Le titre choisi pour notre échange d'aujourd'hui est, j’en conviens, excessivement ambitieux dans sa formulation, puisqu'il se projette après la guerre en Ukraine. Sans doute est-ce un peu tôt pour réfléchir sur cet après-guerre, comme on s’était précipité pour le faire, dès les premiers jours de confinement, pour l'après-covid, en se disant que ce serait une affaire de quelques mois. Plus de 2 ans plus tard, le monde n’est toujours pas sorti de cette épidémie, à en juger par la situation en Chine, dont on mesure de plus en plus les conséquences déstabilisantes pour l'économie mondiale.
S'agissant de l'Ukraine, la situation reste à ce jour fortement marquée par l’incertitude, par ce que Clausewitz appelait « le brouillard de la guerre ». Il faut se rappeler qu'un certain nombre de guerres avaient été conçues par leurs initiateurs comme une « promenade militaire (…) fraîche et joyeuse » - c’est ce que l'empereur Guillaume II d’Allemagne avait promis à son état-major en 1914. On connaît la suite... La guerre du Vietnam a duré 30 ans, celle de l'Union soviétique en Afghanistan 9 années, autant que la deuxième guerre d'Irak.
Une certaine humilité est donc de rigueur avant de se projeter dans un après-guerre aux contours incertains, tant celle qui est en cours aujourd'hui est loin d'être terminée et conserve nombre d’embranchements. Avec, au sommet du spectre, des options d'escalade agitées par un régime russe qui ne se prive pas de gesticulations menaçantes, brandissant même des perspectives apocalyptiques. Elles sont articulées, comme on l'a vu, par Poutine lui-même.
Mais aussi, plus bas dans le spectre de la coercition et de la violence, on voit que la Russie mobilise une bonne partie de son potentiel militaire classique, dont il s 'avère qu'il n'est pas aussi impressionnant que des parades militaires sur la place Rouge cherchent à le démontrer. Enfin, on voit que la Russie mobilise également son appareil de contrôle politique et de répression, avec la censure, la propagande, la manifestation et la désinformation, et ce en direction tant de la société russe que de l'extérieur.
Du côté occidental, la réactivité a été remarquable, avec d'abord une expression de solidarité avec la partie agressée, l'Ukraine, sous forme de sanctions appliquées très rapidement contre l'Etat agresseur, la Russie. On est aujourd'hui à 5 paquets successifs de sanctions, et un sixième est en préparation. Après des hésitations initiales, des livraisons d'armement de plus en plus massives ont été mises en œuvre au bénéfice de l'Ukraine, tout en veillant à rester en-deçà d’un « seuil de cobelligérance » dont il est d’ailleurs difficile de dire où il se situe. Ces livraisons sont de nature à changer significativement le rapport des forces sur le terrain. L'aide américaine, notamment, se chiffre désormais en dizaines de milliards de dollars. Et le président Biden vient de réactiver la loi lend-lease, qui avait permis à l'Union soviétique de bénéficier de livraisons d'armements destinés à changer le cours de la guerre – on l’a un peu oublié, mais il est bon de rappeler que 15 000 avions et près d’un demi-million de véhicules ont été livrés à ce titre à l'Union soviétique par les États-Unis.
Après cette caractérisation d’une situation non stabilisée et donc en l'absence de visibilité sur l’après-guerre, ce que je peux vous proposer, c'est de voir quelles conséquences peuvent être, à ce stade, tirées de l'« opération militaire spéciale » dans laquelle le président russe a engagé la Russie le 24 février.
Je commencerais cette réflexion par une mise en contexte historique, avec un « retour sur image » en septembre 1990, une époque-charnière entre la Guerre froide et ce qu’il est convenu d’appeler l’après-Guerre froide. On est alors quelques semaines après l’invasion du Koweït par l’Irak. Dans un discours devant le Congrès des Etats-Unis, le président George Bush avait voulu lui aussi se projeter dans un après-guerre, voyant dans cette crise la possibilité d’un « nouvel ordre mondial (…) un monde où la règle de droit l’emporte sur la loi de la jungle, où le puissant respecte les droits du faible ».
