La diplomatie culturelle française, au défi de sa réinvention

Intervention devant l’Association des lauréats du concours général, 6 mai 2021

Permettez-moi de vous remercier de l’honneur que vous me faites en m’invitant à m’exprimer devant les membres de votre association, que je souhaite également, à travers vous, remercier de l’intérêt qu’ils manifestent, par leur présence aujourd'hui, pour la diplomatie culturelle de la France.

J’ai choisi ce titre, non par pour le plaisir de la formule ou pour introduire une simple impression de mouvement, mais parce que je crois que cette branche de la diplomatie doit aujourd'hui, après le choc que lui a infligé la crise sanitaire, doit se repenser, se remettre en question, se réinventer, pour retrouver pertinence et efficacité. J’ajoute que la pandémie a davantage été un accélérateur, un révélateur de tendances lourdes antérieures qu’un facteur exogène ou contingent.

Pour savoir de quoi il est question, je vous propose de découvrir la substance de notre diplomatie culturelle, son enracinement dans une histoire, son dispositif, sa méthode, ses outils. Ce sera l’objet d’une première partie, d’une vingtaine de mn. Après quoi, je m’efforcerai de décliner les termes d’une réinvention – en cours, ou à venir, peut-être, ou pas…

Sachez enfin que, n’étant plus lié par un quelconque devoir de réserve, je m’exprimerai de façon parfaitement libre.

I. La diplomatie culturelle, l’image d’une nation, un instrument d’une politique

C’était là le titre du cours que j’ai dispensé l’automne dernier à Sciences Po et que je réitérerai cet automne. Je pense qu’il rend compte, en quelques mots, de la réalité de ce qui est une action de l’Etat depuis maintenant un siècle.

a. La diplomatie culturelle, une invention française

Même si le terme n’est apparu qu’ après la Seconde Guerre mondiale, le choix de faire fond sur son prestige intellectuel et son rayonnement artistique a été fait très tôt par la France – dès le XVIIIème siècle, sans doute. A vrai dire la France, la "grande nation", a pu longtemps se dispenser d’agir, sa langue étant la lingua franca des élites européennes et ses philosophes des Lumières écumant les résidences royales et les palais de l'aristocratie.

Et c’est après le traité de Paris – qui, en 1763, a mis fin à la guerre de Sept ans, privant la France de la majeure partie de son empire d'outre-mer – qu’un diplomate avisé a été un précurseur en mettant la culture au service des intérêts de la France : le cardinal de Bernis, ambassadeur auprès du Saint-Siège, avait fait de son palais romain, pendant un quart de siècle, le lieu le plus couru de la ville, accueillant somptueusement artistes, écrivains, concerts et expositions.

Autre diplomate de haut vol, Talleyrand, ministre des affaires étrangères, demandait à ses ambassadeurs de faire en sorte que "la France soit aimée", et de mobiliser à cette fin toutes les ressources des arts et de la culture - ainsi que, fameusement, de la gastronomie.

Mais ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle que cette démarche prend de la substance en France, dans le sillage d’une autre défaite, celle de 1871. Le sentiment d'humiliation est alors profond et suscite des initiatives privées comme la fondation, en 1883, de l'Alliance française, sous le patronage de personnalités comme Louis Pasteur, Ernest Renan, Jules Verne ou Ferdinand de Lesseps. L'Alliance française essaime rapidement dans le monde, notamment en Amérique latine, terrain très francophile, et au Moyen-Orient, où le délitement de l'Empire ottoman a déclenché une rivalité féroce avec la Grande-Bretagne et l'Allemagne. C’est là, également, que l’on voit s’ouvrir des instituts français, qui ont d’abord vu le jour, à partir de 1910, dans les villes européennes.

Pendant la Première Guerre mondiale, l'ensemble du réseau est activé pour recueillir un soutien moral à l'effort de guerre, notamment aux États-Unis, tentés par la neutralité. Et c’est à ce moment, au fond, que l’Etat a commencé à s’investir, en créant au Quai d’Orsay le « service des œuvres françaises à l’étranger », dirigé, à ses débuts, par un de vos grands anciens, Jean Giraudoux, puis, en 1922, une association, l’AFAA, appelée à prendre en charge le volet artistique de la culture, financée par le MAE, et qui est l’ancêtre de l’IF.

