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PREMIERE PARTIE

LA TRAGEDIE (1939-1944)

I - LA POLOGNE D'AVANT 1939.

A - LA QUESTION DES FRONTIERES.

Le 11 novembre 1918 renaît, le jour même de la fin de la Première Guerre Mondiale, un Etat polonais souverain. Cette résurrection après une éclipse de quelque 120 ans est le fruit d'un nationalisme opiniâtre, de préparatifs clandestins poursuivis sans relâche pendant des années et d'un concours de circonstances historiques. Dès son avènement, la République se réclame de l'héritage du vaste Etat polono-lituanien de la dynastie Jagellone, florissant jusqu'au XVIIème siècle de la Baltique à la Mer Noire et jusqu'aux abords de Moscou. Mosaïque de nations et de cultures, miné par des forces centrifuges, dominé par une noblesse polonaise - la szlachta - frondeuse et divisée, cet Etat polonais avait disparu à la fin du XVIIIème siècle, démembré par trois partages successifs entre les puissances voisines, la Prusse, la Russie et l'Autriche-Hongrie.

Lorsqu'en 1918 les Alliés décident de reconstruire un Etat polonais, personne ne sait au juste quelles frontières lui donner. Le critère "ethnique" n'offre guère de solution viable : au cours des siècles, Polonais, Allemands, Juifs, Ukrainiens, Biélorusses et Lituaniens se sont mêlés en un entrelacs inextricable. A l'est de la ligne que tracent les rivières Bug et San, considérée généralement par les puissances occidentales comme la limite orientale des "territoires indiscutablement polonais", vivent, selon une estimation polonaise près de 4 millions de Polonais (1). Ceux-ci constituent souvent la classe dominante, propriétaires terriens, bourgeoisie, petite noblesse, et vivent en majorité dans des villes comme Vilnius (Wilno) et Lwow, enclavées dans les terroirs lituanien et ukrainien. Les Juifs aussi, artisans, misérables, en butte, souvent, à l'hostilité des chrétiens, forment la majorité dans de nombreuses petites villes, les shtetl. A l'ouest, en Poznanie, en Silésie et au nord, en Mazurie et Poméranie, les Polonais sont mêlés aux Allemands.

Sur la forme et l'étendue territoriale de l'Etat, deux camps s'affrontent en Pologne : l'un, autour du dirigeant national-démocrate Roman Dmowski, est favorable à un Etat centralisateur et intégrateur embrassant tous les territoires où l'"élément polonais" domine plus ou moins. L'autre doctrine, défendue par le chef du gouvernement Paderewski et les socialistes, et soutenue par le chef de l'Etat, Jozef Pilsudski, est celle d'une Pologne fédérant, dans les frontières d'avant les partages, Biélorusses, Ukrainiens et Lituaniens. Or il s'avère rapidement qu'à l'heure du "réveil des nationalités", aucune de ces formules n'a la faveur des populations intéressées. C'est finalement par le jeu d'une succession de décisions alliées, de plébiscites et de faits accomplis, que vont s'établir, en l'espace de 2 à 3 ans, les frontières de la Pologne. A l'ouest, le reflux des armées allemandes défaites permet aux Polonais de Poznanie, à l'issue d'une insurrection couronnée de succès, de rejoindre l'Etat national renaissant. En Galicie orientale (Lwow), au contraire, l'insurrection est ukrainienne et dirigée contre la Pologne. Enfin, le vide laissé par le traité de Brest-Litovsk, en mars 1918, et le départ des Allemands à l'est de la Pologne est aussitôt comblé par la Russie bolchevique. Dès janvier 1919, celle-ci fait proclamer la Biélorussie république soviétique, puis échoue de peu à mettre la main, par le jeu d'une fusion avec cette dernière, sur la Lituanie également bolchevique : l'occupation de Vilnius par la Pologne déjoue le projet. L'Armée Rouge, affaiblie par les combats avec les Russes Blancs de Denikine, est repoussée sans peine par les troupes polonaises de Pilsudski, qui prennent Minsk en août 1919. En position de force, le héros de l'indépendance polonaise décline les propositions de normalisation faites par les bolcheviks début 1920 et à sa victoire militaire ajoute un succès politique : les nationalistes ukrainiens sont défaits par l'Armée Rouge et, en avril 1920, leur chef, Petlioura, noue alliance avec Pilsudski, au prix de la cession à la Pologne de la Galicie orientale et de la moitié de la Volhynie. Leurs troupes prennent Kiev en mai 1920.

Tandis qu'à l'est la délimitation des frontières est abandonnée à la force des armes, à l'ouest elle relève des tractations entre les puissances victorieuses. La "Conférence de la paix" fixe la frontière occidentale, entérinée par le traité de Versailles, le 28 juin 1919 : la Pologne retrouve à peu près sa frontière d'avant le premier partage (1772). Quant à la ville de Dantzig (Gdansk), à population essentiellement allemande, elle reçoit un statut de Ville Libre, sous le contrôle de la Société des Nations et en union douanière avec le territoire polonais auquel elle est reliée par un "corridor" séparant l'Allemagne de la Prusse Orientale. En application des principes wilsoniens de démocratie et d'autodétermination, une série de plébiscites est prévue pour les territoires litigieux (Teschen, Silésie, Prusse orientale). Mais les Alliés ne parviennent pas à s'entendre sur une frontière orientale de la Pologne restaurée et repoussent à plus tard le règlement de cette question, laissant le champ ouvert à la conquête militaire et à la politique du fait accompli.

Les Occidentaux, à commencer par les Britanniques, ne cachent pas leur mécontentement devant l'avance polonaise de 1920. Le Premier Ministre de Sa Majesté, Lloyd George, continue en effet d'espérer la restauration d'une Russie démocratique, qui serait, à l'est, l'allié potentiel de l'Angleterre. Les opérations polonaises viennent contrecarrer ces plans. Le 8 décembre 1919, la "Conférence des ambassadeurs" alliés propose aux deux belligérants un projet de tracé de frontière, suggéré par le secrétaire au Foreign Office, Lord Curzon. Cette ligne, qui sera par la suite associée au nom de son inspirateur, relie Grodno au cours moyen du Bug puis longe celui-ci jusqu'aux confins de la Galicie. Les Alliés se déclarent disposés à garantir cette frontière, sans cependant assurer à cette garantie un caractère automatique. Les Polonais, qui n'ont pas été consultés, ne sont nullement disposés à renoncer aux territoires conquis, où vivent plusieurs millions de Polonais. Ils déclinent l'offre et ouvrent des négociations directes avec les bolcheviks, eux aussi opposés à un arbitrage imposé de l'extérieur. Ce répit tactique prend fin lorsque la Russie rouge, venue à bout des Russes Blancs et des Ukrainiens, peut reporter toutes ses forces contre la Pologne et parvient à retourner la situation. Sous la conduite du très jeune (27 ans) général Toukhatchevski, une contre-offensive générale est déclenchée en juin 1920. C'est à cette occasion, d'ailleurs, qu'il lance son mot fameux : " la route de l'incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne". A l'inverse de Trotsky, plus prudent, Lénine voit dans la Pologne l'étape suivante de l'"embrasement révolutionnaire de l'Europe", un "pont" vers l'Allemagne industrielle où la révolution prolétarienne est supposée imminente. La progression de l'Armée Rouge est fulgurante : les Polonais, qui occupaient une ligne à l'est de Minsk et de Kiev, sont repoussés sur la Vistule en six semaines.