La riposte à l’invasion, en 1990, semblait, il est vrai, l’annoncer : le Conseil de sécurité de l’ONU avait adopté une résolution 678 autorisant « les Etats membres des Nations unies à utiliser tous les moyens (pour « obtenir le retrait des troupes irakiennes du Koweït ». Une fois l’objectif atteint, et le pays rétabli dans sa souveraineté grâce à l’opération « Tempête du désert », la coalition conduite par les Etats-Unis s’était retirée d’Irak sans aller jusqu’à Bagdad.
Pour autant, cette esquisse d’un nouvel ordre mondial fondé sur le droit n’a guère tenu ses promesses. Ecornée par l’intervention de l’OTAN en Serbie et au Kosovo, elle a été balayée par l’intervention américaine en Irak en 2003. Quelles que soient les justifications avancées –fondées sur des allégations mensongères dans le second cas – elles violaient le droit international.
Avant cette deuxième guerre d’Irak, et en particulier après les attaques du 11 septembre 2001, quelques juristes américains avaient cherché à justifier une nouvelle doctrine, celle de l’« action préemptive » censée autoriser une intervention militaire sans attendre que les critères de la légitime défense soient réunis. Michael Glennon, un des défenseurs de cette thèse, baptisée « école de la désuétude », l’a formulée sans ambages : « Lorsqu’une règle de droit a été, de manière répétée et sur une longue période, enfreinte par un nombre significatif d’États, il n’y a plus de raison de penser que les États se sentent liés par elle (...) arrivée à ce stade, la règle est tombée en désuétude, elle n’est plus obligatoire (...) elle cesse d’être du droit international (...) Si la communauté des nations se comporte comme si certaines règles n’existaient pas, elles n’existent pas, et si elles n’existent pas, elles ne lient personne ».
Pour une autre figure de cette école, Anthony Clark Arend, dès lors que le droit international ne reflète plus la pratique des États, ce n’est plus du droit, mais de l’incantation creuse, un « univers de papier ». « Dans la pratique, le cadre de la Charte des Nations Unies est mort », tranchait-il, « la doctrine Bush de préemption n’enfreint donc pas le droit international puisque le cadre fixé par la Charte ne se reflète plus dans la pratique des États ».
La guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine apporte une amère confirmation à cette théorie, à laquelle la majorité des juristes refusait de souscrire, considérant à juste titre que le propre de la règle de droit est de garder cette qualité et ce statut même lorsqu’elle est violée. Celle que la Charte des Nations Unies a énoncée est la clef de voûte du système de sécurité international : les Etats membres s’interdisent, en signant ce traité, de « recourir à la menace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État », ainsi que le prescrit l’article 2(4) de la Charte. Seule la « légitime défense, individuelle ou collective », en cas d’agression armée, ou un mandat donné, au titre du chapitre VII, par le Conseil de sécurité peuvent justifier le recours à la force.
Ce droit a été enfreint avec une belle constance dès le début de la Guerre froide. Selon la définition retenue, le nombre de cas de transgression des règles de la Charte varie d’une vingtaine à plusieurs centaines. Aucun argument de légitime défense ne pouvait en effet, de près ou de loin, justifier la violation de cet article 2(4) dans l’expédition franco-britannique de Suez en 1956, dans l’invasion de la République Dominicaine par les États-Unis en 1965, dans l’invasion du nord de Chypre par la Turquie en 1974…
A chaque fois, les prétextes les plus variés ont été avancés : une insurrection anti-communiste et l’appel du chef du parti communiste à la contrer (Budapest, 1956), la défense du « socialisme » (Prague, 1968), de prétendues demandes du gouvernement communiste (Afghanistan, 1979), un coup d’Etat (Grenade, 1983), la protection des populations albanaises du Kosovo (Yougoslavie, 1999), la présence d’armes de destruction massive (Irak, 2003)… Agir en coalition – Pacte de Varsovie, OTAN ou coalition ad hoc – a pu être vu comme apportant un vernis de légitimité à ces infractions.
Le président russe ne s’est encombré d’aucun de ces faux-semblants. Les mobiles invoqués – la non-existence de la nation ukrainienne et les accusations de nazisme – empruntent au registre de l’absurde et il est difficile de voir dans la complicité servile du régime biélorusse un semblant de coalition. Peu après l’annexion de la Crimée, en 2014, il avait, au Forum de Valdaï, brandi la menace d’un monde « sans aucune règle », de conflits impliquant les grandes puissances, mais aussi des « pays à la charnière de (leurs) intérêts géopolitiques ». L’Ukraine était une illustration de ce type de conflits, et ce ne serait « certainement pas le dernier ».
