisie à dessein par la direction pour placer cet aréopage traditionnellement conservateur devant le fait accompli.

Le soir même, alors que son entourage est divisé sur la réponse à faire à cette offre (81), Walesa décide, en pleine grève, de prendre le risque de dire oui à Kiszczak par les bons offices du Professeur Stelmachowski, un juriste proche de l'Eglise, autre intermédiaire utilisé par les autorités pour communiquer avec lui. Le chef de "Solidarité", pendant ce dialogue indirect avec Varsovie, fait patienter les grévistes, les prépare à grand-peine à l'idée qu'il va falloir "donner du mou" (82) obtient le soutien de Szczecin et de la Silésie, où Bogdan Lis a été dépêché en "mission d'agitation spéciale" (83).

Puis le matin du 31 août, Me Sila-Nowicki fait savoir que le moment est venu. Kiszczak a choisi à dessein ce jour anniversaire des accords de Gdansk (84) pour recevoir son signataire, presqu'en tête-à-tête - seuls Ciosek et l'évêque Jerzy Dabrowski assistent à l'entretien - dans une villa d'une banlieue paisible de la capitale. Kiszczak définit d'entrée de jeu les termes de l'offre du pouvoir, entérinée par le VIIe plenum du Comité Central et le Bureau Politique. La "table ronde", qui ne pourra s'ouvrir qu'une fois le calme revenu et les grèves terminées, porterait sur un "paquet" de réformes politiques et économiques : un nouveau mode de scrutin pour les élections législatives - une deuxième chambre pourrait même être créée -, une place pour l'"opposition constructive" dans le système politique du pays, l'avenir du mouvement syndical (85). Walesa "se débat", comme il aime à le répéter dans ses mémoires, "comme une loche d'étang", fait valoir que ce sont les grèves qui, aussi dommageables qu'elles soient, ont permis l'ouverture du dialogue, que le pluralisme est nécessaire à la Pologne et que "Solidarité" doit être légalisée. Kiszczak reste intransigeant, brandissant la menace d'un "torpillage" de cette offre par le "béton" du Parti : les grèves doivent cesser dans les plus brefs délais; quant à "Solidarité", sa légalisation ne pourra être envisagée "que lorsque les conversations de la table ronde se seront achevées par la signature d'un accord national" (86). Walesa accepte néanmoins le marché : "je ne pouvais pas trop faire le difficile : quelques dizaines d'entreprises en grève, ce n'était pas quelques centaines comme en 1980 (...). Je sentais que (le général Kiszczak) parlait sincèrement" (87). Un communiqué laconique informe le pays que les deux interlocuteurs sont convenus des "prémisses d'une rencontre autour d'une table ronde et de son déroulement".

Rentré à Gdansk, Walesa doit affronter les regards noirs des grévistes, les convaincre de mettre fin à leur mouvement sans avoir obtenu la moindre garantie de satisfaction de leurs revendications, rien de plus qu'une promesse d'ouverture de dialogue. La réception est fraîche, surtout de la part des jeunes ouvriers radicaux, les plus sceptiques quant à la sincérité du pouvoir, mais le charisme de Walesa l'emporte et, le 1er septembre, un cortège discipliné d'ouvriers se rend, en guise de défilé de victoire, des chantiers "Lénine" à la paroisse Sainte-Brigitte, dont le chanoine, le père Jankowski, offre une conclusion on ne peut plus polonaise à l'épisode : "la grève actuelle continue... à travers le dialogue" (88). Walesa file aussitôt en Silésie, où il obtient non sans peine l'arrêt des grèves dans les mines, puis à Stalowa Wola, où les sidérurgistes mettent fin à leur mouvement le 3 septembre. La voie est ouverte pour la "Table Ronde".

Réunie le 10 septembre 1988, la Commission Exécutive Nationale (KKW) de "Solidarité" approuve l'ouverture du dialogue, mais réclame du pouvoir une "déclaration d'intention" sur la légalisation du syndicat. Le lendemain 11 septembre, Walesa convoque le "groupe des soixante" - aux effectifs entre-temps portés à 90 - où l'on commence à évoquer, non sans quelque griserie, la composition de la délégation de "Solidarité" et les positions à adopter sur les réformes de l'Etat et de l'économie.

Après un nouveau tête-à-tête entre Kiszczak et Walesa, le 15 septembre, les travaux préparatoires à la "Table Ronde" s'ouvrent le lendemain 16 septembre, à 15 heures, à la Magdalenka, un petit complexe de villégiature du ministère de l'Intérieur, dissimulé aux regards dans un domaine boisé proche de Varsovie et fortement gardé, lieu idéal pour des rencontres discrètes. Kiszczak et Walesa co-président cette première réunion de travail. Dans la délégation du pouvoir sont représentés, outre le PZPR, les partis alliés, PSL et SD, et les syndicats officiels (OPZZ). Du côté de "Solidarité", à côté des experts comme le Professeur Stelmachowski, Mazowiecki, Lech Kaczynski, siègent des syndicalistes, comme Frasyniuk et Merkel. Kiszczak ouvre la réunion en exposant les termes de l'offre du pouvoir : un "programme de grandes réformes politiques, sociales et économiques" qui serait forgé par un "Conseil de l'entente nationale", la réforme portant notamment sur la composition du Sejm et le mode de scrutin ainsi que sur la création éventuelle d'une deuxième chambre et d'une institution présidentielle. S'agissant du pluralisme syndical, le ministre de l'Intérieur ne fait pas mystère de son hostilité à l'apparition d'un deuxième syndicat dans les entreprises, qui serait "une menace pour leur fonctionnement". Sur les réformes économiques, le propos est modeste : il ne s'agit guère que d'"adapter ou éventuellement de corriger le modèle économique (socialiste)". Quant à la composition des délégations, le général n'entend en exclure que les "personnes aspirant à la destruction du système, éléments extrémistes (...) stipendiés et soutenus matériellement par des forces étrangères" (89).

Walesa lui réplique que "Solidarité" est prêt, certes, à apporter sa contribution pour sauver le pays du chaos, mais que la "question-clef" à cet égard est celle du pluralisme syndical et de la légalisation du syndicat. Il ne saurait y avoir de dialogue authentique sans que la situation soit claire sur ce point. Une thèse que le Professeur Stelmachowski formule en termes juridiques en faisant observer qu'au début d'un procès le tribunal vérifie toujours la capacité des parties à agir dans le litige examiné : "c'est là une question fondamentale. S'il n'acquiert pas la qualité de sujet, "Solidarité" n'a pas de légitimité pour agir dans cette confrontation" (90).

Sourde à ces arguments, la partie gouvernementale louvoie, esquive, refuse obstinément tout engagement sur ce point. La querelle s'envenime lorsqu'il s'agit de rédiger le communiqué, "Solidarité" demandant qu'y figure une "déclaration d'intention" du pouvoir quant à la légalisation du syndicat. L'autre partie refuse catégoriquement. L'atmosphère se tend, Walesa menace de quitter la négociation. Kiszczak et Ciosek laissent entendre que l'absence de communiqué provoquerait, du fait de la précarité de leur position dans le Parti, un ajournement de longue durée de la "Table Ronde". Puis, après le dîner, Kiszczak, Mazowiecki et Walesa disparaissent pour un aparté de près d'une heure. A 20 heures, Walesa réunit sa délégation pour l'informer qu'il accepte de commencer la "Table Ronde" sans exiger la reconnaissance préalable de "Solidarité", mais qu'il s'opposera à ce qu'un accord soit conclu sans que soit réglée cette question (91). L'ouverture de la "Table Ronde" est fixée à la mi- octobre.

Le 19 septembre 1988, en butte aux critiques du Sejm pour l'échec de sa gestion de l'économie, le Premier Ministre Messner présente la démission de son gouvernement. Le 27 septembre, l'assemblée investit Mieczyslaw Rakowski. Proche du général Jaruzelski, cultivant une image de "réformateur", l'homme est un adversaire déterminé de "Solidarité" et de Walesa. Une nomination de mauvais augure pour la "Table Ronde". La propagande n'en prépare pas moins les esprits à cette échéance en décrivant, avec un luxe de détails, de reportages télévisés et de photos dans la presse, l'installation d'une grande table ovale dans le palais de Jablonna, au nord de Varsovie, où doivent se dérouler les pourparlers.

Mais les gestes de mauvaise volonté du pouvoir se multiplient. L'engagement que Kiszczak avait accepté devant Walesa, le 15 septembre, de ne prendre aucune sanction contre les grévistes d'août n'est pas respecté : certains d'entre eux sont rappelés à titre punitif dans l'armée. La préparation de la "Table Ronde" achoppe également sur la composition des délégations. Le pouvoir rejette une quinzaine de noms proposés par "Solidarité", notamment ceux de Kuron et de Michnik, qui font l'unanimité contre eux à la direction du Parti (92). A l'époque, nous les considérions comme le diable en personne", note le général Jaruzelski dans ses mémoires, "et nous n'avions aucunement l'intention de chercher des cuillers suffisamment longues pour nous asseoir à la même table qu'eux..." (93). Mais le pouvoir se méfie également de Geremek et ne tient pas à le voir participer directement aux négociations.

Le 1er novembre 1988, invoquant des motifs de rentabilité, le gouvernement Rakowski annonce son intention de procéder à la liquidation, à bref délai, des chantiers "Lénine" de Gdansk. "Solidarité" dénonce une "mesure politique et provocatrice", en faisant valoir que les chantiers "Lénine" ne sont pas, de loin, en tête de la liste interminable des entreprises publiques déficitaires en Pologne. Ce piège tendu à "Solidarité" par Rakowski - avec le dessein à peine dissimulé d'acculer le syndicat à la grève pour de mauvaises raisons, corporatistes et anti-économiques - est, comme le relève la presse d'opposition, le "dernier coup de scie dans le pied de la "Table Ronde" et semble mettre un terme à l'entreprise du général Kiszczak. La table en cours d'installation à Jablonna est subrepticement démontée, mais le ministre de l'Intérieur reprend, cependant, langue dès le 3 novembre avec Walesa pour lui proposer de "poursuivre les conversations sur les conversations". Walesa pose sèchement ses conditions : l'arrêt de la répression contre les grévistes, l'abandon des réserves sur la participation de Kuron et Michnik aux pourparlers et l'annulation de la décision de fermer les chantiers "Lénine". L'impasse menace à nouveau et ce sont cette fois-ci les bons offices de l'Eglise qui permettent d'en sortir. Le secrétaire de l'épiscopat, l'archevêque Bronislaw Dabrowski, propose une nouvelle rencontre restreinte dans les locaux paroissiaux de Wilanow, une banlieue discrète de la capitale. Kiszczak et Ciosek représentent le pouvoir, Walesa et Mazowiecki l'opposition. Pour ce qui est de l'Eglise, partie hôte, l'évêque de Gdansk, Mgr Goclowski, et le père Orszulik, secrétaire coadjuteur de l'épiscopat, siègent aux côtés de l'archevêque. Ouvert le 18 novembre, ce conclave se prolonge jusqu'au lendemain dans un climat de tension croissante. Les discussions continuent d'achopper sur le principe de la relégalisation de "Solidarité", dont Kiszczak et Ciosek déclarent qu'elle est inacceptable pour le "béton" du Parti (94), laissant entendre que l’obstination du syndicat équivaut à la fin du processus. Là encore, alors que tout semble bloqué une fois de plus, il faudra l'intervention ferme et directe de l'Eglise, par la bouche de l'évêque Goclowski, pour imposer un communiqué annonçant la poursuite des discussions.

Quelques jours plus tôt, Walesa a accepté l'offre faite par le pouvoir d'un face-à- face télévisé avec Alfred Miodowicz, le président des syndicats officiels (OPZZ), membre du Bureau Politique du PZPR. Discoureur habile, l'homme est certain de ne faire qu'une bouchée de cet électricien qu'une propagande inlassable n'a cessé de ridiculiser pendant des années, le dépeignant comme un syndicaliste dépassé par son rôle et manipulé par ses conseillers. La conviction qu'il a de l'inégalité de cette confrontation emporte finalement l'accord d'une direction du Parti très divisée sur l'opportunité d'un tel débat. La perspective de démythifier "Solidarité" en démontrant publiquement l'inconsistance de son chef était assez alléchante. Dans les rangs de "Solidarité", une sourde inquiétude se fait jour : en prenant - seul, une fois de plus - la décision d'accepter ce duel, Walesa n'a-t-il pas pris un risque démesuré? Sans doute est-il un orateur brillant devant une foule, mais devant les caméras, dans l'environnement hostile d'un studio de télévision, exposé aux coups bas et manipulations techniques du pouvoir? Walesa lui-même appréhende l'épreuve (95). Des négociations s'engagent : "Solidarité" qui, pour éviter toute possibilité de manipulation au montage, a fait de la diffusion en direct de l'émission, une condition expresse du débat, obtient satisfaction. Tandis que Miodowicz est entraîné à l'exercice par le puissant appareil de la télévision d'Etat, l'entourage de Walesa s'affaire fiévreusement à préparer son champion : le cinéaste Wajda lui prodigue des conseils sur la meilleure façon de se comporter devant une caméra et lorsque le jour du face-à-face Walesa souffre soudain d'une extinction de voix, des religieuses lui confectionnent des décoctions pour lui faire retrouver son organe. Comme Geremek, chacun, dans le camp de "Solidarité", mesure l'enjeu : "nous étions conscients que pratiquement tout dépendait de ce débat" (96).

Le 30 novembre 1988, à 22 heures, les visages tendus des deux chefs de syndicats apparaissent sur les écrans des téléviseurs polonais. Miodowicz n'arrive pas à se défaire des habits de l'apparatchik roué, arc-bouté sur la défense du syndicat unique et les mises en garde contre l'anarchie. Face à lui, Walesa, qui a retrouvé sa pugnacité des meilleurs jours, a les formules qui font mouche - "pendant que l'Occident roule en voiture, nous, nous avançons à vélo" - et impose l'image d'un homme pondéré, responsable, compétent. 78 % de la population adulte a, selon un sondage, suivi le débat et 90 % des personnes interrogées ont une opinion favorable de Walesa à l'issue de l’émission. "Solidarité" a regagné, en ces quarante minutes de liberté, selon l'expression de la presse clandestine, le crédit que des années de propagande avaient érodé. Un an presque jour pour jour après la déconvenue du référendum, le pouvoir essuie un nouvel échec : "ils ont payé le prix de leur vanité et de leur adhésion à leur propre propagande", estime Geremek, l'un de ceux qui ont le plus préparé Walesa à l'émission, en notant que celle-ci a marqué un "point de non- retour" dans le cours des événements : "à dater de ce débat, les choses bougèrent" (97).

Ce triomphe à l'intérieur vient conforter la stature d'un homme à qui les Occidentaux multiplient, au plus haut niveau, les marques d'estime. Le 4 novembre 1988, sa rencontre à Gdansk avec le premier ministre britannique, Margaret Thatcher, a éclipsé tout le reste de la visite officielle de celle-ci en Pologne. Le 9 décembre, quittant son pays pour la première fois depuis la loi martiale, Walesa se rend à Paris, à l'invitation du président Mitterrand, pour assister aux cérémonies du quarantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, où il rencontre un autre grand "dissident", Andreï Sakharov. Le protocole exceptionnel que lui réservent les plus hautes autorités de l'Etat français - il est salué par la garde républicaine à l'entrée de la résidence du président de l'Assemblée nationale - ne passe pas inaperçu en Pologne. Ces marques de considérations ostensiblement prodiguées par les Occidentaux à Walesa rappellent au pouvoir que ceux-ci soutiennent sa cause, celle de la relégalisation de "Solidarité", et que toute aide économique y sera subordonnée, réduisant un peu plus les espoirs que Rakowski avait pu former de jouer de ses bonnes relations avec des hommes politiques de l’Ouest - à vrai dire allemands et autrichiens pour l'essentiel - pour échapper à cette conditionnalité (98).

Le 18 décembre 1988 se tient, toujours à l'invitation de Walesa, la cinquième réunion du "groupe des soixante". Celui-ci mérite de moins en moins son nom puisque ses effectifs ont doublé - ils atteignent désormais le chiffre de 119 - pour ouvrir un aréopage jusque-là formé en grande partie d'écrivains et d'artistes à des experts, en prévision, précisément, d'éventuelles négociations de la "Table Ronde". Le groupe décide de créer un organe à vocation politique plus marquée, appelé "comité civique auprès du président de Solidarité", qui lui-même forme quinze commissions de travail, à partir de groupes qui se réunissaient informellement depuis déjà des mois pour jeter les bases d'un programme qui n'est plus vraiment syndical, mais politique.

C'est dans ce contexte, quelque peu tendu par des manifestations à Gdansk de jeunes radicaux déçus par les lenteurs du dialogue, que s'ouvre, le 20 décembre 1988, le Xème plenum du Comité Central du PZPR, appelé à se prononcer sur la politique d'ouverture du pouvoir à l’égard de l'opposition. Prenant acte de la "situation politique nouvelle" créée en Pologne par le duel Miodowicz-Walesa, Rakowski reconnaît la victoire de ce dernier et rend hommage au "partisan de l'entente et du compromis" (99) qu'il est devenu avant de déclarer ouverte la question du pluralisme politique et syndical. Une ouverture à laquelle le Comité Central reste définitivement réfractaire. La session est alors ajournée jusqu'au 16 janvier 1988, sous le prétexte de souder la "base" du Parti autour des "thèses" du Bureau Politique, préconisant la négociation avec l'opposition. Ce n'est cependant pas de la "base", qui dans le fonctionnement d'un Parti communiste n'a guère voix au chapitre, qu'émane l'hostilité à la légalisation de "Solidarité", mais bien du Comité Central lui-même, bastion de conservatisme qui a avant tout le souci de sa propre survie.

A l'ouverture de la seconde session du plenum, le 16 janvier, la discussion fait rage pendant dix heures d'affilée. "A ce moment", soupire le général Jaruzelski dans ses mémoires, "l'appareil du Parti sentit que le pouvoir risquait de lui échapper. Il n'avait pas tort” (100). Mais le Premier Secrétaire du PZPR, suivi par Kiszczak et Siwicki, jette tout son poids dans la balance et met son mandat en jeu, exigeant une motion de soutien personnel. Après de nouvelles convulsions, le 18 janvier, à 3 heures du matin, le Comité Central franchit le Rubicon et adopte une résolution admettant le principe du pluralisme politique et syndical. Y figure même le nom de "Solidarité". Quatre jours plus tard, le 22 janvier 1989, la Commission Exécutive Nationale du syndicat se réunit pour prendre acte de ce "pas essentiel". C'était la déclaration d'intention qu'attendait "Solidarité". L'arbitrage du plenum rend son actualité au projet de "Table Ronde". Les contacts sont repris discrètement entre Mazowiecki et Ciosek. Dans les rangs de "Solidarité", certaines voix s'élèvent pour demander qu'on ne se précipite pas : il est préférable d'attendre que le pouvoir continue de s'affaiblir afin de faire baisser le prix politique à payer pour la relégalisation, voire de refuser de nouer un dialogue qui ne ferait que prolonger artificiellement la survie d'un système à l'agonie. L'état-major de "Solidarité" n'a cure de ces préventions assez marginales, mais qui alimenteront quelques années plus tard les polémiques sur la sortie du communisme.

Et le 27 janvier 1989, à 11 heures, les minibus du ministère de l'Intérieur emmènent à nouveau les deux délégations - moins d'une vingtaine de personnes - dans le discret complexe de Magdalenka, à l'abri de la curiosité des correspondants occidentaux qui ont eu vent de l'événement. Depuis la précédente, et première, réunion, le 16 septembre 1988, les rangs se sont éclaircis et de nouvelles têtes sont apparues : Janusz Reykowski, un professeur de psychologie à l'Académie des Sciences qui vient d'entrer au Bureau Politique du PZPR et passe pour un "réformateur", Andrzej Gdula, chef du département social et juridique au Comité Central, les syndicalistes Bujak et Gil, du côté de "Solidarité", mais aussi Geremek, récusé par le pouvoir lors des conversations de l'automne.