Inquiets de la tournure prise par les événements, les Alliés - les Français en premier lieu - envoient d'urgence à la Pologne équipement, armement et missions militaires. Soudés dans l'"union sacrée" face à l'"agression bolchevique", les Polonais déclenchent, aux alentours du 15 août, une contre-offensive victorieuse alors que l'Armée Rouge est aux portes de Varsovie. Coïncidence des dates ou intervention de la Providence le jour de la fête de la Vierge, protectrice de la Pologne ? Toujours est- il que ce sursaut victorieux entrera dans la légende sous le nom de "miracle de la Vistule". Six semaines suffisent à Pilsudski pour repousser l'Armée Rouge de plusieurs centaines de kilomètres. Des pourparlers sont rapidement ouverts, qui aboutissent à l'armistice du 12 octobre 1920, puis à la paix, signée à Riga le 18 mars 1921. Le traité de 1921 fixe la frontière entre les deux pays et proclame la renonciation réciproque à toute prétention territoriale. En juillet 1920, au plus fort de l'offensive russe, les Alliés, réunis en conférence à Spa (Belgique), avaient à nouveau proposé un règlement basé sur la "ligne Curzon" de décembre 1919, prolongée au sud par deux variantes, l'une correspondant à la situation du front à l'est de Lwow, l'autre obliquant vers Przemysl et les Carpates, et laissant Lwow en Ukraine. Les bolcheviques, en position de force, avaient alors repoussé l'offre tandis que les Polonais, isolés et menacés, avaient accepté la médiation alliée sans toutefois s'engager davantage. Leur revers de fortune avait rendu ces tractations caduques.

Victorieuse à l'est, la Pologne voit en revanche les autres contentieux territoriaux se régler à son désavantage. Dans les régions de Teschen (Cieszyn en polonais), Spisz et Orawa, ou la présence de plus de 200 000 Polonais alimente une revendication territoriale de la Pologne, le Conseil de l'Entente propose un plébiscite pour mettre fin à un affrontement armé polono-tchécoslovaque. Mais en juillet 1920, en pleine offensive bolchevique, la Pologne est poussée à y renoncer au profit d'un arbitrage des puissances occidentales. Celui-ci est finalement favorable à la Tchécoslovaquie, qui se voit accorder les deux tiers des territoires contestés, habités par une importante population polonaise. Les plébiscites de Prusse orientale (juillet 1920) et de Haute Silésie (mars 1921) sont favorables à l'Allemagne et seule la région de Katowice, à majorité polonaise, est finalement rétrocédée à la Pologne en 1921.

Ville lituanienne, mais de population majoritairement polonaise et juive, Vilnius (Wilno en polonais) constitue un cas à part : aussi bien les Lituaniens que les Polonais la considèrent comme leur. Après avoir changé plusieurs fois de mains en cette période troublée, elle est rendue par l'Armée Rouge en juillet 1920 à la Lituanie qui en fait sa capitale. Ayant échoué à récupérer la ville par les voies diplomatiques, Pilsudski, lui-même originaire de la région, organise, en octobre 1920, un coup de force sous la forme d'un simulacre de mutinerie qui débouche sur la création d'un mini-Etat fantoche. Celui-ci, après 18 mois d'indépendance formelle, demandera en février 1922 le rattachement à la Pologne, avalisé par les Alliés en 1923.

Les frontières héritées de ces péripéties militaires et politiques resteront celles de la Pologne jusqu'en 1939. A l'intérieur de ces limites cohabitent de multiples langues, cultures et religions. 69 % seulement des 27,2 millions de ressortissants que compte la Pologne en 1921 sont ethniquement polonais. Le reste est composé de minorités, quelquefois majoritaires dans leurs régions d'habitat : Ukrainiens (14%), Juifs (8%), Biélorusses (4%), Allemands (4%) (2). La minorité lituanienne représente à peine 100 000 personnes (0,3%).

B - LA MONTEE DES PERILS.

Fort de son image de "Père de la nation" et décidé à mettre un terme à l'instabilité politique qui mine le pays, Jozef Pilsudski s'empare du pouvoir par un coup de force en 1926. La stabilité est restaurée, mais au prix d'une sclérose politique. L'exercice autoritaire du pouvoir par le maréchal, la mise à l'écart des rivaux, comme ses compagnons d'armes dans la lutte pour l'indépendance, les généraux Sikorski ou Sosnkowski, l'absence d'une opposition véritable conduisent peu à peu le régime à la pétrification. Parodie de démocratie parlementaire, le système, qui a pris le nom de sanacja ("assainissement"), est une autocratie sans véritable idéologie, différente du fascisme italien que ses détracteurs l'accusent d'imiter. L'opposition est réprimée avec rudesse par la police et un camp d'internement est ouvert en 1934 à Bereza Kartuska, près de Brest-Litovsk, où seront détenus des milliers de prisonniers politiques. Après la mort de son fondateur, en 1935, le régime se survivra, administré par une coterie de fidèles. La constitution, adoptée la même année, consacre son caractère semi- dictatorial. Toute opposition est neutralisée, le système électoral garantit la stabilité du régime et la responsabilité de l'exercice du pouvoir repose sur un petit nombre d'hommes cooptés à raison de leur fidélité au "dogme" de Pilsudski : le maréchal Rydz-Smigly, le colonel Beck, le président Moscicki.

Arrogant, sans grande envergure, Jozef Beck est, au poste de ministre des Affaires Etrangères, l'artisan d'une politique étrangère désastreuse. Pensant contenir une Allemagne insatisfaite des frontières avec la Pologne tracées par le Traité de Versailles, Beck signe le 26 janvier 1934, peu après l'accession au pouvoir de Hitler, une "déclaration" conjointe de bon voisinage et de renonciation à la guerre dans le règlement des litiges. L'amélioration apparente et continue des relations entre les deux Etats jusqu'en 1939 donne aux dirigeants polonais un illusoire sentiment de sécurité vis-à-vis de l'Allemagne nazie. Fort de ses convictions, le gouvernement de Varsovie n'éprouve pour les autres voisins de la Pologne que condescendance ou animosité. Avec la Lituanie, les relations diplomatiques, rompues après le coup de force polonais sur Vilnius, ne seront rétablies qu'après un ultimatum de Varsovie, en 1938. Avec la Tchécoslovaquie, que le colonel Beck tient à une distance dédaigneuse, les relations demeureront médiocres. Fidèles au maréchal Pilsudski, les dirigeants polonais n'en continuent pas moins de nourrir l'espoir chimérique de constituer, sous l'égide de la Pologne, une vaste confédération s'étendant de la Baltique à la Mer Noire, tampon entre l'Allemagne et l'Union Soviétique. Avec cette dernière, enfin, les relations se gâtent après la déclaration polono-allemande de 1934, perçue comme un abandon du principe, jusqu'alors respecté par Varsovie, d'équidistance entre Moscou et Berlin. La politique de rapprochement avec Hitler suivie par le gouvernement de Varsovie est considérée à Moscou comme une inféodation à l'Allemagne, contraire à l'esprit du pacte de non-agression qui lie l'URSS et la Pologne depuis 1932.

Au fil des années, l'indulgence envers les agissements nazis ne cesse de croître. L'Anschluss de l'Autriche, malgré l'émotion qu'il soulève dans l'opinion polonaise, est accueilli avec sympathie par le gouvernement polonais. Aux heures sombres du dépeçage de la Tchécoslovaquie, la complaisance devient complicité : la Pologne se joint aux pressions allemandes sur Prague pour revendiquer l'annexion de la région de Teschen. Des troupes sont massées à la frontière tchèque tandis qu'une campagne de propagande est lancée en faveur de la "libération des Polonais d'outre- Olza", la minorité polonaise de Tchécoslovaquie. Encouragé par l'accord de Munich, Beck adresse à la Tchécoslovaquie un ultimatum auquel celle-ci, affaiblie, cède le 1er octobre 1938, abandonnant à la Pologne la Silésie de Teschen.

