Pour défendre le droit international, Washington entend d’abord s’en affranchir

L’alibi américain du recours à la force


Pour défendre le droit international, Washington entend d’abord s’en affranchir, 

L’alibi américain du recours à la force


Article paru dans les pages Rebonds de Libération, 3 octobre 2003


Libération du 3 octobre 2003

Page Rebonds

 

 

Pour défendre le droit international, Washington entend d’abord s’en affranchir

L’alibi américain du recours à la force

 

 

Pierre Buhler[1]

                                                        

En décembre 2001, dans une lettre collective au Président de la Commission Judiciaire du Sénat, quelque 700 professeurs de droit des plus prestigieuses universités américaines dénonçaient en termes véhéments les dispositions, « déficientes sur le plan du droit », de l’« ordre militaire » du 13 novembre 2001, signé du Président Bush, qui instituait des « commissions militaires » appelées à juger les combattants d’Al Qaida capturés.

 

Sans même parler des juristes européens, leurs collègues américains déplorent que les Etats-Unis prennent de plus en plus de libertés vis-à-vis de leurs obligations internationales, bafouent le droit ou l’ignorent. Tout en l’invoquant lorsqu’il les sert. L’inventaire qu’ils dressent est à première vue accablant. Outre les procédures appliquées aux détenus de Guantanamo, qui enfreignent deux traités dûment signés et ratifiés par les Etats-Unis, viennent à l’esprit, pour la décennie écoulée : les lois à portée extra-territoriale Helms-Burton et d’Amato-Kennedy (1996), le non-paiement, jusqu’en 2001, des contributions obligatoires aux budgets des Nations Unies, les frappes, en août 1998, de Tomahawk contre des camps d’entraînement d’Al Qaida en Afghanistan et, au Soudan, contre une usine pharmaceutique soupçonnée à tort de servir à la confection d’armes chimiques, les frappes aériennes sur une partie du territoire irakien à partir de décembre 1998, après le retrait des inspecteurs de l’ONU, ainsi que la guerre du Kosovo, en mars 1999, déclenchée sans l’autorisation du Conseil de Sécurité.

 

Même s’ils ne concernent qu’une part infime des quelque 10 000 traités auxquels les Etats-Unis sont partie, ces manquements contreviennent à la règle fondamentale du droit international, pacta sunt servanda, qui veut que tout traité lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi. Mais, aussi et surtout, c’est en se retirant de régimes existants ou en restant en marge de la création du droit international que les Etats-Unis manifestent leur défiance vis-à-vis des contraintes qu’il introduit. Ils sont ainsi restés à l’écart du Traité d’interdiction des mines anti-personnel (1997), n’ont pas ratifié le Traité d’Interdiction des Essais Nucléaires (1999) et se sont retirés de la négociation d’un protocole de vérification de la Convention d’Interdiction des Armes Biologiques (2001), avant de dénoncer le traité ABM (2001). Cette aversion ne se limite pas au seul désarmement, mais embrasse des domaines comme le droit de la mer ou l’environnement, avec la décision de ne pas ratifier le Protocole de Kyoto. Mais c’est la Cour Pénale Internationale qui a cristallisé les oppositions, les Etats-Unis pesant de tout leur poids pour vider de sa substance le régime mis sur pied.

 

Cette défiance peut légitimement étonner, venant d’un pays qui fut l’un des grands fondateurs du droit international, et qui a produit, avec l’apport de Wilson, une doctrine des relations internationales faisant appel à des notions comme la paix par le droit et la démocratie. D’un pays qui fut l’architecte du système international d’après-guerre, lui aussi fondé sur la règle de droit. Mais c’étaient là des moments d’une histoire formée de plusieurs traditions superposées et contradictoires : l’isolationnisme du XIXème siècle, le réalisme froid d’un Theodore Roosevelt, l’idéalisme pondéré d’hégémonie de 1945, l’exigence de retenue stratégique pendant la Guerre Froide, puis la poussée souverainiste et nationaliste de novembre 1994, avec le raz-de-marée républicain au Congrès. Après l’élection de novembre 2000, l’aversion épidermique de nombreux élus pour les Nations Unies et le droit international a fait place à une politique juridique plus structurée de l’administration Bush, qui a reçu le renfort d’intellectuels néo-conservateurs comme Robert Kagan. Pour celui-ci, le droit international et le multilatéralisme en général sont les armes des faibles pour se protéger contre la brutalité des rapports de force et brider la tendance à l’unilatéralisme des puissants : or, dans la fonction de sécurité qu’ils remplissent au bénéfice de la communauté internationale, les Etats-Unis ne peuvent se laisser lier les mains par le droit et encore moins s’abandonner à l’illusion qu’il régit le monde.