Co-présidée par le général Kiszczak et Walesa, cette première réunion préparatoire, curieusement, n'en aborde pas moins d'entrée les questions de fond. La première d'entre elles est celle du rapport de priorité entre la légalisation du syndicat et le reste du processus : "Solidarité" exige que la garantie d'existence du syndicat précède l'accord. La partie gouvernementale estime, pour sa part, qu'un pacte de paix sociale doit préluder au processus de re-création de "Solidarité", un processus impliquant la révision de la loi sur les syndicats et qui prendrait du temps. La situation est paradoxale : le pouvoir ouvre un dialogue politique avec des hommes qui représentent une organisation syndicale dont il nie le droit à l'existence et dont il n'a cessé de dénoncer la politisation. L'impasse menaçant, Kiszczak propose une formule de compromis : l'insertion dans l'accord final d'un engagement précis quant à la légalisation de "Solidarité". La proposition est acceptée. Puis on passe à l'autre question de fond, celle de la réforme du système politique. Gdula est chargé d'exposer l'offre du pouvoir : il ne s'agit pas, explique-t-il, de "créer de nouveaux partis politiques, car il y a suffisamment de partis en Pologne. Les réformateurs hongrois rêvent d'ailleurs du système polonais fondé sur trois partis. Non, la vision qu'a le Parti du pluralisme repose sur le développement des associations, des sociétés, des clubs, etc. Ce que proposent les autorités, c'est une nouvelle qualité au parlement : le PZPR est prêt à renoncer à la majorité au Sejm" (101). "Retenez votre souffle", commente aussitôt Ciosek, "c'est une déclaration historique", en s'empressant de préciser qu'il ne s'agit là que de la position du noyau dirigeant du Parti : "comment réagira le Parti? Nous ne le savons pas" (102). Les questions fusent aussitôt dans la délégation de "Solidarité" : qui pourra se présenter aux élections? Quel pourcentage de sièges sera réservé à l'opposition?

Geremek résume la position de "Solidarité" : “pour nous”, dit-il, “la valeur fondamentale ce sont les élections libres. Partant de là, nous sommes prêts à accepter des élections "non-confrontationnelles", et même une déclaration électorale commune, nous admettons l'idée d'une institution présidentielle garante du système et d'une institution prolongeant la "Table Ronde", non pas comme une fin en soi, mais comme le prix à payer pour le droit à l'existence et comme élément d'un "paquet" qui, incluant l'indépendance de la justice, l'autonomie locale et l'accès de l'opposition aux médias, doit permettre l'évolution du système vers la démocratie” (103).

Puis Kiszczak propose d'en venir à l'ordre du jour initial de la réunion, qui est de préparer la "Table Ronde". La date de son ouverture, fixée au 6 février 1989, ne pose aucune difficulté, pas davantage que la création de trois groupes de travail : sur les réformes politiques, sur les questions économiques et syndicales, sur le pluralisme syndical. A la demande de "Solidarité", des sous-groupes de travail sont également formés sur des thèmes qui tiennent à coeur au syndicat : agriculture, industrie minière, réforme judiciaire, associations et autonomie locale, médias, jeunesse. La taille des délégations soulève en revanche davantage de difficultés : la table ovale ne comportant que 57 places, il faut réduire à ce chiffre le groupe des quelque 90 personnes qui ont pris part aux préparatifs de la "Table Ronde". Après de laborieux conciliabules, "Solidarité" se voit attribuer 25 sièges, le pouvoir 27 et l'Eglise 5.

Quelques jours plus tard, la fameuse table ovale est à nouveau assemblée, non plus au palais de Jablonna, mais au siège du conseil des ministres, à Varsovie, au palais Namiestnikowski, où se tiendront les séances plénières. La première s'ouvre l'après-midi du 6 février, sous les flashes des photographes et les caméras de télévision qui en assurent la retransmission en direct. Devant l'intransigeance de Walesa, le pouvoir a fini par lever son opposition à la participation de Michnik et Kuron. Kiszczak ouvre les travaux en exposant les termes du marché proposé à l'opposition : le partage, symbolisé par des élections "non-confrontationnelles" au Sejm, de la responsabilité des réformes politiques et économiques en échange du pluralisme syndical, c'est-à-dire la relégalisation de "Solidarité". Walesa se place dans une autre perspective historique et politique : au-delà de l'offre du pouvoir, ce dont la Pologne a besoin, déclare-t-il, ce n'est pas d'un simple replâtrage du système, mais de la démocratie, de l'Etat de droit, de la souveraineté de la nation, d'une place à sa mesure en Europe. Quant au partage de la responsabilité, elle ne saurait aller, insiste- t-il, sans partage de la décision (104). Et le chef de "Solidarité" de demander que la légalisation ne bénéficie pas à son seul syndicat, mais aussi à "Solidarité rurale", au syndicat étudiant NZS et aux unions indépendantes de créateurs. C'est d'ailleurs pour bien marquer l'unité des trois courants, ouvrier, paysan et intellectuel, que ce sont les représentants de "Solidarité rurale", Jozef Slisz, et de l'intelligentsia, Jerzy Turowicz, rédacteur en chef de Tygodnik Powszechny, qui prennent la parole immédiatement après Walesa.

Chacun a mis ses cartes sur la table. Les groupes de travail sont constitués et les co-présidences distribuées : Geremek partage avec Reykowski celle du groupe sur les réformes politiques, Trzeciakowski avec le Professeur Baka, membre du Bureau Politique et secrétaire du Comité Central, celle du groupe sur l'économie et la politique sociale. Quant à la présidence du groupe sur le pluralisme syndical, elle est partagée entre Mazowiecki, Sosnowski, vice-président de l'OPZZ, et Kwasniewski, l'un des jeunes "réformateurs" du Parti, ministre de la Jeunesse et des Sports du gouvernement Rakowski - un homme “totalement libéré des préjugés idéologiques de ses camarades plus âgés, pragmatique et négociateur habile,” comme le décrira Konstanty Gebert, un journaliste qui consacrera un livre à la "Table Ronde" (105). Après quoi, la "Table Ronde" éclate en une multitude de groupes et de sous-groupes impliquant des centaines d'experts”. Le bâtiment du conseil des ministres, dans lequel siègent la plupart des groupes, "ressemblait à une ruche", note Walesa dans ses mémoires, "où s'affairait une foule de personnages sortant de l'ordinaire" (106). L'atmosphère est décontractée : des maîtres d'hôtel passent dans les salles de travail en offrant des verres de cognac (107) et les journalistes envahissent le palais Namiestnikowski, circulant librement dans les couloirs avec micros et caméras.

C'est dans le groupe de travail sur les réformes politiques, qui commence à siéger le 10 février avec des dizaines de participants, que les débats sont les plus animés. Au nom de "Solidarité", Geremek développe la théorie de la transition vers un système authentiquement démocratique, fondée sur l'acceptation du contrôle de l'Etat par le Parti communiste, en contrepartie de "zones franches" dans ce monopole l'indépendance de la justice, la liberté d'association, la liberté de presse - des "zones franches" qui permettront de préparer l'étape suivante, celle de l'Etat démocratique et libre. Cette stratégie vaut peu à peu à "Solidarité" la sympathie des représentants du petit "Parti Démocratique" (SD), dont les états généraux viennent d'approuver la thèse de la période transitoire. Sûr de lui, le pouvoir pense aborder la négociation en position de force. Rakowski déclare au quotidien français "le Monde" que le Parti est prêt à abandonner son rôle dirigeant et “renonce au monopole du pouvoir”, mais, fanfaronne-t-il, l’opposition n’a guère de chances contre le Parti dans une élection libre (108). Les points d'achoppement ne se multiplient pas moins : si l'opposition accepte sans discussion le principe d'un partage des sièges au Sejm comme prix politique à payer pour la relégalisation de "Solidarité", elle refuse catégoriquement le régime présidentiel et le "Conseil d'entente nationale", simple avatar du "Front d'union nationale", cet artifice classique des régimes communistes pour organiser un simulacre de pluralisme politique. Ainsi vont, pendant trois semaines, les pourparlers, rythmés, se souvient Geremek, par "d'étranges coups de frein (...). Le processus de la "Table Ronde" se déroulait selon un mode oscillatoire, où le pouvoir alternait entre l’arrogance et un sentiment de faiblesse et d'impuissance. Lorsque l'arrogance reprenait le dessus, tout devenait impossible. Lorsqu'apparaissaient des signes d'impatience sociale, nous progressions (...). A vrai dire, ils ne cédaient pas devant nous, mais devant l'impatience des ouvriers, devant le danger d'explosion sociale" (109). De fait, tout au long des tractations, des mouvements de grève sporadiques éclatent en Pologne au rythme de plusieurs dizaines par semaine, tandis que des manifestations et meetings se multiplient dans les grandes villes. Fin février, des heurts violents opposent miliciens et étudiants à Cracovie.

Sans doute, l’opposition ne contrôle-t-elle pas cette agitation spontanée, mais la pression qu’exerce celle-ci sur le pouvoir joue en sa faveur. De surcroît, Walesa et ses amis ont désormais prise directe sur l’opinion publique. Chaque soir, en effet, un porte-parole de "Solidarité" fait à la télévision, hors censure, un rapport détaillé de l'état des négociations et expose les revendications du syndicat. Pour la première fois, grâce à la "Table Ronde", l'opposition jouit d'un accès quasi-institutionnel à la télévision.

Le 1er mars, l'impasse n'en est pas moins totale dans presque tous les groupes et sous-groupes de travail. Kiszczak et Walesa décident de réunir à nouveau le groupe de la Magdalenka. L'atmosphère de confidentialité et de mystère qui entoure les réunions dans ce format, dont les journalistes sont rigoureusement tenus éloignés, nourrit l'image d'un cénacle restreint où deux élites politiques passent des compromis inavouables. Le nom du lieu, note Walesa, "fera carrière en politique comme synonyme de prétendues concessions secrètes et de signatures de protocoles secrets" (110). Certains, comme Me Sila-Nowicki, dénoncent la Magdalenka comme un moyen de court-circuiter la "Table Ronde", une thèse contestée par Geremek : "La Magdalenka, c'était pour des situations d'embrouillamini (...). Les conditions feutrées (du lieu) permettaient de sortir de l'impasse". Mais surtout, ajoute le co-président de la commission sur les réformes politiques, "dans les groupes de la "Table Ronde", il n'y avait pas beaucoup d'hommes qui pouvaient prendre des décisions. Ce n'est qu'à la Magdalenka que nous discutions avec les vrais décideurs. Certes, Jaruzelski et Rakowski n'y étaient pas, mais il y avait Kiszczak, qui savait quelles décisions il pouvait prendre. Il y avait aussi Sekula et Kwasniewski, les fondés de pouvoir de Rakowski" (111). Walesa nie, lui aussi, qu'aucun accord supplémentaire ait été conclu dans cette enceinte : celle-ci servait à "débloquer les impasses, ce qui se faisait dans une atmosphère de discussion libre quoique dure (...). Tous les hommes politiques ayant quelque peu d'expérience savent que ce genre de groupe informel doit exister en marge des négociations officielles" (112). Malgré les dénégations de deux des principaux négociateurs, c'est bien à la Magdalenka que seront prises les principales décisions de la "Table Ronde".

C’est ainsi que le 2 mars 1989, à 9 heures 30, dans un salon de la Magdalenka, se réunit le même petit groupe d'une vingtaine de personnes qu'en janvier. Kiszczak commence par déplorer les meetings et manifestations qui se répètent chaque jour dans le pays, notamment à Varsovie et Cracovie, et somme Walesa d'y mettre bon ordre. Puis on passe en revue l'état des travaux de chaque commission. S'agissant des réformes politiques, Kiszczak rappelle l'urgence d'une décision sur la composition du Sejm : avant le 8 mars, pour que les élections législatives puissent avoir lieu les 4 et 18 juin, terme prévu par le pouvoir. Et le ministre de l'Intérieur de rappeler les autres éléments de l'offre du pouvoir : un président de la République aux larges attributions, élu par un collège restreint (députés et représentants des conseils de voïvodie), et une deuxième chambre sans pouvoir législatif, dont les membres seraient désignés par le président dans la "société civile". Geremek dénonce le refus du pouvoir de donner la moindre garantie de changement ainsi que son intransigeance sur l'accès de l'opposition à la radio et à la télévision. Il rappelle le refus catégorique de "Solidarité" de former une liste électorale commune avec le pouvoir et d'entériner le principe d'un président et d'une deuxième chambre élus aussi peu démocratiquement.

Quant au groupe "économie et politique sociale", il ne peut annoncer un consensus sur les objectifs des réformes économiques qu'au prix d'une définition très vague de ceux-ci - juguler l'inflation et engager la transition vers l'économie de marché. Dès qu'il s'agit de mesures concrètes, les négociations achoppent sur trois points particuliers : "Solidarité", qui voit, à juste titre, dans le déficit budgétaire de l'Etat la cause principale de l'inflation, veut tailler dans les budgets des ministères de la Défense et de l'Intérieur. Les positions sont également aux antipodes sur le statut de la nomenklatura dans les entreprises : "la dépolitisation des entreprises, c'est la quintessence du nouvel ordre économique", rappelle le co-président Trzeciakowski (113). Enfin, le pouvoir refuse de s'engager sur un calendrier de la démonopolisation, que réclame "Solidarité".

Le groupe de travail sur le pluralisme syndical est curieusement celui où les divergences sont les moins importantes. Dès lors qu'il est acquis que la légalisation de "Solidarité", principale difficulté politique à l'origine, sera accordée dans le cadre du "paquet" final, les litiges portent sur des points d'ordre technique comme les règles de représentation syndicale, le droit de grève et les formes de l'action syndicale.

Une fois cet inventaire fait, commence la véritable discussion. Elle se concentre assez vite sur les questions politico-institutionnelles, et notamment sur le partage des sièges au Sejm, qui tourne au marchandage de foire. "Les rumeurs sur l'octroi à l'opposition de 40 % des mandats procèdent d'un malentendu", tranche Ciosek, "disons que les trois partis de la coalition au pouvoir se verront réserver 60 % des sièges et les sans-parti 40 %, mais ça n'est pas synonyme d'opposition". "65 % des mandats pour le PRON, c'est-à-dire les trois partis et les catholiques laïques", précise Gdula. Geremek tient bon : "60 % pour le PRON, 40 % pour l'opposition", ajoutant que ce qui est essentiel est que ces 40 % de mandats soient attribués par des élections libres. Le général Kiszczak fait machine arrière et propose de clore la discussion en réservant 70 % des mandats au PRON, 20 % à l'opposition stricto sensu et 10 % à des "neutres sans Parti", ajoutant : "nous nous partagerons l'influence sur ces 10 % par moitié". "Solidarité" s'indigne de ce reniement par le pouvoir de ses engagements antérieurs. "A l'ombre de la "Table Ronde"“, note Geremek, "se déroulait une lutte politique incessante qui faisait que nos interlocuteurs n'en finissaient plus de rompre leurs promesses" (114).

La séance est alors suspendue pour que le général Kiszczak puisse s'entretenir par téléphone avec le général Jaruzelski. Sans résultat. La discussion, qui reprend ensuite sur la question très litigieuse de l'institution présidentielle, n'est pas davantage conclusive. Geremek l'analyse comme une condition supplémentaire à la légalisation de "Solidarité", mais se déclare prêt à l'examiner séparément. La condition que poserait alors l'opposition à son accord est l'élection du président au suffrage universel. C'est sur ces entrefaites qu'Aleksander Kwasniewski laisse tomber, faussement innocent : "quelle serait votre réaction si nous vous proposions de créer un Sénat qui dépendrait d'élections totalement libres?" (115) Les représentants de l'opposition se regardent, interloqués. Geremek, voyant le profit à tirer de cette formule pour "Solidarité", saute sur l'occasion : "et les deux chambres réunies élisent le président?" (116) Walesa trouve l'idée intéressante, mais Kiszczak s'empresse d'en réduire la portée en ajoutant qu'elle est personnelle au ministre Kwasniewski : "ne la prenez pas au sérieux, cette conversation n'a qu'une valeur de sondage" (117). Kwasniewski - effrayé de son audace? - se livre avec Sekula à un rapide calcul pour montrer qu'avec un Sénat de cent membres, même si l'opposition emportait tous les sièges au Sénat, le sacro-saint "rapport des forces" ne serait pas altéré. En d'autres termes, dans l'hypothèse évoquée par Geremek où les deux chambres réunies éliraient le président, la coalition au pouvoir aurait la majorité pour imposer son candidat.

"A ce moment", note Gebert, "la Magdalenka commença à se transformer en mini-Table Ronde; les groupes de travail qui y avaient été formés devaient siéger presqu'en permanence" (118). C'est ainsi que le surlendemain 4 mars, le groupe de la Magdalenka se réunit à nouveau, mais au palais Namiestnikowski et en formation restreinte - c'est-à-dire les co-présidents de groupes de travail auxquels sont venus s'adjoindre, du côté de "Solidarité", Michnik et Frasyniuk. Alors que l'opposition s'attend à ce que la partie gouvernementale retire sa proposition de Sénat librement élu, celle-ci la maintient. Qui plus est, "Solidarité" ne décèle aucune ruse : les élections seront bien totalement libres, à raison de deux sénateurs par voïvodie. En contrepartie à cette concession, les négociateurs du pouvoir demandent un président aux larges pouvoirs, élu par le Sejm et le Sénat réunis. Et lorsque Michnik met en garde les représentants du pouvoir contre la tentation de préparer la place au général Jaruzelski - "ce serait reconnaître que le 13 décembre 1981 fut nécessaire. C'est inacceptable pour "Solidarité" (119) - Ciosek nie mollement que le général convoite ce poste, avant de dévoiler, non sans candeur, un pan de la stratégie du pouvoir : "l'inconvénient est que les élections au Sejm feront, par contraste, piètre figure par rapport aux élections sénatoriales. L'avantage, par contre, est l'impact sur l'opinion internationale, important pour l'image de la Pologne. D'après notre évaluation du rapport des forces au Sénat, environ 50 % des sénateurs seront issus des rangs du PRON. Dans les petites voïvodies, vous perdrez, dans les grandes, vous gagnerez". Et Ciosek d'assurer ses interlocuteurs de l'opposition de la sympathie active d'un pouvoir sûr de lui : "Nous voulons qu'il n'y ait pas de culture dominante, nous voulons que la composition du Sénat soit pluraliste" (120).


Il est vrai que rien n'est joué, en ce début de mars, en faveur de "Solidarité". Certes, les sondages confidentiels auxquels procède le pouvoir le créditent, selon Mikolaj Kozakiewicz, député, dirigeant du Parti agrarien et à ce titre bien informé, "du soutien de 10 à 17 % de la population adulte et de 3 à 4 % des jeunes" (121), mais la direction du Parti n'en reste pas moins confiante dans son savoir-faire électoral, surtout dans les régions rurales, restées à l'écart de l’épopée syndicale et politique des années 80. Au pire, calculent les stratèges les plus pessimistes de l'équipe dirigeante, l'opposition remportera largement les élections sénatoriales : elle pourra alors s'ébrouer dans un petit cénacle aux attributions réduites, tandis que la réalité du pouvoir restera entre les mains de l'ensemble formé par le président, le gouvernement et le Sejm, c'est-à-dire du Parti. Ce calcul explique que les réponses du pouvoir aux questions de "Solidarité" sur les attributions du Sénat restent aussi évasives. En réalité, "les communistes", note cruellement Geremek dans le récit qu'il fera deux ans plus tard de la négociation, creusaient leur propre tombe. Cela tenait à leur foi excessive dans les capacités d'adaptation du système ainsi qu'à leur conviction irrationnelle qu'ils arriveraient à relever les nouveaux défis, y compris celui de la démocratie" (122).