Mais Hitler ne conserve au régime polonais nulle gratitude de son attitude dans l'affaire tchèque. Au contraire, les frictions nées de la cohabitation en Pologne d'une minorité allemande avec la majorité polonaise - qui, jusque-là, n'avaient pas affecté les relations entre les deux pays - deviennent une source de contentieux. Le 24 octobre 1938, le ministre des Affaires Etrangères du Reich, Ribbentrop, formule pour la première fois, devant l'ambassadeur de Pologne, les revendications territoriales de allemandes : le rattachement de Dantzig à la Prusse orientale et l'ouverture de voies de communication jouissant de l'extra-territorialité à travers le "corridor". Devant la fermeté polonaise, Ribbentrop n'insiste pas, mais, en janvier 1939, recevant le colonel Beck à Berchtesgaden, Hitler renouvelle ses exigences sur Dantzig et le corridor, tout en réaffirmant son désir d'une "Pologne forte". En mars 1939, ce qui reste de la Tchécoslovaquie tombe sous protectorat allemand. La Lituanie doit céder Memel au Reich. La Hongrie, alliée de l'Allemagne, annexe la Ruthénie ; un complexe d'encerclement commence à se faire jour dans l'opinion et chez les dirigeants polonais. Les exigences allemandes prennent alors, au fil des mois, un ton plus comminatoire, assorties de démonstrations de force militaire et de gestes d'intimidation. Les alliés occidentaux s'alarment également. La Grande-Bretagne offre le 31 mars une garantie d'assistance à la Pologne. La France fait savoir qu'elle est prête à aligner ses engagements sur ceux du Royaume-Uni. Hitler, dont les visées territoriales sont compromises par ce revers diplomatique, déclare l'Allemagne victime d'une manœuvre d'encerclement, dénonce la "déclaration" germano-polonaise de 1934 et rend publiques ses exigences, jusque-là tenues secrètes, sur Dantzig et le corridor.

En même temps, à partir du printemps 1939, une véritable "guerre des nerfs" est orchestrée contre la Pologne : à l'instigation d'agents nazis, des heurts commencent à opposer la minorité allemande en Pologne à l'administration et à la population polonaises, immédiatement exploités et grossis par la propagande allemande, qui n'hésite pas à parler, comme pour la Tchécoslovaquie, de "massacres", de "terreur", de "persécutions". Or, tant en Pologne que dans les Sudètes, ces allégations sont pour l'essentiel de pures inventions ou de grossières exagérations. Les incidents de frontières se multiplient. La Ville Libre de Dantzig, aux mains des nazis, procède, en violation de son statut, à une remilitarisation clandestine, mais néanmoins visible. La minorité ukrainienne du sud-est, soutenue par le Reich, commence à s'agiter contre le pouvoir de Varsovie. Une habile propagande pacifiste sur le thème "pourquoi mourir pour Dantzig?" vise à dissuader les puissances occidentales de se battre pour la Pologne.

Devant la gravité du péril nazi, la Grande-Bretagne et la France veulent s'assurer le concours de l'Union Soviétique pour contrer les visées allemandes. Dès avril 1939 Londres et Paris engagent des tractations avec Moscou en vue d'un pacte d'assistance mutuelle. Elles se poursuivront pendant des mois sans aboutir. Chacun, il est vrai, joue un double jeu : Français et Britanniques veulent empêcher un rapprochement germano-soviétique. Staline se méfie des Occidentaux, qu'il soupçonne d'être prêts à un nouveau Munich aux dépens des Polonais, laissant aux Allemands les mains libres à l'est. De plus, l'Armée Rouge, médiocrement équipée et décimée par les purges staliniennes, n'est pas en état de tenir efficacement tête à une agression allemande. Dans l'hypothèse d'une alliance avec les puissances occidentales, peu disposées à ouvrir un second front en cas d'attaque allemande contre l'Union Soviétique, celle-ci, calcule Staline, aurait à supporter seule le poids de la guerre. Au contraire, si un conflit doit éclater, il est préférable que ce soit sans la participation soviétique. Une telle guerre, en laissant une Allemagne épuisée, serait même favorable à la réalisation des ambitions politiques de Staline en Europe, au premier rang desquelles figure le retour des territoires de la couronne impériale perdus après la Révolution : les pays baltes, une partie de la Pologne et de la Finlande et la Bessarabie. Staline a donc tout intérêt à ne pas s'opposer aux visées belliqueuses de Hitler, tout en veillant à ne pas impliquer l'URSS dans un conflit. Le souci d'obtenir un répit pour renforcer les capacités de défense diminuées du pays joue dans le même sens. Tout en négociant avec les occidentaux, l'Union Soviétique continue donc d'adresser des signaux à l'Allemagne. Le 3 mai, le commissaire du peuple aux Affaires Etrangères, Litvinov, le chantre, à la direction soviétique, de la sécurité collective, est remplacé par le président du Conseil des Commissaires du peuple, Molotov, réputé moins hostile au Reich. Celui-ci fait aussitôt savoir à Berlin que les pourparlers commerciaux soviéto-allemands, ouverts depuis peu, nécessitent une "base politique".

Dans les négociations qui se poursuivent entre Soviétiques et Occidentaux, les Britanniques, eux-mêmes en pourparlers secrets avec les Allemands, tergiversent. Fin juillet, lorsque l'accord est enfin en vue, les négociateurs soviétiques demandent qu'une convention militaire soit également conclue. Deux missions militaires, française et britannique, venues à Moscou pour négocier cette convention, entendent le 14 août les revendications soviétiques formulées par le commissaire à la défense, Vorochilov : l'installation de troupes soviétiques dans l'est de la Pologne, autour de Vilnius et Lwow, et dans les pays baltes. Il s'agit en fait d'une manoeuvre dilatoire à un moment où les négociations soviéto-allemandes sont sur le point d'aboutir.

C - LE PACTE MOLOTOV-RIBBENTROP.

Redoutant d'être utilisés pour faire pression dans la négociation tripartite en cours, les Allemands avaient gardé tout d'abord une certaine réserve dont, l'impatience gagnant, ils ne se départiront qu'à la fin juillet. Staline, au contraire, utilisait les Occidentaux pour faire pression sur Hitler. Le 2 août, Ribbentrop déclare à l'ambassadeur d'URSS à Berlin que "les intérêts soviétiques ne doivent pas se heurter aux intérêts allemands", qu'il y a "suffisamment de place autour de la Baltique" et que l'on peut "s'entendre sur le sort de la Pologne" (3). Une semaine plus tard, le même Ribbentrop sonde Moscou sur l'esquisse, qu'il a préparée, d'un partage de la Pologne. Le 11 août, Molotov répond que l'URSS est prête à discuter de toute question d'intérêt commun, à commencer par la question polonaise. Hitler est pressé d'en finir avec la Pologne et Ribbentrop propose de venir à Moscou dès le 14 août. Sentant la hâte allemande, les Soviétiques, en position de force, relèvent leurs exigences et demandent la conclusion d'un accord commercial ainsi que d'un protocole spécial définissant avec précision les intérêts des deux parties, en annexe au pacte de non-agression. Les Allemands acceptent. L'accord commercial, qui prévoit notamment un crédit de 200 millions de marks à un taux d'intérêt très avantageux, est signé dès le 19 août. Les Soviétiques donnent leur accord à la venue à Moscou, une semaine plus tard, de Ribbentrop, mais Hitler intervient en personne auprès de Staline pour que Ribbentrop soit reçu le plus vite possible à Moscou. Staline acquiesce et le 23 août, dans l'après-midi, le ministre des Affaires Etrangères du Reich, muni de "pleins pouvoirs extraordinaires", atterrit sur l'aérodrome de Moscou, pavoisé de croix gammées, de faucilles et de marteaux. Après une brève négociation, le traité est signé dans la nuit du 23 au 24 août. Le premier des sept articles en exprime la substance : "les deux parties contractantes s'engagent à s'abstenir de tout recours à la force, de tout acte d'agression et de toute attaque l'une contre l'autre, que ce soit individuellement ou en coalition avec d'autres puissances". Conclu pour une durée de 10 ans, le traité entre au vigueur le jour de sa signature, sans attendre, comme il est de coutume, la ratification. Les fautes de frappe et corrections manuscrites qui émaillent la version allemande trahissent également la précipitation. Plus grave, la clause qui figure traditionnellement dans les pactes de non-agression - y compris dans ceux signés par l'URSS - fait ici défaut : l'invalidation du traité dans le cas où l'une des parties serait l'agresseur d'un pays tiers. Pour qui prend la peine de lire attentivement le texte de l'accord, rendu public le 24 août, il est clair que le Kremlin accepte sciemment l'attaque de la Pologne.

