Les déportations de masse en Pologne orientale

Stéphane Meylac

Dates

Il y a cinquante ans

Les déportations de masse en Pologne orientale

Le Monde, 27 mai 1990

E 27 septembre 1939, alors que la Pologne agonise sous le feu croisé de la Wehrmacht et de l'armée rouge, Ribbentrop, ministre des affaires étrangères de Hitler, arrive à Moscou pour fixer le tracé définitif de la frontière avec l'URSS. Pris de regrets après le partage en zones d'influence prévu par le protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop, qui laissait la Lituanie à l'Allemagne, Staline propose d'échanger la Lituanie contre la rive droite de la Vistule, attribuée tout d'abord à l'URSS. L'Allemand s'empresse d'accepter, et le " traité de frontières et d'amitié " signé dès le lendemain accorde à l'Union soviétique plus de la moitié du territoire polonais d'avant guerre : quelque 200 000 kilomètres carrés et 13 à 14 millions d'habitants, dont 6,5 millions sont des Polonais d'origine. Peu après, Vilnius et sa région (6 000 kilomètres carrés) sont rendues à la Lituanie, qui devient un protectorat de l'URSS, avant d'en devenir quelques mois plus tard une république.

Le reste est aussitôt incorporé à l'Union. Des élections précipitamment organisées se tiennent le 22 octobre 1939, dans la meilleure tradition soviétique : candidats uniques, scrutin sans isoloirs, sous la surveillance de militaires en armes. En Ukraine, c'est le premier secrétaire du PC de la République, Nikita Khrouchtchev, qui supervise personnellement la campagne électorale. L'admission dans l'URSS, demandée par les deux Assemblées ainsi élues _ l'une en Ukraine occidentale, l'autre en Biélorussie occidentale _ est prononcée début novembre par le présidium du Soviet suprême, qui, le 29 du même mois, attribue la nationalité soviétique à tous les habitants des zones rattachées.

Staline, qui a fait dissoudre le PC polonais en 1938, ne nourrit alors aucun projet de restauration d'un Etat polonais, et Molotov a beau jeu d'ironiser, le 31 octobre, à la tribune du Soviet suprême, sur le " vilain bâtard du traité de Versailles " à nouveau disparu de la carte de l'Europe. Sur le terrain, ce choix signifie que la polonité est vouée à l'éradication : les institutions culturelles polonaises sont fermées et une campagne de propagande est lancée pour discréditer la Pologne, " Etat de seigneurs et de capitalistes ", " oppresseur de minorités " et " exploiteur des masses laborieuses ". " Sans bruit ni panique "

L'administration des nouveaux territoires est confiée au NKVD, la police politique, qui a dès les premiers jours d'occupation procédé à l'arrestation des principaux dirigeants politiques et syndicaux, les plus susceptibles d'organiser un mouvement de résistance clandestin. Mais l'ampleur de la tâche requiert de la méthode, et l'instruction NKVD n 1223 du 11 octobre 1939, relative aux " modalités de déportation des éléments antisoviétiques " y pourvoit en dressant la liste de ces " éléments " : dirigeants des partis " bourgeois " et organisations associées, fonctionnaires de l'Etat, policiers, officiers, magistrats... S'y ajoutent les Polonais capturés lors de tentatives de franchissement de la frontière pour rejoindre l'armée en cours de constitution en France, ainsi que les propriétaires fonciers et les industriels.

Arrêtés individuellement, ils sont justiciables, à l'issue d'un procès sommaire devant un tribunal spécial, d'une peine de trois à cinq ans de " privation de liberté " pour " crime contre la révolution et les intérêts du prolétariat " ou pour " activités au service d'un Etat capitaliste ". Après un séjour plus ou moins long en prison, la destination finale est, pour les survivants, toujours le camp de travail, une des îles de l'archipel du Goulag. On évalue à 250 000 le nombre de ceux qui ont subi ce sort entre octobre 1939 et juin 1941.