Le 7 mars, fort de cette "percée", le groupe de la Magdalenka, co-présidé par le général Kiszczak et Walesa, et rejoint par Kuron, se réunit pour trancher les très nombreuses questions pendantes dans les "corbeilles" économique et syndicale : l'indexation des salaires, la suspension de la décision de fermeture des chantiers "Lénine", la réintégration des mineurs licenciés, le nombre d'entreprises dont le pouvoir se réserve le droit de nommer le directeur, la restitution des biens confisqués à "Solidarité" lors de son interdiction, l'exercice des droits syndicaux dans les entreprises d'armement, l'enregistrement du syndicat étudiant NZS. Sans compter les habituelles pommes de discorde que sont, dans la "corbeille" politique cette fois-ci, l'accès de l'opposition aux médias et le droit d'association. Certaines divergences sont réglées, d'autres, les plus coriaces, renvoyées à nouveau vers les groupes de travail. Le temps manque pour évoquer les décisions du Bureau Politique du Parti qui a siégé le matin même : l'instance dirigeante au PZPR a en effet entériné le partage des sièges au Sejm selon la clef finalement agréée de 65 % pour le PRON et 35 % pour l'opposition, mais ne veut d'élection qu'à un tour de scrutin tant pour le Sejm que pour le Sénat, en invoquant la crainte d'une participation médiocre au deuxième tour, et exige le principe de deux sièges sénatoriaux par voïvodie quelle que soit la taille de celle-ci. "Solidarité", qui craint la sur-représentation des voïvodies rurales, plus faciles à remporter pour le pouvoir, rejette cette formule et réclame un nombre de sièges proportionnel à la population.

La discussion est renvoyée à une nouvelle Magdalenka le lendemain 8 mars, au palais Namiestnikowski, en formation restreinte. Après de longues consultations par téléphone, les négociateurs du pouvoir se résignent au scrutin à deux tours, mais demandent, pour faire droit au besoin de "compétence et de continuité du pouvoir", le privilège de faire élire une trentaine de candidats au Sejm, non pas dans une circonscription territoriale, mais sur une "liste nationale". Le marché s'esquisse : le partage des sièges du Sejm est accepté en échange de la légalisation de "Solidarité", tandis que le ralliement du syndicat à une institution présidentielle aux larges pouvoirs vient en contrepartie d'un Sénat librement élu. Mais les attributions précises des deux nouvelles institutions restent à déterminer et ce sera l'enjeu de la suite des négociations.

La "percée" de la Magdalenka lève les obstacles de la commission des réformes politiques. Lorsqu'ils se séparent le 9 mars, à l'issue de leur réunion, ses membres sont persuadés que la prochaine, prévue le 22 mars, sera la dernière et font partager leur optimisme aux médias, prompts à annoncer qu'un "accord historique" vient d'être conclu entre le pouvoir et "Solidarité". Mais de lourds nuages s'accumulent rapidement au-dessus de la "Table Ronde". Nombre de divergences subsistent tant sur la forme que sur le fond. Le gouvernement transmet, pour examen, sans même les communiquer à "Solidarité", des projets de loi sur l'élection au Sejm et sur le Sénat au Conseil d'Etat - qui les examine le 13 mars - puis les dépose, le 17 mars, sur le bureau du Sejm. Alors que la plupart des sous-groupes de travail ont terminé leurs travaux, certains sont paralysés : le sous-groupe sur la réforme du droit et de la justice, celui sur les questions minières et aussi la commission sur l'économie et la politique sociale, où le pouvoir est revenu sur les points agréés et propose un mécanisme d'indexation radicalement différent.

Une nouvelle crise couve. "L'attitude des autorités met en question la possibilité de conclure l'accord de la "Table Ronde", déclare le 17 mars le porte-parole de "Solidarité", Onyszkiewicz, lors d'une conférence de presse. Quelques heures plus tard, lorsque les co-présidents de groupes de travail se retrouvent en formation restreinte au siège du conseil des ministres, le choc est frontal. Geremek ouvre le feu et accuse le pouvoir de renier ses engagements, notamment sur l'indépendance de la justice et la réforme du Code Pénal, de se dérober à toute discussion sérieuse des attributions du président et du Sénat et, enfin, de déposer sur le bureau du Sejm des projets de loi sur les questions en discussion à la "Table Ronde", avant même qu'elles aient fait l'objet d'un accord. Gdula, embarrassé, explique que le dépôt sur le bureau du Sejm des projets de loi n'est qu'une démarche formelle, justifiée par la brièveté des délais avant le scrutin ainsi que le courroux des députés d'être tenus à l'écart des tractations, et que les textes continueront de pouvoir être modifiés. Plus sincère, Ciosek admet piteusement que la responsabilité de ce "coup de frein" incombe au pouvoir; le Bureau Politique vient de se réunir mardi 14 mars et, à l'issue d'une discussion de 12 heures, a remis en question l'"opportunité du contrat". Mais c'est pour mieux brandir la menace de l'échec : "la constellation qui rend possible un accord est de plus en plus fragile. Nous n'aurons pas la force de la maintenir jusqu'à l'automne (...). Notre volonté s'émousse, non pas parce que nous ne voulons pas d'accord, mais parce que nous nous affaiblissons. Vous aussi d'ailleurs. La philosophie de la "Table Ronde" s'étiole (...). C'est pourquoi il faut conclure tant qu'il est encore temps" (123). Malgré ses allures de supplique, cet ultimatum laisse l'opposition de marbre. Aucune des questions évoquées pendant les quatre heures de discussion - mines, nomenklatura, réforme des tribunaux, réintégration des ouvriers licenciés pour cause d'activités syndicales - ne permet de progrès. "J'estime que la situation est dramatique", déclare vers 23 heures Geremek. L'impasse est totale.

Le dernier espoir reste la commission des réformes politiques qui, dès les jours suivants, redouble d'activité, siégeant presque tous les jours. Mais la paralysie se prolonge jusqu'à ce que, le 22 mars, le co-président de la commission, Geremek, en tire les conclusions pour la suite des travaux : "nous sommes dans une situation de pat (...) et il faut peut-être maintenant (...) reconnaître que nous devons commencer la réforme de l'Etat par l'accord sur le Sejm et renvoyer les deux autres éléments, le président et le Sénat, aux décisions constitutionnelles prévues pour 1991, lorsque sera adoptée la nouvelle constitution" (124). Cette menace provoque une onde de choc dans les rangs de la délégation gouvernementale.

D'une phrase, Geremek a touché les deux points sensibles de la stratégie du pouvoir, l'institution présidentielle et le calendrier. "Pour signer le contrat politique", observe-t-il dans "La Rupture", "nos adversaires avaient absolument besoin d'une garantie dans la personne du président. Ils partaient bien sûr du principe que, dans cette conjoncture, le président serait l'un des leurs". De plus, "l'institution présidentielle devait prendre la place qu'occupait le rôle dirigeant du PZPR dans le fonctionnement de l'Etat et, en ce sens, elle était l'achèvement d'un processus qui durait depuis dix ans" (125). Le pouvoir n'entend pas seulement transformer son avantage - l'exercice de la réalité du pouvoir - en une forteresse institutionnelle, il veut aussi tirer le meilleur bénéfice électoral de la faiblesse et de l'inorganisation de "Solidarité", un syndicat toujours illégal. C'est pourquoi il lui est si capital de conclure la "Table Ronde" au plus vite, début avril, pour tenir les élections en juin, à un moment où le rapport de forces lui reste favorable face à une opposition prise de court : "sa carte maîtresse, c'était que le temps nous manquerait pour les préparer", relève Geremek, "car à ce moment-là, "Solidarité" était totalement déstructurée, composée de quelques dizaines de milliers de personnes" seulement. Quant à l'encadrement clandestin, non seulement il "était préparé à tout autre chose qu'à des élections", mais "en Pologne, les votes des villages et des petites villes restent décisifs et là, "Solidarité" était mal représentée" (126).

La marge de manoeuvre que la hâte du pouvoir à conclure laisse à l'opposition est cependant étroite car, toujours selon le principal négociateur de celle-ci, "nos adversaires nous disaient carrément qu'ils ne céderaient pas sur le facteur temps et que s'ils devaient perdre cet avantage, ils se retireraient de l'accord" (127). La négociation dévoile dans toute sa nudité la vraie nature de l'entreprise du pouvoir : "ils voulaient simplement créer une situation qui leur permettrait de sauver le plus possible de ce qu'ils possédaient. Le temps leur semblait un facteur essentiel" (128), relève encore Geremek. Aucun des négociateurs du pouvoir ne se donne la peine d'étayer son propos d'une quelconque référence à l'idéologie communiste. D'ailleurs, même si les principaux d'entre eux sont membres du Bureau Politique, l'appareil du Parti est tenu à l'écart de la décision, concentrée dans les mains de quelques individus, qui tirent leur légitimité non pas d'un quelconque mandat du Parti, mais de la force réelle qu'ils contrôlent - Jaruzelski avec l'armée, Kiszczak avec la police. "Autour de la "Table Ronde", constate Geremek, "le Parti disparaissait et c'était avec l'armée et la police que nous concluions le contrat" (129).

Singulière, la situation l'est par un autre élément radicalement nouveau : Moscou, qui en temps normal eût été un censeur vigilant du déroulement des négociations, ne répond plus. C'est ainsi que Cypryniak, secrétaire du Comité Central pour les "questions d'organisation" et membre de la délégation gouvernementale, un conservateur bon teint, se lamente ingénument devant Geremek du silence de Moscou

: "nous avons perdu tous nos contacts habituels, il n'y a plus chez eux que des hommes nouveaux qui ne sont plus réceptifs à nos arguments" (130). La traditionnelle ordonnance des pouvoirs communistes satellites de l'URSS, où Moscou est à la fois le mentor et l'arbitre des choix politiques, s'est disloquée dans le bouillonnement de la perestroïka et de la "nouvelle pensée", abandonnant le Parti au désarroi. Les négociateurs de "Solidarité", à qui cette mutation n'a pas échappé, en font un instrument tactique, inversant non sans quelque ironie la relation d'allégeance, autrefois toujours invoquée comme fondement de la raison d'Etat polonaise, et renvoyant leurs interlocuteurs aux audaces de Gorbatchev et de la perestroïka. Michnik, lecteur assidu de la presse soviétique, excelle notamment à ce genre d'exercice.

Confinée sur une voie étroite par la détermination du pouvoir à tirer avantage du facteur temps, la négociation, jalonnée de réunions houleuses et de passes d’armes rhétoriques, ne progresse que lentement, malgré la menace, agitée par Geremek, de report du tandem Président-Sénat. Un nouveau "paquet" se dessine sur l'équilibre des pouvoirs entre le président, le Sejm et le Sénat, tandis que les points contentieux sont renvoyés, par une sorte d'accord tacite entre les co-présidents de la commission, à l'arbitrage de la Magdalenka. Celle-ci est à nouveau réunie le mercredi 29 mars à 12 heures par Kiszczak et Walesa. La discussion se prolonge tard dans la nuit, mais les choses n'avancent guère. La controverse institutionnelle est toujours au coeur du débat. "Solidarité" veut limiter les prérogatives du président et, notamment, encadrer son droit de dissolution du Sejm. Le pouvoir entend limiter l'exercice du droit de veto du Sénat vis-à-vis du Sejm en maintenant aux trois cinquièmes - qu’il s’estime assuré de détenir - la majorité qualifiée suffisante à celui-ci pour passer outre à un veto du Sénat, alors que l'opposition souhaite relever ce seuil aux deux tiers. Il est près de 23 heures lorsque Kiszczak déclare que les débats sont à nouveau engagés dans une "totale impasse". Walesa est excédé : "la partie gouvernementale n'est pas prête; nous n'acceptons donc pas l'arrangement. Je propose la suspension des travaux sur ce thème. Nous dénouerons la discussion lorsque vous serez préparés" (131).

La réunion, samedi 1er avril au palais Namiestnikowski, des présidents de groupes de travail - une formation que tout le monde désigne, désormais, par l'appellation de "mini-Magdalenka" - commence sous les plus mauvais auspices. Seul, des négociateurs de "Solidarité", Michnik est présent et, au bout d'une heure d'attente, la délégation gouvernementale est sur le point d'ajourner la rencontre. Au blocage dans la corbeille économique - sur les règles d'indexation et le sort des chantiers "Lénine" - s'ajoute maintenant la menace de manoeuvres dilatoires de l'OPZZ, la centrale syndicale officielle, qui a pris ses distances vis-à-vis de la délégation du pouvoir. Le représentant de l'OPZZ déclare que son syndicat ne pourra se prononcer sur un éventuel mécanisme d'indexation des salaires avant le 4 avril, laissant planer l'ombre d'un chantage de dernière minute à la veille de la réunion plénière de clôture de la "Table Ronde", plusieurs fois reportée et désormais fixée au 5 avril.

Puis, lorsque les questions politiques reviennent sur la table, Gdula avance une formule de compromis pour passer outre à un veto du Sénat en proposant une majorité qualifiée de treize vingtièmes. "Toute l'Europe va mourir de rire", laisse tomber Geremek en une sentence sans appel (132), avant de lancer une contre- proposition : "Solidarité" se rallierait au seuil des trois cinquièmes si le pouvoir renonçait au droit du président de dissoudre le Sejm. Cette initiative personnelle du co-président de la commission des réformes politiques jette le trouble dans les rangs de l'opposition : invoquant la nécessité d'un contre-pouvoir authentique, Kuron et Michnik se lancent dans un vibrant plaidoyer en faveur de la majorité des deux tiers nécessaire à la Diète pour passer outre à un veto du Sénat. Le pouvoir réplique en arguant du risque de paralysie du travail parlementaire - si néfaste, dans le passé, à la Pologne - du fait de la “sénatocratie”.

Le lundi 3 avril, à 17 heures, la Magdalenka accueille à nouveau la petite trentaine d'hôtes, Walesa et le général Kiszczak en tête. Celui-ci annonce que le pouvoir s'est rallié à la position de "Solidarité" sur la majorité qualifiée des deux tiers au Sejm en cas de veto du Sénat. Un accord est trouvé sur le sort, renvoyé à un audit approfondi, des chantiers "Lénine", sur le régime des mines, sur la réforme du Code Pénal, le principe du contreseing par le Premier Ministre des actes de gouvernement du président. Deux questions restent ouvertes : le droit du président de légiférer par ordonnances et l'indexation des salaires, suspendue à l'accord de l'OPZZ, dont le Comité Exécutif est précisément en train de siéger. C'est autour de ce point que va se nouer un nouveau coup de théâtre, à 22 heures 20, lorsque la résolution finale du comité exécutif de l'OPZZ est communiquée par téléphone à la Magdalenka : les syndicats officiels rejettent le régime d'indexation agréé par le pouvoir et "Solidarité", au motif qu'il pénalise les salariés et entraîne une baisse de leur niveau de vie. Dans les deux camps adverses, le désarroi le dispute à la consternation. Aucun des membres du Bureau Politique ne se résout à annoncer la nouvelle au général Jaruzelski, mais tous conviennent que ce rejet signifie la fin de la "Table Ronde" et la rupture des pourparlers : "demain nous ne serons plus là", se désespère Ciosek, blême (133).

Puis Kiszczak se ravise et, après un bref aparté avec Mgr Goclowski, l'un des "observateurs" de l'Eglise présents tout au long de ces réunions de la Magdalenka, conclut qu'il reste un espoir de sauver la "Table Ronde". On assiste alors à un curieux renversement d'alliance, le pouvoir faisant soudain cause commune avec "Solidarité" pour dénoncer la démagogie de l'OPZZ. La partie gouvernementale emboîte le pas à "Solidarité" en publiant une condamnation de l'attitude des syndicats officiels et entreprend de mettre à profit le dernier jour avant la session plénière de clôture de la "Table Ronde", le 5 avril, pour amener ceux-ci à résipiscence. Il est près de 3 heures du matin lorsque les minibus du ministère de l'Intérieur déposent les délégations dans Varsovie déserte.

Le mardi 4 avril, après une journée fiévreuse de mise au point des textes et de "guérilla des amendements" dans tous les groupes de travail, une dernière "mini- Magdalenka" est réunie à 21 heures 30 au palais Namiestnikowski pour arrondir les derniers angles, pour l'essentiel des obstacles de dernière minute élevés par l'OPZZ. Le premier est la question de l'indexation : la partie gouvernementale propose de laisser celle-ci entre crochets et de signer un "accord à 90 %", au grand dam de "Solidarité" qui fait valoir que l'accord lie deux parties et non pas trois et que défaire de la sorte le "paquet" est totalement contradictoire avec la philosophie même de la "Table Ronde" (134). Le pouvoir se range à ces arguments et accepte la simple mention, dans une note de bas de page du document final, de la réserve de l'OPZZ. L'ordonnance de la cérémonie de clôture de la "Table Ronde", prévue le lendemain 5 avril à 17 heures, offre à l'OPZZ l'occasion d'un dernier coup d'éclat. Aprement discuté les jours précédents, le protocole de cette cérémonie prévoyait deux discours d'ouverture du général Kiszczak et de Walesa suivis, après une suspension, d'un débat où le tour de parole donnait la première place au représentant du Parti agrarien et la seconde seulement au président de l'OPZZ, Miodowicz. Celui-ci annonce qu'il quittera la salle s'il n'est pas le premier à prendre la parole après la pause. D'autres membres du Bureau Politique, Cypryniak et Soboka, font savoir que dans une telle hypothèse, ils emboîteraient le pas au chef des syndicats officiels. Kiszczak, qui se tient en contact permanent avec le général Jaruzelski, prévient Walesa qu'il ne signera pas si trois membres du Bureau Politique quittent ostensiblement la cérémonie.

Ce nouveau rebondissement envenime les préparatifs de la cérémonie et l'impasse reste entière en fin d'après-midi, le mercredi 5 avril, lorsque les deux co- présidents de la "Table Ronde" prononcent leurs discours, très consensuels et un peu rhétoriques. Walesa se félicite de ce que "pour la première fois nous ayons parlé entre nous en nous servant de la force des arguments et non des arguments de la force" (135). Puis la pause se prolonge de deux heures pendant que d'intenses tractations se déroulent en coulisse sur le tour de parole. Devant l'intransigeance de Miodowicz, l'opposition finit par céder au chantage et s'incline pour sauver les accords de la "Table Ronde", qui seront signés sous les flashes et les caméras dans la soirée.

Approuvés le matin même du 5 avril par la Commission Exécutive Nationale de "Solidarité", ces accords se présentent sous la forme de quinze documents - quelque 250 pages au total avec les annexes -, signés par les co-présidents des trois groupes et des onze sous-groupes de travail. Ces textes dressent un inventaire précis des points d'accord et des divergences, mentionnant quelquefois la suite à donner à telle ou telle dispute. La corbeille "économie et politique sociale" est la plus décevante. Elle formule certes quelques grands objectifs d'assainissement et de restructuration de l'économie : une réorientation de l'appareil de production vers les biens de consommation et les services, le retour à l'équilibre budgétaire en trois ans, l'indexation des salaires pour compenser, à hauteur de 80 %, l'inflation. Quant au "nouvel ordre économique", il est convenu qu'il doit être fondé sur l'autogestion ouvrière, l'économie de marché, la planification indicative, le pluralisme des formes de propriété - privée, coopérative, étatique - et la désignation des dirigeants d'entreprise selon des critères de compétence professionnelle. Ce "paquet" trahit l'influence, toujours prédominante dans "Solidarité", du courant autogestionnaire. Mais, surtout, il porte l'empreinte des déclarations d'intention, imprécises et ouvertes à toutes les interprétations, si enracinées dans la culture politique communiste. De surcroît, le pouvoir s'est ménagé quelques clauses de sauvegarde lorsque ses prérogatives pouvaient être menacées : c'est ainsi que tout en acceptant le principe du concours pour les nominations aux postes de directeurs, il a pris soin d'exempter de cette règle, en invoquant des motifs de sécurité nationale, de nombreuses grandes entreprises. Malgré les réserves formulées par "Solidarité" dans le document final, le système de la nomenklatura est de fait peu touché.