Seul un petit nombre de personnes connaissent alors l'existence d'un autre document, secret celui-là, signé des mêmes Molotov et Ribbentrop, un protocole annexe au pacte de non-agression. "En cas de réorganisation territoriale ou politique dans les régions faisant partie des Etats baltes - Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie - la frontière nord de la Lituanie sera la frontière entre les sphères d'intérêt de l'Allemagne et de l'URSS", dit l'article premier du protocole secret. Quant aux "régions faisant partie de l'Etat polonais", poursuit le texte, "la frontière entre les sphères d'intérêt de l'Allemagne et de l'URSS devra passer approximativement le long des rivières Narew, Vistule et San. La question de savoir si l'existence ultérieure d'un Etat polonais indépendant correspond aux intérêts des deux parties contractantes, et quelles seront les frontières de cet Etat, ne pourra être définitivement résolue qu'à la faveur de l'évolution politique future" (4). Enfin, l'Allemagne déclare son "désintérêt politique" pour l'Europe du sud-est, où l'URSS se réserve la Bessarabie. Loin de se borner à être le témoin consentant d'un projet d'agression, l'Union Soviétique se fait complice du dépeçage à venir, pudiquement annoncé par l'expression de "sphères d'intérêt". La teneur du protocole secret ne sera révélée que 7 ans plus tard, lors des auditions du procès de Nuremberg. Mais l'original de la version allemande ayant été détruit par les nazis pendant la guerre, l'Union Soviétique, niant toute valeur de preuve aux microfilms qui avaient été faits, refusera pendant un demi-siècle d'en reconnaître l'existence. Ce n'est qu'en août 1989, à l'occasion du cinquantième anniversaire du pacte et à la faveur du "dégel" gorbatchévien, qu'elle finira par admettre officiellement la vérité.

Cet accord scelle le sort de la Pologne et fait basculer l'Europe dans la guerre.

II - LA POLOGNE OCCUPEE.

Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, un commando de prisonniers de droit commun, sortis pour la circonstance d'un camp de concentration, vêtus d'uniformes polonais et encadrés par des S.S., prend d'assaut une station de radio à Gliwice, en Silésie. Cet "incident" mis en scène offre le prétexte immédiat de l'attaque. A 4 heures 15 du matin, les premières escadrilles d'avions de la Luftwaffe franchissent les frontières polonaises. A 4 heures 45, le croiseur Schleswig-Holstein, "fortuitement" en visite dans le port de Dantzig, se met à bombarder le fort polonais de Westerplatte. Les principales villes de Pologne sont bombardées par l'aviation allemande. Varsovie reçoit ses premières bombes à 6 heures. A Dantzig, Forster, homme-lige de Hitler, proclame le rattachement de la Ville Libre au Reich. Blindés en tête, la Wehrmacht déferle de toutes parts sur la Pologne.

L'attaque allemande est foudroyante, offrant le premier exemple de Blitzkrieg. En l'espace de 48 heures, l'armée polonaise, surprise en état d'impréparation, se retrouve désorganisée, séparée du commandement, disloquée. L'effort d'armement consenti pendant les années d'avant-guerre est resté dérisoire à côté du surarmement nazi. Le gouvernement n'a décrété la mobilisation générale que pour le 30 août et l'attaque allemande a frappé l'armée en pleine concentration. Aux 2 600 blindés allemands, la Pologne en oppose 150, aux 2 000 avions de la Luftwaffe, à peine 400. Les chefs militaires polonais, parfaitement conscients de cette infériorité et en application des plans convenus pendant l'été avec les alliés occidentaux, entendent surtout résister le plus longtemps possible à l'assaut allemand en attendant que ceux-ci ouvrent un second front à l'ouest. Après quelques atermoiements, la Grande-Bretagne déclare finalement la guerre à l'Allemagne le 3 septembre à 11 heures, suivie par la France le même jour à 17 heures. La nouvelle est accueillie dans la liesse à Varsovie. C'est en vain, toutefois, que les Polonais attendront un secours des Occidentaux. Ceux-ci se concertent du 4 au 9 septembre pour décider que des bombardements de l'Allemagne seraient "inopportuns".

Pressé par Hitler d'agir et de prendre sa part du butin, Staline s'exécute le 17 septembre. A 3 heures du matin, l'ambassadeur de Pologne à Moscou, Grzybowski, se voit remettre une note signée de Molotov : "la guerre germano-polonaise a marqué la faillite intérieure de la Pologne (...) Varsovie, en tant que capitale de la Pologne, n'existe plus, le gouvernement polonais ne donne plus signe de vie. L'Etat polonais a cessé d'exister ; par conséquent, les traités conclus entre l'URSS et la Pologne ont perdu leur validité. Le territoire polonais, privé d'autorités, peut devenir le champ de menées et d'intrigues dangereuses. Les Biélorusses et Ukrainiens de Pologne ont été abandonnés à leur sort. Considérant ces faits, le gouvernement soviétique a ordonné au commandement de l'armée de franchir la frontière polonaise et de prendre sous sa protection les populations de Biélorussie et d'Ukraine occidentales". A 6 heures, les troupes soviétiques franchissent à leur tour les frontières de la Pologne. Les 30 divisions d'infanterie et les 82 divisions mécanisées et blindées ne rencontrent qu'une résistance affaiblie. Lwow tombe le 22 septembre dans les mains soviétiques, Varsovie le 28 dans les mains allemandes. Le dernier point de résistance, Kock, près de Lublin, est enlevé le 5 octobre. Les opérations s'achèvent sur une parade conjointe des troupes nazies et soviétiques à Brest-Litovsk.

Cette campagne laisse plus de 70 000 morts et 133 000 blessés dans l'armée polonaise. 300 000 prisonniers sont déportés en Allemagne, 200 à 250 000 en Union Soviétique. Dans un éditorial publié le 17 septembre 1940, à l'occasion du premier anniversaire de l'entrée des troupes soviétiques en Pologne, le quotidien de l'Armée Rouge Krasnaïa Zvezda annonce finalement les prises : 230 000 hommes, dont 8 000 officiers et 12 généraux. Soustraits à un droit de la guerre que l'Union Soviétique ne reconnaît pas, ils sont abandonnés à l'arbitraire de la police politique, le NKVD. Ceux qui parviennent à échapper à la capture regagnent leurs foyers, rejoignent la clandestinité ou quittent le pays par la Hongrie et la Roumanie pour poursuivre la guerre depuis l'étranger.

Le protocole secret du 23 août a laissé ouverte la question de l'existence ou de la disparition d'un Etat polonais. Hitler, dans un discours prononcé à Dantzig le 19 septembre, tranche : "La Pologne ne renaîtra plus jamais dans la forme arrêtée par le traité de Versailles" (5). Mais il est partisan de créer un Etat-croupion à partir de quelques voïvodies[1], espérant que cette concession de forme apaisera les puissances occidentales. Staline l'en dissuade : "dans le règlement de la question polonaise", déclare-t-il le 25 septembre, "il convient d'éviter toute friction entre le Reich et l'URSS A cet égard, la naissance d'un quelconque Etat-croupion polonais indépendant serait une solution erronée" (6).

