LE SOFT POWER,  VERSION FRANÇAISE

Annuaire Français de Relations Internationales, 2024

Le soft power, version française

 

« Soft power : la France devient la nation la plus influente du monde »[1]. Le Figaro ne lésine pas sur l’hyperbole en ce mois de juillet 2017, au lendemain de la publication du Soft power 30, un classement des trente pays les plus performants en termes de soft power. Classée en 5e position en 2016, la France se retrouve à la première place, détrônant le Royaume-Uni et les États-Unis, tenants successifs du titre les deux années précédentes. Cette performance vient quelques semaines après la prise de fonctions du plus jeune président de la République que la France ait élu et dont la modernité a été saluée dans de nombreux pays. « Macron propulse la France en tête des pays les plus influents », titre L’Opinion[2]. Le président Trump vient d’être reçu en majesté quelques jours plus tôt à Paris, lors des cérémonies du 14 juillet. Le Royaume-Uni semble s’estomper dans les brumes du Brexit. L’étoile de la France est au zénith et cette première place semble être une reconnaissance naturelle de sa prééminence nouvelle. 

Mais personne ne s’est donné la peine de chercher les raisons de cette soudaine promotion, raisons qui ne se dévoileront que plus tard. Un simple coup d’œil sur la méthodologie retenue pour constituer ce classement eût pourtant suffi à donner l’explication : un critère nouveau a, en effet, été introduit dans l’édition 2017 de l’index, celui du nombre d’étoiles accordées à des restaurants par le guide Michelin dans chaque pays… C’est avant tout ce choix, qui a pu être interprété comme un biais euro-centrique voire franco-centrique[3] et qui a permis à la France de se hisser en tête du peloton, devançant, d’une courte tête seulement, le Royaume-Uni.

Loin d’être un centre de recherche, Portland, qui a publié ce classement – tout en affichant une collaboration avec une université[4] – est un cabinet de conseil en communication stratégique – qui a d’ailleurs cessé de publier son index après 2019. Brand Finance, qui a bâti son propre index avec des critères différents, ne place la France qu’en 6e position en 2023[5], derrière la Chine populaire (en 4e position), alors que tous les sondages montrent pourtant une image fortement dégradée de celle-ci dans le monde. Cette disparité rappelle combien la notion de soft power, bien qu’entrée dans le lexique des relations internationales, est devenue un concept plastique, malléable, une nébuleuse composite, définie par une superposition d’images – du présent comme du passé – de perceptions, de préjugés, de clichés. Le discours politique s’en empare soit pour dénoncer le déclin d’un pays soit pour en célébrer la performance tandis que les politiques publiques des États s’évertuent à le tourner à leur avantage. 

Cet essai se propose donc d’abord de définir et clarifier un concept polymorphe, ensuite de dresser un tableau des politiques publiques de la France dans ce domaine, de prendre le parti d’en mesurer l’impact grâce aux nombreux classements publiés à ce jour malgré les imperfections méthodologiques qui les caractérisent et, en guise de conclusion, de s’interroger sur les usages du soft power dans un contexte de brutalisation des relations internationales. 

 

Soft power : de quoi parle-t-on au juste ?

Lorsque l’inventeur de cette expression intraduisible, Joseph Nye, professeur de relations internationales à l’Université Harvard, l’a couchée sur le papier, il y a plus de trois décennies, il s’agissait d’un « concept analytique griffonné sur une table de cuisine » pour prendre le contrepied de la prophétie de l’historien Paul Kennedy. Ce dernier, dans son célèbre ouvrage Naissance et déclin des grandes puissances[6], annonçait le déclin des États-Unis en raison d’une « surexposition » impériale.

Dès lors, le soft power est devenu un mot-clé, suscitant une profusion d’essais, d’articles et de références dans le discours public. Depuis la publication de l’ouvrage dans lequel Nye[7] a développé le concept, l’utilisation de l’expression a été multipliée par plus de 80 dans la presse écrite en anglais. Elle est apparue, au cours de la même période, dans 62 000 articles de journaux anglais. Avec quelque 130 500 citations[8], Joseph Nye est, de loin, l’universitaire le plus cité dans le domaine des relations internationales.

Il a fourni à des pratiques existantes telles que la diplomatie culturelle, la diplomatie publique, les échanges humains et même l’image de marque d’une nation, un cadre polysémique commode. Bien qu’initialement accueilli avec scepticisme tant par le monde politique que par le monde universitaire, le soft power a fini par s’imposer comme référence académique. Et, en tant que concept politique, il a contribué à nuancer la perception de déclin des États-Unis.

Par contraste avec le hard power, incarné par la puissance militaire et des moyens de pression comme les incitations (« carottes ») ou les menaces (« bâtons »), Nye a postulé l’existence de moyens plus indirects permettant à un État d’atteindre ses objectifs, « sans menaces ou récompenses tangibles »[9]. Ils consistent à « amener les autres à vouloir les résultats que l’on souhaite » et définissent le soft power, qui « repose sur la capacité à façonner les préférences des autres », en utilisant le pouvoir d’attraction et de séduction plutôt que le commandement et l’injonction. S’agissant des modalités pratiques de projection de ce soft power, Nye identifie trois ressources : « sa culture, ses valeurs politiques, lorsqu’il les respecte chez lui et à l’étranger, et sa politique étrangère, lorsqu’elle est perçue comme légitime et dotée d’une autorité morale ».

En faisant place à des pratiques existantes, et quelquefois anciennes, dans une théorie des relations internationales, Nye a ouvert une perspective dans laquelle se sont engouffrés nombre d’États. La première des trois ressources mentionnées, la culture, s’est avérée être le terrain de prédilection de ces vocations, bien que l’auteur en donne une définition large qui est plus un portrait-robot des États-Unis qu’autre chose : « Lorsque la culture d’un pays inclut des valeurs universelles et lorsque ses politiques promeuvent des valeurs et des intérêts partagés par d’autres, il accroît la probabilité d’obtenir les résultats souhaités grâce aux relations d’attraction et de devoir ainsi engendrés. Les valeurs étroites et les cultures de clocher sont moins susceptibles de produire du soft power. Les États-Unis bénéficient d’une culture universaliste ».