Mais c'est une entreprise d'une tout autre nature qui se prépare, dans le plus grand secret, pour le printemps suivant. Pendant la nuit du 8 au 9 février 1940, le NKVD, secondé par l'armée rouge et la milice, procède à une rafle massive dans les territoires pris à la Pologne. Dans la discrétion : l'instruction du 11 octobre 1939 prescrit d'opérer " sans bruit ni panique, pour éviter les débordements et excès de la part des déportés ou du voisinage ". Rappel inutile : les hommes de Béria possèdent un solide savoir-faire. Une fois cernés les maisons et appartements, leurs occupants se voient accorder une heure pour rassembler quelques effets personnels et des vivres pour un mois, puis sont acheminés par camions, avant l'aube, vers la gare la plus proche.

Là les attendent des trains formés de wagons de marchandises ou à bestiaux spécialement équipés : des grilles ont été posées sur les ouvertures, les portes condamnées, des bat-flanc en bois installés et des latrines de fortune _ un simple orifice dans le plancher _ aménagées. Les plus heureux trouveront un petit poêle ou un réchaud.

Après un tri pour séparer les hommes valides, dirigés vers les camps de travail, des femmes, enfants et vieillards, les déportés sont entassés à 50 par wagon. Ils sont 220 000 à être ainsi convoyés, par 110 trains, vers les immensités glacées du Grand Nord russe. Le plus souvent, le voyage se prolonge pendant plusieurs semaines, dans les conditions que l'on imagine en cet hiver 1939-1940 plus rigoureux encore que les autres _ la température descend jusqu'à _ 40 degrés. Les moins résistants, enfants et vieillards au premier chef, succomberont avant d'arriver à destination. Les autres se voient infliger d'épuisantes marches à pied, sur des centaines de kilomètres, avec bivouac en plein air, pour rejoindre leurs lieux de détention.

Trois catégories de victimes

Contrairement à la Gestapo en zone allemande, le NKVD n'a pas frappé au hasard. Les listes de déportés ont été composées en fonction de critères " sociaux " pour identifier les " éléments antisoviétiques " et autres " suspects " : ce qui reste des fonctionnaires de l'Etat polonais et des propriétaires terriens, les paysans-colons bénéficiaires de la réforme agraire de 1925. Curieusement, la rafle s'étend à tous les gardes forestiers, probablement pour éliminer tout risque d'assistance à la formation de maquis au printemps. Bien que les déportés soient en majorité ethniquement polonais, les Ukrainiens et les Biélorusses sont nombreux dans les wagons : certains villages d'Ukraine ont été vidés de la totalité de leurs habitants.

Puis, sans se tarir tout à fait, le flux s'amenuise jusqu'à la vague suivante, deux mois plus tard, le temps de faire revenir les trains. Réglée selon le même scénario qu'en février, la rafle qui se déroule du 12 au 15 avril 1940 vise maintenant les familles des détenus politiques arrêtés individuellement depuis septembre, mais aussi les paysans aisés et les habitants des zones frontalières avec l'Allemagne. Dans la seule région de Lvov, qui en est proche, ils sont 25 000 à être arrachés à leur domicile ; et ce sont maintenant 160 trains qui emportent quelque320 000 ex-citoyens polonais vers l'Asie centrale et le Kazakhstan.

Un nouveau répit s'installe jusqu'à la rotation suivante des trains, fin juin 1940 : cette fois-ci, la rafle vise avant tout les réfugiés de la partie occidentale de la Pologne, occupée par l'Allemagne, des juifs en grande partie. 240 000 prennent le chemin de la Sibérie.

Une dernière vague, qui précédera de quelques jours l'attaque allemande de juin 1941, emportera encore vers les camps et l'exil plus de 300 000 déportés : des employés, des ouvriers qualifiés, des cheminots ainsi que nombre de Polonais résidant dans les républiques baltes annexées par l'URSS en 1940.