C'est pour régler cette question pendante que Ribbentrop revient à Moscou le 27 septembre. Le lendemain est signé un "traité de frontières et d'amitié", public, mais assorti lui aussi de trois protocoles secrets. Alors que celui d'août prévoyait de délimiter les "sphères d'intérêt" par la Vistule, Staline propose d'échanger la Mazovie et le Lublinois, situés à l'est du fleuve contre l'abandon par les Allemands de leurs prétentions sur la majeure partie de la Lituanie et leur soutien dans le "règlement de la question des pays baltes", un euphémisme pour désigner la mise sous tutelle, par des traités imposés, des trois républiques. Ribbentrop s'empresse d'accepter la transaction, qui est scellée dans un des trois protocoles. Une grande carte en couleurs portant les signatures de Staline et de Ribbentrop fixe la frontière le long des rivières Bug et San. Un autre protocole secret porte sur les modalités de coopération entre les deux Etats : "les parties ne toléreront sur leur territoire aucune agitation polonaise susceptible d'affecter le territoire de l'autre partie (...) réprimeront une telle agitation et se renseigneront réciproquement au sujet des mesures prises à cet effet" (7). Cet accord servira de base juridique à la collaboration du NKVD soviétique et de la Gestapo pendant plus de 20 mois pour combattre la Résistance polonaise. Le dernier protocole prévoit la remise des ressortissants de chaque partie présents sur le territoire de l'autre : quelque 800 militants antinazis allemands et autrichiens réfugiés en URSS seront ainsi livrés à la Gestapo (8). La Pologne a disparu à nouveau de la carte de l'Europe et Molotov, le 31 octobre 1939, peut ironiser devant le Soviet Suprême : "Les dirigeants polonais se vantaient sans mesure de la stabilité de leur Etat et de la puissance de leur armée. Il a suffi d'un bref assaut de l'armée allemande d'abord, de l'Armée Rouge ensuite, pour qu'il ne reste rien de ce vilain bâtard du traité de Versailles".

L'accord du 28 septembre laisse à l'Allemagne l'administration de près de la moitié du territoire polonais d'avant-guerre (48 %, soit 189 000 km2) et des deux tiers de la population (62 %, soit 22 millions). Les stratèges nazis projettent d'en faire un Lebensraum[2]2 allemand. Placé sous la responsabilité directe de Himmler, le territoire polonais est partagé en deux et la population fait l'objet d'une classification qui doit permettre de trier les éléments pouvant être "germanisés". La Poméranie, la Poznanie (Grande-Pologne), la Haute Silésie et le Corridor - 90 000 km2 et 10 millions d'habitants - sont annexés au Reich. Placée sous l'autorité des Gauleiter[3]3, cette zone est vouée à une germanisation totale. Les moyens sont radicaux : terreur, exécutions arbitraires et déportation... A Bydgoszcz, en représailles à la condamnation à mort d'agents allemands pendant la campagne de septembre, plus de 20 000 Polonais sont exécutés. Durant les premiers mois d'occupation, 400 000 Polonais de cette région sont déportés, souvent vers l'Allemagne où les attend le travail obligatoire. Les biens, confisqués, sont attribués à des colons en provenance d'Allemagne ou à des minorités germanophones dispersées en Europe et réinstallées en Pologne. Mais pour des raisons économiques et pratiques (fonctionnement des usines, production agricole), les Allemands ne parviennent pas à "vider" rapidement cette zone de sa population polonaise.

La seconde zone, formée du centre et du sud de la Pologne, est érigée en "Gouvernement Général", sous la coupe du Gouverneur général Hans Frank, qui s'illustrera par d'innombrables atrocités contre la population. Dans les projets nazis, cette zone doit constituer, provisoirement, un vaste camp de travail, un réservoir de main-d'œuvre pour soutenir l'effort de guerre du Reich. Mais Frank se fait fort d'en faire dans les dix ans "une pure colonie allemande" et des Polonais "les esclaves de la nation des maîtres allemands" (9). Là aussi, la méthode d'administration courante est la terreur, qui doit briser la volonté de résistance de la nation. Le "Gouvernement Général" est placé sous le régime de la loi martiale, où la mort et la déportation deviennent les peines communément applicables à la plupart des délits. Les droits civiques sont suspendus, la propriété abolie, les biens confisqués, l'administration dissoute et réduite aux services essentiels, sous contrôle allemand. Universités et lycées sont fermés. Seuls sont maintenus les collèges techniques afin de pourvoir aux besoins de l'industrie allemande en ouvriers qualifiés.

Pour réaliser le dessein de Himmler, le régime nazi va procéder à une gigantesque et méticuleuse opération de sélection et de classification. La population est divisée en quatre catégories : Reichsdeutsch (né dans les frontières de l'ancien Reich), Volksdeutsch (d'ascendance allemande à moins de trois générations), Nichtdeutsch (ni Allemand ni Juif), et Juif. Ces catégories sont elles-mêmes subdivisées, selon l'aptitude au travail ou la loyauté politique, en sous-catégories dont chacune a droit à un régime plus ou moins favorable de cartes de rationnement, les Juifs étant placés au bas de l'échelle. Des ghettos juifs sont ouverts dans toutes les grandes villes de Pologne, constituant des réservoirs de main-d'œuvre pour les nazis. Le ghetto de Varsovie, établi le 12 octobre 1940, regroupera ainsi, dans des conditions misérables, quelque 400 000 personnes de tous âges.

Une des premières tâches des autorités d'occupation est de procéder à l'annihilation de la conscience et de l'identité polonaises. La terreur s'abat sur ceux qui l'incarnent : intellectuels, artistes, dirigeants politiques, clergé. De mai à août 1940, 10 000 d'entre eux sont déportés dans des camps de concentration. 3 500 responsables politiques locaux sont exécutés dans la forêt de Palmiry, près de Varsovie. Symbole de la conscience nationale polonaise, l'Eglise est particulièrement visée : les prêtres sont déportés et exécutés : dans certains diocèses, le clergé est littéralement décimé. Les églises sont fermées, affectées à d'autres usages, ou profanées, de même que les cimetières. Quant à la culture, outre les lycées et Universités, journaux, bibliothèques, musées et théâtres sont fermés. Les livres polonais sont brûlés en public et les inscriptions en polonais effacées.

A l'URSS revient, aux termes du traité du 28 septembre, l'administration d'environ 52% de la superficie du territoire polonais (200 000 km2) et 38% de la population (13,4 millions). Au nord, Vilnius et sa région sont, après un pillage hâtif, restituées à la Lituanie, encore indépendante et restée neutre dans le conflit. Un traité d'assistance mutuelle est signé le 10 octobre 1939 entre Kaunas, la capitale lituanienne, et Moscou, qui obtient le droit de faire stationner ses troupes en Lituanie ainsi que l'exterritorialité d'une ligne ferroviaire. La Lituanie est devenue un protectorat de fait et n'a plus que les apparences de la souveraineté. Les 16 et 17 juin 1940, alors que l'opinion mondiale sera mobilisée par la campagne de France, l'Union Soviétique envahira la Lituanie, en même temps que la Lettonie et l'Estonie. Proclamée république soviétique le 21 juillet, la Lituanie sera "admise" le 3 août dans l'URSS. Cette annexion provoquera quelques frictions avec l'allié allemand : Moscou s'est en effet approprié la région de Mariampol (au sud de Kaunas) que l'accord de septembre 1939 plaçait dans la zone allemande.

Au centre et au sud, les territoires conquis sont, sous les appellations de Biélorussie occidentale et d'Ukraine occidentale, promptement rattachés à l'Union Soviétique. Sous la supervision du NKVD sont organisées des élections générales. En Ukraine, le responsable des élections s'appelle Nikita Khrouchtchev. Le 22 octobre 1939, la population de la zone est invitée à plébisciter, sous la surveillance de miliciens en armes, 2 410 candidats uniques, le plus souvent des fonctionnaires et officiers soviétiques, par manque de militants communistes locaux. Les troupes d'occupation font partie du corps électoral, qui vote avec un taux de participation de 90 %. Les "délégués" élus en Ukraine occidentale se réunissent le 27 octobre à Lwow pour solliciter du Soviet Suprême d'URSS l'admission du territoire dans l'Union Soviétique. L'autre "assemblée populaire", qui siège à Bialystok le 29 octobre, fait de même pour la Biélorussie occidentale. Les assemblées votent également la collectivisation des terres et des moyens de production. La réponse est sans surprise : par deux décrets, le 1er et le 2 novembre, le presidium du Soviet Suprême, reconnaissant dans ces pétitions "l'expression spontanée de la volonté de la population des territoires", les incorpore respectivement aux Républiques Socialistes Soviétiques d'Ukraine et de Biélorussie. Cette dernière république sera d'ailleurs enrichie d'un nouvel apport lorsque le 10 janvier 1941, l'URSS rachètera à l'Allemagne, par un autre protocole secret, pour la somme de 7,5 millions de dollars-or, les droits que celle-ci s'était fait reconnaître le 28 septembre 1939 sur le district de Suwalki, au sud de la Lituanie (10).