Alors que des pays européens comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne pratiquaient, depuis des décennies, sous des appellations diverses, des formes de diplomatie culturelle, l’après-Guerre froide a renforcé l’attrait de la culture comme outil de politique extérieure, mais selon des modalités volontaristes – alors que le soft power américain se projette, pour Nye, par l’action du « marché », depuis le cinéma jusqu’aux universités. Servi par sa nouveauté et sa plasticité, le concept a fini par devenir la référence des politiques publiques – d’action culturelle extérieure, de communication et d’image – de très nombreux pays. Jusqu’à la Chine communiste, où, accueillie d’abord avec méfiance, la notion de soft power a fini par être explicitement inscrite, en 2017, dans le préambule de la « constitution » du Parti Communiste Chinois[10].

Ressource majeure de soft power, la culture n’est, en effet, pas la seule. On y trouve, en bonne place, la diplomatie publique, devenue un outil de communication puissant pour les gouvernements. Elle consiste en une multitude d’actions déclinées selon différentes modalités, qui vont de la communication quotidienne en direction des médias classiques, nationaux et étrangers – mais aussi les médias sociaux – à la communication stratégique, autour de thématiques appelées à s’inscrire dans la durée. Dans une perspective à plus long terme encore, la diplomatie publique vise aussi à la constitution d’un réseau d’étrangers susceptibles de nourrir un intérêt pour une relation durable. Les outils ici seront les programmes d’invitation, les bourses, les échanges de toutes sortes, académiques et culturels, ainsi que l’ouverture plus générale des pays et de leur systèmes d’enseignement supérieur aux élites et aux étudiants étrangers, invités à s’inscrire dans cette relation d’attraction qui est le socle du soft power. Mais, prévient Nye, « la diplomatie publique la plus efficace est une voie à double sens qui implique d’écouter autant que de parler (…) les échanges sont souvent plus efficaces que la simple diffusion ».

Pour autant, la diffusion a ses lettres de noblesse, avec l’appareil audiovisuel – radio, télévision et, de plus en plus, les médias sociaux – développé, depuis des décennies, à l’intention des publics étrangers. Cette pratique est symbolisée par une institution-phare, le « service mondial » de la BBC, qui, depuis ses débuts en 1932, s’est forgé une réputation de professionnalisme et d’indépendance vis-à-vis du gouvernement qui le finance, ce qui, avec une audience estimée à 364 millions d’auditeurs chaque semaine, lui vaut d’être « considéré comme un pilier du soft power britannique »[11]. Au cours de la Guerre froide, d’autres pays occidentaux ont créé ou développé des entités similaires. Radio France internationale (RFI), créée en 1975, a été complétée par son pendant télévisuel, avec France 24, en 2006.

Participant également de la démarche de soft power, le nation branding est dérivé des pratiques développées par des agences de communication pour sculpter l’image d’une marque commerciale ou d’une entreprise. De plus en plus de pays ont recours aux mêmes techniques, avec l’objectif d’attirer le tourisme ou les investissements par des campagnes et des mots d’ordre tels que « Choose France », « Creative France », « Cool Japan » ou encore, dans le cas de la Corée du sud, « Hallyu ».

 

La France et le soft power

Si nombre d’initiatives ont été prises au XIXe siècle et avant la Grande Guerre sur le terrain de la culture (archéologie, enseignement du français…), souvent dans le cadre d’une rivalité entre les grandes puissances européennes, ce n’est qu’au début des années 1920 que ces actions ont fait l’objet d’une politique dédiée. Le « service des œuvres françaises à l’étranger » est créé, au Quai d’Orsay, en 1920 et dirigé par Jean Giraudoux. Deux ans plus tard, est fondée l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques[12], confiée au pianiste Alfred Cortot. Ce choix fait de la France le pays précurseur d’une politique publique qui portera, un demi-siècle plus tard, le nom de « diplomatie culturelle ». Le développement de ce dispositif, qui a produit le réseau le plus dense au monde de centres culturels et d’établissements d’enseignement, a également servi de banc d’essai à de nombreuses pratiques qui ont fait école, d’action culturelle et éducative.

Avant de l’aborder sous toutes ces facettes, une mise en garde s’impose : si les moyens déployés sont faciles à estimer, le résultat est plus difficile à mesurer. Le prestige de la culture française dans le monde, sa capacité à impressionner, voire à éblouir, flattent souvent notre ego national. L’antidote à cette tentation du narcissisme collectif est fourni par l’humour caustique de l’académicien Jean-François Revel, qui aimait à ironiser : « depuis que la France rayonne, je me demande comment le monde entier n’est pas mort d’insolation ».

Ce tempérament posé, il reste que les atouts de la France ne manquent pas. Ceux de la séduction, d’abord, nous viennent d’un patrimoine, matériel et immatériel, forgé par l’histoire. Qu’il s’agisse des philosophes du Siècle des lumières ou des cathédrales, des acquis de la Révolution française ou des demeures royales, de l’impressionnisme ou de la geste gaullienne, de la haute couture, de l’excellence gastronomique, et, plus largement, de l’industrie du luxe, une singularité se dégage qui trouve une résonance hors des frontières. Elle vaut à la France de rester, depuis plusieurs années, la première destination touristique mondiale[13]. Le Louvre est le musée le plus visité du monde et le château de Versailles figure également en tête de sa catégorie[14].

Quant à la projection de la France à l’extérieur, une politique volontariste poursuivie avec constance a permis de déployer un réseau sans équivalent : les ambassades françaises sont partout dotées de services d’action culturelle, qui pilotent, conjointement avec l’Institut français, une centaine de centres culturels et de langue – également appelés instituts français – répartis sur quelque cent trente-cinq sites. S’y ajoutent huit cent trente alliances françaises dans cent trente-cinq pays, vingt-sept instituts français de recherche à l’étranger, actifs dans les sciences humaines et sociales ainsi que cinq cent quatre-vingt établissements d’enseignement français dans cent trente-neuf pays, qui accueillent 391 000 élèves[15]. Les effectifs sont en croissance constante (+ 30 % en dix ans) dans ces établissements, très demandés et qui accueillent 60 % d’élèves non-français.