Les autres pays européens ont emboîté le pas à la France. La République de Weimar a ainsi créé une Deutsche Akademie, qui sera mobilisée après 1933 comme vecteur de la propagande nazie, comme l'avait fait quelques années plus tôt Mussolini en chargeant, en 1926, l'Institut culturel italien de promouvoir la "révolution fasciste" à l'étranger. Ce qui, en retour, incite le Royaume-Uni à créer, en 1936, le British Council, la même année où, à Washington, un "programme de politique culturelle extérieure" est mis en place pour contrer la propagande nazie en Amérique latine.

Après la fin du conflit, alors que le monde s’installe dans la Guerre froide, le rétablissement d'un État ouest-allemand permet la création, en 1951, de l'Institut Goethe. Washington lance en 1953 l’agence d’information des Etats-Unis (USIA), avec pour mission de "gagner les cœurs et les esprits" dans une confrontation qui est aussi une guerre culturelle, impliquant des outils médiatiques aussi puissants que la Voix de l’Amérique. L'ouverture de centres culturels et de bibliothèques était également un moyen de contrer l'activisme de l'autre camp – l'Union soviétique au premier chef, qui avait elle-même développé, depuis le milieu des années 20, un solide appareil pour exercer une influence en Occident, avec force centres culturels et "sociétés d'amitié".

La fin de la Guerre froide a déclenché de nouvelles vocations, à l’ouest – avec l'Espagne, qui lance les instituts Cervantes en 1991, et le Portugal et ses instituts Camoes à partir de 1992 – comme à l’est, avec la Chine, qui crée les instituts Confucius à partir de 2004, et la Turquie.

Ce qui était initialement une démarche assez pragmatique – « faire aimer la France » - a donc fait école, au point de devenir, vers la fin des années 1980, un objet des sciences politiques, avec l’apparition du concept de soft power, une notion intraduisible en français, introduite par le politologue américain Joseph Nye. Celui-ci, qui avait également servi dans plusieurs administrations démocrates, avait alors défini le soft power comme « la capacité (d’un Etat) d’obtenir un résultat et d’altérer le comportement des autres protagonistes dans ce sens » ou, plus simplement, à « façonner ce que les autres désirent ».

Alors que le hard power mobilise des moyens de coercition – l’intimidation, la menace, les sanctions – le soft power repose sur des ressources plus intangibles, plus immatérielles, plus diffuses, comme la culture, l’idéologie, l’influence intellectuelle, la persuasion, voire la séduction.

Ainsi défini, ce concept ouvre cependant sur une acception plus large que la seule diplomatie culturelle car il englobe d’autres éléments d’exercice du soft power que peuvent être la diplomatie publique, les programmes d’invitation de personnalités d’influence et même la propagande appuyée sur la mobilisation de réseaux d’influence pour la diffuser.

b. Enjeux, outils, et moyens de la diplomatie culturelle

Cette démarche mobilise toutes les ressources de la culture – et elles sont très nombreuses, couvrant une large palette qui va du patrimoine à la création contemporaine, de la littérature au cinéma en passant par les arts culinaires et l’art de vivre, l’architecture et le design, les arts de scène, les arts visuels, la mode, le débat d’idées et, désormais de plus en plus, les arts numériques. La France dispose à cet égard d’une palette extraordinairement riche, palette qui nous place incontestablement dans le peloton de tête.

A l’enjeu de l’influence par la culture, s’en superpose un second, économique celui-ci, mais qui participe également, cependant, de la démarche d’influence par la culture. Il s’agit des « industries culturelles et créatives » qui, prises ensemble, représentent plus de 2 % du PIB français, emploient 600 000 personnes, mais qui, surtout constituent un secteur particulièrement performant à l’exportation. Les revenus à l’exportation des industries culturelles et créatives représentaient ainsi, en 2015, 2,7 Mds€, avec une place singulière pour l’édition, premier poste à l’exportation de ces industries, avec un montant de 680 M€ de recettes cette même année. Quant au cinéma français, il vend plus de places à l’étranger qu’en France.

S’agissant maintenant des outils et des moyens, quelques mots sur le dispositif français de diplomatie culturelle, que je comprime délibérément, pour ne pas laisser l’impression qu’une certaine complexité – qui est réelle – est en soi un handicap.

Ce dispositif peut être décrit par ses deux échelons, local et central.