Pas davantage qu'Hitler, Staline n'envisage la restauration, sous quelque forme que ce soit, d'un Etat polonais. Il fait comme lui procéder à l'élimination de tout ce qui pourrait contribuer à une telle restauration : les élites, la culture, la langue. La tâche incombe à la police politique soviétique, le NKVD, qui dès les premiers jours arrête les principaux dirigeants politiques et syndicaux, les plus susceptibles d'organiser un mouvement de résistance clandestin. Devant l'ampleur de la besogne, une directive est prise le 11 octobre 1939, relative aux "modalités de déportation des éléments anti- soviétiques", qui introduit un peu de méthode en dressant la liste des suspects : dirigeants des partis "bourgeois", fonctionnaires de l'Etat, notamment les policiers, officiers et magistrats. S'y ajoutent les Polonais capturés lors de tentatives de franchissement de la frontière pour rejoindre l'armée polonaise en cours de reconstitution en France, ainsi que les propriétaires fonciers et les industriels. Arrêtés individuellement, ils sont justiciables, à l'issue d'un procès sommaire devant un tribunal spécial, d'une peine de 3 à 5 ans de privation de liberté pour "crime contre la Révolution et les intérêts du prolétariat" ou pour "activités au service d'un Etat capitaliste". Après un séjour plus ou moins long en prison, la destination finale est toujours le camp de travail, une des sinistres "îles" de l'"archipel du goulag". 250 000 Polonais subiront ce sort entre octobre 1939 et juin 1941. Mais une entreprise d'une tout autre ampleur se prépare, dans le plus grand secret, pour le printemps suivant : la déportation de centaines de milliers de Polonais. Pendant la nuit du 8 au 9 février 1940, le NKVD, secondé par l'Armée Rouge et les Troupes de l'Intérieur, procède à une rafle massive. Une fois cernés les maisons et appartements, leurs occupants, choisis eux aussi suivant des critères "sociaux", se voient accorder une heure pour rassembler quelques effets personnels et des vivres pour un mois, avant d'être acheminés par camions, avant l'aube, vers la gare la plus proche.

Là les attendent des trains formés de wagons de marchandises ou à bestiaux spécialement équipés : des grilles ont été posées sur les ouvertures, les portes condamnées, des bat-flanc en bois installés et des latrines de fortune - un simple orifice dans le plancher - aménagées. Après un tri pour séparer les hommes valides, dirigés vers des camps de travail, des femmes, enfants et vieillards, les déportés sont entassés à 50 par wagon. Ils sont 222 000 à être ainsi convoyés, par 110 trains, vers les immensités glacées du Grand Nord russe. Le plus souvent, le voyage se prolonge pendant plusieurs semaines, dans des conditions éprouvantes en cet hiver 1939-1940 plus rigoureux que les autres, où la température tombe jusqu'à - 40 degrés C°. Les moins résistants, enfants et vieillards au premier chef, succombent avant d'arriver à destination. Les autres se voient infliger d'épuisantes marches à pied, sur des centaines de kilomètres, avec bivouac en plein air, pour rejoindre leurs lieux de détention. Bien que les déportés soient en majorité ethniquement polonais, Ukrainiens et Biélorusses sont nombreux dans les wagons : certains villages d'Ukraine ont ainsi été vidés de la totalité de leurs habitants.

Deux mois plus tard, le temps de faire revenir les trains, a lieu la rafle suivante. Opérée du 12 au 15 avril 1940, elle vise maintenant les familles des détenus politiques arrêtés individuellement depuis septembre, mais aussi les paysans aisés et les habitants des zones frontalières avec la zone occupée par l'Allemagne. Dans la seule région de Lwow, qui en est proche, ils sont 25 000 à être arrachés à leur domicile; cette fois-ci 160 trains emportent vers l'Asie Centrale et le Kazakhstan quelque 320 000 ex-citoyens polonais. Un nouveau répit s'installa jusqu'à la rotation suivante des trains, fin juin 1940 : une nouvelle rafle "rapporte" alors 240 000 déportés, pour la plupart des Juifs réfugiés de la Pologne occidentale, occupée par l'Allemagne, qui prennent le chemin de la Sibérie, ignorant encore le sort tragique auquel ils échappent. Une dernière vague, qui précède de quelques jours seulement l'attaque allemande de juin 1941, emportera vers les camps et l'exil plus de 300 000 déportés.

Au total, plus d'un million de personnes auront ainsi pris, en l'espace de quinze mois, le chemin de la déportation. Ce chiffre avoisine le million et demi si l'on y ajoute les détenus politiques arrêtés individuellement et les quelque 250 000 prisonniers de guerre expédiés eux aussi dans les camps et les mines répartis tout au long du cercle polaire, de la presqu'île de Kola au détroit de Béring, mais aussi en Ukraine, où est extrait le charbon destiné à être vendu à l'Allemagne. 132 sites de détention sont au total identifiés. Les "politiques" connaîtront les conditions de détention les plus inhumaines : aucun des 3000 déportés envoyés dans les mines de plomb de Tchoukhotka ne survivra à l'épreuve et seul un nombre infime des quelque 10 000 Polonais affectés aux mines d'or de la Kolyma reviendra vivant.

Les Polonais qui échappent à la déportation sont soumis à une véritable opération d'"ingénierie sociale" (11) : il s'agit non seulement de procéder à une soviétisation rapide, mais aussi d'effacer les traces d'une polonité vouée à la disparition. A l'exception d'un seul, communiste, les journaux polonais sont fermés, de même que les bibliothèques et institutions culturelles. Les écoles sont maintenues, mais soumises au régime scolaire soviétique, de même que, progressivement, les Universités. Le nouveau pouvoir s'en prend également à l'Eglise : 4 000 lieux de cultes appartenant aux 3 principales confessions sont fermés ou affectés à d'autres usages (entrepôt, cinéma, etc.).

"Les méthodes policières des Soviétiques", note dans ses mémoires le chef de l'armée clandestine polonaise, le général Bor-Komorowski, "étaient beaucoup plus raffinées et efficaces que celles des Allemands. Les habitants de la zone soviétique redoutaient le NKVD et il régnait un climat de suspicion réciproque, dont les occupants tiraient le meilleur profit... ils utilisaient des méthodes plus subtiles : pressions psychologiques, immixtion dans la vie privée et, pour les réfractaires, la déportation" (12). Mais ce sont surtout les méthodes politiques qui font la force de l'occupation soviétique. "Les conquérants soviétiques", note le dissident Adam Michnik dans un essai, "brisaient méthodiquement tous les liens sociaux, les organisations politiques et culturelles, les associations sportives et artisanales. Ils liquidaient les libertés civiques et confisquaient les propriétés, ils faisaient de l'homme non seulement leur vassal, ils en faisaient leur propriété. Contrairement aux nazis, ils ont imposé aux Polonais leurs propres formes d'organisation et permis aux pauvres de piller les biens des riches (...) Ils laissaient d'ailleurs une issue à leurs victimes : théoriquement, chacun pouvait se convertir à la religion du Nouveau système" (13).

- LA RESISTANCE (1939-1941).