Ce dispositif, patiemment bâti, permet à la France d’être présente partout dans le monde, par des milliers d’événements, par des cours de français dispensés à plus d’un million d’apprenants dans les instituts et alliances français, par le soutien à l’enseignement de la langue dans le monde (125 millions d’apprenants), par les programmes d’aide à la traduction, les résidences d’artistes, les saisons culturelles croisées chaque année avec un pays différent, les débats d’idées… Il vient en appui aux initiatives de projection dans le monde des grands établissements culturels, grâce au jeu de partenariats avec des institutions homologues. Les prêts d’œuvres et expositions relèvent certes de la réciprocité, mais de nouveaux espaces se sont ouverts, avec des prestations de services d’ingénierie culturelle. Cette démarche est incarnée par un projet emblématique, arbitré au plus haut niveau de l’État, le « Louvre Abou Dhabi », conçu comme le premier musée universel du monde arabe, ouvert, en 2017, dans un bâtiment conçu par un architecte français mondialement connu, Jean Nouvel. Dans la même veine, les couleurs du Centre Pompidou sont également présentes hors des frontières, à Malaga, Shanghaï, Bruxelles et, en 2026, à Jersey City. Mais ce savoir-faire d’ingénierie ouvre d’autres voies, moins explorées encore, comme la restauration des églises taillées dans le roc à Lalibela (Éthiopie) ou la mise en valeur du site nabatéen d’Al Ula (Arabie saoudite), à chaque fois dans le cadre d’un accord d’État à État.

Si le soft power procède d’autres ressources que de la seule culture, celle-ci en forme une composante majeure, mais elle va bien au-delà de l’action de l’État, embrassant de nombreuses initiatives privées qui, même soutenues par l’État et ses agences, obéissent à leur logique propre. Avec près de 3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires à l’exportation[16], les Industries culturelles et créatives (ICC) – l’édition, le cinéma, la création artistique, l’audiovisuel, l’architecture, le jeu vidéo… – relèvent largement de la loi du marché. Si l’ensemble participe de la projection de l’image de la France dans le monde, il pèse aussi par son poids économique. Cette considération a suscité une démarche volontariste d’accompagnement, par l’État, de l’ensemble de la filière et de soutien à son potentiel d’exportation, notamment via des agences comme le Centre national de la cinématographie, le Centre national du livre, ou le Centre national de la musique[17]. Lancés en novembre 2019, des « états généraux des ICC » réunissant tous les acteurs de la filière ont débouché sur une « stratégie d’accélération » au bénéfice de celle-ci, financée par une dotation de 400 millions d’euros, répartie sur cinq années[18]. Partie prenante de cette stratégie, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a choisi en 2020 d’en faire une « mission prioritaire » pour l’Institut français et pour trente-sept postes du réseau diplomatique, à la fois dans des pays prescripteurs et des pays en développement, où des filières locales sont montées en partenariat.

Autre véhicule du soft power français, la langue est l’objet d’une attention soutenue de l’État. S’exprimant en 2018 sous la coupole de l’Académie française, le président Macron a appelé le français à s’assumer comme une « langue-monde » et à « embrasser la richesse et la variété du monde sans jamais renoncer à la pluralité de ses enracinements »[19]. Cet appel était assorti d’un plan ambitieux par les objectifs fixés – faire passer le français du 5e au 3e rang des langues les plus parlées dans le monde – mais aussi par une approche volontariste d’un plurilinguisme respectueux des langues vernaculaires. Administrations et agences (Agence française de développement, Institut français…) se sont ainsi vu confier la mise en œuvre d’une trentaine de mesures. Un des projets alors annoncés était de faire – après restauration – du château de Villers-Cotterêts, où François Ier signa en 1539 l’ordonnance qui faisait du français la langue administrative du royaume, le siège d’une « Cité internationale de la langue française »[20]. Si l’Organisation internationale de la francophonie, à vocation principalement politique, ne dispose guère de moyens pour la promotion de la langue française, l’Agence universitaire de la francophonie est le véritable opérateur, tête d’un réseau de plus d’un millier d’universités et capable de mener à bonne fin des programmes dans la durée.

Enfin, un concept nouveau, celui d’influence, s’est progressivement imposé comme finalité du soft power et de la diplomatie culturelle. En 2011, l’intitulé du programme budgétaire « rayonnement culturel et scientifique » (n° 185) était rebaptisé « diplomatie culturelle et d’influence ». Puis, à partir de 2012, Laurent Fabius, nommé ministre des Affaires étrangères, a entrepris d’en faire l’instrument d’une France « puissance d’influence », en mobilisant l’ensemble des ressources politiques, culturelles, éco­nomiques, scientifiques, intellectuelles et d’image du pays dans le monde. Un de ses successeurs au Quai d’Orsay, Jean-Yves Le Drian, s’est peu ou prou inscrit dans cette démarche, en faisant publier, par son ministère, une « feuille de route de l’influence ». L’avant-propos, signé du ministre, porte en exergue une citation d’un discours prononcé quelques mois plus tôt : « il n’y a plus de soft power, il n’y a plus que du hard »[21]. Quant au préambule, intitulé « l’influence, l’autre nom de la puissance », il affiche sans ambages la couleur.

Enfin, présentant, le 10 novembre 2022, la Revue nationale stratégique, le président Macron a érigé en fonction stratégique l’influence, pour faire pièce à la « lutte informationnelle » menée par des « puissances ennemies ». Quelques mois plus tard, il confiait le pilotage de la « stratégie nationale d’influence », pour son volet international, au ministère des Affaires étrangères[22], l’exhortant à « changer radicalement d’échelle pour notre dispositif de communication (…) prendre à bras le corps la bataille des réseaux sociaux, y compris face aux manipulations en tous genres et considérer que c’est un lieu de la guerre hybride (…) une réalité qu’on voit sur le théâtre africain et ailleurs »[23].

Cette référence à une géographie très prégnante dans l’espace mental du président de la République est imputable à la campagne de désinformation, très agressive, menée par la Russie contre la France dans plusieurs pays d’Afrique francophone. Elle est venue contrarier l’ambition du chef de l’État, exposée en novembre 2017 à Ouagadougou[24], de bâtir une nouvelle relation de la France avec l’Afrique. Une des initiatives alors annoncées, était une « saison des cultures africaines en France » en 2020, dont le déroulement fut compromis par les contraintes liées à l’épidémie de Covid-19[25]. Malgré ces revers, le continent africain conserve son caractère prioritaire dans la diplomatie culturelle de la France et, plus largement, sa projection de soft power. Une saison culturelle des « deux rives » de la Méditerranée a d’ailleurs été annoncée pour 2026.