Le rapport du groupe sur le pluralisme syndical échappe au travers de la rhétorique déclaratoire grâce aux projets de loi qui lui sont annexés : un projet de révision de la loi de 1982 sur les syndicats afin de permettre la libre création et l'enregistrement de tout syndicat, que ce soit à l'échelle d'une entreprise, d'une région, d'une branche ou du pays tout entier. Mais "Solidarité" n'a pas obtenu que le droit de se syndiquer soit reconnu aux fonctionnaires des ministères de la Défense, de l'Intérieur et de la Justice. Un second projet de loi porte sur le droit syndical des paysans. Une troisième annexe trace les grandes lignes d'une loi sur la réintégration des licenciés pour activités syndicales après le 13 décembre 1981.

Le protocole d'accord du groupe sur les réformes politiques constitue, en dépit de sa brièveté - sept pages - une véritable charte de la démocratie dont les éléments constitutifs sont érigés en autant de principes : la souveraineté du peuple, le pluralisme politique et la représentativité des organes du pouvoir d'Etat, l'indépendance de la justice, la liberté d'association et la liberté d'expression. Ce sont des objectifs dont il est clairement convenu qu'ils ne peuvent être atteints que sur un mode évolutif, ce qui laisse à chaque partie la liberté d'imaginer le rythme et le contenu souhaitables de cette évolution. Cette profession de foi ne tourne pas, cependant, à l'exercice déclaratoire car la première étape est fixée avec précision : la légalisation des syndicats - y compris le syndicat étudiant NZS - ainsi que d'une opposition politique - sans toutefois le droit de créer des partis -. l'élaboration d'une loi sur les associations, un début de réforme du droit et de l'appareil judiciaire, un élargissement de la liberté d'expression et la "démocratisation du mode de désignation des corps représentatifs (...), qui sera le début de la voie menant à la démocratie parlementaire".

La "démocratisation" des élections parlementaires commence par la liberté de présentation des candidatures, une notion oubliée en quatre décennies de pratiques électorales communistes. Les candidats doivent soit être désignés par un des trois partis de la coalition au pouvoir, soit réunir les signatures de 3 000 électeurs de la circonscription électorale. Cette dernière formalité est obligatoire pour tous les candidats à l'élection sénatoriale. Les élections auront lieu au scrutin de liste à deux tours, l'électeur étant invité à rayer tous les noms sauf ceux des candidats de son choix. Tandis que les élections au Sénat sont totalement libres, celles du Sejm ne le sont - pour cette seule législature, est-il bien précisé - qu'à hauteur des 35 % de mandats réservés, à raison d'un au moins par voïvodie, aux "candidats sans Parti présentés par des groupes indépendants de citoyens". Les 65 % des sièges restants sont répartis par avance entre les partis de la coalition (PZPR, ZSL, SD), à raison de 60 %, et les groupements catholiques laïques alliés au pouvoir (Pax, PZKS, UChS), à raison de 5 %. L'obtention de 50 % des suffrages exprimés garantit l'élection au premier tour.

Autre élément de l'accord, la réforme des institutions, marque le triomphe des conceptions de l'opposition. Outre la légitimité qu'il tire de son mode d'élection démocratique, le Sénat partage avec le Sejm le droit de l'initiative législative et jouit du droit de veto vis-à-vis des lois adoptées par le Sejm, veto que celui-ci ne peut invalider qu'à la majorité des deux tiers. Quant au président, il est élu - là aussi le texte précise que ce mode de désignation est à usage unique - pour six ans à la majorité absolue des suffrages d'une Assemblée Nationale formée pour la circonstance par la réunion du Sejm et du Sénat. Ses pouvoirs rappellent ceux du président français de la Cinquième République, mais ont été rigoureusement encadrés, grâce à l'inlassable pugnacité de l'opposition pendant les deux mois de négociations de la "Table Ronde". Certes, il nomme le Premier Ministre, mais celui-ci doit être investi par le Sejm. Certes, il peut opposer son veto à une loi adoptée par le Sejm, mais celui-ci peut passer outre à la majorité des deux tiers. Certes, il dispose d’un vrai pouvoir exécutif, mais son exercice requiert, sauf pour les actes relatifs à la politique étrangère et à la défense, le contreseing du chef du gouvernement. Certes, il obtient le droit de proclamer l'état d'urgence en cas de menace sur la sécurité de l'Etat, mais pour trois mois seulement et sa reconduction est soumise à l'accord du Sejm et du Sénat. Certes, enfin, il peut dissoudre le Sejm, mais dans un nombre limité de cas précis.

Il y a bien quelques points d'ombre pour l'opposition, qui n'a pas obtenu gain de cause dans sa revendication de dépolitisation de la fonction judiciaire. De même, le principe de la liberté d'expression reste à bien des égards un voeu pieux : Solidarité" se voit reconnaître le droit à une presse syndicale - ce sera l'hebdomadaire Tygodnik Solidarnosci (Hebdomadaire de "Solidarité”) - et, pendant la période électorale, à un quotidien, Gazeta Wyborcza (Gazette des élections), ainsi que le remplacement par un simple déclaration de l'autorisation préalable jusqu'alors en vigueur pour toute activité de publication. Mais le pouvoir conserve une mainmise quasi-totale sur la radio, la télévision et l'essentiel de la presse écrite.

Le bilan d'ensemble est cependant indiscutablement à l'avantage de "Solidarité". Le point d'arrivée dépasse de loin les espérances initiales : la réforme des institutions, voulue par le pouvoir pour "mouiller" l'opposition dans le partage des responsabilités, était le prix à payer pour la légalisation de "Solidarité". Mais, conclut Geremek, "non seulement nous avons réussi à légaliser "Solidarité", mais nous avons de plus obtenu une part importante de démocratie que nous n'avions pas précédemment (...). Ce n'est pas nous, mais le pouvoir qui a payé pour la légalisation de "Solidarité" (136). La magistrale construction de l'équilibre des pouvoirs par le jeu de droits de veto réciproques entre le Sejm et les deux nouvelles institutions n'est autre qu'un piège institutionnel dans lequel le pouvoir, mû par son appétit de légitimité et de respectabilité, s'est de lui-même enfermé.


  1. - LES ELECTIONS (AVRIL - JUIN 1989)


Les 7 et 8 avril, la Commission Exécutive Nationale (KKW) de "Solidarité" et le “Comité Civique”, créé quatre mois plus tôt auprès de Walesa, se réunissent tour à tour pour définir leur stratégie électorale et résoudre le dilemme auquel fait face le syndicat : fragile, peu organisé, à peine renaissant, celui-ci ne peut s'engager sans risques dans une entreprise aussi foncièrement politique que l'organisation d'une campagne électorale. Mais, en l'absence de partis politiques alternatifs et compte tenu des risques de division de l'opposition, l'enjeu historique que représentent les élections face à un adversaire détenteur d'un formidable appareil de propagande interdit à "Solidarité" de se dérober. Même les plus réservés vis-à-vis de l'action politique dans les rangs du syndicat sont sensibles à cet argument.

Un compromis élégant est rapidement trouvé : l'instance suprême de "Solidarité" donne mandat au “Comité Civique” de mener la campagne électorale sous son patronage, en ouvrant la liste des candidats à un large éventail d'orientations politiques et à l'intelligentsia. Cette relation de soutien et de patronage à l'échelon central est reproduite à l'échelon territorial, où les structures régionales de "Solidarité" sont invitées à donner corps aux comités civiques régionaux créés par la résolution de la Commission Exécutive Nationale. Ces comités civiques locaux reçoivent mandat de proposer des noms de candidats, soumis ensuite à une commission centrale du Comité Civique, investie du pouvoir d'arbitrage. D'autres commissions sont également créées pour les besoins de la campagne : une commission d'organisation de la campagne, une commission pour la radio et la télévision, une commission chargée de la mise sur pied de Gazeta Wyborcza, une autre, enfin, pour la rédaction du programme électoral.

Une dizaine de jours plus tard, à la mi-avril, une rencontre entre Mgr Glemp et le général Jaruzelski a la valeur d'un acte de ratification des accords de la "Table Ronde" par deux autorités, l'une morale, l'autre politique, qui étaient restées formellement en retrait de l'exercice, tout en étant des acteurs influents et déterminants.

Puis, tandis que les uns et les autres se préparent à l'échéance électorale, les choses vont très vite. Le 17 avril 1989, "Solidarité" est à nouveau enregistré au tribunal de voïvodie de Varsovie, mais, contrastant avec la liesse populaire à laquelle il avait donné lieu en 1980, l'acte est cette fois-ci une pure formalité administrative. Le 18 avril se réunit pour la première fois la “Commission d'Entente”, une structure que "Solidarité", réticente à toute institutionnalisation de la relation entre le pouvoir et l'opposition, a accepté - à contrecoeur et sur les instances de l'Eglise - de créer à la "Table Ronde" pour suivre la mise en oeuvre des accords. Cette réunion, remarquable par l'occasion qu'elle fournit de la première rencontre depuis huit ans entre Lech Walesa et le général Jaruzelski, sert à "Solidarité" à détailler les entorses et infractions commises par le pouvoir aux accords de la "Table Ronde". Kiszczak se borne à les déplorer et à réaffirmer son soutien à ces accords.

Le lendemain 19 avril, Walesa, accompagné de Mgr Goclowski et des co- présidents des trois groupes de travail, Geremek, Trzeciakowski et Mazowiecki, s'envole pour Rome : reçu le 20 avril avec un protocole de chef d'Etat par Jean-Paul II, il savoure la victoire de "Solidarité" avec un homme dont le soutien au syndicat n'a jamais faibli, même pendant les années les plus noires, lorsque l'Eglise polonaise nourrissait des doutes sur le maintien en vie du syndicat. Plus prosaïquement, il s'agit aussi, pour Walesa, de recueillir la caution de Jean-Paul II - autorité morale indiscutable, s'il en est, en Pologne - à ce compromis avec les communistes, qui continue de susciter les critiques de ceux qui y voient une entente entre les élites dans le dos du peuple. Mais aux questions de la délégation polonaise sur le degré de tolérance politique de Moscou vis-à-vis des changements en Pologne, ni le Pape ni le chef de la diplomatie vaticane, le cardinal Casaroli, ne donnent de réponse assurée.

Aussitôt la délégation revenue de Rome, la "Comité Civique" se réunit à nouveau, le 24 avril, pour adopter une déclaration préparée de longue date sur la place de la Pologne en Europe et dans le monde. Celle-ci postule le principe de la souveraineté nationale, qui "exige de nouveaux accords, fondés sur une égalité de droit de la Pologne avec ses alliés" - mais cette souveraineté, est-il précisé, ne doit pas être une menace pour l'URSS -, et se prononce pour le dépassement de la division de l'Europe et le renforcement des Droits de l'Homme.

Dans les deux semaines qui ont suivi la première réunion du "Comité Civique", les comités civiques régionaux se sont mis en place partout et ont constitué aussitôt les listes de candidats, entérinées d'abord par la Commission Nationale puis, le 23 avril, par le “Comité Civique” lui-même. Avec, de temps à autre, des "parachutages" qui lui vaudront d'être accusée de centralisme et de manipulation, mais aussi des arbitrages pour imposer des candidats récusés, comme Jan Jozef Lipski, dont l‘agnosticisme déplaisait aux autorités ecclésiastiques locales. La liste des candidats présente un large éventail des courants de l'opposition politique polonaise, ratissant au-delà des frontières historiques de "Solidarité" : on y retrouve pêle-mêle agnostiques et militants catholiques, syndicalistes, ouvriers et paysans, anciens du KOR, jeunes du NZS et du "Mouvement de la jeune Pologne", des artistes comme le cinéaste Wajda ou l'acteur Andrzej Lapicki, des ex-prisonniers politiques - une centaine sur les 260 candidats -, mais aussi des vétérans du PPS, le Parti socialiste d'avant-guerre, et les pacifistes du tout récent mouvement "Liberté et Paix". Les mouvances les plus critiques des accords de la "Table Ronde", comme "Solidarité Combattante" ou la "Fédération de la Jeunesse Combattante", restent à l'écart et appellent au boycott des élections. Quant à la KPN, elle présente ses propres candidats. Presque tous les ténors de l'opposition se présentent soit au Sejm, soit au Sénat : Geremek, longtemps réticent, Michnik, Modzelewski, Kuron, Onyszkiewicz. Mais Mazowiecki, affecté par le rejet d'un projet de déclaration électorale qu'il soutenait, n'a pas voulu se présenter, de même que Frasyniuk et Bujak, qui préfèrent se vouer à la reconstitution de "Solidarité".

Lech Walesa se refuse, lui aussi, malgré l'insistance de Michnik, à faire acte de candidature. Par prudence, bien sûr, parce qu'un échec, jamais exclu, rejaillirait sur son prestige personnel. Mais surtout parce qu'il tient à se ménager une place dans le jeu politique, à garder ses distances et à se maintenir au-dessus du lot des contingences de l'action politique quotidienne. Bref, Walesa prépare sa stratégie pour l'après-élections, intervenant activement dans la campagne ouverte officiellement le 10 mai, notamment en posant avec chacun des candidats patronnés par "Solidarité". Imprimées sous forme d'affiches, ces photographies feront partie de l'arsenal, relativement modeste face aux moyens gigantesques contrôlés par le pouvoir, de propagande électorale de l'opposition. Celui-ci s'enrichit du quotidien promis par les accords de la "Table Ronde", Gazeta Wyborcza, qui paraît à partir du 8 mai, après un mois de préparatifs fiévreux. Dirigé par Michnik, fabriqué grâce à des équipements hâtivement réunis et au soutien de donateurs étrangers, porté par un formidable enthousiasme et le savoir-faire, quelquefois brouillon, de journalistes formés dans la presse clandestine - Tygodnik Mazowsze notamment -, le premier quotidien à la fois légal et indépendant du pouvoir en Pologne communiste, rencontre un succès remarquable. Les tirages décollent des 150 000 exemplaires des premiers numéros pour atteindre rapidement plusieurs centaines de milliers. L'autre périodique prévu par les accords de la "Table Ronde", Tygodnik Solidarnosci, est confié à Mazowiecki, mais sa vocation plus strictement syndicale et surtout sa parution, le 2 juin, retardée par différentes manoeuvres dilatoires du pouvoir, ne lui permettront pas de peser dans la campagne électorale. Quant à la télévision, la demi-heure hebdomadaire arrachée par "Solidarité" lors des accords de la "Table Ronde" et les quelques minutes d'antenne par jour concédées pendant la durée de la campagne officielle ne font guère le poids face au matraquage de la propagande officielle.

Dans le camp de l'opposition, la mobilisation supplée donc à la modestie des moyens : un "fonds électoral du Comité Civique" est créé, qui lance une souscription pour financer les dépenses de campagne, l'impression des tracts et affiches des candidats pour l'essentiel; à l'étranger, la Polonia se mobilise et organise des collectes de fonds à l'étranger; des partis occidentaux sympathisants font parvenir leurs dons; des militants sillonnent patiemment les entreprises, les Universités, les rues et les parvis d'églises pour recueillir les 3 000 signatures nécessaires à chaque candidat, formalité dont sont dispensés les candidats de la coalition, du moins pour les élections au Sejm, et organisent avec des moyens de fortune des meetings électoraux jusque dans les campagnes les plus reculées. "Solidarité" doit lutter à la fois contre l'abstention et contre le monopole de la propagande du pouvoir dans les villages et les petites villes du pays, au poids électoral important et où le syndicat n'est guère implanté. Mais son soutien le plus efficace, c'est encore de l'Eglise que "Solidarité" le reçoit. Le 2 mai, la Conférence Episcopale, réunie à Czestochowa, appelle les Polonais aux urnes en faisant valoir que "la chance qu'offrent les élections doit être utilisée par les fidèles responsables du bien commun de notre nation". Cet appel est répercuté, en termes plus explicites, dans les paroisses et dans les chaires. Mais ce soutien n'est pas inconditionnel : à la veille de l'élection, le Primat recevra ostensiblement deux candidats indépendants, Me Sila-Nowicki et Kazimierz Switon, qui se présentent précisément contre deux vedettes de "Solidarité", Kuron et Michnik. Le pouvoir, pour sa part, aborde l'échéance électorale avec la certitude de la victoire : les moyens de propagande d'un syndicat à peine renaissant et quasiment inexistant hors des grandes villes sont sans commune mesure avec ceux que donne le contrôle de l'appareil d'Etat. Le Premier Ministre Rakowski convoque ainsi, le 10 mai, les maires polonais et leur demande un "engagement maximal dans la lutte afin d'obtenir la plus grande quantité possible de voix en faveur des candidats de la coalition" (137). Le pouvoir table sur un minimum d'un tiers des sièges au Sénat, mais aussi sur une partie des 35 % de sièges au Sejm ouverts au vote libre, qu'il tente de capter en présentant des affidés sous l’étiquette "sans-parti". Tel est le cas notamment du "sans-parti" Jerzy Urban, porte-parole du gouvernement et candidat indépendant à Varsovie. Mais là, la ficelle est un peu grosse. Certain de l'emporter, l'état-major de campagne du PZPR, dirigé par Czyrek et un jeune secrétaire du Comité Central, Czarzasty, lance sa campagne deux semaines seulement avant le premier tour de scrutin. A mesure que se rapproche l'échéance, l'optimisme du pouvoir, ignorant avec superbe les sondages qui lui prédisent un cuisant échec (12 % pour la coalition au pouvoir, 31 % pour les candidats de "Solidarité", 25 % pour les candidats indépendants et 31 % d'électeurs indécis fin mai), ne cesse de croître au point que, quelques jours avant le scrutin, Czarzasty déclare, au cours d'une réunion des instances les plus hautes du Parti, qu'"il faut s'inquiéter sérieusement de savoir comment assurer à "Solidarité" un nombre de sièges convenable". "Il craignait", commente Geremek, qui rapporte l'anecdote, "que notre défaite ne jetât un discrédit international sur ces élections" (138).

Très présent dans la campagne, Walesa continue de développer sa stratégie post- électorale, ciselant son image de "père de la nation" autant que sa stature internationale. A l'intérieur, il multiplie les interviews, apparaît dans des dizaines de meetings de soutien aux candidats de l'opposition, lance des appels - un appel aux citoyens de Pologne, un appel aux agriculteurs, et même un appel à la tolérance ethnique et en faveur d'une Pologne multi-nationale. Le président de "Solidarité" domine, note "Le Monde", "la campagne électorale de bout en bout, lui imposant son rythme, ses thèmes, ses polémiques et sa fraîcheur" (139). Avec un remarquable don d'ubiquité, Walesa sillonne les capitales européennes. A chaque fois un accueil triomphal est réservé à celui qui se présente délibérément en ambassadeur de Pologne, soucieux avant tout d'intéresser les Occidentaux au sort de son pays, à son redressement financier et économique. Déjà, à Rome, il a été reçu le 21 avril, dans le sillage de sa visite au Vatican, par tout le gotha de la politique italienne. Les 9 et 10 mai, il est à Strasbourg, au siège du Conseil de l'Europe, pour y recevoir le prix européen des Droits de l'Homme. Le 17 mai, on le trouve en Belgique, à l'invitation des deux confédérations syndicales auxquelles est affilié "Solidarité", la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) et la Confédération Mondiale du Travail (CMT). Il met à profit son séjour pour multiplier les rencontres avec les plus hautes autorités de l'Etat belge et pour être reçu par le président de la Commission des Communautés Européennes, Jacques Delors, qui lui promet son soutien pour le rééchelonnement de la dette polonaise. Largement relayé par les émissions en polonais de Radio-Europe Libre, l'écho des entretiens avec les grands de ce monde, en rehaussant le prestige international du chef de "Solidarité", est loin d'être négligeable dans la campagne.