Le 17 septembre, jour de l'attaque soviétique, les autorités polonaises, le président Moscicki en tête, se réfugient en Roumanie, où les dignitaires du régime sont, dans un climat de confusion et d'intrigues, dispersés et internés. Les pressions britanniques et françaises se conjuguant à celles d'une opposition polonaise désireuse d'en finir avec le régime de la sanacja, le président Moscicki renonce à son mandat et désigne un successeur, Wladyslaw Raczkiewicz. Celui-ci, un ancien ministre des Affaires Etrangères dans les premières années de la République, demande au général Wladyslaw Sikorski de former un gouvernement en exil. Agé de 58 ans, ancien compagnon d'armes de Pilsudski à l'époque de la lutte pour l'indépendance, ancien chef du gouvernement (1922-1923) puis chef d'état-major des armées, Sikorski est l'une des figures les plus prestigieuses de l'opposition à Pilsudski. Brillant, intelligent, conscient de sa valeur, Sikorski a une réputation d'homme d'autorité et d'organisateur efficace. Et surtout il jouit de la confiance des gouvernements français et britannique, qui reconnaissent aussitôt son gouvernement. Etabli d'abord à Paris, celui-ci s'installe en novembre 1939 à Angers. Nommé commandant en chef des forces armées polonaises, Sikorski entreprend de constituer une armée avec des Polonais vivant en France et avec ceux qui ont réussi à quitter la Pologne après la défaite. Les quelque 80 000 hommes qu'il parvient à rassembler seront dispersés par la débâcle de juin 1940.

En Pologne aussi, la résistance se met en place. Dès le 17 septembre, le maréchal Rydz-Smigly, avant de quitter le pays, avait signé l'ordre d'organiser à l'intérieur la lutte clandestine contre l'occupant. Avant d'être pris par les Allemands, le destinataire de ces instructions, le général Juliusz Rommel, le défenseur de Varsovie, transmet à un autre ancien "légionnaire" de Pilsudski, le général Tokarzewski- Karaszewicz, les pleins pouvoirs pour organiser la résistance. Ce dernier, entouré d'une quinzaine d'officiers, dont les colonels Okulicki et Rowecki, fonde le 27 septembre l'organisation "Au service de la victoire de la Pologne" (SZP)[4]4. Dans tout le pays surgissent, pendant l'automne 1939, d'innombrables groupes de résistance : un historien en a recensé 138 à la date du 31 décembre 1939 (14). Tokarzewski veut fédérer ces groupes sous une autorité unique et créer un réseau clandestin couvrant tout le territoire. La vigilance de la Gestapo rend la tâche malaisée, et quasiment impossible dans la zone annexée au Reich, où la proportion d'Allemands est plus élevée et la délation la règle. La difficulté est du même ordre dans la zone annexée par l'URSS, où le NKVD, redoutable d'efficacité, est rapidement parvenu à contrôler la population, grâce, là aussi, à un réseau d'indicateurs. C'est donc avant tout dans le territoire relevant du "Gouvernement Général", qui est aussi la zone de plus forte densité polonaise, que la Résistance prend racine.

A Paris, Sikorski est convaincu que la Pologne sera incessamment libérée par une offensive alliée et n'attache pas une importance majeure à la résistance intérieure. Mais, redoutant que celle-ci soit prise en main par les "légionnaires" de Pilsudski, restés au pays et forts de leur expérience militaire, Sikorski entend soumettre étroitement l'organisation de la résistance à son gouvernement. Le 13 novembre est fondée l'"Union pour la Lutte Armée" (ZWZ)[5]5, organe de lutte clandestine en Pologne destiné à se substituer à l'organisation de Tokarzewski. Le commandement en est confié au général Sosnkowski, un autre "légionnaire" entré au gouvernement après une résistance honorable aux Allemands à Lwow, et rival de Sikorski, à qui le président Raczkiewicz l'a préféré comme successeur éventuel. Mais une administration centralisée, depuis la France, de la Résistance s'avère vite impraticable. La direction en est confiée en mars 1940 au général Rowecki - connu alors sous le pseudonyme de Grot. Cependant, Sikorski, toujours méfiant vis-à-vis des velléités de la Résistance de s'organiser politiquement sur le terrain, flanque Rowecki d'un "délégué du gouvernement".

Grot-Rowecki s'emploie à regrouper progressivement sous son autorité les différentes initiatives de lutte clandestine surgies spontanément ou à l'initiative des partis. Ce processus est lent : la formation paramilitaire du Parti National, l'"Organisation Armée Nationale" (NOW[6]), ne se soumettra à l'autorité centrale de la Résistance qu'après trois ans de guerre, en novembre 1942. Les communistes, silencieux depuis l'invasion de la Pologne par l'URSS, ont disparu de la scène politique et militaire : la plupart des dirigeants communistes polonais se sont déplacés vers la zone soviétique où ils occupent des postes dans l'administration locale.

Durant cette première année d'organisation, l'action de la résistance demeure modeste et discrète, et se limite, pour éviter les représailles contre la population civile, à des opérations ponctuelles : sabotage de locomotives et de convois ferroviaires acheminant le pétrole soviétique vers l'Allemagne, libération de prisonniers, fabrication de faux papiers et cartes de rationnement, consignes de grève perlée, opérations de désinformation, etc. Dès le début, également, surgit une abondante presse clandestine. Un système d'enseignement clandestin est mis sur pied en janvier 1940, qui va s'imposer progressivement comme la plus importante organisation civile (15). Un autre volet de l'action de la résistance est le renseignement militaire, qui permettra, dès l'automne 1940, de déceler une concentration de troupes et la construction d'aérodromes dans l'est de la zone allemande, signes annonciateurs de l'attaque à venir contre l'URSS.

La défaite de juin 1940 est une surprise pour les Polonais qui, comme tant d'autres, se berçaient d'illusions sur la puissance de l'armée française. Devant la poussée allemande, le gouvernement en exil gagne Londres le 18 juin. 20 000 seulement des 80 000 hommes incorporés par Sikorski parviennent à rallier l'Angleterre. La défaite française met fin, dans l'immédiat, aux espoirs de reconquête de la Pologne par les Alliés. Le rôle de la Résistance intérieure, désormais confrontée à la perspective d'une occupation durable, gagne en importance. Et surtout il devient essentiel pour le gouvernement en exil d'en conserver le contrôle politique. Par ailleurs, le gouvernement polonais tombe dans la dépendance, matérielle et politique, de la Grande-Bretagne. Miné par les rivalités et les querelles intestines, il cherchera pendant des mois ses marques. La reconstitution d'une armée, qui aurait pu lui donner quelque poids dans la relation avec les Britanniques, tarde. Pour la Résistance également, la défaite de la France signifie une révision de stratégie. Les six mois qui suivent la défaite française sont les plus difficiles : les Allemands multiplient les arrestations, rafles et exécutions. En 1941, l'"Union pour la Lutte Armée" rassemble, selon l'un de ses chefs (16), 200 000 hommes, mais son action reste modeste et ne gêne guère les Allemands.

III - L'ATTAQUE DE L'UNION SOVIETIQUE PAR L'ALLEMAGNE

Loin d'être un modus vivendi durable, le "traité de frontières et d'amitié" germano-soviétique de septembre 1939 est une trêve dictée par l'équilibre provisoire de deux grandes puissances rivales à la fois par leurs intérêts territoriaux et politiques et par leur antinomie idéologique. S'y ajoute l'aspiration de Hitler à s'assurer des sources d'approvisionnement en blé ukrainien et le contrôle du pétrole de la Mer Caspienne. Après la conquête de la quasi-totalité du continent européen, les conditions d'une nouvelle poussée allemande vers l'est se mettent en place. Les premières dissonances se sont fait entendre à l'occasion de l'attaque soviétique contre la Finlande, en novembre 1939, où Hitler voyait une menace sur les approvisionnements allemands en nickel finlandais et en acier suédois. En juin 1940, l'Union Soviétique, conformément aux arrangements de septembre 1939, envahit les pays baltes et la Bessarabie, mais s'empare aussi, en violation des dispositions du protocole secret, de la province roumaine de Bukovine. En réplique, l'Allemagne oblige la Roumanie à céder une partie de son territoire à la Bulgarie et à la Hongrie, alliés du Reich, avant d'envahir ce qui reste du pays, le 6 octobre 1940.