Qu’ils soient portés par les médias ou par l’action du réseau français dans le monde, ces éléments façonnent une identité française où l’on retrouve, selon les milieux concernés, l’art de vivre, une esthétique assumée, une certaine façon d’articuler les idées, le goût pour le débat et la pensée critique, ainsi que, indiscutablement, une « vision universelle du monde »[26] – cette dimension dont Nye jugeait qu’elle définissait la culture de États-Unis.

Mais nombre d’autres facteurs, relevant de politiques publiques ou d’initiatives privées, concourent, bien au-delà de l’univers de la culture, à façonner le kaléidoscope de l’image de la France dans le monde. Les performances scientifiques, industrielles, sportives – y compris l’organisation de grandes manifestations telles que les Coupes du monde ou les Jeux olympiques – les valeurs professées, mais aussi leur mise en œuvre, le discours des dirigeants et l’efficacité de la diplomatie publique, l’attractivité des universités, des démarches humanitaires – comme la création de « Médecins sans frontières » – ou l’incendie de Notre-Dame œuvrent, au jour le jour, à forger des perceptions qui parfois s’ossifient en stéréotypes, mais qui concourent, aussi, à former le regard porté sur la France.

 

La France dans le monde : ombres et lumiÈre

Si l’on peut aisément identifier les ressources publiques dédiées à l’action culturelle lato sensu – le programme budgétaire n° 185 et les actions extérieures des grands opérateurs culturels – ou encore les performances à l’exportation des industries culturelles et créatives, l’impact des politiques concernées est beaucoup plus difficile à mesurer. Qui plus est, il peut être affecté par des postures de politique intérieure ou étrangère française qui déclenchent des campagnes de dénigrement dans certains pays ou régions, susceptibles de ruiner en quelques jours les efforts de plusieurs années. On se souvient de l’épisode de french bashing aux États-Unis en 2003, à la veille de la guerre d’Irak. En 2011, le président Sarkozy avait décidé l’annulation de la saison culturelle du Mexique en France pour protester contre la condamnation, par la justice de ce pays, d’une ressortissante française à une lourde peine. Des mesures législatives relatives au port du voile à l’école ou au « séparatisme » ont provoqué des manifestations antifrançaises dans certains pays musulmans.

S’il peut être difficile ou hasardeux de juger d’un impact par les données brutes d’exposition à l’offre culturelle et intellectuelle de la France, les perceptions permettent, à défaut d’un meilleur instrument, d’assigner une valeur approchée à cet impact. Procédant d’une myriade d’interactions des individus avec les médias, les réseaux sociaux, la littérature ou l’image, ces perceptions sont mesurées par des sondages d’opinion, mais aussi par un ensemble de travaux, plus ou moins scientifiques, sous forme d’évaluations, de comparaisons et de classements, toujours relayés avec gourmandise par les médias. Si quelquefois la méthodologie manque de rigueur, comme dans le cas de l’agence Portland, tel n’est pas toujours le cas, et, en tout état de cause, il s’agit là d’éléments qui contribuent à former le jugement des médias, des commentateurs, des experts, des décideurs, des opinions publiques et, in fine, des attitudes et comportements vis-à-vis de la France. Cette observation impose de les prendre au sérieux, et pas seulement lorsque leurs conclusions sont flatteuses pour l’égo national.

Les enquêtes d’opinion sur l’image de la France dans le monde sont parcellaires et ne permettent pas de dresser un tableau d’ensemble fiable mais aux États-Unis, par exemple, après l’étiage de 2003, le taux d’opinions favorables de la France se maintient à 84 % depuis 2016, juste derrière le Canada et le Royaume-Uni[27]. Sur un mode plus anecdotique, la série Emily in Paris de Netflix est devenue, en l’espace de trois saisons, un « phénomène de pop-culture », qui a transformé l’image, auprès de la jeunesse américaine, de la capitale et de la France[28].

Toujours attentive à la France, la presse de langue anglaise fait quelquefois écho à l’aphorisme de Sylvain Tesson – « la France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer »[29] – en s’étonnant de cette propension de nos concitoyens à se complaire dans une autocritique permanente. Commentant le « déclinisme misérabiliste » de l’opposition française lors du relèvement de l’âge de la retraite au printemps 2023, The Economist, un hebdomadaire influent, notait qu’« il y a quelque chose de profondément étrange à voir une société aussi bien pourvue entrer dans une telle crise pour si peu. La France est dotée d’un État-providence robuste, affiche des niveaux élevés de dépenses sociales, bénéficie d’un chômage décroissant, de longues vacances, a des marques de renommée mondiale, une bourse en bonne santé, un secteur technologique florissant, une inflation moindre et une croissance plus forte que l’Allemagne »[30].

Ces éléments sont évidemment trop étroits et subjectifs pour fournir un fondement fiable à une analyse des perceptions de la France. S’il faut rendre justice aux facettes les plus brillantes de l’image extérieure du pays, une analyse sans complaisance du soft power français impose également de ne pas occulter les zones d’ombre, susceptibles, du reste, de pointer vers des priorités de l’action publique.

Un outil, certes imparfait, de mesure de l’image de la France dans le monde, est fourni par les classements, qui ont donné lieu au développement d’une véritable industrie et couvrent un nombre croissant de domaines, façonnant progressivement le regard porté sur les nations, les entreprises, les marques… Ils sont élaborés par des organisations internationales, des universités, des centres de recherche, des think tanks, des organisations non gouvernementales, des périodiques ou des agences de conseil en communication.

Si leur valeur scientifique peut être tributaire de la qualité des critères retenus, et donc contestée, il reste que ces classements ne contribuent pas seulement à forger une image, nourrie par les références récurrentes qu’y font les médias. Ils orientent aussi des comportements. Les étudiants qui font le choix d’étudier à l’étranger arbitrent ainsi fréquemment en fonction de ces classements, et les établissements les mieux notés se prévalent naturellement de cette distinction pour attirer les meilleurs.

