En dénonçant, lors du Shangri-La Dialogue à Singapour, le 30 mai, ces « pays révisionnistes qui veulent imposer, sous couvert de sphères d’influence (…), leurs choix de politique étrangère à des Etats libres » et en déplorant l’« érosion d’alliances établies (…), cause d’instabilité », le président Emmanuel Macron visait aussi les Etats-Unis, pas seulement la Russie et la Chine. Un tel discours ne pouvait, certes, être tenu au sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) de La Haye, aux Pays-Bas, les 24 et 25 juin, qui s’est avéré être une étape majeure de l’entreprise de transformation de l’Europe en une sphère d’influence par l’administration Trump.
Héritiers d’une tradition vieille de deux siècles, née avec la doctrine Monroe, les Etats-Unis ont exercé une hégémonie parfois brutale sur l’hémisphère occidental. Mais c’est un tout autre type de relation qu’ils ont installé après 1945, lorsque l’Europe était sous la menace soviétique : un ordre international basé sur la règle de droit, incarné par la Charte des Nations unies ; un transfert massif de ressources grâce au plan Marshall ; le maintien des troupes américaines à la demande des gouvernements d’Europe occidentale. En 1949, l’OTAN sera fondé. L’historien norvégien Geir Lundestad avait qualifié cet arrangement d’« empire par invitation ». L’empressement à le rejoindre des nations libérées du joug communiste confirmait la justesse de l’expression.
Après avoir résisté pendant huit décennies à l’usure du temps, cette « hégémonie bénigne », comme elle était quelquefois appelée, a soudain perdu ce qualificatif, sous le choc de la disruption causée par le second mandat de Donald Trump, le « nouveau shérif en ville ». Une double opération d’emprise se dessine.
Achat d’armement américain
La première est bâtie sur le couplage de sécurité transatlantique, incarné par l’OTAN, seul organe de défense collective sur le continent. A un moment où la menace russe est devenue « existentielle », les Etats-Unis ont posé leur condition : un relèvement à 5 % du PIB, par les Européens, de leurs dépenses de défense. Le sommet de La Haye a avalisé cet objectif, à l’horizon 2035, moyennant un artifice sur le périmètre de cette enveloppe. Pour autant, le président américain est resté fuyant sur la portée de l’engagement des Etats-Unis à appliquer, le cas échéant, l’article 5 du traité de Washington : celui-ci prévoit que si un pays de l’OTAN est attaqué, les autres lui viendront en aide.
Paradoxalement, la seule véritable menace ressentie par les Européens est celle qui émane d’une Russie que Trump a souvent courtisée, et que la déclaration finale du sommet a diluée en la requalifiant de « menace à long terme », sans mentionner l’agression de l’Ukraine…
L’hypothèse implicite de cette augmentation des dépenses de défense, de proportions massives même si elle est répartie sur une décennie, est qu’elle consistera largement à acheter de l’armement américain. Après l’annonce par la Commission européenne, en mars, du programme Réarmer l’Europe, mobilisant, par différents instruments budgétaires, quelque 800 milliards d’euros pour financer les dépenses de défense des Etats, le secrétaire d’Etat américain, Marco Rubio, a clairement dit qu’il ne saurait être question de tenir les entreprises américaines à l’écart des appels d’offres.
Pour les alliés, leur niveau élevé d’équipement en armements de pointe américains et des commandes en cours, leur dépendance systémique envers les Etats-Unis au sein d’une OTAN dont deux entreprises américaines de la tech, Amazon et Palantir, assurent l’intégration numérique, forment une camisole indéfaisable. Elle interdira toute velléité, autre que marginale, d’une Europe de l’armement, tout en constituant une rente de longue durée, voire un levier d’extorsion de fonds dans les mains de la puissance américaine.
Démarches d’ingérence caractérisée
La seconde opération d’emprise est à peine plus discrète. Elle procède d’un discours de Donald Trump, en juillet 2017, à Varsovie, dans lequel il avait appelé à la défense de « notre civilisation ». Cette référence avait ouvert un chantier de redéfinition de la « civilisation occidentale », dont la mouvance MAGA (Make America Great Again) s’est promptement emparée, agrégeant des éléments puisés dans ses diverses sensibilités. Le résultat porte ainsi les empreintes du suprémacisme blanc, de démarches identitaires, de l’évangélisme, d’un intégrisme catholique, ainsi que de la culture libertaire.
Incarnation de ces deux dernières tendances, le vice-président J. D. Vance avait, dans son discours de février à Munich, sidéré son auditoire en morigénant les Européens pour leur « recul sur certaines des valeurs les plus fondamentales, partagées avec les Etats-Unis », en l’occurrence les entraves prétendument élevées à la liberté d’expression dans la lutte contre les « discours de haine » ou la désinformation, la persécution d’opposants à l’avortement, etc. Il était ensuite allé soutenir avec ostentation, à quelques jours des élections législatives allemandes, Alice Weidel, la dirigeante du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland.
Moyennant quoi la « civilisation occidentale » revisitée est tissée de « valeurs judéo-chrétiennes » dûment choisies, expurgées de tout élément de libéralisme, d’humanisme, de tolérance de la diversité, de tout ce qui peut être étiqueté comme « woke ». C’est cette idéologie que colportent différentes officines américaines en Europe, à travers des démarches d’ingérence caractérisée dans les processus électoraux, ainsi qu’on l’a vu en Roumanie et en Pologne.
Ces deux opérations d’emprise, apparemment disjointes, sont pourtant les deux faces d’une même stratégie. Pendant les décennies d’après-guerre, les valeurs libérales formaient le pan idéologique de la défense de l’Occident, par les Etats-Unis, contre la menace communiste. En jetant aux orties ces valeurs, l’Amérique de Trump déploie, sur un terreau européen de plus en plus réceptif, une idéologie réactionnaire et nationaliste qui est aussi un levier de destruction d’un projet européen honni à Washington. L’autre levier, l’OTAN, est la garantie durable qu’aucune Europe de la défense ne verra le jour.