Ø À l’échelon local, le dispositif le plus important est constitué par le « réseau », dans lequel on trouve trois types de structures :

les services culturels des ambassades, dirigés par les conseillers culturels ;

les instituts français, qui sont des établissements à autonomie financière, mais n’ont pas la personnalité morale, et font donc juridiquement partie des ambassades : il y en a près d’une centaine dans le monde, répartis sur 160 sites. Le directeur de l’institut est toujours le conseiller culturel, assisté d’un directeur délégué.

Les alliances françaises : elles sont au nombre de 840 dans le monde, présentes dans 134 pays, et sont en règle générale des personnes morales de droit privé relevant, le plus souvent, du droit associatif local, dirigées par un conseil d’administration et un président également locaux. Dans quelque 250 cas, les alliances bénéficient de directeurs mis à disposition et payés par l’État.

Au total un millier d’établissements environ participent donc à cette politique publique, placés sous l’autorité plus ou moins directe du chef de poste diplomatique. Lequel est responsable de l’unité d’action de l’État dans la conduite de la diplomatie culturelle. Là où c’est possible, il (ou elle) joue de son aura, de son poids, de son pouvoir de séduction auprès ses relations pour mobiliser des fonds privés sous forme de mécénat ou de parrainage.

Ø A l’échelon central

· d’abord au sein du ministère des affaires étrangères, une direction dédiée à la diplomatie culturelle gère un « programme LOLF » – intitulé « diplomatie culturelle et d’influence ». Le MEAE mobilise la ressource budgétaire ouverte à ce titre (c’était 718 M€ dans le PLF pour 2020), la répartit entre les différents postes, mais alloue également la ressource humaine, en décidant des personnels affectés dans le réseau, la cartographie de celui-ci… Je dois ajouter que ce montant inclut l'ensemble du réseau des écoles françaises dans le monde, qui absorbe une grande partie – près des 2/3 – de ce montant.

· un ensemble d’institutions culturelles – souvent des « marques » internationalement reconnues – à même de jouer de leur notoriété pour des entreprises de prestige, symbolisées par la création d’un musée du Louvre à Abou-Dhabi ou encore, des établissements du Centre Pompidou à Malaga, Shanghai, Bruxelles.

· Un troisième ensemble est formé par les nombreux opérateurs et agences qui ont l’action internationale au cœur de leur mission, mais sur ce que j’appellerai un « créneau-métier » particulier :

- Pour l’animation du réseau des alliances françaises, la Fondation Alliance française ;

- l’audiovisuel extérieur, avec toutes les entités regroupées au sein de France Médias Monde (France 24, RFI – dont les différentes antennes touchent 135 millions de personnes chaque semaine), mais aussi TV5 Monde, ou encore Arte…

- le cinéma, avec le CNC et Unifrance,

- les autres industries culturelles et créatives qui associent la profession : je veux parler du bureau international de l’édition française (BIEF), le Centre national de la Musique, les sociétés de collecte de droits d’auteur, la SACEM, la SACD ;

- l’enseignement du français, dont l’opérateur principal, placé sous la tutelle du ministre de l’Éducation nationale, est France Education International ;

- Enfin, l’Institut français est l’établissement public chargé de l'action culturelle extérieure de la France, créé en 2010 par la loi, à l’initiative du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Bernard Kouchner. L’Institut français créé à partir de CulturesFrance – une association qui elle-même avait déjà été formée par la fusion de l’AFAA et de l’« Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF). L’IF est placé sous la double tutelle du MEAE et du MC, qui fixent ensemble les orientations déterminant le cadre d’action et la stratégie de l’Institut.

II. Les défis de la réinvention


Si notre modèle de diplomatie culturelle est en besoin de réinvention, c’est parce que l’outil qu’il constitue s’est émoussé.


a. Un modèle à la peine

Tout d’abord Il faut se garder de tomber dans la caricature et les jérémiades, qui tentent beaucoup de critiques de l’action culturelle de la France. Les complaintes sont récurrentes sur le manque de moyens – qui correspond, il est vrai, à une réalité, avec une attrition depuis une dizaine d’années – mais elles se dispensent de s’interroger sur la bonne allocation de ces moyens. La perte d’influence, la perte d’attractivité de la langue française sont des mantras prisés, des griefs resassés, souvent, du reste, une extension du discours décliniste ambiant en France même.