Pour ces raisons, et indépendamment du jugement que l’on peut porter sur la pertinence des critères, une réflexion sur le soft power de la France ne peut se dispenser de les inclure dans son champ. Une taxonomie sommaire permet de répartir ces classements en quatre grandes catégories, selon qu’ils portent sur 1) les performances dans les domaines de l’éducation et du savoir, 2) l’état de droit et la démocratie, 3) la compétitivité, l’innovation et l’attractivité, 4) la qualité de vie et l’image d’ensemble.

1) Les classements d’établissements d’enseignement supérieur ont fait une irruption remarquée dans le débat public après que, en 2003, l’Université Jiao Tong de Shanghaï a publié le premier classement mondial des cinq cents meilleures universités, une initiative d’abord accueillie avec scepticisme. Dès l’année suivante, un périodique britannique, le Times Higher Education Supplement (THES), emboîtait le pas en proposant son propre classement. Une troisième entreprise, Quacquarelli-Symonds (QS), a établi le sien à la même époque.

Après un désintérêt initial pour ces outils, les établissements français d’enseignement supérieur, incités par l’État à attirer les étudiants étrangers, ont consenti des efforts pour améliorer leurs performances dans les classements. En 2023, parmi les mille premiers établissements de chaque classement, on en trouvait vingt-sept français dans celui de Shanghai[31], trente-et-un dans celui du THES[32] et vingt-quatre dans celui de QS[33]. Ces scores sont honorables, mais aucune université française ne parvient à se hisser dans le peloton de tête des dix premières mondiales, et dans les cent premières n’en figurent que quatre[34]. L’excellence est plutôt à rechercher dans des disciplines spécifiques, comme la gestion (où, malgré la domination des business schools américaines, deux établissements français se rangent parmi les vingt premiers[35]) ou encore comme les sciences politiques[36].

Autre reflet des performances éducatives, l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) de 2022 démontre des performances très mitigées des élèves des établissements français d’enseignement secondaire qui, les reléguant entre les 26e et 29e places selon les domaines de compétence, accusent une dégradation nette par rapport à l’édition précédente de 2018, et tombent légèrement en-deçà de la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[37]. Une synthèse en est fournie par un « indicateur mondial du savoir » établi par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) à partir de quelque deux cent trente variables qui embrassent toutes les facettes de la connaissance[38]. En 2023, la France y était classée 24e. Enfin, la Banque mondiale a élaboré un indicateur composite de « capital humain » panachant des critères d’éducation et de santé qui place la France, là aussi, en 18e position en 2020[39].

2) Sur le front de l’état de droit et de la démocratie, l’image révélée par les classements n’est pas à la hauteur des titres que la France peut faire valoir. L’index qui fait autorité en matière d’état de droit dans le monde[40] classe la France au 21e rang mondial en 2023 – en recul par rapport au 17e rang qu’elle occupait en 2019. Parmi les critères retenus pour composer l’index, le volet « ordre et sécurité » vaut à notre pays le jugement le plus sévère (46e rang en 2022, après un 57e rang en 2021). La Banque mondiale compose également un indice relatif à l’état de droit dans les cent quatre-vingt-douze pays suivis : la position de la France à cet égard lui vaut une 25e place en 2021[41].

Parmi ses indicateurs de gouvernance, cette même Banque mondiale retient un critère de « contrôle de la corruption », qui relègue la France à la 26e place, ce que confirme l’indice du niveau de « perception de la corruption » s’agissant des cent quatre-vingts pays examinés par l’ONG Transparency International[42]. La France y figure au 20e rang en 2023. La liberté de presse est un autre élément constitutif de l’état de droit, et le classement qui fait autorité en ce domaine est établi par une ONG française, Reporters sans Frontières[43]. La France se situe à la 24e place en 2023 et le fait de devancer le Royaume-Uni – légèrement – et, de loin, les États-Unis, ne peut constituer qu’une maigre consolation.

D’autres indicateurs agrègent différents éléments pour mesurer un niveau de conformité d’un État à différents critères classiques de la démocratie. Le tableau le plus complet est celui produit par l’Economist Intelligence Unit[44]. L’index de ses performances place la France au 22e rang en 2022 – comme en 2021 du reste – tandis que l’Institut V-Dem, qui élabore un « indice de démocratie libérale » dans le monde[45], place la France au 13e rang.

3) La compétitivité, l’aptitude à l’innovation et l’attractivité sont également mesurées par de nombreux indicateurs. Un des plus complets est celui de l’école de management suisse International Institute for Management Development (IMD)[46], élaboré à base de données et de sondages, et qui a vocation à mesurer la capacité des États à produire un environnement propice à la « création durable de valeur par les entreprises ». Se bornant à examiner soixante-trois pays dont les statistiques sont à la fois comparables et fiables, il place la France au 28e rang en 2022. Et si plusieurs critères subordonnés comme la performance économique et les infrastructures valent une place plus enviable (17e et 15e rangs, respectivement), tel n’est pas le cas du critère de l’efficacité gouvernementale (40e rang).

D’autres sources produisent des classements plus ciblés. Tel est le cas de l’« indice de facilité à faire des affaires », publié par la revue Forbes, où la France se retrouve en 21e position[47]. L’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) a pour sa part élaboré un index de compétitivité mondiale pour mesurer la capacité d’un pays à attirer et à retenir les talents, qu’il s’agisse de cadres ou d’étudiants en fin d’études. La France se contente, sur ce terrain, d’une 19e place en 2022[48]. Plus étonnant, l’« indice de complexité économique » conçu par le Centre pour le développement international de l’Université Harvard, a pour vocation de mesurer l’accumulation de savoir productif par un pays par un indicateur de complexité des biens industriels qu’il exporte. Si le Japon est le leader incontesté de cet indice depuis 2000, talonné par l’Allemagne et la Suisse, la France n’est qu’en 18e position en 2020, mais surtout, elle a progressivement perdu l’avantage que lui valait sa 10e place au début des années 2000[49].