 

Une sorte de paradoxe s’esquisse : les dirigeants américains sont bien conscients, même dans l’aile la plus conservatrice du camp républicain, de la valeur de bien public international que revêt le droit international. Que l’immense majorité des Etats respectent un corps de règles de droit définies par ou avec les Etats-Unis constitue en effet pour la fonction mondiale de maintien de l’ordre dont parle Kagan un socle indispensable. Mais, sceptique vis-à-vis d’un droit dépourvu de moyens d’exécution en cas de transgression, l’ultimate enforcer que sont ces mêmes Etats-Unis doit s’affranchir de ce corps de règles pour précisément préserver et faire respecter par les autres ces règles.

 

Ce schéma s’est confirmé avec force après les attentats du 11 septembre 2001, d’abord dans le contexte de la guerre d’Afghanistan, où les Etats-Unis affrontaient un ennemi formé de combattants sans uniforme, en partie étrangers au pays. La première controverse avait porté sur le traitement au regard du droit international des combattants capturés par les Américains. Or ce droit, produit dans les années d’Après-Guerre, s’applique à des contextes de guerre classique, ignorant la nouveauté et la singularité des problèmes posés par la « guerre contre le terrorisme » des Etats-Unis. Si la pratique américaine est susceptible de le faire évoluer, c’est beaucoup plus certainement, cependant, le droit du recours à la force qui amorce une mutation. Sans doute les Etats-Unis n’ont-ils jamais hésité à faire usage de la force lorsqu’ils jugeaient que leurs intérêts de sécurité étaient en jeu. Mais cette posture a revêtu une dimension nouvelle dans le contexte d’après-11 septembre, avec l’apparition d’une doctrine de l’usage préemptif de la force : dès lors que le terrorisme de masse n’est justiciable ni de la démarche classique de containment ni de celle de la dissuasion, la gravité de cette menace justifie une révision du concept de légitime défense en vigueur dans le droit international. On ne peut attendre, pour réagir, que la menace soit réalisée ou imminente. Même si les Etats-Unis se sont abstenus d’invoquer la légitime défense, la décision de désarmer par la force l’Irak, accusé de disposer d’armes de destruction massive, est la première application de cette doctrine.

 

Faut-il en conclure que l’ordre international fondé sur la Charte est définitivement brisé ? Quelques - rares - juristes américains n’hésitent pas à franchir le pas. Avec une vingtaine d’opérations de force qui ne pouvaient ni de près ni de loin être justifiées par des motifs de légitime défense, la pratique suivie en matière de recours à la force en près de six décennies d’existence des Nations Unies, font-ils valoir, montre que le cadre fixé par la Charte ne guide pas la conduite des Etats et ne reflète donc pas le droit international en vigueur.

 

Sans doute ces coups de boutoir répétés au principe de non-recours à la force en dehors des cas prévus par la Charte ne peuvent-ils, en l’absence de consensus, fonder un droit nouveau, mais ils entretiennent une incertitude juridique. Ils traduisent aussi la recherche d’un nouvel équilibre du droit international, reflétant la réalité des rapports de force entre les Etats et la pratique qui en découle. Car c’est dans les périodes de crises que ces rapports se révèlent dans toute leur brutalité, observait Raymond Aron dans Paix et guerre entre les Nations : « on ne juge pas du droit international sur les périodes calmes et les problèmes secondaires (...) un Grand n’accepte pas d’ordre et ne se laisse pas contraindre ».

 

C’est dans ce contexte nouveau, marqué par l’hégémonie américaine, que se recompose le droit international, voire toute l’organisation du système international et c’est aux Etats-Unis que reviendra, selon toute vraisemblance, le soin de dessiner l’épure, renouant avec le rôle qui fut le leur au lendemain des deux guerres mondiales. Sans s’embarrasser de considérations de forme, si l’on en juge par la réponse lapidaire faite par Madeleine Albright, alors Secrétaire d’Etat, à son homologue Robin Cook, qui soulignait les difficultés qu’éprouvaient les juristes britanniques à justifier la guerre du Kosovo : « alors changez de juristes ! ».



[1] Professeur associé à Sciences Po. Ce Rebonds reprend les conclusions d’un article à paraître sous le même titre dans Commentaire n° 103, Automne 2003.