Pour autant, il est légitime de porter un regard critique sur un modèle qui s’émousse et qui s’épuise : culture et langue françaises peuvent être perçues comme élitistes, parfois associées à une image surannée, à des contenus hermétiques, parfois aussi une vision trop hexagonale de la langue, qui, par ailleurs, est en recul dans plusieurs régions du monde. Le cinéma français, une valeur longtemps inoxydable des exportations de la France, perd pied, et ce processus a commencé bien avant la pandémie.

L’appareil de la diplomatie culturelle est très largement fondé, comme on l’a vu, sur un réseau en dur, avec des alliances et instituts – essentiellement tourné vers des viviers locaux, une clientèle de proximité – ce qui en limite tout de même la portée – et un modèle économique très tributaire des subsides publics, avec, également, une prétention à l’universalité des actions – il faut tout couvrir, et partout – et, comme conséquence, un effet de dispersion et de saupoudrage, avec beaucoup de petits établissements sans beaucoup de moyens.

Cet appareil a été durement mis à l’épreuve par le choc de la crise sanitaire, en forçant les établissements du réseau à réinventer du jour au lendemain leur modus operandi, avec, à la clef, une perte de ressources, parfois très accusée. Il en est résulté la prise de conscience de la fragilité d’un modèle très axé sur le « présentiel », à la fois par effet d’inertie, et du fait d’un sous-équipement en outils numériques, les deux se conjuguant pour faire obstacle / ralentir la mutation vers les modes de consommation culturelle des publics les plus jeunes – qui passent par certains réseaux sociaux, le streaming, les podcasts, etc.


b. Un changement de paradigme


Ce changement a été amorcé bien avant le choc de la pandémie, portant sur plusieurs volets de la diplomatie culturelle.

L’un d’entre a été le choix d’une nouvelle approche de la langue française, demandée par le PR, préparée par une large consultation internationale – pilotée par l’IF – et qui a été énoncée dans le discours du chef de l’Etat à l’Académie française, en mars 2018, consignée dans une feuille de route avec une trentaine de mesures. C’est un plan très ambitieux, qui mobilise, au-delà des ministères, nombre d’opérateurs de l’Etat : IF et les IF, les alliances françaises, mais aussi l’AFD, FEI, les organes de la francophonie, les opérateurs de l’audiovisuel extérieur…

Mais le changement le plus important est sans doute à trouver dans la détermination, qui y figure, à faire éclater le carcan, beaucoup trop hexagonal, de notre approche de la francophonie – et à faire une sorte de bien commun de (PR) « ces langues françaises dont l'épicentre n'est ni à droite ni à gauche de la Seine, mais sans doute dans le bassin du fleuve Congo, ou quelque part dans la région ».

Un autre volet emblématique de ce changement, bien que moins visible, est l’évolution de la diffusion culturelle vers la méthode partenariale.

Je m’explique : ce qu’on appelle la diffusion a consisté assez longtemps dans l’exportation d’une offre de qualité, représentative de l’excellence de la culture, patrimoine ou création, mais marquée par un certain unilatéralisme, sur le mode de la « mission civilisatrice » d’antan – ou, pour être moins caricatural, du « rayonnement de la France ». Cette approche, qui était inscrite dans les gènes de l’AFAA, présentait le handicap d’être coûteuse et élitiste, et donc avec un impact et un potentiel de développement limités – compte tenu de la raréfaction des ressources et des jauges relativement faibles de publics touchés – même si souvent, sur certains marchés dits « prescipteurs », on pouvait en attendre une résonance ailleurs dans le monde.

Mais l’abondance d’offres alternatives – y compris de la part des nos partenaires/concurrents, européens notamment – conjuguée à le décrue des moyens, s’est également avérée être un aiguillon pour coller de plus près à la demande. Une demande façonnée par l’émergence, dans nombre de pays qui en étaient au départ moins bien pourvus, de générations de créateurs, de professionnels de la culture, et donc également, au fond, d’une offre locale en plein essor.

L’évolution s’est donc faite vers une modalité de dialogue, d’échange voire ce qui s’appelle, dans le jargon en vigueur, la co-construction avec les cultures étrangères que ce soit en France ou ailleurs dans le monde.

Comment ?