En marge de celle-ci, frictions et gestes de détente se succèdent. Au chapitre des signes d'ouverture, le Sejm adopte le 17 mai une loi conférant la personnalité juridique à l'Eglise catholique, qui se voit reconnaître le droit à la restitution - ou au dédommagement - du patrimoine confisqué après-guerre et le rétablissement de privilèges retirés à l'époque. Une autre loi restaure la liberté de culte pour toutes les confessions religieuses et instaure un régime de retraite pour les prêtres et religieuses. Parallèlement, la Pologne renoue les relations diplomatiques avec le Vatican. Au chapitre des accrocs figurent de multiples coups de ciseaux de la censure dans les rares émissions télévisées accordées à "Solidarité" et dans le contenu rédactionnel de Gazeta Wyborcza. Par ailleurs, un nouveau refus des autorités, le 23 mai, d'enregistrer le syndicat étudiant NZS, en violation des accords de la "Table Ronde", provoque une vague de grèves dans les Universités.

C'est néanmoins dans le calme et la bonne humeur que le dimanche 4 juin 1989, alors qu'à Pékin se consomme le drame de la place Tian-An-Men, quelque 16 millions de Polonais se rendent aux urnes, avec le sentiment que, pour la première fois depuis quarante ans, leur vote peut changer quelque chose à l'ordre politique. Libres, ces élections ne le sont que pour le Sénat. Pour le Sejm, en revanche, le général Jaruzelski lui-même reconnaît dans ses mémoires qu'il s'agit d'"élections pas vraiment libres puisque nous en avions fixé les résultats" (140). Un constat auquel fait écho le slogan de "Solidarité" : "35 % de démocratie". Ce scrutin ne se distingue pas des précédents par la seule liberté de présentation des candidatures, mais aussi par une organisation qui exclut pratiquement les fraudes : aux termes des accords de la "Table Ronde", l'opposition est représentée dans toutes les commissions électorales, locales et centrales, chargées de collationner les résultats et chaque candidat peut déléguer des hommes de confiance dans les bureaux de vote. Ceux-ci sont équipés d'isoloirs et d'urnes plombées, qui découragent les manipulations. Mais la complexité du scrutin et le refus du pouvoir de laisser apparaître de quelque façon que ce soit l'étiquette politique des candidats sur les bulletins de vote ont conduit "Solidarité" à installer des permanences aux abords des bureaux pour expliquer aux électeurs sympathisants, mais désorientés quels noms rayer et quels noms maintenir sur les cinq, six, voire sept listes qu'ils sont invités à déposer dans l'urne.

Dans l'élection au Sejm, 1795 candidats sont en lice pour 460 sièges. Mais "Solidarité" n'en présente que pour les 161 mandats ouverts aux "sans Parti", c'est-à- dire au vote libre, affrontant là de nombreux candidats indépendants, soit des "sous- marins" du pouvoir, soit parrainés par des mouvements d'opposition hors de la mouvance de "Solidarité", comme le KPN. Quant à l'élection sénatoriale, 558 candidats se disputent les cent sièges - deux pour 47 des 49 voïvodies, trois pour celles de Varsovie et Katowice, les plus peuplées.

L'angoisse de l'opposition croît lorsque, la journée avançant, les estimations confirment le plafonnement du taux de participation. Alors que "Solidarité" lie son succès à une forte mobilisation - que les sondages promettaient de proche de 80 % -, il s'avère que 62 % à peine des 26 millions d'électeurs polonais ont pris la peine de se déplacer jusqu'aux bureaux de vote. S'agissant d'un enjeu aussi crucial pour l'avenir du pays, ce taux d'abstention élevé traduit une indifférence inquiétante, que Michnik explique par l'apathie sociale autant que par un réflexe de défiance. Mais cette ombre se dissipe lorsque tombent les premiers résultats, ceux des quelque 150 bureaux de vote ouverts à l'étranger dans les représentations diplomatiques, où ont pu voter les fonctionnaires en poste, mais aussi les nationaux polonais dispersés dans le monde. Dans de très nombreuses ambassades, pourtant truffées de personnels "recommandés" par le Parti, le candidat de "Solidarité" devance celui du pouvoir. Outre l'humiliation qu'il représente pour celui-ci, ce résultat est de mauvais augure pour la suite. De fait, les résultats partiels qui se succèdent d'heure en heure révèlent un raz-de-marée en faveur de "Solidarité", dont les candidats remportent en général de 60 à 80 % des suffrages exprimés, le reste se partageant entre les candidats de la coalition et les indépendants. Les résultats définitifs ne seront connus que plusieurs jours plus tard, mais le triomphe de "Solidarité" est, le jour même du scrutin, un fait politique majeur. "Solidarité" enlève ainsi dès le premier tour 92 des 100 sièges de sénateurs,

ainsi que 160 des 161 sièges de députés au Sejm réservés aux "sans-parti". La coalition au pouvoir ne remporte aucun siège de sénateur et, à la surprise générale, 5 seulement des 299 sièges qui lui ont été attribués par les accords de la "Table Ronde". "Solidarité" est en ballottage favorable dans 8 des 9 circonscriptions où ses candidats sont présents au deuxième tour. Quant à la "liste nationale", ce subterfuge, qui dans la meilleure tradition communiste, devait garantir aux dignitaires du régime une élection dans un fauteuil, deux noms seulement, dont celui de Kozakiewicz, un dirigeant populaire du ZSL, sur 35 franchissent le seuil fatidique des 50 % des suffrages exprimés. Malgré les consignes de "Solidarité" d'envoyer au Sejm les "réformateurs" du Parti et notamment les participants à la "Table Ronde", malgré l'appel à peine déguisé la veille même du scrutin, à la télévision, à voter pour cette liste en rayant un seul nom dont chacun comprend qu'il s'agit de Miodowicz, il s'est trouvé plus de 50 % des électeurs pour biffer 33 des 35 noms de la "liste nationale". Comble de malchance - ou plutôt par arrogance d'un pouvoir communiste plein de mépris pour la démocratie -, la loi électorale n'a pas prévu de deuxième tour pour cette liste qui ne se présentait contre aucune autre liste. Moyennant quoi, les ténors de la classe politique au pouvoir - Rakowski, Kiszczak, Czyrek, Ciosek, etc. - ne sont pas élus au Sejm. Le camouflet est épargné au général Jaruzelski, qui ne se présentait pas.

L'étendue de la débâcle plonge le pouvoir dans la stupeur. "Nous étions persuadés", admet Jaruzelski, candide, dans ses mémoires, "de garder le pouvoir (...). Nos spécialistes estimaient que face aux représentants de l'opposition, que les Polonais étaient présumés mal connaître, des vedettes proches de nous politiquement gagneraient facilement. Ils avaient oublié deux choses que les meilleurs ordinateurs ne pouvaient intégrer : le rejet du système et le poids de l'Eglise" (141). Et le général de s'abandonner à une tardive autocritique : "nous ne savions plus ce qu'était la lutte politique, habitués que nous étions à exercer un pouvoir sans partage. Nous savions comment nous battre dans les couloirs du Comité Central, dans les travées du Congrès du Parti, mais nous ignorions comment défendre nos idées sur les murs des rues et jusque dans les isoloirs" (142).

L'ampleur de la victoire de l'opposition est telle qu'un frisson d'inquiétude traverse ses rangs à l'idée que le pouvoir pourrait être tenté de refuser le verdict des urnes. L'appareil du Parti, qui a pris la mesure du péril, est en pleine ébullition et plusieurs membres de la direction se sont ouvertement prononcés pour l'annulation des élections, motif pris de la non-élection de la "liste nationale" valant rupture du contrat par "Solidarité" (143). "Rien n'était plus facile que d'invalider ces élections", relève Geremek, "il y avait mille raisons à cela et des raisons que l'Occident aurait prises pour argent comptant. L'Occident aurait accrédité la thèse du pouvoir polonais pour soutenir Gorbatchev et ses réformes, l'esprit tranquille" (144).

"Abasourdis", note le général Jaruzelski, "nous passâmes les deux semaines qui nous séparaient du deuxième tour à tenter de limiter les dégâts" (145). L'entreprise de sauvetage commence le mardi 6 juin, lors d'une réunion avec l'opposition dont le pouvoir a demandé d'urgence la convocation. Kiszczak, Ciosek et Gdula font face à Walesa, Geremek et Mazowiecki. L'atmosphère est tendue : les représentants du gouvernement demandent à ceux de "Solidarité" s'ils ont l'intention de prendre le pouvoir et leur reprochent d'avoir rompu le contrat en faisant mordre la poussière à 33 des 35 candidats de la "liste nationale". Ils s'entendent répondre que "Solidarité" a le projet non pas de prendre le pouvoir, mais de créer un Etat de droit démocratique. Quant au contrat de la "Table Ronde", il portait sur un partage des sièges selon une clef de 35 % - 65 % : si les électeurs ont censuré une "liste nationale" que le pouvoir avait par maladresse tenu à imposer, il ne doit s'en prendre qu'à lui-même et ne pas en imputer la responsabilité à "Solidarité". La réunion s'achève dans un climat d'extrême tension. La nervosité du pouvoir s'explique par le fait qu'au-delà de la déconfiture morale infligée par le résultat des élections, l'incident de la "liste nationale" bouleverse le subtil équilibre sur lequel étaient construits les accords de la "Table Ronde" : même dans l'hypothèse d'un Sénat entièrement formé par "Solidarité", la coalition au pouvoir conservait, avec 299 voix, une confortable majorité des 560 "grands électeurs" appelés à élire le président de la République. Avec un Sejm réduit à 427 membres au lieu des 460 prévus, la coalition ne détient plus que 270 mandats sur un total de 527, soit une majorité de deux voix seulement, à la merci de quelques défections. Et comme l'institution présidentielle est la clef de voûte d'une construction politique conçue pour garantir la continuité du pouvoir, toute menace sur son attribution à ce dernier est ressentie comme un péril mortel.

L'opposition, qui a pris la mesure de ces états d'âme, de l'humiliation subie par le pouvoir dans la consultation électorale et des risques inhérents à une attitude trop rigide, décide de faire montre de flexibilité. C'est ainsi que le jeudi 8 juin, lorsque se réunit la “Commission d'Entente” créée par les accords de la "Table Ronde", Walesa et ses compagnons acceptent, malgré leurs craintes d'apparaître aux yeux de l'opinion complices d'une manipulation, de faire droit à la demande du pouvoir de disposer des 33 sièges de la "liste nationale" non pourvus au premier tour. Ils refusent seulement de reconduire l'exercice à l'identique au second tour. Un compromis est trouvé aux termes duquel le Conseil d'Etat modifie par décret la loi électorale et crée 33 mandats nouveaux auxquels prétendront 66 candidats nouveaux; eux aussi, les candidats récusés par l'électorat ayant eu la pudeur, finalement, de ne pas se représenter. On verra même "Solidarité" dans la situation paradoxale d'avoir à organiser, avant le deuxième tour, des réunions électorales pour soutenir des candidats "réformateurs" du Parti. Celui-ci réagit au séisme électoral par une agitation désordonnée : tandis que des "réformateurs" anonymes font campagne pour une scission du Parti entre l'aile social-démocrate et l'aile stalinienne, l'appareil est convoqué les 12 et 13 juin pour de houleuses "consultations" où de nombreuses voix s'élèvent pour demander des comptes aux responsables de la déroute.

Cette première élection presque libre dans un pays du "socialisme réel" met la Pologne au centre de l'attention de la communauté internationale, d'autant plus que l'entre-deux tours coïncide avec un calendrier diplomatique chargé. Le général Jaruzelski a maintenu ses déplacements prévus à l'étranger et se rend tour à tour à Bruxelles, le 9 juin, et à Londres les 10 et 11 juin, obtenant même de Margaret Thatcher une promesse d'aide économique et financière. A été également maintenue la visite du président Mitterrand, contraint de se livrer, les 14 et 15 juin, à un subtil jeu d'équilibriste entre le pouvoir légal et le vainqueur politique des élections. La veille, 13 juin, la mention, dans le communiqué commun publié à l'issue de la visite officielle à Bonn de Gorbatchev, du "droit de tous les Etats à décider librement de leur destin" est reçue comme un nouvel encouragement par l'opposition.

Celle-ci connaît, après l'euphorie de la victoire, son premier soubresaut la veille même du deuxième tour, le 17 juin, lorsque la “Commission Exécutive Nationale” de "Solidarité" prend la décision de dissoudre les comités civiques régionaux qu'elle avait créés en avril, motif pris de ce que la fin de la campagne électorale mettait un terme à leur mandat. Controversée, mais adoptée à la majorité, la résolution traduit le réflexe d'un appareil syndical inquiet de voir se développer, dans une indépendance croissante vis-à-vis de "Solidarité", une structure rivale, portée par la victoire électorale et susceptible de porter ombrage à la régénération d'un syndicat lui-même encore affaibli. Appuyée par Walesa lui-même, sourd aux arguments de ceux qui, comme Geremek ou Wujec, ont protesté contre le "gâchis", la décision fait scandale dans les rangs de l'intelligentsia et des très nombreux militants et sympathisants qui s'étaient engagés corps et âme dans la campagne électorale au sein de ces comités civiques.

La controverse est mise entre parenthèses pendant le deuxième tour de scrutin, le dimanche 18 juin. "Solidarité", qui n'est plus en lice que pour un mandat de député et huit mandats de sénateurs, ne perd qu'un seul siège sénatorial au profit d'un entrepreneur enrichi de Pila auquel sa fortune personnelle avait permis de mener une campagne efficace. Privé de concurrents dans les circonscriptions qu'il s'était réservées, le pouvoir les remporte sans difficulté.

La querelle sur les comités civiques régionaux se ravive aussitôt après pour atteindre son paroxysme le 22 juin, lors d'une réunion dramatique du “Comité Civique” : les partisans de la dissolution font valoir que le maintien d'une structure alternative risque de prolonger la faiblesse d'un syndicat toujours exsangue. Frasyniuk craint que le lien traditionnel entre ouvriers et intellectuels soit de la sorte rompu. En face, les adversaires de la dissolution - Geremek, Michnik, Wujec, mais aussi un syndicaliste proche de la base comme Bujak - plaident en faveur de la préservation du capital politique ainsi constitué et d'un renforcement mutuel entre les deux structures. Leurs arguments semblent suffisamment convaincants à Walesa pour qu'il se ravise et décide que, tout compte fait, la décision de dissolution a été trop hâtive. Car le président de "Solidarité" n'a aucunement l'intention de rompre le lien ombilical liant le syndicat à son émanation politique. C'est ainsi que le 23 juin, lorsque les 260 députés et sénateurs de “Solidarité” se réunissent à l'Auditorium Maximum de l'Université de Varsovie pour fonder le Club Civique Parlementaire (OKP)13, Walesa, qui ne détient aucun mandat électif, prend d'entrée les choses en main en sortant de sa poche la liste de ceux qu'il entend voir élire à la tête de l'OKP et des groupes parlementaires dans chaque chambre. Au grand dam de quelques élus qui voient dans ce procédé une atteinte à la démocratie et la preuve des penchants dictatoriaux de Walesa. Les élus suivent cependant les recommandations de ce dernier. Geremek, porté de la sorte à la présidence de l'OKP et du groupe parlementaire de l'OKP au Sejm, est plus placide dans son jugement sur Walesa : "il était indiscutable qu'il restait notre chef politique. Il n'avait pas besoin de se présenter aux élections pour rester ce chef. Il possédait ce titre de façon naturelle" (146). L'intellectuel catholique Wielowieyski est élu vice-président de l'OKP et porté à la tête du groupe parlementaire d'un Sénat pratiquement monocolore.


  1. O.K.P.: Obywatelski Klub Parlamentarny



  1. - L'ELECTION PRESIDENTIELLE (JUILLET 1989)


La première question à l'ordre du jour des groupes parlementaires nouvellement constitués est l'élection présidentielle, une échéance politique essentielle que le pouvoir tente de préempter dès avant le deuxième tour. C'est ainsi que dès le 11 juin, le porte-parole du gouvernement, Urban, déclare lors d'une conférence de presse qu'il avait été décidé autour de la "Table Ronde" que le poste présidentiel serait attribué au général Jaruzelski. Cette contre-vérité sème le trouble dans l'opinion, même s'il est clair que la majorité arithmétique dont il dispose laisse au pouvoir le choix du président et que ce choix s'arrêtera, selon toute vraisemblance, sur la personne de Jaruzelski. Les démentis de "Solidarité" passent inaperçus.

Après avoir songé un moment à présenter à ce poste la candidature de Walesa - très réticent vis-à-vis d'un tel projet dont le risque d'échec lui paraît trop élevé -, l'opposition y renonce pour marquer symboliquement le caractère artificiel et non démocratique de la situation imposée par la "Table Ronde". De lourds nuages n'en commencent pas moins à s'accumuler au-dessus de ce qui devait être, pour le pouvoir, une élection assurée. Non seulement Walesa et les autres dirigeants de l'opposition ne cessent de clamer qu'ils ne voteront pas pour l'homme de la loi martiale, mais il s'avère qu'une vingtaine d'élus du ZSL, parti allié au PZPR, ne sont pas sans lien avec "Solidarité", pour qui ils travaillaient dans la clandestinité (147). Plus grave, les partenaires du PZPR dans la coalition, le ZSL, le SD, qui ont pu comparer, à la faveur du scrutin, la faiblesse et l'impopularité du Parti à l'attrait et au prestige de "Solidarité", obéissent à un soudain instinct de survie et, selon l'expression de Geremek, "commencent à quitter un navire dont le naufrage ne faisait plus de doute pour eux" (148). Or ils détiennent 22 % des sièges au Sejm, auxquels s'ajoutent les 5 % des petits groupements catholiques.

Le général Jaruzelski qui, dès avant le premier tour, pressentait des difficultés, craignant d'être élu à une majorité trop faible pour prétendre à une réelle légitimité, avait entrepris Kiszczak pour que, dans ce cas de figure, il acceptât de se présenter. La déconfiture du 4 juin ne fait que renforcer ses craintes - et sa pression sur un Kiszczak toujours réfractaire. Celui-ci, qui se rend le lendemain même du second tour, le 19 juin, à Gdansk pour sonder Walesa, s'entend rappeler l'opposition déterminée de celui-ci à un soutien à la candidature du général Jaruzelski (149). Les indices qui se multiplient de la dislocation de la coalition électorale achèvent de dissuader le général Jaruzelski de poursuivre son projet. Le 30 juin, devant le XIIème plenum du Comité Central du Parti, son Premier Secrétaire annonce qu'il n'est pas candidat à la présidence et "recommande" la candidature du général Kiszczak : "si sur la voie de l'entente nationale un obstacle apparaît et qu'il se nomme Jaruzelski", dramatise-t-il, "il faut le supprimer". Dans un climat de crise, sur fond de controverse autour de la responsabilité de l'échec, le Comité Central lui demande néanmoins de revenir sur sa décision. Jaruzelski s'accorde un délai de réflexion de trois jours.

La veille du plenum, le candidat "recommandé", Kiszczak, était retourné à Gdansk pour interroger à nouveau Walesa, mais cette fois-ci sur ses propres chances d'accéder à la présidence. Il s'entend, assure-t-il dans ses mémoires, promettre le soutien de 75 à 85 % des élus de "Solidarité". Au moment de prendre congé de son très affable visiteur, Walesa lui lance : "vous n'ignorez pas, bien sûr, que c'est moi qui pourrais être président". "Mais, monsieur Lech, vous êtes jeune", plaisante Kiszczak, "vous n'avez pas quarante ans, tout est devant vous, laissez leur chance à d'autres et dans quatre ans, à coup sûr, vous serez président". Et Walesa de regimber : "moi je ne peux pas attendre quatre ans. Dans quatre ans, il y aura de nouvelles têtes, des jeunes. Qui se souviendra encore de "Solidarité", sans même parler de quelqu'un comme Lech Walesa" (150).