S’agissant de l’innovation, l’indicateur qui fait foi est celui d’une agence spécialisée des Nations Unies, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle[50], qui examine, sur une base annuelle, les performances de cent trente-deux pays en matière d’innovation. Celle de la France lui vaut, en 2023, un 11e rang, qui a suivi une entrée remarquée, en 2020, dans le peloton des quinze premiers de l’indice. Sur une note plus positive, le cabinet de conseil Kearney a mis sur pied, en sondant les dirigeants de grandes entreprises, un indice de confiance dans l’investissement à l’étranger[51], qui place la France au 6e rang en 2023, juste derrière le Royaume-Uni. Le niveau des investissements réalisés à ce titre corrobore ces perceptions. Si le Royaume-Uni affichait, en 2022, le plus grand nombre d’emplois créés, la France est en tête en Europe et pour la quatrième année consécutive, par le nombre de projets[52]. Le volontarisme déployé par le président Macron avec la « marque » Choose France a indiscutablement donné un coup de fouet à l’attractivité de l’Hexagone.

4) Le dernier chapitre porte sur l’image d’ensemble, ou encore la qualité de vie. Les démarches de conseil en communication stratégique tendent à traiter les pays comme une marque (brand) en leur appliquant des méthodes similaires, sans pouvoir échapper au soupçon de visées commerciales sous-jacentes, sous forme de contrats de conseil. C’est ainsi que, outre sa 6e place, en 2023 dans l’index mentionné de Brand Finance[53], la France n’est qu’à la 8e place du Nation Brands Index de 2023 d’Anholt-Ipsos, en chute de trois places par rapport à l’édition 2022[54].

Empruntant un angle différent, le magazine US News & World Report, grand pourvoyeur de classements, a également élaboré celui du « meilleur pays », où la France figurait à la 12e place en 2023 – là aussi, en chute de trois places par rapport à 2022 – mais était néanmoins classée 2e par l’influence culturelle et 4e par le patrimoine[55]. Un « indicateur mondial du bonheur » mesure les perceptions du bien-être : la France occupait, sur les années 2020-2022, la 21e place[56]. Un autre magazine américain, CEOWorld, décline les classements des pays en fonction de différents critères : en 2021, notre pays y est classé 8e pour la qualité de vie, 5e pour l’influence culturelle, mais 11e seulement pour l’influence par le patrimoine culturel[57]. Sur un terrain contigu, l’indicateur du développement touristique élaboré par le World Economic Forum place la France en 4e position en 2021[58]. Sous un angle encore différent, la France n’était qu’au 28e rang de l’indicateur de « développement humain », également calculé par le PNUD, pour l’année 2021[59]. Enfin, le cabinet Deloitte a produit un indicateur de progrès social, qui place la France au 24e rang en 2023[60].

Cette longue énumération, sans doute incomplète, de classements de toutes sortes est à prendre avec précaution, surtout lorsque leur méthodologie est approximative. Mais le plus souvent, ils sont faits avec sérieux, et, en tout état de cause, qu’ils soient ou non flatteurs, ils concourent à façonner une image et ainsi que le regard porté, hors de nos frontières, sur la France.

en guise de conclusion… À quoi sert le soft power ?

Cette question peut sembler incongrue, tant cette notion fourre-tout reste, grâce à l’épithète accolée à la notion de puissance (power), nimbée d’une aura de douceur, de séduction, d’innocuité, de non-violence, et perçue, largement, comme un élément d’harmonie dans les relations internationales. Apparue dans le contexte de fin de la Guerre froide provoquée par l’affaiblissement du totalitarisme soviétique, elle semblait annoncer un ralliement aux valeurs libérales, à vocation « universelle », incarnées par le modèle américain. Les révolutions pacifiques dans le « bloc soviétique », symbolisées par la chute du mur de Berlin, puis par l’évolution de l’URSS elle-même, jusqu’à sa disparition, paraissaient en confirmer la pertinence.

C’est dans ce climat d’euphorie que sont apparues les notions de « fin de l’histoire »[61] et de « mondialisation heureuse »[62], portée par le « doux commerce », l’espoir d’un multilatéralisme authentique, la perspective d’un triomphe des valeurs de liberté, de démocratie, de justice. Samuel Huntington y voyait l’indice de la poursuite d’une « troisième vague » de démocratisation[63]. La suite de l’histoire a mis à mal cette euphorie. Des États autoritaires ou dictatoriaux se sont emparés des instruments de soft power. La Chine s’est ainsi dotée d’une diplomatie culturelle « aux caractéristiques chinoises » qui visait, sous couvert de partage de la culture et de la langue chinoise, à servir d’appât, via les Instituts Confucius, à des manœuvres d’entrisme de l’environnement académique occidental[64]. La Russie ou la Turquie ont fait de même pour présenter un visage avenant de leur régime, mais aussi pour désinformer, manipuler les opinions dans l’espace informationnel très ouvert du monde occidental, notamment via les réseaux sociaux, et imposer leur réécriture de l’histoire.

À l’évidence, les « valeurs universelles » invoquées par Nye n’ont pas convaincu, à en juger par la prolifération de dictatures et la régression démocratique qu’a connues le monde depuis une quinzaine d’années, au point qu’il ne reste plus, aujourd’hui, qu’une trentaine de démocraties authentiques dans le monde[65]. Celles-ci se sont, qui plus est, avérées vulnérables elles aussi aux dérives populistes, en contradiction flagrante avec ces valeurs universelles qu’elles n’ont cessé de professer, non sans arrogance quelquefois. Quant à cette autre vertu qu’elles s’attribuent volontiers, celle du respect de la règle de droit dans leur action internationale, la guerre d’Irak lancée en 2003 par les États-Unis et la coalition réunie autour d’eux lui ont apporté un démenti cruel, tandis que les accusations d’hypocrisie et de maniement du « deux poids, deux mesures » se multiplient à leur endroit.

C’est donc dans ce contexte où ces valeurs sont malmenées par les régimes démocratiques qui s’en réclament, et récusées par les régimes autoritaires qui y voient une menace existentielle, que se pose la question de savoir à quoi sert le soft power. Dans le cas de la France, au vu des pratiques développées, il peut se décomposer en trois usages.