=> en favorisant les échanges culturels et intellectuels : c’est là l’objet des « saisons culturelles » - dont l’Institut français est l’opérateur. Elles ont lieu chaque année, et font se rencontrer deux cultures, la française et celle du pays partenaire/invité. La dernière en date aura été celle qui, sous le nom d’Africa 2020, vise à rendre visible, en France, la vitalité créative du continent africain – un projet conçu par les Africains eux-mêmes, personnalités, intellectuels et institutions. Un projet inédit par son ampleur et sa conception même, prévu pour être lancé en juin dernier, mais qui a d’abord dû être repoussé pour cause de COVID, et se trouve aujourd'hui contraint de prendre une forme plus virtuelle que présentielle – donc beaucoup de perte en ligne.

=> Nuit des idées : qui consiste à mettre en scène un dialogue, toute une nuit durant, entre des intellectuels français et leurs homologues à l’étranger. Cette formule a rencontré, en l’espace de quelques années, un succès considérable, indice que dans de nombreux pays, le débat libre, sur des sujets parfois très actuels, voire politiquement sensibles, reste une idée neuve.

=> programmes de résidences, d’artiste, d’écrivains, de créateurs de toutes disciplines - en France et à l’étranger. Ce sont, de par leur vocation, des lieux d’échange. La Villa Kujoyama, à Kyoto, est la plus ancienne, qui a accueilli des générations d’artistes, mais d’autres résidences ont vu le jour plus récemment, à HCMV, à St-Louis du Sénégal. La dernière-née, la Villa San Francisco, n’est que la première d’une ambitieuse série appelée à se développer dans les grandes villes américaines ;

=> de façon plus générale, l’évolution se fait donc vers des logiques de co-constructions et coproductions entre institutions françaises et étrangères ainsi qu’entre artistes français et étrangers. Donnant lieu à des événements « hors les murs » – qui permettent de sortir lieux traditionnels, limités par leur jauge ou leur équipement technique.

=> enfin, il faut mentionner la dimension culturelle de notre politique de solidarité. Consistant en un accompagnement des créateurs, artistes et auteurs des pays du Sud, principalement avec un programme appelé « Afrique et Caraïbes en créations », qui existe depuis > 25 ans – et a, par exemple, aidé Angélique Kidjo à percer sur la scène parisienne.

Ex. : Biennale de la photographie de Bamako, une des manifestations-phares de la scène artistique africaine, qui a permis à de nombreux jeunes talents d’émerger, largement prise en charge, désormais, par le Mali (édition 2019).

Ex. : deux programmes d’incubateurs de talents qui permettent d’aider les cinématographies du « sud » à accéder au marché mondial (Timbouktou, Mustang, Rafiki, Leto, Bacurau, Nuestras Madres, Port Authority… + 16 films sélectionnés à Cannes en 2019)

Mais il s’agit d’aller bien au-delà de l’aide à des artistes : une des pistes les plus prometteuses, en discussion avec l’AFD, est le soutien à la structuration des secteurs culturels et au développement des industries culturelles et créatives dans les pays du sud.

c. Une diplomatie culturelle européenne ?

De par sa nature très politique – élément constitutif de l’identité des nations – la culture n’a, pas davantage que la diplomatie ou la force armée, fait l’objet d’un transfert de compétence à l’entité européenne, restant, aux termes des traités, une compétence des Etats.

Pour autant la culture s’est imperceptiblement insinuée dans les politiques de l’UE, d’abord dans son périmètre – avec les « capitales européennes de la culture », par exemple, et un programme nommé « Europe créative » - puis dans sa politique extérieure, mais avec quelques précautions de langage. La Communication conjointe de la Commission et du Parlement de 2016, qui en constitue l’acte fondateur, fait en effet référence aux « relations culturelles internationales », et renvoie vers les Etats la notion de « diplomatie culturelle ». La raison en est qu’il n’y a pas de consensus, à Bruxelles, sur la vocation de l’Union d’agir hors de ses frontières en projetant une diplomatie culturelle qui serait le reflet d’un intérêt européen, comme les diplomaties culturelles nationales sont l’expression de l’intérêt national de l’Etat concerné.

Au-delà de ce débat, qui n’est pas seulement sémantique ou bureaucratique, il faut se demander si la culture européenne, qui peut se prévaloir, au-delà de sa diversité, d’un socle commun, d’une unité ancienne, n’est pas également un véhicule de soft power - avec sa vision du monde, multilatéraliste et coopérative, son attachement à la règle de droit, aux valeurs démocratique, à la liberté dans toutes ses expressions.