Alors que tant le pouvoir que l'opposition cherchent à tâtons leur stratégie politique, Michnik jette un pavé dans la mare en signant le 3 juillet 1989, dans Gazeta Wyborcza, un éditorial au titre sans équivoque : "Votre président, notre premier ministre". Le raisonnement est d'une simplicité biblique : la situation économique est catastrophique, le pays est menacé d'explosion sociale. Les Polonais ont clairement manifesté, par leur vote, leur volonté de changement radical, que les réalités de la situation internationale - le Pacte de Varsovie - autant qu'intérieure - le contrôle de la réalité du pouvoir par les communistes - ne permettent pas. "Personne n'est parvenu jusqu'à présent", écrit Michnik, "à sortir du communisme totalitaire. Nous devons donc entreprendre une oeuvre sans précédent". Comment donc "vaincre la nomenklatura stalinienne sans révolution ni violence? J'affirme que c'est seulement par l'alliance de l'opposition démocratique avec l'aile réformatrice du pouvoir (...), par un système nouveau, mais garantissant une certaine continuité". Et Michnik de proposer "un accord en vertu duquel le président serait le candidat élu du PZPR tandis que le portefeuille du premier ministre et la mission de former le gouvernement seraient confiés à un candidat de "Solidarité"", avant de conclure : "un tel président garantira la continuité du pouvoir, des accords internationaux et des alliances militaires. Un tel gouvernement aura le mandat de l'énorme majorité des Polonais et garantira le changement conséquent du système économique et politique. Seul un tel système de pouvoir peut réaliser dans la pratique le postulat de grande coalition" (151).

L'entreprise est audacieuse. Le projet de "grande coalition", fondement et objectif du dialogue noué par le pouvoir avec "Solidarité", a toujours été considéré par l'opposition comme un piège destiné à lui faire partager, pour le prix de quelques portefeuilles ministériels, la responsabilité de la gestion du système sans lui permettre de le réformer. La proposition de Michnik renverse les termes mêmes du marché : l'auxiliaire pressenti devient le maître d'oeuvre du changement, que vient équilibrer, assigné à un cadre constitutionnel précis et érigé en garant de sa propre continuité, le pouvoir en place. D'absolu, le monarque devient constitutionnel. "Révolutionnaire", de l'aveu même de Geremek (152), l'idée prend tout le monde par surprise; le pouvoir, qui multiplie à l'adresse de l'opposition les accusations de rupture du contrat de la "Table Ronde" et lui reproche de donner de la sorte le signal de la révolte à l'appareil; mais aussi "Solidarité", psychologiquement préparée à exercer une fonction d'opposition pendant la période transitoire, en exigeant l'application des accords de la "Table Ronde", fondement du futur ordre démocratique. Ce n'est, pensait-on au départ, qu'à l'issue de ce processus, après une ou plusieurs années, que cette opposition pourrait exercer les responsabilités du pouvoir. Quelques jours avant la parution de l'article de Gazeta Wyborcza, Kuron avait, dans une interview au quotidien, déclaré qu'il était hors de question que "Solidarité" prenne le pouvoir car tout l'appareil d'Etat, l'armée et la police notamment, se soulèverait aussitôt.

Effrayé par l'audace du brûlot de Michnik et l'effet désastreux qu'il peut exercer sur cet appareil, l'establishment s'emploie aussitôt à en minimiser la portée : dès le lendemain de sa parution, les deux co-présidents de la commission des réformes politiques de la "Table Ronde", Geremek et Reykowski, expliquent dans une intervention télévisée que l'article du directeur de Gazeta Wyborcza n'exprime que l'opinion personnelle de son auteur. "Après le ballon d'essai de Michnik", s'explique Geremek, "il fallait calmer l'opinion publique et surtout anesthésier les émotions de nos adversaires" (153). Une volée de critiques s'abat donc sur Michnik, totalement isolé. Parmi ses détracteurs véhéments figure Modzelewski, qui fait valoir dans les colonnes de Gazeta Wyborcza qu'un gouvernement formé par "Solidarité" est prématuré et ne présente aucune garantie de pouvoir changer réellement l'ordre des choses (154). Et surtout Mazowiecki qui, dans la livraison de mi-juillet de son hebdomadaire Tygodnik Solidarnosci, taxe Michnik d'aventurisme politique et de déviation par rapport au programme adopté. Seul des ténors de l'opposition, Kuron lui apporte son soutien.

Mardi 4 juillet, le Sejm, puis le Sénat se réunissent tour à tour en séance inaugurale en présence du général Jaruzelski et de Walesa, invité d'honneur. Députés et sénateurs, après avoir prêté un serment expurgé de toute référence au socialisme, élisent à la tête de leurs assemblées respectives Kozakiewicz et le Professeur Stelmachowski. L'élection du président, d'abord prévue pour le 6 juillet, est reportée d'un commun accord, à la fois pour permettre au général Jaruzelski d'assister à la réunion à Bucarest, le jour même, du Comité Politique du Pacte de Varsovie et pour lui éviter l'humiliation, en cas d'échec, de ne pouvoir recevoir le président américain George Bush, attendu en Pologne aussitôt après. C'est ainsi que la délégation polonaise fait sensation en arrivant à Bucarest avec le général Kiszczak, "président virtuel" de la Pologne et seul ministre de l'Intérieur à prendre part à l'exercice. Celui- ci s'achève par la publication, le 8 juillet, d'un communiqué final affirmant qu'il n'existe plus aucun modèle de socialisme et que chaque Etat membre du Pacte de Varsovie est libre de définir sa politique intérieure et extérieure.

Arrivé à Varsovie le 9 juillet, le président des Etats-Unis annonce devant le Sejm un programme d'aide économique à la Pologne, rend une visite spectaculaire à Walesa à Gdansk, mais surtout manifeste un soutien ostensible au général Jaruzelski, avec lequel l'entretien prévu de 45 minutes est prolongé de près de deux heures. S'ajoutant à ceux du chef d'Etat français trois semaines plus tôt, magnifiés par la propagande, les propos aimables du président Bush à l'adresse du général sont perçus comme autant de marques de soutien. A commencer par l'intéressé lui-même qui, note Kiszczak dans ses mémoires, "sous l'influence de ces événements (...) changea d'avis et décida d'être candidat" (155).

Auditionné à ce titre le 17 juillet par l'OKP - comme par les autres groupes parlementaires du reste -, le général Jaruzelski est pressé de questions sur la nécessité de la loi martiale et sur ses intentions quant à la rupture avec le modèle politique stalinien. Les élus de "Solidarité" trouvent un homme fermement arc-bouté sur ses convictions et que le désir d'être élu ne pousse à aucune complaisance : "Je ne regrette pas le 13 décembre. Appuyer sur le frein permet parfois d'éviter la catastrophe (...). S'il n'y avait pas eu le 13 décembre, ce groupe parlementaire n'existerait pas aujourd'hui ni à la Diète, ni au Sénat". "Contrairement à ce que j'attendais", conclut Geremek, "la rencontre de Jaruzelski avec notre groupe (...) ne nous a pas permis d'espérer que cet homme accepterait de se couper de la tradition du mouvement auquel il était lié. Il n'empêche que ses réponses suscitaient mon respect" (156).

Le 14 juillet, Walesa déclare que "Solidarité" est prêt à coopérer, au nom de l'intérêt suprême de la Pologne, avec le président, quel qu'il soit. En d'autres termes, l'opposition se résigne à l'accession à la magistrature suprême du général Jaruzelski, l'estimant préférable à un saut dans l'inconnu. Sans aller, cependant, jusqu'à lui accorder ses voix, mais en exigeant avec succès un scrutin public pour dissuader les défections dans les rangs de la coalition à la majorité relativement précaire.

Le 19 juillet, les députés et sénateurs, réunis en Assemblée nationale et entassés dans l'hémicycle trop exigu du Sejm, élisent le général Jaruzelski président de la République, à une seule voix de majorité des 537 suffrages valides : 270 voix pour, le reste se partageant entre 233 voix contre et 34 abstentions. 30 voix de sa majorité théorique ont donc fait défaut au candidat de la coalition. Une trentaine de membres de celle-ci, notamment des députés du Parti agrarien ZSL ayant annoncé peu avant le scrutin leur intention de ne pas voter pour le Premier Secrétaire du PZPR, une vingtaine d'élus de l'OKP ont volé à la rescousse du candidat en émettant, comme les sénateurs Wielowieyski et Stelmachowski, un vote nul ou en s'abstenant de prendre part au scrutin pour abaisser le seuil de la majorité absolue. Il s'est même trouvé un sénateur de "Solidarité" pour accorder son suffrage à Jaruzelski. Le mécontentement soulevé dans les rangs de l'OKP par ces défections, auxquelles le général doit son élection, s'apaise vite cependant : au-delà des aversions personnelles qu'éprouvent nombre de dirigeants de "Solidarité" pour l'"homme du 13 décembre 1981", le choix du général Jaruzelski paraît à bon nombre d'entre eux comme un compromis raisonnable en maintenant à la tête de l'Etat un homme qui peut constituer une garantie de transition en douceur : non pas tant envers un "centre" moscovite qui multiplie les signaux d'indifférence que vis-à-vis d'un appareil de pouvoir et de coercition qu'il est le mieux à même de museler.

L'élection à une voix de majorité dans des conditions controversées laisse le nouveau président avec une légitimité précaire, creusant davantage encore le rapport de forces en faveur de l'opposition, au point que Ciosek confie à Geremek, à l'issue du scrutin : "vous avez fait un pacte avec le diable; tout ça c'était prémédité, qu'il ne passe qu'à une voix près. Une précision d'horloger!" (157).


  1. - LE "GOUVERNEMENT DE RESPONSABILITE NATIONALE"


Mise à mal par l'élection présidentielle, la cohésion de la coalition du pouvoir s'avère chaque jour plus fragile. Des tractations sont menées de nuit, souvent, par mesure de discrétion, entre l'OKP et les groupes parlementaires des deux partis “alliés” du PZPR, le ZSL et le SD. Geremek, qui en est le maître d'oeuvre, aura même un entretien nocturne avec 12 députés du PZPR, directeurs d'entreprises pour la plupart, prêts à faire dissidence, nourrissant par la suite les accusations de Jaroslaw Kaczynski un proche de Walesa, d'avoir préféré traiter avec le PZPR plutôt qu'avec les partis satellites (158). Rakowski, chef du gouvernement démissionnaire, rend lui aussi des visites nocturnes aux groupes parlementaires de la coalition, brandissant la menace, en cas d'éclatement de celle-ci, d'une nouvelle loi martiale.

C'est dans ce climat volatil que le 25 juillet le nouveau président, qui commence ses consultations pour la formation du gouvernement, reçoit Walesa dans sa résidence du Belvédère et lui propose la "grande coalition", consistant en une large participation de "Solidarité" au gouvernement, matérialisée par un poste de premier vice-premier ministre et plusieurs portefeuilles ministériels. Walesa, rallié dès le départ à la thèse de Michnik, mais qui avait gardé le silence, lui répond que la "seule issue raisonnable sera de transmettre le gouvernement aux forces qui ont le soutien de la majorité de la population" (159) et qui sont seules à même de surmonter la grave crise que traverse le pays. Et Walesa d'annoncer à son interlocuteur la création d'un "cabinet fantôme" prêt à prendre la relève le moment venu.

Devant le XIIIème plenum du Comité Central, réuni les 29 et 30 juillet, le général Jaruzelski annonce, comme il s'y était engagé avant l'élection, sa démission de ses fonctions à la tête du Parti, avant de "recommander" la candidature de Rakowski au poste de Premier Secrétaire. Celui-ci est finalement élu le 30 juillet, mais doit subir l'humiliation d'une contre-candidature, celle du très conservateur Orzechowski, chargé de l'idéologie. Et c'est, se souvient-il, un "homme brisé par les circonstances de son élection à la présidence, conscient de ce que dans le Parti on l'accusera de sa désagrégation et de sa chute", accablé, de surcroît, par la défaite du 4 juin qui, dans le bureau du Comité Central qu'il a occupé huit ans durant, procède à la passation des pouvoirs (160). Le plenum "recommande" également la candidature du général Kiszczak au poste de chef du gouvernement que quitte Rakowski. Auréolé de son succès à la “Table Ronde”, le ministre de l’Intérieur estime lui-même qu’il est le mieux à même de diriger le gouvernement dans l’esprit de l’accord. “En outre”, plaide-t-il dans ses mémoires, “nous n’entendions pas céder le pouvoir. Nous avions la majorité au parlement, et le gouvernement est toujours formé par ceux qui ont la majorité” (161). Rakowski abandonne ses fonctions en laissant à son successeur présumé l'héritage empoisonné d'une forte hausse des prix des denrées alimentaires au 1er août. Un projet durement attaqué, à la tribune du plenum, par le Professeur Baka, membre du Bureau Politique et secrétaire du Comité Central chargé de l'économie et qui, pressenti pour prendre la tête du gouvernement, avait décliné l'offre. En formant la nouvelle direction du Parti, Rakowski se débarrasse de ses opposants, comme Baka et Orzechowski, laisse partir les démissionnaires qui, comme Czyrek et Czarzasty, ont tiré les conséquences de l'échec du 4 juin, mais l'ouvre à des représentants du "béton" tels que Kubasiewicz et Gorywoda, respectivement premiers secrétaires à Varsovie et Katowice. Au désespoir des "réformateurs", qui sont également représentés avec de jeunes communistes comme Leszek Miller, déjà secrétaire sous Jaruzelski, Slawek Wiatr, un politologue, et Marcin Swiecicki, fils d'un intellectuel catholique renommé. En revanche, Kwasniewski, ancien co-président du groupe sur le pluralisme syndical de la "Table Ronde" et étoile montante de l'aile réformatrice du Parti, décline l'offre de Rakowski de devenir secrétaire à la propagande (162).

Investi par le président Jaruzelski de la tâche de former le gouvernement, le général Kiszczak est confirmé, le 2 août, par un vote de confiance du Sejm, acquis à 26 voix de majorité seulement sur plus de 400 suffrages exprimés. Fort du crédit acquis auprès de "Solidarité" et de l'Eglise, mais quelque peu rétif devant la difficulté de la tâche, il ambitionne de réaliser le projet de "grande coalition", prolongement, aux yeux du pouvoir, de l'accord de la "Table Ronde". S'il nourrit quelques illusions à cet égard, elles sont dissipées par le président de l'OKP, Geremek, qu'il reçoit dans son bureau : "nous n'avons rien contre vous, mais nous ne vous soutiendrons pas. Autant nous vous avons soutenu pour la présidence, autant nous ne pouvons accepter un arrangement où Jaruzelski est président, Kiszczak premier ministre et, par surcroît, Rakowski Premier Secrétaire du Comité Central du Parti" (163). Personne de "Solidarité" n'acceptera une offre de participation au gouvernement ou, à tout le moins, ne sera habilité à y représenter le mouvement. Et de fait, auprès de toutes les personnalités de "Solidarité" approchées - Wielowieyski, Bugaj, Trzeciakowski, le Dr Kuratowska - le général Kiszczak essuie un refus poli.

Ses consultations se poursuivent sans résultat jusqu'à ce que le 7 août Walesa, éloigné à Gdansk des jeux politiciens de Varsovie et qui voit se profiler le spectre de sa marginalisation, reprenne l'initiative en lançant une nouvelle bombe. Dénonçant dans une déclaration la volonté du pouvoir de conserver son monopole, Walesa récuse Kiszczak comme chef du gouvernement et annonce son intention de former une coalition entre "Solidarité" et les partis satellites du PZPR, le ZSL et le SD, une idée qui, d'ailleurs, fait son chemin depuis quelques jours dans les rangs du groupe parlementaire du ZSL. A la suite de ce nouveau rebondissement, un vent de fronde se lève dans les rangs de l'OKP, le groupe parlementaire de "Solidarité", dont les élus manifestent, lors d'une réunion houleuse, le lendemain 8 août, leur mauvaise humeur d'être tenus à l'écart de décisions stratégiques. Prise à l'insu du président de l'OKP, l'initiative de Walesa provoque une grave crise de confiance entre les deux hommes. Geremek menace de démissionner : "j'estimais qu'il avait violé la loyauté la plus élémentaire" (164). Ironie de la politique, Kiszczak se tourne, dans une réaction de désespoir, vers les mouvements d'opposition extérieurs à "Solidarité", dont la KPN, sans doute le plus radicalement anticommuniste. Le chef de la KPN, Moczulski, propose à Kiszczak une nouvelle Magdalenka avec les opposants qui avaient été tenus à l'écart de la "Table Ronde", qu'il s'agisse d'organisations comme la KPN et "Solidarité combattante", ou d'individus, comme Jurczyk, Gwiazda, Kropiwnicki ou Slowik. Kiszczak obtient l'aval du général Jaruzelski à une rencontre le 15 août (165). Ce projet chimérique n'a pas le temps, cependant, de connaître un début de réalisation. Insensible aux états d'âme de l'OKP, Walesa, qui a constitué à Gdansk une équipe de conseillers avec des hommes de confiance comme Merkel et les frères Kaczynski, envoie l'un de ces derniers, Lech, rencontrer discrètement, le 10 août, les dirigeants du ZSL et du SD, Malinowski et Jozwiak. Alors que le second est un personnage falot et effacé, Malinowski, un proche du général Jaruzelski, ancien "maréchal" du Sejm, vaniteux et mythomane, est un homme à l'image du Parti qu'il dirigeait, l'un de ces partis qui, comme le note Geremek avec à-propos, "à l'arrogance des communistes ajoutaient la servilité grâce à laquelle ils avaient le droit d'exister" (166).

Informé de ces tractations, le général Kiszczak jette l'éponge et remet son mandat dans les mains du président. Le 14 août, il annonce publiquement son intention de renoncer à former le gouvernement et suggère de confier cette mission à Malinowski, qui avait déjà été pressenti en juillet par Jaruzelski, mais avait été dissuadé d'accepter par l'hostilité de "Solidarité". Cette fois-ci, le président tente de préparer une entreprise vouée à maintenir, sous couvert de pluralisme, le pouvoir en des mains "sûres", en demandant une réunion au sommet de toutes les formations politiques représentées au parlement. Il se heurte à une fin de non-recevoir de "Solidarité" : "nous représentions une véritable force politique", explique Geremek, "et si nous devions négocier avec quelqu'un, ce n'était qu'avec ceux qui détenaient le pouvoir physique réel, donc Jaruzelski et Kiszczak (...). Le cours des événements était par ailleurs trop rapide pour que la réunion d'une vaste assemblée eût un sens quelconque" (167).

De surcroît, la coalition alternative se dessine de plus en plus nettement. Le 16 août, l'OKP entérine la décision de Walesa de faire alliance avec le ZSL et le SD pour constituer le gouvernement autour de "Solidarité", demandant que son président en prenne la tête. Mais, mû par le réflexe de prudence d'un général qui ne s'expose jamais en première ligne, celui-ci déclare qu'il n'a pas l'intention d'être candidat au poste de Premier Ministre, tout en faisant savoir qu'il a en tête quelques noms. Et pour bien montrer qu'il est le chef incontesté de la majorité en formation, il ne laisse à personne d'autre le soin de négocier, le matin du 17 août, les termes d'un accord de gouvernement avec Malinowski et Jozwiak, l'un et l'autre l'oeil rivé sur le nombre de portefeuilles ministériels qui échoiront à leurs formations respectives, et qui acceptent sans discussion le nom de Mazowiecki que leur propose Walesa pour diriger le "gouvernement de responsabilité nationale". La photo qui le représente, à l'issue de la rencontre, main dans la main avec les deux autres chefs de partis, fait la « une » des journaux polonais et alimente les rancœurs dans les rangs de Solidarité et de Solidarité rurale.