La guerre déclarée à l’Ukraine n’est autre que la mise à exécution de cette menace. Le message est limpide : pour la « puissance révisionniste » qu’est la Russie, l’intérêt national est mieux servi par l’absence de règles que par l’ordre de sécurité érigé en 1945, qu’elle juge périmé.
Quelles conséquences faut-il en tirer ? En appelant à un « nouvel ordre mondial », le président Bush espérait ressusciter l’esprit originel de la Charte des Nations Unies, portée sur les fonts baptismaux en 1945 par son prédécesseur Franklin Roosevelt et fondée sur la renonciation, par les signataires, à « la menace ou à l'emploi de la force ». Non seulement cette utopie ne s’est jamais réalisée – et les Etats-Unis, notamment dirigés par un autre président Bush, portent à cet égard une part de responsabilité – mais l’ordre fragilisé qui a tenu durant ces décennies d’après-Guerre froide a reçu le coup de grâce le 24 février des mains du président Poutine lorsqu’il a carrément descellé cette clef de voûte du système de sécurité internationale qu’est la règle du non-recours à la force en dehors des cas prévus par la Charte des Nations Unies.
Cet ordre, en effet, est condamné à se déliter dès lors que ses principaux gardiens au sein de l’organe chargé de l’administrer, le Conseil de sécurité, n’assurent plus ce rôle. Comme pendant l’entre-deux guerres, où n’existait aucun arbitre de ce type au sein de la SDN, la force primera sur le droit.
« Là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste », observait le philosophe Thomas Hobbes. Formulé à propos de l’ordre intérieur des Etats, ce constat offre une clef de compréhension des fondements de la règle de droit dans l’ordre politique, que celui-ci soit, du reste, intérieur ou international. Le mépris affiché à cet égard par le régime russe, manifeste dans la barbarie à l’œuvre, au quotidien, en Ukraine, est aussi le reflet d’une parodie d’« Etat de droit », inspirée de l’héritage soviétique. Cet habillage dissimule mal l’arbitraire, le mensonge, la manipulation, la propagande, l’intimidation et la répression qui sont la règle quand ce n’est pas l’assassinat. De quoi méditer, 10 ans après sa disparition, sur l’essai de Thérèse Delpech, qu’elle avait fort opportunément intitulé L'ensauvagement : Le retour de la barbarie au XXIe siècle.
Quelles conséquences peut-on en tirer pour ce nouvel ordre mondial, et notamment sur ce qu’il signifie pour votre mouvement, votre initiative en faveur du désarmement nucléaire ?
J’ai cité Hobbes, à dessein, et je crois que sa métaphore, célèbre, des gladiateurs est la mieux à même de décrire l’état du monde tel qu’il apparaît aujourd'hui : « Les rois et les détenteurs de l’autorité souveraine sont, à cause de leur indépendance, en état de constante rivalité et dans la posture des gladiateurs, leurs armes pointées et leurs yeux fixés les uns sur les autres ; c’est-à-dire leurs forts, leurs garnisons et leurs canons massés aux frontières de leurs royaumes, et des espions à demeure chez leurs voisins, ce qui est une posture de guerre ». En l’absence d’une autorité supérieure, c’est, entre les nations, le « règne de la guerre de tous contre tous, une guerre (qui) ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre (...) mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire ».
J’aimerais citer un autre texte, plus récent, qui n’émane pas d’un grand auteur, mais est extrait d’un instrument de droit international, le mémorandum de Budapest de décembre 1994. En marge du sommet de la CSCE qui se tient alors dans la capitale hongroise, l’Ukraine signe le TNP en tant qu’Etat non nucléaire, une signature assortie de garanties de sécurité données par 3 puissances nucléaires, la Russie, le Royaume Uni et les Etats-Unis, qui « réaffirment leur obligation de s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’Ukraine, et qu’aucune de leurs armes ne soit utilisée contre l’Ukraine, si ce n’est en légitime défense ou d’une autre manière conforme aux dispositions de la Charte des Nations Unies ». Les signataires s’engagent également à « se consulter dans le cas où une question se poserait au sujet des engagements énoncés ci-dessus ». Les Etats-Unis et la Russie ont même réaffirmé en 2009, lors de l’expiration du traité START, la validité des assurances accordées par le mémorandum de Budapest. L’Ukraine avait invoqué cet accord auprès des 3 garants en 2014, pour souligner l’atteinte que constituait l’annexion de la Crimée par la Russie. En vain…
Il y a évidemment une certaine « ironie » dans ce rapprochement entre un document qui consigne des garanties de grandes puissances nucléaires et la réalité du terrain.