La formidable palette des offres culturelles des Etats membres peut également être un instrument à mobiliser. Les délégations de l’UE à l’étranger organisent, depuis 2018, des festivals de films européens. Mais il n’y a pas de raison de se limiter au seul cinéma. Cette démarche peut parfaitement être élargie à l’ensemble des ressources de la culture, qui embrasse l’audio-visuel, l’art vivant, les arts plastiques, les arts numériques, la littérature, la mode, l’architecture, le design, mais aussi, et surtout, les savoirs et les idées.

Qu’elles soient ou non constitutives de l’identité européenne, les idées méritent d’être soumises au crible du débat, dans un esprit d’échange et non d’imposition d’un modèle plaqué de l’extérieur. Il s’agirait de confronter les préférences des sociétés européennes à celles d’autres sociétés. Il s’agirait également, dans un contexte de montée en puissance de la démagogie et de l’autoritarisme, de porter la discussion sur des thématiques contemporaines qui forment la singularité européenne : de l’Etat de droit à l’égalité hommes-femmes, de la démocratie au pluralisme, de la liberté de conscience au respect de l’individu et de la minorité, de l’éthique journalistique aux droits d’auteur…

Les instruments existent, avec des programmes pilotés à l’échelon central, mais conçus et mis en œuvre par les délégations, qui peuvent, à l’échelon local, s’appuyer sur ce qui s’appelle, dans le jargon bruxellois, les pôles (EUNIC) - formés des instituts culturels locaux des différents Etats membres. Avec les moyens nouveaux ajoutés, dans le cadre financier pluriannuel 2021-27 (+ 50 %), à ce programme, Europe créative, que j’ai mentionné et qui est chargé, au sein de la Commission, du pilotage de cette politique, il y a une chance d’inventer une diplomatie culturelle de l’Europe, d’organiser la projection de son soft power dans le monde. Et si un Etat-membre est qualifié pour porter cette vision, et la faire partager, c’est la France, qui assumera au 1er semestre 2022 la présidence de l’UE.

d. Le basculement numérique

La crise sanitaire a révélé que notre dispositif de diplomatie d’influence, largement fondé sur une logique de proximité, « présentielle », a été brutalement pris en défaut par la fermeture de la plupart des établissements, contraints de s’adapter, voire de se réinventer dans l’urgence.

Un an plus tard, ils se relèvent lentement de ce choc, avec plus ou moins de succès. La tentation est naturellement de se rapprocher du statu quo ante – à défaut de pouvoir le rétablir. Ce réflexe est compréhensible, mais la pandémie a révélé et accentué des tendances déjà existantes. Les préventions, qu’on voyait se dessiner, vis-à-vis de la mobilité – des œuvres, des artistes, des individus – ces préventions dictées par la prise en compte des enjeux environnementaux, se sont brutalement renforcées.

L’offre numérique formatée pour un public jeune, quintessentiellement individualiste dans ses choix – consommateurs futurs de culture et même d’apprentissage linguistique – a connu une croissance spectaculaire. Or c’est ce public-là que la France doit viser pour assurer la relève de nos publics d’aujourd'hui – vieillissants et davantage attachés à des expériences présentielles. Et il faut le faire avec les outils qui correspondent à ses modes de consommation culturelle, le streaming, les réseaux sociaux qu’ils fréquentent, les podcasts… Enfin, les technologies numériques, qui apparaissent ou qui se modernisent rapidement, recèlent des potentiels insoupçonnés.

La bonne réactivité constatée, tant à l’échelon central que dans le réseau culturel, dès les premières semaines consécutives aux mesures de confinement prises un peu partout dans le monde, a démontré une disposition des personnels à embrasser, dans l’urgence, de nouvelles méthodes, de nouvelles technologies. L’IF, qui avait développé de tels savoir-faire depuis plusieurs années, a su également faire preuve d’agilité avec une palette large d’offres en ligne – des webinaires, des réseaux sociaux, des programmes de formation, des plates-formes de cinéma, une médiathèque numérique gratuite, des ressources de toute nature, et une version en ligne des principaux événements traditionnellement en chair et en os.

Mais sur le terrain, les situations sont très différenciées, et les équipes ont dû faire face avec les « moyens du bord », quelquefois limités par l’accès à Internet, handicapés par l’instabilité de cet accès, par la faiblesse des débits, mais aussi, et surtout, par un équipement formaté pour les besoins les plus élémentaires (pages internet…) des établissements, et manifestement inadapté au virage numérique.