Au même moment, au palais du Belvédère, le président Jaruzelski reçoit Geremek, à qui il laisse l’impression d’un homme écrasé par ses responsabilités, sans illusions sur les chances de former un gouvernement autour du PZPR, qui s’inquiète des réactions de Moscou et de son propre appareil de sécurité, et aussi de la valeur de précédent que peut revêtir un gouvernement de "Solidarité" vis-à-vis d'Etats-frères comme la Tchécoslovaquie ou la RDA. "Et surtout", observe le président de l'OKP, "pour la première fois, il devait avoir l'impression que le mécanisme politique mis en place par les pourparlers de la "Table Ronde" commençait à fonctionner de façon autonome et lui échappait (...). Sa théorie du président qui assumerait le rôle dirigeant à la place du Parti était en train de s'effondrer" (168).

Puis, vers 15 heures, le Président reçoit ensemble les trois chefs de Parti, Walesa, Malinowski, Jozwiak, venus lui présenter leur projet, et leur déclare qu'il n'acceptera de nommer un gouvernement dirigé par "Solidarité" qu'à la condition qu'y participent toutes les forces représentées au parlement" (169). Il est clair qu'il s'agit de garantir le maintien dans les mains du PZPR des ministères les plus sensibles, ceux de la Défense et de l'Intérieur. Walesa, qui, le 15 août, s'était déclaré prêt à accepter que les portefeuilles sensibles soient laissés au Parti, accepte et propose à Jaruzelski trois noms de candidats à la direction du gouvernement : Mazowiecki, Geremek, Kuron. Le choix est offert pro forma au Président : Walesa a fait entériner le matin même par les deux autres chefs de Parti le nom de Mazowiecki. Jaruzelski l'endosse à son tour, notant dans ses mémoires : "Mazowiecki nous paraissait le plus apte à assumer cette redoutable fonction. Il avait déjà été député et connaissait donc le fonctionnement du parlement (...). Ses liens avec l'Eglise et le Pape nous semblaient devoir constituer un atout supplémentaire, dont ne pouvaient se prévaloir ni Geremek, ni Kuron qui avait été souvent pris à partie par une partie de l'Episcopat" (170).

Samedi 19 août, le président Jaruzelski nomme Tadeusz Mazowiecki Premier Ministre. Par une ironie malicieuse, cette charge échoit à l'un des détracteurs les plus virulents, un mois plus tôt, de l'idée avancée par Michnik de faire former le gouvernement par "Solidarité". Officieuse depuis la veille, la nouvelle de sa nomination est connue alors que siège, le 19 août, le XIVème plenum du PZPR, provoquant une réaction de colère mêlée de résignation. L'appareil du Parti réalise que le pouvoir lui échappe des mains, inexorablement. Privé d'alternative, le Comité Central approuve le choix de participer au gouvernement, mais exige pour le PZPR une représentation "correspondant à son potentiel politique et national", c'est-à-dire un nombre de portefeuilles proportionnel à la représentation du Parti au Sejm, un peu supérieure à celle de "Solidarité". La résolution finale pointe également un doigt accusateur en direction de "ceux qui sont à l'origine de l'éclatement de la coalition (...) et devront en répondre devant l'Histoire", provoquant une réaction immédiate de Walesa, qui somme le PZPR de mettre fin à sa "tactique de menace et de chantage".

Ce même soir du 19 août, l'ambassadeur de Pologne à Bucarest est convoqué par les autorités roumaines qui lui remettent un étrange message du Bureau Politique du Parti communiste roumain à son homologue polonais. Communiqué aux instances dirigeantes de tous les partis-frères, le message est un appel à "sauver le socialisme" dans la tradition établie avec les interventions de 1956 et 1968 en Hongrie et en Tchécoslovaquie. La direction du PZPR se garde bien de faire état de l'existence et de la teneur de cette missive, qui ne seront connues que quelques semaines plus tard. Les dirigeants de "Solidarité" ont rapidement vent de l'initiative roumaine, qui vient s'ajouter à d'autres indices de mécontentement émanant, eux, de l'appareil de sécurité et traduisant un refus du nouveau rapport des forces. Des rumeurs de complot sont propagées, probablement à dessein, pour intimider "Solidarité" et décourager toute velléité de porter atteinte au système, mais dans les rangs de l'ancienne opposition appelée à gouverner, où le sort du printemps de Prague et des étudiants de la place Tian-An-Men est présent dans toutes les mémoires, on reste sur ses gardes. Les signaux en provenance de Moscou ne trahissent en revanche aucune nervosité particulière : une conversation téléphonique entre Gorbatchev et Rakowski, dans laquelle le secrétaire général du PCUS dit l'intérêt de l'Union Soviétique pour une participation des communistes au gouvernement - ce qui est acquis -, constitue une ingérence bien vénielle par rapport aux pratiques du passé.

La très large majorité qui se dégage au Sejm, jeudi 24 août, pour voter la confiance au nouveau Premier Ministre achève de balayer les appréhensions de "Solidarité" : 378 députés, soit près de 9 sur 10, lui apportent leur suffrage, et quatre députés seulement votent contre lui. Sitôt connu le résultat du vote, Mazowiecki, note "Le Monde", "s'est levé pour saluer les députés qui l'applaudissaient debout et est resté un long moment incliné, tête baissée, comme recueilli dans une intense prière avant d'aller saluer le gouvernement, puis de tomber dans les bras des siens, Geremek, Kuron, Michnik, venus l'embrasser" (171). Auparavant, le Premier Ministre avait prononcé de sa voix monocorde son discours d'investiture, un discours-programme ferme, sur le fond, mais qui se veut rassurant : lorsqu'il déclare vouloir "barrer ce passé d'un gros trait", l'appareil du pouvoir, inquiet, comprend qu'il n'entend pas lancer de "chasse aux sorcières". Quant à l'avenir, l'économie de marché, l'Etat de droit, la liberté d'expression et le pluralisme dans les médias seront les fondements de l'action du nouveau gouvernement. Si toute référence au socialisme est absente de son programme, le nouveau Premier Ministre se garde de contrarier Moscou : "pour la première fois, nous avons une chance de voir nos relations avec l'URSS fondées sur l'amitié entre deux nations et non pas réservées aux Partis. Nous respecterons les engagements du Pacte de Varsovie" (172). Dans les bureaux, magasins, usines, des millions de Polonais suivent à la télévision ou à la radio cette séance historique retransmise en direct.

Le vote de la Diète ouvre une longue période de deux semaines pendant laquelle Mazowiecki constitue, avec une lenteur pesante et dans une atmosphère de secret, son gouvernement. Walesa entreprend de lui faciliter la tâche en appelant à l'arrêt des grèves qui ont éclaté çà et là en Pologne pendant les dernières semaines pour réclamer des hausses de salaires compensatoires des hausses de prix intervenues au 1er août. Rejetant toute pression extérieure, fût-elle celle de ses amis politiques de l'OKP, le nouveau Premier Ministre, d'un tempérament ombrageux, interprète son mandat comme une prérogative personnelle et met un point d'honneur à former son gouvernement selon les critères de compétence et de confiance. N'avait-il pas prévenu, la veille de son investiture, dans une interview à Gazeta Wyborcza, qu'il serait "un bon ou un mauvais premier ministre, mais (...) pas une marionnette" (173)?

Ces interminables consultations exaspèrent non seulement l'OKP, mais aussi le chef de "Solidarité", qui, estime Geremek, "n'a eu aucune influence sur le choix des ministres (...) et n'a pas admis l'indépendance de Tadeusz Mazowiecki" (174). C'est probablement de cet épisode que date la fracture entre Walesa et le Premier Ministre qu'il avait, en tant que chef de file de la coalition gouvernementale, "recommandé" et qui, pensait-il, lui devait allégeance. Walesa réagit en créant, après une nouvelle rencontre avec les présidents du ZSL et du SD, un secrétariat commun à ces deux partis et à "Solidarité", au grand dam de Geremek qui, bien que président de l'OKP, l'apprend par la presse : "la création de ce secrétariat aboutissait à une situation que je n'acceptais pas politiquement : les deux partis (...) avaient été les alliés des communistes des années durant et ne pouvaient être des partenaires politiques pour "Solidarité". Seuls les groupes parlementaires pouvaient l'être", ajoute Geremek, car ils se démarquaient nettement des "appareils des partis satellites, (qui) n'étaient pas d'un iota meilleurs que celui du PZPR" (175).

Le contrat implicite qui préside à la formation du gouvernement est que les secteurs sensibles pour les alliés du Pacte de Varsovie, la Défense et l'Intérieur au premier chef, restent sous le contrôle des communistes. Kiszczak, à qui Mazowiecki propose de rester ministre de l'Intérieur et de devenir premier vice-premier ministre - c'est-à-dire le second personnage du gouvernement -, refuse longtemps avant de céder à l'insistance de Jaruzelski qui l'accuse de "désertion" et lui enjoint de rester pour protéger son ministère des "attaques" (176). En revanche, devant l'intransigeance de Mazowiecki, les communistes doivent en rabattre de leurs prétentions sur le portefeuille des Affaires Etrangères. L'argument selon lequel il s'agirait là d'un autre domaine sensible lié aux intérêts stratégiques des alliés de la Pologne ne tient guère, finalement, face à la doctrine forgée lors de la répartition des présidences de commissions du Sejm : celle des Affaires Etrangères, revendiquée par le PZPR, avait été attribuée à l'OKP, au motif que la politique étrangère est d'abord une question d'intérêt national.

Le 8 septembre, Mazowiecki annonce la composition de son gouvernement, dont les membres doivent se soumettre à une série d'auditions parlementaires avant le vote d'investiture, le 12 septembre. La confiance est accordée par 402 voix, une vingtaine de plus que le 24 août, au nouveau gouvernement. Chacune des quatre formations politiques de la coalition se voit attribuer une vice-présidence du conseil des ministres, onze portefeuilles ministériels revenant à l'OKP, quatre au PZPR (la Défense, l'Intérieur, les Transports et le Commerce extérieur), quatre au ZSL et trois au SD. Le poste très convoité de ministre des Affaires Etrangères échoit à un professeur de droit international de l'Université de Poznan, peu connu, Krzysztof Skubiszewski, 63 ans, proche de l'Eglise et ancien membre du Conseil Consultatif près le Président du Conseil de l’Etat. Outre ce poste-clef, et ceux de l'Education et de la Culture, Mazowiecki a réservé à "Solidarité" l'essentiel des portefeuilles à vocation économique et sociale, une façon de marquer que le mouvement endosse pleinement la responsabilité de ce domaine. L'ensemble est placé sous l'autorité d'un brillant vice-premier ministre de 42 ans, Leszek Balcerowicz, économiste libéral - bien que membre du Parti jusqu'à la loi martiale - formé dans les Universités américaines, partisan de réformes radicales et de "thérapie de choc", à qui échoit le portefeuille stratégique des Finances. Autre symbole, le ministère du Travail est attribué à Jacek Kuron, contraint d'abandonner son éternelle toile de jean pour un costume-cravate.

L'entrée en fonctions du nouveau gouvernement ouvre une période étrange, marquée tout à la fois par le démantèlement des structures héritées du communisme - alors que les communistes continuent d'occuper des postes-clefs dans l'Etat - et l'effondrement du communisme tout autour de la Pologne en Europe de l'Est. Sur fond de mutineries dans les prisons et de brouille entre Walesa et "Solidarité" d'une part, le gouvernement d'autre part. Le démantèlement de l'édifice communiste commence par un symbole, celui de la répression et de la loi martiale : le 28 septembre 1989, le gouvernement procède à la dissolution des ZOMO, les formations spéciales de maintien de l'ordre du ministère de l'Intérieur. Un peu plus tard, la "Milice Civique" (MO), créée par le pouvoir communiste après-guerre, redevient la police, retrouvant l'appellation d'avant 1939. Toujours au chapitre des symboles, le Sejm vote le 29 décembre l'abolition du rôle dirigeant du PZPR, inscrit dans la constitution, et en supprime la définition de la Pologne comme un "Etat socialiste et populaire". La dénomination de "République Populaire de Pologne" (PRL), adoptée en 1952, est également abandonnée au profit de l'ancienne "République Polonaise" (Rzeczpospolita Polska) et l'aigle blanc, qui figure sur l'emblème de l'Etat, retrouve sa couronne d'or.

Mais c'est dans la réforme économique que la démarche du nouveau gouvernement est la plus révolutionnaire, facilitée, il est vrai, par l'ampleur de la crise qui frappe le pays : une inflation de près de 1 000 % par an va de pair avec une baisse du produit intérieur brut et une dégradation du commerce extérieur. Elaboré sous l'égide de Balcerowicz, le "plan de stabilisation" est présenté le 17 décembre au Sejm, après avoir été pendant tout l'automne largement annoncé pour préparer les esprits. Son auteur, le ministre des Finances, en énonce la philosophie devant les députés : "pour sortir le pays du chaos dans lequel l'ont plongé les communistes, il faut en finir, une fois pour toutes, avec une situation dans laquelle le gouvernement faisait semblant de payer alors que les ouvriers faisaient semblant de travailler" (177). La médecine est rude : blocage des salaires - on et loin du mécanisme d'indexation prévu dans les accords de la "Table Ronde" -, libération des prix et réduction de moitié des subventions à la consommation, diminution draconienne des investissements publics, dévaluation du zloty pour le préparer à la convertibilité. Une vingtaine de projets de loi sont ainsi soumis au Sejm, qui, au-delà de l'assainissement macro-économique, ambitionnent de rebâtir les structures archaïques laissées en héritage par les communistes : réforme du système bancaire, réforme fiscale, privatisation des entreprises publiques avec création d'un actionnariat populaire, libération du commerce extérieur, etc.

Saluée par le FMI et les créanciers occidentaux de la Pologne, qui lui subordonnent l'octroi d'une nouvelle tranche de crédits, la "thérapie de choc" reçoit le ferme soutien de Walesa, en dépit de ses retombées sociales coûteuses : baisse du niveau de vie de l'ordre de 20 %, chômage. Ayant réclamé, le 12 décembre, l'octroi de droits spéciaux au gouvernement pour mener au plus vite ces réformes, le président de “Solidarité” se voit reprocher des penchants dictatoriaux. En fait, Walesa, s'autorisant de ses rencontres avec la "base", exprime sans ambages l'impatience d'une partie de l'opinion publique frustrée, comme lui, de se sentir exclue de la décision. Il est vrai que le gouvernement ne dispose d'aucun appareil pour défendre sa politique devant l'opinion : les comités civiques régionaux de "Solidarité", qui sont théoriquement l'émanation sur le terrain de la majorité gouvernementale, n'ont en fait guère d'existence politique. Plus grave, l'appareil de propagande, et notamment la télévision, reste, au nom du refus de la "chasse aux sorcières", aux mains des communistes et mène un discret travail de sape de l'action gouvernementale.

Mais si Walesa s'érige en censeur des prudences et des lenteurs du Premier Ministre, c'est aussi parce que son amour-propre a été blessé par le refus de celui-ci de toute relation d'allégeance. Et Walesa, le "faiseur de rois", se retrouve désoeuvré, cantonné dans des fonctions de représentation et des tâches syndicales. Un des conflits les plus symboliques de cette période porte sur l'hebdomadaire de "Solidarité", Tygodnik Solidarnosci, dont Mazowiecki était jusqu'en août le rédacteur en chef et dont Walesa reprend sans ménagements le contrôle en octobre, en confiant, au grand dam de la rédaction, la direction de la publication à l'un de ses fidèles, Kaczynski. Un voyage triomphal du président de "Solidarité" aux Etats Unis, du 13 au 16 novembre, et au Canada verse du baume sur la plaie : honneur exceptionnel pour un "simple citoyen", Walesa est invité, à Washington, à prononcer un discours au Congrès devant les deux chambres réunies et peut mesurer, aux applaudissements et aux crédits supplémentaires de 250 millions de dollars octroyés à la Pologne, son immense prestige à l'étranger, confirmé par un autre déplacement, fin novembre, à Londres.

Avec son gouvernement dirigé par d'anciens dissidents, la Pologne fait figure de pionnier de la dislocation de l'ordre communiste européen, qui revêt, en cet "automne des peuples", des allures de débâcle. C'est en Hongrie, régime le plus avancé, avec la Pologne, sur la voie des réformes et où les "réformateurs" ont, en avril 1989, pris le dessus à la tête du Parti, que la première maille se défait : le 2 mai, des garde- frontières ont démonté solennellement, sous les caméras, le double grillage barbelé et le système d'alarme électrique qui matérialisaient le "rideau de fer" le long de la frontière avec l'Autriche. L'apparition de cette brèche n'a pas échappé aux Allemands de l'est, téléspectateurs attentifs des chaînes ouest-allemandes. Plusieurs centaines d'entre eux sont déjà parvenus à gagner l'Ouest via la Hongrie. Mais la plupart ont choisi d'attendre la période des vacances pour s'y rendre sans attirer les soupçons. En août, le flux de départs devient un véritable exode : la représentation permanente de RFA à Berlin-est et l'ambassade à Budapest sont occupées par des centaines d'Allemands de l'Est qui revendiquent le droit d'émigrer. D'autres tentent leur chance en passant clandestinement la frontière austro-hongroise, une entreprise qui ne présente plus guère de risques : le 19 août, à la faveur d'un "pique-nique de l'amitié", plus d'un demi-millier de ressortissants est-allemands franchissent paisiblement la "frontière verte" près de Sopron. L'afflux continuant, le ministre des Affaires Etrangères de Hongrie, Gyula Horn, déclare le 10 septembre que 60 000 Allemands de l'est, qui se trouvent sur le territoire hongrois, refusent de regagner leur pays : la Hongrie, ajoute-t-il, "confrontée à cette situation exceptionnelle, prend la décision de les autoriser à gagner le pays de leur choix". Cette décision porte le coup décisif à la solidarité, déjà écornée, du camp socialiste : la digue qui le protégeait de l'hémorragie humaine vient de céder. Un déséquilibre est né qui va emporter la RDA, le régime sans doute le plus sclérosé et réfractaire à la perestroïka du camp socialiste. Tandis que l'exode se poursuit, via la Hongrie et maintenant la Tchécoslovaquie et la Pologne, qui reçoivent des flots croissants de réfugiés, tandis que des "trains de la liberté" sillonnent l'Europe centrale pour les acheminer vers la RFA, la contestation monte dans les villes est-allemandes où des manifestants bravent la police pour exiger des réformes politiques.

Le 6 octobre, dans un geste de désespoir quasiment surréaliste, le régime de Berlin-est organise, en grande pompe, la célébration de son quarantième anniversaire, invitant tous les chefs de partis-frères. Gorbatchev, pris à partie par une foule qui réclame son aide, lâche une petite phrase vite interprétée comme une allusion critique à Honecker : "celui qui réagit en retard est puni par la vie". Douze jours plus tard, le 18 octobre, Honecker, victime de la crise politique interne du PC est-allemand (SED), est évincé de ses fonctions de chef du Parti et de chef de l'Etat. Puis, le 8 novembre, sous la pression des manifestations de rue désormais quotidiennes, le Bureau Politique du SED démissionne. Le 9 novembre, la nouvelle direction décide dans une certaine confusion de rétablir la liberté de circulation le long de la frontière inter- allemande. Le "mur de Berlin" tombe symboliquement devant une foule en liesse, émue, qui se répand pendant une nuit d'effusions et de retrouvailles dans Berlin-ouest. Le lendemain, 10 novembre, le Comité Central du SED se décide à accepter des élections libres et secrètes. Timidement au début, puis de plus en plus ouvertement à mesure que le nouveau pouvoir s'avère incapable de maîtriser la crise politique, s'amorce la dynamique de la réunification. L'attitude de Moscou, observée à la loupe à Varsovie, rassure les dirigeants polonais : "la flexibilité de Moscou dans l'affaire est-allemande", indique Geremek dans "La Rupture", "a été pour nous le signal qu'une chance extraordinaire se présentait de voir la Pologne retrouver son indépendance" (178).