Le premier est celui d’instrument de ce rayonnement sur lequel ironisait Jean-François Revel, et qui, au fond, devient un miroir tendu par la nation pour se regarder, à travers l’image – sélective – qui lui est renvoyée depuis l’étranger. S’agissant d’une variable qui échappe à toute mesure par un indicateur synthétique, l’exubérance et le manque de sens critique déployés lors du palmarès 2017 du cabinet Portland (voir supra) illustrent bien le risque de complaisance qui se loge dans un exercice de narcissisme collectif. Les biais qui en résultent nourrissent la propension à ignorer les nombreuses performances moins flatteuses sur d’autres terrains du soft power, des faiblesses que les efforts de communication ne permettent guère de corriger.

Le deuxième est une fonction d’image, celle de la « marque France », dont la portée est au premier chef utilitaire, par la valorisation de l’attractivité de notre pays hors de nos frontières, grâce à sa culture, son patrimoine, ses industries culturelles et créatives, son potentiel scientifique, ses atouts pour attirer le tourisme ou l’investissement étranger. 

Le troisième usage est celui du soft power au service de l’intérêt national et de l’influence, une fonction qui est, implicitement du moins, le propre de cette notion. Dans un contexte de « brutalisation » des relations internationales, voire de dérive de celles-ci vers l’anarchie, comment le soft power peut-il se repenser ? La France en a tiré les conséquences, en réhabilitant, dès le début des années 2010, le terme quelque peu sulfureux d’« influence », qui s’est progressivement imposé dans le discours public jusqu’à être élevé au rang de fonction stratégique (voir supra). L’objectif affiché étant de contrer l’offensive menée par des « puissances ennemies (qui ont) investi le champ de la lutte informationnelle […] en propageant des faux récits, en jouant sur les perceptions et en manipulant les populations », le président de la République a rappelé qu’il fallait le faire « à la manière d’une démocratie ». Pour cela, a-t-il ajouté, « convaincre est une exigence stratégique ». 

Convaincre est certes l’essence du soft power, mais qui s’agit-il de convaincre ? Et de quoi ? La réserve énoncée sur la méthode, à savoir agir « à la manière d’une démocratie », renvoie à une ligne de crête malaisée à tracer, sur un terrain relativement nouveau, entre ce qui est légitime et ce qui relève de pratiques – notamment de propagande – que, par ailleurs, on dénonce. Quant au fond, la confrontation, telle qu’elle doit être conduite par une démocratie, relève d’un intérêt plus large et d’un enjeu plus crucial que celui de l’image ou du rayonnement de la seule France.

Cet enjeu est celui de la défense d’un modèle à même de garantir un ordre international pacifique, à même de satisfaire ce « premier élément de notre commune humanité [qu]’est notre égale aspiration aux droits et aux libertés »[66]. On en trouve les fondements dans les principes de démocratie, de liberté, d’indépendance, de respect de la règle de droit, de coopération, etc., tous inscrits expressis verbis dans les documents adoptés après 1945, sous forme de traité – la Charte des Nations Unies – ou de déclarations, telles que la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Ces principes sont également inscrits dans les gènes des projets européens de cette époque, tels que le Conseil de l’Europe et la construction européenne, avec, notamment, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, devenue du droit positif par son intégration dans le Traité de Lisbonne. Nous nous trouvons là aux antipodes de la répression et de l’arbitraire, de la censure et de la propagande, de l’absence de liberté et de l’intolérance, qui sont le lot commun des régimes autoritaires de toutes les nuances. 

Que ce modèle, dont la généalogie est enracinée dans le Siècle des lumières, puisse être enfreint au grand jour par certains de ses plus ardents avocats, comme les États-Unis, n’enlève rien à sa pertinence. Il est aujourd’hui attaqué avec violence par une coalition d’autocraties et de dictatures, cimentées par la menace que représentent ses valeurs pour la pérennité de leurs régimes et pour leurs ambitions « révisionnistes » vis-à-vis de l’ordre qu’il incarne. 

Si l’on saisit clairement ce dont les démocraties doivent convaincre, la réponse est moins évidente quand il s’agit de savoir qui il faut convaincre. Certainement pas les élites au pouvoir dans ces différents régimes, mais les opinions publiques et, surtout, ces futures élites susceptibles de former la relève dans ces régimes. Il faut démontrer qu’il existe une alternative à l’oppression, une alternative différente de celle que présentent les machines de propagande, une alternative à base de liberté, d’esprit critique, de cohabitation des différences, de responsabilité des dirigeants devant leurs mandants, et, pour les individus, de statuts de citoyens et non pas de sujets.

 

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L’influence légitime est – par contraste avec les pratiques de désinformation et de manipulation des opinions – celle qui s’exerce par la liberté de pensée et d’expression, par les idées, par la dialectique, par le débat, toutes pratiques dont la démocratie constitue le cadre naturel. Les régimes démocratiques doivent également se donner à voir tels qu’ils sont, sans fard, en faisant usage de ce que Joseph Nye avait plus tard appelé le « meta-soft power », un concept forgé pour désigner la capacité d’introspection et d’autocritique dont seules sont capables les démocraties. 

Cette diplomatie des idées peut – et doit – être conduite à l’échelon national, mais elle mérite de l’être également à l’échelle de l’Union européenne[67], dont l’intérêt à la préservation de ce modèle est d’autant plus fort qu’elle-même en reste, grâce à ses institutions, le principal sanctuaire dans le monde, face à une Amérique exposée au risque de revenir, dès 2025, à ses errements passés. Ce constat implique, dans le cas de la France, de rebattre la hiérarchie de ses priorités en transférant les ressources absorbées par le premier usage, celui du « rayonnement », vers les deux autres, et en particulier le dernier, celui de l’influence comme stratégie.


[1] Le Figaro, 18 juillet 2017.

[2] La Tribune, 19 juillet 2017.

[3] Z. Chang, W. Ruiqin, « Battlefield of Global Ranking: How do Power Rivalries shape Soft Power Index Building? » Global Media and China, vol. 4, issue 2, 06/2019.

[4] University of Southern California, Center on Public diplomacy.

[5] Global Soft power Index.

[6] P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1989.

[7] J. Nye, Bound to lead, the Changing Nature of American Power, New York, Basic Books, 1990.

[8] Au 9 mars 2024 sur Google Scholar.

[9] Les citations sont extraites de J. Nye, Soft power, The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2009, chap. 1.