Davantage encore que de matériel performant, il s’agit aussi, et surtout sans doute, de solutions logicielles – pour la gestion et le marketing des centres de langue, pour l’environnement numérique de travail pour leurs apprenants, la gestion des bibliothèques, la billetterie des centres culturels, des outils de financement participatif, de conduite d’enquêtes et de consultations, de webinaires, de réseautage et de création de communautés professionnelles. S’y ajoute bien sûr le volet, essentiel, de la ressource humaine, qui doit être adaptée, à la fois par le recrutement et la formation, à ces modalités d’opération assez nouvelles.

e. Quel réseau, quels lieux ?

Enfin, ce virage numérique est aussi l’occasion de repenser le rapport aux lieux, qui incarnent la France, sous la bannière d’un Institut français ou d’une Alliance française, qui sont des lieux de rencontre et de socialisation, des espaces de liberté, également, dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux, et relativement soustraits à la surveillance. Ces lieux restent un capital précieux d’attractivité, et il importe de les préserver, mais leur visibilité peut également exercer un effet de bulle, en attirant surtout un public d’habitués, déjà « acquis » à la France en quelque sorte.

Or même si les équipes multiplient les efforts de recrutement de nouveaux apprenants de français, la distance, géographique ou sociale, laissera un public potentiel conséquent hors de portée de ce réseau. D’où la nécessité de sortir du confort des lieux existants pour projeter l’offre « hors les murs », dans des lieux tiers où précisément se trouvent ces publics éloignés. Certains le font, comme l’IF de Côte d’Ivoire par exemple, qui a lancé, à Abobo, un quartier d’Abidjan, d’un M² d’habitants, à l’occasion de la Nuit des idées, un cycle de débats d’idées sur des sujets sensibles avec des intellectuels français et ivoiriens – retransmis en direct sur Facebook Live. Une très belle réussite.

Mais il me semble qu’il faut prolonger la réflexion sur un autre plan, celui de l’articulation entre les services culturels, à qui incombe le pilotage de la diplomatie culturelle dans leur pays d’accréditation, et les instituts français, qui dispensent des cours, organisent des activités culturelles, animent des médiathèques. Le directeur en est le conseiller culturel du chef de poste, qui délègue cette fonction à un de ses collaborateurs, mais l’intégration entre institut et ambassade/service culturel est telle que l’ensemble forme une machinerie complexe, coûteuse, génératrice de lourdeurs de gestion, dans un environnement qui ne permet pas, faute de la moindre comptabilité analytique, d’afficher une quelconque vérité des coûts. Au total une forte déperdition d’énergie et de ressources – au détriment d’autres priorités, dont précisément celle d’investir dans les moyens exigés par le basculement numérique.

Les instituts français étant partie intégrante de l’ambassade, et ne pouvant bénéficier d’un statut de personne morale hors du périmètre de celle-ci, la solution à envisager est, là où c’est légalement possible – c'est-à-dire les pays où existe un droit d’association - la transformation de ces instituts en alliances françaises. Même si cette transformation se heurtera à quelques obstacles non négligeables, j’y vois le gage non seulement d’une gestion assainie, mais aussi d’une libération d’énergies pour répondre aux vrais défis de la réinvention de la diplomatie culturelle. Je termine en soulignant que ce n’est là qu’un avis personnel, fruit de nombreuses années d’expérience dans le réseau et à Paris. Ce n’est pas – pas encore ! – la position de l’administration.

Deux mots de conclusion

Vous avez entendu un plaidoyer pour un changement profond, ce que j’ai appelé une réinvention.

J’ajouterais que le moment est propice, l’ensemble ayant été violemment secoué par ce séisme qu’a été la crise sanitaire. Il y a/aura un chantier de reconstruction, mais il faut résister à la tentation – toujours forte dans les organisations – de la reconstruction à l’identique.

C’est donc une gageure pour l’action publique, que de parvenir à ouvrir le débat sur cette réinvention, en y invitant toutes les parties prenantes, pour bâtir un modèle de diplomatie culturelle qui intègre pleinement les logiques même du monde numérique – de plates-formes, de recommandation, d’organisation non pas de l’information du monde – comme prétend y parvenir Google – mais au moins de l’incroyable richesse de l’offre française…

Le risque, si on s’assoupit, étant toujours de se faire dépasser par les autres, qui ne manquent pas d’agilité…