Ce qu’on voit, c’est que Vladimir Poutine brandit le statut de puissance nucléaire, de son pays comme instrument de sanctuarisation de ses agissements, qui s’analysent en une guerre d’agression conduite avec des moyens classiques, ce qui ne peut qu’enhardir ceux qui aujourd'hui veulent s’en prévaloir pour transgresser le droit international – ou faire triompher ce qu’ils estiment être leurs droits.
Il apparaît désormais, plus clairement que ça n’a été le cas depuis la fin de la Guerre froide, que ni le droit international ni les cadres multilatéraux n’offriront de garanties fiables de sécurité. Ce constat a des conséquences multiples.
· En premier lieu, la logique du dilemme de sécurité ne peut que se renforcer, poussant tous les Etats en mesure de le faire à s’armer pour se prémunir contre des menaces, réelles ou perçues, incitant du coup d’autres Etats à faire de même.
· Les Etats les plus vulnérables seront, pour leur part, enclins à se tourner vers la protection des puissants. Les logiques d’alliance retrouveront de la vigueur – on les voit déjà à l’œuvre avec l’OTAN, au nord de l’Europe – mais aussi les logiques de sphères d’influence, voire de « protectorats ». Plus encore qu’avant, l’« ordre européen de sécurité » relèvera sinon de la chimère, du moins du mirage.
· Enfin, les régimes de non-prolifération en seront immanquablement fragilisés, ainsi que, plus largement, les accords multilatéraux de maîtrise des armements. Cette observation s’applique particulièrement à la non-prolifération nucléaire. Il n’est que de voir à quel point l’accord JCPoA est, depuis fin février, encalminé, et on voit mal ce qui pourrait le remettre sur les rails.
Le TNP s’est avéré être une digue relativement solide contre la prolifération, démentant le risque, souligné par le président Kennedy, de voir apparaître « dès les années 1970, 15, 20 ou 25 États nucléaires ». Trois États seulement, Israël, l’Inde et le Pakistan se sont, en s’en tenant à l’écart, réservé un droit d’accéder à l’arme nucléaire et l’ont exercé. La Corée du Nord l’a fait en s’en retirant. Car si elle est complexe, la technologie nucléaire militaire est de moins en moins inaccessible, à mesure de l’accession d’un nombre croissant d’États à des niveaux suffisants de performance industrielle. Outre la Corée du nord, l’Iran est clairement dans cet esprit. L’avantage stratégique associé à la sanctuarisation du territoire et au « pouvoir égalisateur de l’atome » garde toute sa valeur. Que l’Iran parvienne à acquérir l’arme nucléaire et d’autres lui emboîteront le pas.
Au total, donc, un monde plus dangereux, non pas seulement parce qu’il n’a pas de règles qui lient les mains des acteurs les plus puissants, mais parce que l’arme nucléaire – et les autres armes de destruction massive – ne peut-être désinventée, et d’autre part – en citant Henry Kissinger (dans une interview au Financial Times), parce que « nous sommes maintenant confrontés à des technologies (capables de) produire des niveaux de catastrophe qui n'étaient même pas imaginables. L'aspect étrange de la situation actuelle est que les armes se multiplient des deux côtés et que leur sophistication augmente chaque année. Mais il n'y a pratiquement aucune discussion au niveau international sur ce qui se passerait si ces armes étaient réellement utilisées ». Kissinger appelle toutes les parties à « comprendre que nous vivons maintenant dans une ère totalement nouvelle, et que nous nous en sommes tirés en négligeant cet aspect. Mais à mesure que la technologie se répand dans le monde, comme c'est le cas par nature, la diplomatie et la guerre devront avoir un contenu différent et ce sera un défi ». Voilà peut-être une piste pour ouvrir le débat.