Puis c'est au tour de Prague, autre bastion avec Berlin de l'orthodoxie marxiste- léniniste, d'être touché par cet "effet domino" qui avait, au temps de la "Guerre Froide", servi à désigner la prolifération communiste. Lancé en janvier 1989, lorsqu'avait été brutalement dispersée une manifestation à la mémoire de Jan Palach, le processus de fermentation politique subit une accélération soudaine le 17 novembre, après qu'une manifestation de quelques dizaines de milliers de jeunes est réprimée avec sauvagerie, marquant le début d'une agitation quasiment quotidienne. Le régime se disloque littéralement à vue d'oeil, sous la pression de la rue. L'opposition a à peine le temps de s'organiser pour recueillir, le 10 décembre, un pouvoir vacant, sous l'autorité morale du dramaturge Vaclav Havel, qui sera plébiscité président de la République Fédérale le 29 décembre 1989.

En Bulgarie, sur fond de manifestations de militants écologistes et des Droits de l'Homme, de tension entre le pouvoir et la minorité turque, Todor Jivkov, doyen, à 78 ans, des chefs de partis communistes du Pacte de Varsovie, est déposé, le 10 novembre 1989, par le Comité Central. L'équipe de "réformateurs" communistes qui accède au pouvoir est contrainte, là aussi sous la pression de la rue, d'accepter des élections libres et de composer avec une opposition qui s'est rapidement organisée.

C'est en Roumanie, dont le régime est le plus ossifié, sans doute, du Pacte de Varsovie, que la lame de fond est la plus spectaculaire, déclenchée le 16 décembre par la répression brutale d'une manifestation à Timisoara. Le 21 décembre, Ceausescu est conspué par la foule qu'il harangue sur une place de Bucarest. L'incident dégénère en une émeute insurrectionnelle réprimée dans le sang. Impuissant à juguler la révolte, le pouvoir s'effondre : le couple Ceausescu tente de prendre la fuite le 22 décembre, mais est arrêté le jour même. Un "Front de Salut National", formé de communistes dissidents et de militaires s'empare du pouvoir vacant. Le 25 décembre 1989, à l'issue d'un jugement sommaire, Nicolae et Helena Ceausescu sont condamnés à mort et exécutés aussitôt.

Pendant ces révolutions, Moscou n'a pas bronché. L'ordre politique établi par Staline en Europe a vécu.


La dissolution du PZPR


Pour la première fois de son histoire, le Parti est confronté à la question existentielle de sa raison d'être. La débâcle électorale de juin a sanctionné l'échec du projet historique qu'il s'est assigné - "l'édification en Pologne d'un système socialiste". En portant à la tête du gouvernement une force politique dont le programme est d'abolir le monopole du Parti dans l'exercice du pouvoir, l'épreuve démocratique a pulvérisé l'autre dogme fondateur du régime qu'était le "rôle dirigeant du Parti dans l'Etat". Pour couronner le tout, le séisme qui a balayé régimes et dirigeants communistes dans toute l'Europe de l'Est constitue un désaveu cinglant du système de valeurs auquel se référaient aussi les communistes polonais.

Cette révolution copernicienne ne pénètre que lentement les esprits tant, observe Geremek, "les communistes étaient sûrs d'eux et pensaient qu'une fois une certaine confusion passée, ils reviendraient au pouvoir (...) grâce au mécontentement social" (179). En attendant, quelques-uns comme le très conservateur Kubasiewicz, Premier Secrétaire du PZPR à Varsovie, qui se rend à Moscou avec Rakowski le 10 octobre, tentent en vain d'impliquer l'URSS dans le sauvetage du socialisme en Pologne. D'autres cherchent des garanties pour l'avenir en mettant à profit leur position de pouvoir pour s'enrichir rapidement, se constituer un capital. Des pratiques dites de "privatisation sauvage" seront rapidement dénoncées.

C'est néanmoins dans une ambiance de fin de règne que le PZPR prépare pendant l'automne le XIème Congrès, appelé à tirer les conclusions des bouleversements intervenus. Une aile réformatrice, qui se regroupe derrière l'appellation de "Mouvement du 8 juillet", prône la dissolution du Parti et sa transformation en un Parti social-démocrate classique. Les conservateurs résistent. La scission menace d'autant plus que Walesa entre dans le jeu en traitant avec les différentes factions du PZPR. Il prend publiquement parti pour Fiszbach, l'ancien premier secrétaire à Gdansk auquel le lie, depuis 1980, une certaine complicité, et qui s'est vu confier la présidence de la commission du programme chargée de préparer le XIème Congrès; il rencontre Rakowski et déclare voir dans celui qui fut son adversaire acharné un partenaire politique crédible, avant de juger, deux semaines plus tard, que l'heure de la retraite a sonné pour le Premier Secrétaire du PZPR. Il s'entretient avec Leszek Miller, un des "jeunes turcs" du Parti.

Rakowski redouble d'efforts pour préserver l'unité du Parti, sillonnant la Pologne à la rencontre des délégués au Congrès. L'accueil est glacial. Les reproches pleuvent sur les responsables de l'échec : "au fond”, note Rakowski dans son journal, "on revient toujours à la même question : pourquoi avons-nous rendu le pouvoir?" (180). Partout, le Premier Secrétaire est invité sans guère de ménagements à passer la main.

L'adversité ne se limite pas aux seuls déchirements internes : banalisé, affaibli, discrédité - le dernier sondage lui accorde 2,2 % des intentions de vote en cas d'élection -, le Parti est l'objet d'une vindicte publique bien modeste, cependant, au regard de son arrogance passée. Sevré des ressources que lui assurait sa position privilégiée dans l'Etat, le PZPR n'est plus à même d'entretenir son armée de fonctionnaires, qui quittent par milliers le navire. Les attaques se multiplient contre le patrimoine du Parti : une pétition signée de 133 députés de "Solidarité" demande l'expropriation de la totalité des biens du PZPR et une commission gouvernementale est créée pour établir l'inventaire de ces biens. Mais les attaques sont également physiques. Les manifestations anti-communistes, assorties de dégradation, voire d'occupation des sièges régionaux du Parti, sont quasiment quotidiennes, à l'initiative de la KPN ou d'organisations de jeunesse. Le 17 janvier, les étudiants du NZS, qui occupent le bâtiment du PZPR à Poznan, contraignent Rakowski, en tournée d'avant- Congrès, à se replier sur un hôtel de la ville. Les forces de l'ordre n'ont plus l'ardeur d'antan pour protéger le Parti. "Il est difficile de dire de quoi demain sera fait", note dans son journal, à la date du 15 janvier 1990, un Rakowski désabusé, "mais une chose est certaine : sous mes yeux se ferme définitivement l'époque du socialisme réel. Le mouvement communiste est relégué dans le passé. L'empire soviétique se délite (...). La réunification de l'Allemagne est inévitable. Quelqu'un devra payer pour la perte de la communauté socialiste. D'ailleurs, elle n'existe déjà pratiquement plus. L'Europe orientale et centrale chemine vers des gouvernements de droite" (181).

Le samedi 27 janvier, dans l'immense Palais des Sciences et de la Culture qui a accueilli tous les congrès depuis son achèvement, Rakowski ouvre, devant 1 600 délégués et de nombreux invités, au premier rang desquels figure le général Jaruzelski, le XIème et dernier Congrès du PZPR. A l'ordre du jour, la dissolution du Parti et sa transformation en un "nouveau parti de gauche".

Pour frayer le chemin à cette mutation, le Premier Secrétaire du PZPR éprouve le besoin d'apurer, dans son "rapport politique", les comptes d’un passé qui mérite une "évaluation impartiale". Le résultat en est une de ces autocritiques balancées, si caractéristiques de la tradition communiste, mais qui, cette fois-ci, trahit l'ampleur de l'échec. L'Union Soviétique d'abord est appelée à la rescousse pour en partager la responsabilité. Depuis la poigne de fer de Staline jusqu'à la "doctrine Brejnev" - “suspendue comme une hache au-dessus du PZPR” - dont la Pologne eut à souffrir en particulier en 1980 et 1981, Rakowski n'a pas de mots assez durs pour accuser le grand voisin : "le modèle soviétique du socialisme, imposé et qui a fonctionné de fait jusqu'à la maturation de la perestroïka, fut l'une des causes principales d'une défaite d'une telle ampleur (...). Ce modèle, né dans un Etat féodal sans guère de traditions démocratiques, était au fond la continuation historique des moeurs propres à l'époque féodale". C'est pourquoi la nation polonaise avait "senti d'instinct le caractère factice et étranger du système que nous avons établi". Seconde cause de l'échec, la planification de l'économie - “une idée qui s'est avérée utopique", - a engendré un formidable "système bureaucratique d'administration des hommes et des biens" et a "rejeté la Pologne dans le peloton de queue des performances économiques en Europe et dans le monde". Toutes les réformes entreprises depuis 1956 pour y remédier sont restées au stade des demi-mesures, et "c'est pourquoi nous étions voués à perdre". Enfin, "la principale faiblesse du mouvement communiste, la source de tous ses échecs, fut l'abandon de la démocratie politique (...) inscrit dans le concept léniniste de dictature du prolétariat, qui se traduisait dans les faits par la dictature d'un Parti et devait dégénérer en un despotisme oligarchique ou personnel" (182).

Après cet acte de contrition, Rakowski propose de "tourner la page du PZPR" et d'ouvrir celle du nouveau parti de gauche, et annonce que, pour faire place à la génération suivante, il ne postulera pas à sa direction.

A 20 heures 45, le XIème Congrès du PZPR suspend ses travaux pour se transformer en congrès de fondation du nouveau Parti. Pour marquer la rupture avec le passé, le terme polonais traditionnellement employé - zjazd - a été abandonné au profit de kongres. Prenant la tête d'un groupe d'une centaine de délégués réformateurs, Fiszbach quitte le congrès pour fonder dans une salle voisine l'"Union Social-Démocrate", qui renonce à tout droit sur le patrimoine de l'ex-PZPR. 31 députés du groupe parlementaire PZPR le suivent.


La nuit du 28 au 29 janvier, le Congrès vote la résolution qui met fin à l'existence du PZPR, responsable "des crimes staliniens, d'avoir trahi les principes de la démocratie, de la collectivisation forcée, des conflits avec la classe ouvrière, de la paupérisation de l'intelligentsia, des crises économiques et sociales", et jugé incapable de "regagner la confiance de la société". Puis, à 1 heure 30, Rakowski demande de "faire sortir le drapeau" du PZPR. Un silence de mort s'abat sur l'immense salle. De nombreux délégués pleurent. Après deux jours de débats confus, de discussions scolastiques sur la distinction entre "socialisme" et "social-démocratie", le Congrès adopte, le 29 janvier, tard le soir, les statuts, le programme et le nom du nouveau parti "Social-Démocratie de la République polonaise" (S)14, référence en forme de clin d'oeil au Parti socialiste des origines, la "Social-Démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie" (SDKPiL) de Rosa Luksembourg.



REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES DE LA SEPTIEME PARTIE.


1. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 251.

2. Ibid., p. 252.

  1. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 259.

  2. G. MERETIK, op. cit. p. 89.

  3. W. JARUZELSKI, Przemowienia 1981-82, op. cit. pp. 213-214.

  4. Ibid., pp. 218-219.

  1. T. GARTON-ASH. op. cit. p. 262.

  2. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 326.

  3. Ibid., p. 387.

  1. Tajne..., op. cit. p. 577.

  2. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 127.

  3. . Ibid., p. 131.

13. G. MERETIK, op. cit. p. 164.

14. Ibid., p. 213-214.

  1. Trybuna Ludu, 8 janvier 1982, cité par J. STANISZKIS, op. cit. p. 306. .

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 295, et M. RAKOWSKI, op. cit. p. 85.

  3. Tajne..., op. cit. p. 577.

  4. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 297.

  5. Tajne..., op. cit. pp. 584-587.

  1. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 90.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 301.

  3. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 90 et G. MERETIK, op. cit. p. 236.

  4. J. STANISZKIS, op. cit. p. 306.

  5. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 264.

  6. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 389. 26. Ibid., pp. 395-396.

  1. Peter RAINA, Kosciol w Polsce 1981-1984, Editions Veritas, Londres, 1985, p. 173.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 299.

  3. Cz. KISZCZAK, op. cit. pp. 203-204.


  1. SDRP : Socjal-Demokracja RzeczyPospolitej Polskiej


  1. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 98.

  2. P. RAINA, op. cit. p. 174.

  3. J. KARPINSKI, Portrety..., op. cit. p. 64.

  4. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 405.

  5. P. RAINA, op. cit. pp. 178-193.

  6. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 302. 36. Ibid., p. 301.

  1. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 296.

  2. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 93.

  3. W. JARUZELSKI, Przemowienia 1981-1982, op. cit. p. 505-506.

  4. Jakub KARPINSKI, Dziwna wojna, Editions Instytut Literacki, Paris, 1990, p. 111.

  5. Cz. KISZCZAK, op. cit. pp. 202-203. 42. Ibid., pp. 226-232.

  1. G. MINK, op. cit. p. 141.

  2. Lech WALESA, Les chemins de la démocratie, Fayard, Paris, 1991, p. 9.

  3. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 319.

  4. Glos n°2 (43), mai-juin 1983, cité par J. KARPINSKI, Dziwna..., op. cit. p. 131.

  5. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 212. 48. Ibid., pp. 214-215.

49. Ibid., pp. 208-209.

  1. Tu i teraz, 19 septembre 1984, cité par Bernard LECOMTE, La vérité l'emportera toujours sur le mensonge, Jean-Claude Lattès, Paris, 1991, p. 173.

  2. Izvestia, 12 septembre 1984.

  3. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 305.

  4. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 242.

  5. Cité par J. KARPINSKI, Dziwna..., op. cit. p. 144.

  6. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 17, T. GARTON-ASH, op. cit. p. 342 .

56. Ibid. p. 343.

  1. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 32.

  2. J. KARPINSKI, Dziwna..., op. cit. p. 145.

  3. Tygodnik Mazowsze n°14, cité par G. MINK, op. cit. p. 15. .

  4. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 323.

  5. François FEJTÖ, La fin des démocraties populaires, Seuil, Paris, 1992, p. 171.

  6. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 311.

  7. Zycie Warszawy du 16 octobre 1985, cité par G. MINK, op. cit. p. 165.

  8. Mikhaïl S.GORBATCHEV, Izbrannye retchi i tatii, Izdatelstvo Politicheskoï Literatoury, Moscou, 1989, t.III, pp. 466-467.

  9. Wojciech JARUZELSKI, Przemowienia 1986, Editions Ksiazka i Wiedza, Varsovie, 1987, p. 166.

  10. D’après K. DUBINSKI, cité dans Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 259.

  11. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 313.

  12. B. LECOMTE, op. cit. p. 180.

  13. G. MINK, op. cit. p. 184.

  14. L. WALESA, Les chemins. , op. cit. p. 73.

  15. Bronislaw GEREMEK, La rupture ; la Pologne du communisme à la démocratie, Seuil, Paris, 1991, pp. 30-31.

  16. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 91.

73. Ibid., p. 97.

74. Ibid., p. 97. 75. Ibid., p. 101.

  1. Toast en l’honneur du général JARUZELSKI, 11 juillet 1988, in Mikhaïl S.GORBATCHEV, op. cit. (t.VI), p.447.

  2. B. GEREMEK, op. cit. p. 31.

  3. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 158. 79. Ibid., p. 261.

  1. Krzysztof DUBINSKI, Magdalenka - Transakcja epoki, Editions Sylwa, Varsovie, 1990, p. 4.

  2. B. GEREMEK, op. cit. p. 32.

  3. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 110. 83. Ibid., p. 109.

  1. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 158.

  2. K. DUBINSKI, op. cit. pp. 5-7.

  3. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 111.

  4. Ibid.

88. Ibid., p. 112.

89. K. DUBINSKI, op. cit. pp. 19-20.

90. Ibid., p. 25.

91. Ibid., p. 37.

  1. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 263.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 326.

  3. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 122.

  4. B. GEREMEK, op. cit. p. 43.

  5. Ibid.

  6. B. GEREMEK, op. cit. pp. 46-47.

98. Ibid., p. 36.

  1. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 130.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 319.

  3. K. DUBINSKI, op. cit. p. 45.

102. Ibid., p. 46.

103. Ibid., p. 47.

  1. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 132.

  2. Konstanty GEBERT, Mebel, Editions Aneks, Londres, 1990, p. 49.

  3. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. pp. 135-136.

  4. K. DUBINSKI, op. cit. p. 14.

  5. Le Monde, 11 février 1989.

  6. B. GEREMEK, op. cit. pp. 83-84.

  7. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 134.

  8. B. GEREMEK, op. cit. pp. 88-89.

  9. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 134.

  10. K. DUBINSKI, op. cit. p. 65.

  11. B. GEREMEK, op. cit. p. 93.

115. Ibid., p. 94.

  1. K. DUBINSKI, op. cit. p. 76.

  2. B. GEREMEK, op. cit. p. 94.

  3. K. GEBERT, op. cit. p. 59.

  4. K. DUBINSKI, op. cit. p. 80.

120. Ibid., p. 81.

  1. Le Monde, 4 mars 1989.

  2. B. GEREMEK, op. cit. p. 81.

  3. K. DUBINSKI, op. cit. pp. 129-131.

  4. K. GEBERT, op. cit. p. 91.

  5. B. GEREMEK, op. cit. p. 97. 126. Ibid., pp. 116-117.

  1. Ibid.

  2. Ibid.

129. Ibid., p. 97.

130. Ibid., p. 121.

131. K. DUBINSKI, op. cit. p. 161.

132. Ibid., p. 171.

133. Ibid., p. 197.

134. Ibid,. p. 209.

  1. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 141.

  2. B. GEREMEK, op. cit. pp. 124-125.

  3. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 166.

  4. B. GEREMEK, op. cit. p. 178.

  5. Le Monde, 3 juin 1989.

  6. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 327.

  7. Ibid.

142. Ibid., p. 320.

143. B. GEREMEK, op. cit. p. 178.

144. Ibid, p. 174.

  1. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 321.

  2. B. GEREMEK, op. cit. p. 184.

147. Ibid., p. 188.

  1. Ibid.

  2. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 269.

150. Ibid,. p. 270.

  1. Pavel SMOLENSKI, Gazeta Wyborcza - Miroir d’une démocratie naissante, Editions Noir sur Blanc, Montricher, 1991, pp. 61-62.

  2. B. GEREMEK, op. cit. p. 203.

  3. Ibid.

  4. P. SMOLENSKI, op. cit. pp. 65-67.

  5. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 272.

  6. B. GEREMEK, op. cit. pp. 190-191.

157. Ibid., p. 193.

158. Ibid., p. 208.

159. Ibid., p. 204.

  1. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 117.

  2. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 273. .

  3. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 118.

  4. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 273.

  5. B. GEREMEK, op. cit. p. 211.

  6. Cz. KISZCZAK, op. cit. pp. 274-275.

  7. B. GEREMEK, op. cit. p. 229. 167. Ibid., p. 213. .

168. Ibid., p. 221.

  1. L. WALESA, Les chemins..., op. cit. p. 184.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 333.

  3. Le Monde, 26 août 1989, p.4.

  4. Ibid.

  5. Gazeta Wyborcza, 24 août 1989.

  6. B. GEREMEK, op. cit. p. 230.

175. Ibid., p. 229.

  1. Cz. KISZCZAK, op. cit. p. 277.

  2. Le Monde, 19 décembre 1989.

  3. B. GEREMEK, op. cit. p. 271.

179. Ibid., p. 253.

180. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 145. 181. Ibid., pp. 144-145.