Jean Christophe Romer,

Notes de lecture (pp. 117-118),

Relations Internationales, n° 153, 2013/1.

Notes de lecture (pp. 117-118)

Relations Internationales n° 153, 2013/1

Jean Christophe Romer, IEP de Strasbourg

Pierre Buhler, La Puissance au XXIe siècle, les nouvelles définitions du monde, préface d’Hubert Védrine, Paris, CNRS Éditions, 2011, 508 p.

Diplomate de carrière, Pierre Buhler a été professeur associé à Sciences Po Paris de 2002 à 2006. Fort de cette double expérience pratique et académique, il livre une véritable somme sur la notion de puissance dans son acception la plus globale. À cet effet, il fait appel aux différentes disciplines des sciences sociales pour cerner cette notion à la fois classique et complexe, finalement peu définie.

De Thucydide à Fukuyama en passant par Aron, Weber, Keohane ou Nye, les auteurs « classiques » ayant réfléchi à la puissance, à la souveraineté et aux relations internationales sont systématiquement invoqués. Les deux premiers chapitres synthétisent les différents concepts opératoires pour l’étude des relations internationales : empire, État et État-nation dans leurs différentes variantes ; puis souveraineté, sécurité, système-monde, légitimité, ou encore le concept très particulier de « régime » élaboré par Keohane et Nye pour le distinguer de celui d’hegemon (p. 232). Tout cela conduit au constat que la notion de puissance est complexe mais, bien que régulièrement invoquée par les différentes théories des relations internationales, elle n’a fait l’objet d’aucune théorie propre ou même de définition communément admise (p. 445).

Pierre Buhler se propose alors d’ouvrir les différentes boîtes à outils (chapitre 3 à 6) pour s’approcher d’une définition la plus cohérente possible de la puissance. Il en relève la diversité autant que la complexité marquées par l’histoire, constatant que la notion a profondément changé au cours des trois dernières décennies, du fait notamment de l’évolution du modèle de la souveraineté qui « définit un attribut étatique », et de la remise en question de « l’ordre westphalien ». La notion de puissance se lézarde (pp. 267-268) sous l’effet de « l’interdépendance complexe », c’est‑à-dire des « dépendances réciproques et asymétriques » (Keohane, Nye). En cela, l’objet de cet ouvrage est aussi de montrer les ruptures dues à la coexistence d’une puissance publique qui tente de se maintenir, face à une puissance privée aux prétentions exclusives tendant à l’élimination de sa rivale.

Les six premiers chapitres permettent d’appréhender au plus près la notion de puissance, sa généalogie et ses perspectives. Si Aron, avec sa formule trinitaire de la puissance – espace, ressources et action collective – est omniprésent, la méthode rappelle aussi Lucien Poirier dans ses approches pluridisciplinaires de la stratégie. Stratégie et puissance sont d’ailleurs étroitement liées comme le montre le chapitre 4 consacré à la géographie qui « dessine la puissance », rappelant la nature des principes énoncés par les écoles classiques de la géopolitique. La géographie est aussi l’occasion d’aborder la question de la Russie qui, tout en conservant un vaste espace a largement perdu de sa puissance en devenant un « État rentier », avec les forces et les faiblesses que cela induit.

S’agissant du droit (chapitre 3), il est démontré à la fois la préoccupation des acteurs à se définir au regard des normes du droit et dans le même temps, la difficulté de définir un droit international acceptable par tous. Le sujet est ancien mais particulièrement bien synthétisé. Le droit s’avère en effet autant un outil de légitimation que de délégitimation dans une « société internationale anarchique […] mais ordonnée par la puissance » (p. 135), dès lors qu’il n’existe aucune autorité supérieure susceptible d’arbitrer les litiges.

La démographie (chapitre 5) reste un élément important des relations internationales, mais sa fonction a radicalement changé depuis une cinquantaine d’années. Si les armées de masse ne constituent plus le cœur de la puissance militaire des États, le poids de la population dans la puissance économique subsiste et se développe mais en tenant plus à la qualité qu’au nombre. Lié aux mutations du système économique et au poids croissant de la finance, largement développés dans le chapitre 6, l’ensemble de ces problématiques se trouve unifié dans un XXIe siècle marqué par « l’ère des réseaux » débouchant vers une certaine « privatisation de la puissance » (chapitre 7).

Les trois chapitres suivants sont consacrés aux trois principaux pôles de puissance. Avec ses deux géants démographiques mais aussi désormais politiques et économiques, l’Asie est le continent où la montée en puissance est la plus visible.

Si la Chine est bien devenue un acteur majeur de la scène internationale, les États-Unis se trompent souvent – volontairement ou non – dans leurs analyses, confondant notamment visées impériales et impérialisme. Certes, il n’est pas exclu – mais Washington en est convaincu – que Pékin cherche sinon à chasser les États-Unis du continent asiatique tout au moins à les marginaliser (p. 339). Le cas de l’autre géant, l’Inde, est différent de celui de la Chine car ce pays ne dispose pas encore du potentiel économique, politique de sa grande rivale, même si elle diversifie et rééquilibre ses partenariats, notamment avec les États-Unis et l’Europe au détriment de la Russie.

L’Europe fait l’objet d’un chapitre particulier. L’auteur énumère les occasions manquées par l’Europe de s’ériger en une véritable puissance. Il la compare au liberum veto qui a conduit à l’échec du royaume de Pologne et à ses partages. Les États-Unis – « puissance européenne de plein exercice » (p. 369) – ont leur part de responsabilité dans cet échec. Mais la construction européenne elle-même y a largement contribué, car « tout (son) cheminement fait de l’acquisition des formes et des outils de la puissance […] sinon une fin en soi, du moins une preuve de sa réalité » (p. 387). En d’autres termes, cinquante ans d’abandon et d’absence de réflexion sur la puissance sont d’autant plus difficiles à rattraper que l’unanimité sur le sujet est improbable, a fortiori dans une Europe à 27.

Quant aux États-Unis, leur quête de suprématie découle de leur refus des contraintes du droit international, qu’ils partagent avec des puissances émergentes comme la Chine. Les conceptions de la relation entre guerre et politique sont différentes voire opposées entre les deux rives de l’Atlantique. Révélées lors du conflit du Kosovo en 1999, elles ont pris toute leur ampleur avec les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Toutefois, si la puissance étatsunienne est aujourd’hui prédominante, notamment par son rôle auto-proclamé de policier et de justicier global, elle n’en reste pas moins à terme menacée tant de l’extérieur que de l’intérieur et ne serait plus qu’une « puissance par défaut » (p. 443).

L’auteur conclut en présentant les perspectives qui s’ouvrent à la puissance dans les années à venir et le rôle que pourront jouer notamment les États « émergents ».

Ces quelques lignes ne suffisent pas à transcrire la richesse de cet ouvrage dont la lecture est nécessaire à quiconque s’intéresse aux relations internationales, à la pluridisciplinarité et à l’articulation entre théorie et pratique.

Jean Christophe Romer,

IEP de Strasbourg.