A chaque rafle, les victimes sont réparties en trois catégories : _ Ceux qui sont " arrêtés ", des hommes surtout, seront acheminés, à l'issue d'une condamnation sommaire, vers un des 132 camps identifiés qui s'étendent tout le long de l'arc polaire soviétique, depuis la presqu'île de Kola jusqu'au détroit de Béring. Ceux-là connaîtront les conditions de détention les plus inhumaines : aucun des 3 000 déportés envoyés dans les mines de plomb de Tchoukhotka ne survivra à cette épreuve et seul un nombre infime des quelque 10 000 Polonais affectés aux mines d'or de la Kolyma reviendront vivants. _ Les " déplacés de catégorie spéciale " (" spetspereselentsy "), qui jouissent d'une certaine liberté de mouvement, mais sont astreints au travail forcé _ exploitation forestière et construction de lignes de chemin de fer dans le Grand Nord, extraction du charbon dans le bassin du Don _ et soumis au même régime alimentaire que dans les camps. _ Les " exilés ", enfin, femmes, enfants, vieillards, répartis en quelque 3 000 lieux de relégation, qui sont libres de ne pas travailler, mais, laissés à l'abandon, sans ressources, dans un milieu généralement sauvage et hostile, en Asie centrale et en Sibérie, n'ont évidemment pas d'autre choix.

Ce sont donc, au total, plus d'un million de personnes _ dont près des deux tiers de Polonais d'origine _ qui prennent, en l'espace de quinze mois, le chemin de la déportation. Ce chiffre avoisine le million et demi si l'on y ajoute les détenus politiques arrêtés individuellement et les quelque 200 000 prisonniers de guerre expédiés eux aussi dans les camps et les mines (1).

Une chape de silence

Les souffrances subies _ et partagées avec les autres victimes du stalinisme, russes, baltes, tatars... _ inspireront après guerre les premières pages, polonaises, de la " littérature des camps " : le froid et la faim, l'absence d'hygiène et la maladie (scorbut, pellagre et typhus), la loi de la jungle que font régner les criminels de droit commun soviétiques, les tristement célèbres ourkas, sont le lot quotidien de ces centaines de milliers de déportés. Le tribut est à la mesure de ces conditions effroyables : une mortalité de 30 % par an dans les camps, de 15 % à 20 % chez les exilés. Les évaluations du nombre de déportés qui ont péri en l'espace de deux ans varient de 400 000 à 800 000.

Pour une partie des survivants, l'attaque de l'URSS par l'Allemagne annonce la fin du calvaire : Staline, qui a renoué le 30 juillet 1941 avec le gouvernement, en exil à Londres, du général Sikorski, autorise la création d'une armée polonaise sur le territoire soviétique et accorde l'" amnistie " _ un terme qui, s'appliquant à des civils déportés sans autre forme de procès, relève de l'humour noir _ " aux citoyens polonais privés de liberté en URSS ". Mais seulement 115 000 civils et militaires parviendront à quitter l'Union soviétique par l'Iran, en 1943, avec cette armée, celle du général Anders. D'autres trouveront une planche de salut en rejoignant l'armée formée ensuite par des communistes polonais sous le commandement du général Berling. Parmi eux, un jeune officier d'une vingtaine d'années, Wojciech Jaruzelski, dont les parents, également déportés, ont péri dans le maël- strom. Quelque 400 000 déportés seront rapatriés en Pologne pendant l'immédiat après-guerre, entre 1944 et 1948, mais une soixantaine de milliers d'entre eux devront attendre la mort de Staline et le " dégel " pour pouvoir regagner la Pologne.

Couvert par une chape de silence dans la Pologne communiste, au nom de la " raison d'Etat ", peu connu à l'Ouest en dehors des cercles d'émigrés, éclipsé par l'affaire de Katyn, ce dossier honteux de l'histoire des relations polono-soviétiques _ ce fut l'une des plus grandes déportations de masse de l'ère stalinienne _ a été ouvert à la faveur de la campagne, lancée en 1987 par M. Gorbatchev, sur les " taches blanches de l'Histoire ". Ce n'est qu'alors qu'une commission mixte d'historiens a été autorisée à l'étudier. L'essentiel de cette histoire a, il est vrai, déjà été écrit par les témoins des événements et des auteurs indépendants. Mais cette démarche était le prélude à une reconnaissance de la responsabilité des Soviétiques et a servi de fondement à la demande de réparations pour un montant de 4,5 milliards de roubles, formulée début avril 1990 par le gouvernement polonais.

STEPHANE

MEYLAC