[10] Sur cette évolution et le nomadisme du soft power, voir l’excellent ouvrage de S. Winkler, « Conceptual Politics in Practice.  How Soft power Changed the World », Stockholm Studies in International Relations, 2020.

[11] A. N. Alim, « UK Government must Boost Funding to sustain World Service, says BBC chief », Financial Times, 7 décembre 2022.

[12] Cette association est l’ancêtre de l’Association française d’action artistique (AFAA), créée formellement en 1934. Voir F. Roche, B. Pigniau, Histoire de la diplomatie culturelle des origines à 1995, Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF), Paris, 1995, et Guillaume Frantzwa, L'image de la puissance : la diplomatie culturelle de la France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2023.

[13] 75 millions de touristes étrangers en 2022, selon les données du Service d’information du Gouvernement, après un pic à 90 millions en 2019, l’année qui précédait l’épidémie de Covid-19.

[14] Respectivement 5,5 et 5,3 millions de visiteurs étrangers en 2022.

[15] À la rentrée 2023 (données de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger).

[16] Chiffres pour 2018, qui se répartissent comme suit, entre les secteurs, en millions d’euros: arts visuels, 795   M€ ; télévision, 404 M€ ; spectacle vivant, 77 M€ ; musique, 353 M€ ; livre, 667 M€ ; jeu vidéo, 1 114 M€ ; cinéma, 186 M€. Source : « L’économie mosaïque, 3e Panorama des Industries culturelles et créatives en France », EY, novembre 2019.

[17] Établissement public créé début 2020 par fusion de plusieurs institutions.

[18] Au titre du 4e Programme d’investissement d’avenir (PIA4), qui couvre les années 2021-2025.

[19] Stratégie pour la langue française, Discours du président de la République à l'Institut de France, 20 mars 2018.

[20] Inaugurée le 30 octobre 2023 par le président de la République.

[21] Présentée par Jean-Yves Le Drian, le 14 décembre 2021.

[22] Stratégie en cours d’élaboration.

[23] Emmanuel Macron, Discours de clôture des « états généraux de la diplomatie », 16 mars 2023. Le chef de l’État a, à cette occasion, annoncé un renforcement significatif des moyens budgétaires et humains du ministère.

[24] Emmanuel Macron, Discours à l’université de Ouagadougou, 28 novembre 2017.

[25] Appelée « Africa 2020 », la saison s’est principalement déroulée en 2021, autour de quelque 1500 projets, avec plus de 4 millions de spectateurs.

[26] « La francophonie dans tous ses états », entretien avec T. Zeldin, Politique Internationale, n° 161, automne 2018.

[27] M. Brenan, « Americans Rate Canada, Britain, France, Japan Most Favorably », Gallup, 14 mars 2022.

[28] I. Dixit, « Emily Is Still in Paris. Why Are We Still Watching? », The New York Times Magazine, 23 décembre 2022.

[29] Sylvain Tesson, Intervention sur France Inter, 12 mai 2017.

[30] S. Pedder, « Emmanuel Macron hopes to Reinvent himself in 100 days », The Economist, 4 mai 2023. Voir également S. Kuper, « France is Becoming the new Britain », The Financial Times, 2 mars 2023.

[31] Shanghai Jiao Tong University .

[32] Times Higher Education.

[33] QS World University Rankings.

[34] Paris Sciences et Lettres, Sorbonne, Polytechnique, Paris-Saclay, ainsi que, dans le seul classement de Shanghaï, l’Université Paris-Cité (69e en 2023).

[35] L’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD), 2e, et l’Écoles des hautes études commerciales de Paris (HEC Paris), 12e, Financial Times, 11 février 2024.

[36] Sciences Po, 3e, QS Top Universities.

[37] Le Programme for International Student Assessment (PISA) est une enquête triennale conduite par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans quatre-vingt-dix pays participants pour mesurer le niveau de compétence des élèves de quinze ans en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences.

[38] Programme des Nations Unies pour le Développement (UNDP).

[39] Banque Mondiale.

[40] Produit par World Justice Project, une ONG fondée par des avocats américains, avec une gouvernance internationale. Les critères retenus pour établir l’index incluent notamment le respect des droits fondamentaux, l’absence de corruption, l’ordre et la sécurité, ainsi que la justice.

[41] Banque Mondiale.

[42] Transparency International.

[43] Reporters sans Frontières.

[44] Economist Intelligence Unit. Parmi les critères figurent notamment le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, les libertés civiques et la culture politique.

[45] Institut V-Dem.

[46] International Institute for Management Development.

[47]Forbes.

[48] Global talent competitiveness Index, INSEAD.

[49] Growth Lab, Harvard University.

[50] Indice mondial de l’innovation, OMPI.

[51] Foreign Direct Investment (FDI) Confidence Index, Kearney. Classée 12e par cet indice en 2013, la France a amélioré sa position à partir de 2014-2015 pour se hisser au 5e rang en 2019.

[52] 46 800 emplois avec 929 projets pour le Royaume Uni, 38 100 emplois répartis entre 1259 projets pour la France, EY.

[53] Brand Finance.

[54] Anholt-Ipsos Nation Brands Index.

[55] US News & World Report.

[56] World Happiness Report.

[57] CEOWorld.

[58] World Economic Forum.

[59] Programme des Nations Unies pour le Développement.

[60] Deloitte.

[61] F. Fukuyama, « The End of History? », The National Interest, n° 16, été 1989.

[62] A. Minc, La mondialisation heureuse, Paris, Plon, 1994.

[63] S. Huntington, The Third Wave: Democratization in the late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1991. Huntington avait identifié une première vague (1828-1926) suivie d’une deuxième (1943-1962). Quant à la troisième, elle avait débuté pendant les années 1980 en Amérique latine.

[64] P. Buhler et F. Charillon, « Influence et nuisance : les défis de demain », Politique Étrangère, n° 2/2022.

[65] Rapport de l’Institut V-Dem pour 2023, [].

[66] C. Colonna, Discours de la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères sur les défis et priorités de la politique étrangère de la France, 2 septembre 2022.

[67] P. Buhler, « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture », L'ENA hors les murs, n° 498, 2020/2, p. 67-68.