Du 12 au 15 novembre 1940, Molotov séjourne à Berlin. Hitler propose alors à l'URSS de se joindre aux puissances de l'Axe pour le partage des zones d'influence après la défaite des Occidentaux. Mais les intérêts sont trop divergents. Molotov rentre à Moscou et, un mois plus tard, en décembre 1940, Hitler donne l'ordre d'engager les préparatifs de l'offensive contre l'Union Soviétique, l'"opération Barbarossa". De fait, à partir de cette fin d'année 1940, la résistance polonaise observe une concentration progressive de troupes sur le Bug, dans l'est de la zone allemande. Des aérodromes sont construits. A partir de mars, les concentrations se renforcent. Le gouvernement polonais de Londres n'accorde pas, semble-t-il, un grand crédit aux rapports qui lui parviennent de Pologne, mais Anglais et Américains, sur la foi d'autres indices, avertissent cependant Staline, qui reste incrédule. L'invasion par Hitler des Balkans retarde quelque peu l'attaque, mais le 22 juin 1941, à l'aube, les troupes allemandes déferlent sur une Union Soviétique surprise et nullement préparée. Facilitée par la désorganisation de l'Armée Rouge et des désertions massives, pendant les premières semaines de l'offensive, des soldats soviétiques, la pénétration allemande est rapide.

A - LA FORMATION DE L'ARMEE ANDERS

Pour le gouvernement britannique, l'agression allemande contre l'URSS est providentielle. L'ouverture d'un second front crée une diversion salutaire après douze mois de résistance solitaire aux attaques allemandes. Mais Churchill ne craint rien tant qu'une déconfiture des armées soviétiques ou un nouvel arrangement entre Hitler et Staline. Le soir même de l'attaque, le premier ministre britannique déclare à la radio accorder tout son soutien à l'URSS et appelle ses alliés à faire de même. L'allié intéressé au premier chef est la Pologne. Le soir du 23 juin, dans une allocution radiophonique, Sikorski propose de renouer le dialogue avec l'URSS. Celle-ci, après quelques jours de silence, offre à trois pays, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, de créer à Moscou des "comités nationaux", sous l'égide desquels pourraient être formées, sur le sol soviétique, des armées nationales. A la Pologne, l'URSS propose, en outre, la création, "dans les frontières ethnographiques, d'un Etat indépendant, auquel pourraient être rétrocédées certaines villes et régions occupées par l'URSS en 1939" (17). Le 2 juillet, Sikorski, qu'indigne cette offre, expose au Secrétaire d'Etat au Foreign Office, Anthony Eden, qui sert d'intermédiaire avec les Soviétiques, les quatre revendications de la Pologne : l'annulation du pacte Molotov- Ribbentrop et de tous les traités concernant la Pologne conclus ultérieurement par l'Union Soviétique, le rétablissement du statu quo ante juridique entre les deux pays, la restitution des biens saisis en Pologne par l'URSS et la libération de tous les Polonais détenus ou déportés en Union Soviétique.

Eden, qui redoute l'impasse, recherche une formule de compromis et parvient à convaincre Sikorski de renoncer aux deux premières exigences afin d'entamer les pourparlers avec les Soviétiques. Le 5 juillet sont ouvertes les négociations entre le chef du gouvernement polonais en exil et l'ambassadeur d'URSS à Londres, Ivan Maïski. Ce dernier écarte d'emblée la question des frontières, proposant de la laisser ouverte. Le 11 juillet, Maïski présente la dernière position du Kremlin : celui-ci est prêt à reconnaître un "Etat polonais dans les frontières nationales". Sikorski réaffirme son exigence des frontières polonaises de 1939. Les négociations directes sont rompues.

La question territoriale plonge le gouvernement polonais en exil dans une crise grave. Ceux qui, avec Sikorski, sont sensibles aux pressions britanniques sont attaqués par les partisans de l'intransigeance envers Moscou, rangés derrière le général Sosnkowski et le ministre des Affaires Etrangères, Zaleski. Plusieurs ministres démissionnent. Les rumeurs de conspiration au sein de l'armée et d'attentat contre Sikorski se multiplient. Celui-ci passe outre et, le 30 juillet 1941, le traité scellant la réconciliation polono-soviétique est solennellement signé au Foreign Office. Churchill, dans ses "Mémoires", résume la situation : "Nous eûmes la tâche fort ingrate de recommander au général Sikorski de faire confiance à la bonne foi soviétique au sujet du règlement futur des relations russo-polonaises et de ne pas exiger à cette époque des garanties écrites pour l'avenir" (18).

Le traité proclame la caducité des accords soviéto-allemands de 1939 "concernant des modifications territoriales en Pologne", mais la teneur des protocoles secrets n'est toujours pas connue. Les parties rétablissent les relations diplomatiques et s'engagent à coopérer dans la lutte contre l'Allemagne nazie. Enfin, il est prévu de constituer, sur le territoire de l'URSS, une armée polonaise soumise, pour les questions opérationnelles, au commandement soviétique. Un protocole additionnel promet l'"amnistie" - terme étrange et même humiliant s'agissant de civils et militaires déportés - à "tous les citoyens polonais privés de liberté sur le territoire soviétique". Pouvait-il en être autrement ? Ses détracteurs ne manqueront pas d'accuser Sikorski de faiblesse envers les Britanniques et les Soviétiques. Mais celui-ci peut objecter, non sans raison, qu'en l'absence d'accord avec le Kremlin, un "comité national" d'obédience communiste aurait été créé aussitôt, qui serait devenu alors le seul interlocuteur de l'URSS. C'est d'ailleurs ce qui se produira après la rupture, un an plus tard, des relations diplomatiques entre les deux gouvernements.

La crise gouvernementale se prolonge pendant le mois d'août, mais Sikorski n'en a cure. Les ministres démissionnaires sont remplacés : Stanislaw Mikolajczyk, chef du Parti Paysan, devient vice-premier ministre et ministre de l'intérieur et Edward Raczynski, l'ambassadeur de Pologne auprès du gouvernement britannique, prend le portefeuille des Affaires Etrangères.

Désormais Sikorski consacre toute son énergie à appliquer le traité polono- soviétique et à mettre sur pied l'armée polonaise qu'il prévoit. Sosnkowski ayant décliné l'offre, il nomme ambassadeur à Moscou Stanislaw Kot, un universitaire brillant qui lui est personnellement dévoué. Le général Wladyslaw Anders, emprisonné en Union Soviétique, est désigné commandant en chef de la future armée et quitte la prison de Boutyrki, à Moscou, le 4 août. L'URSS multiplie les gestes de bonne volonté : le 4 août toujours, la Pravda déclare la frontière polono-soviétique ouverte à la négociation; le 12 août le Soviet Suprême adopte le décret sur l'"amnistie" des prisonniers et déportés polonais; le 14 août est conclu un accord militaire. L'ambassade de Pologne est autorisée à ouvrir, sur le territoire soviétique, une vingtaine de bureaux pour délivrer papiers et moyens de subsistance aux milliers de Polonais affamés, affaiblis et éprouvés que relâchent les prisons et les camps. 93 000 mourront de maladie ou d'épuisement dans l'année de leur libération (19).

En dépit des assurances obtenues à Moscou par le général Anders et l'ambassadeur Kot, sur le terrain les libérations tardent : les directeurs des camps de déportation ou des prisons ne reçoivent pas les instructions, ou, les ayant reçues, gardent leurs détenus ou encore les dirigent vers d'autres camps. Ces opérations se déroulent, il est vrai, dans la panique et la confusion provoquées par l'avance rapide des armées allemandes. Et lorsque les responsables polonais à Moscou interrogent leurs interlocuteurs soviétiques sur le nombre de Polonais mobilisables en URSS, ils reçoivent des réponses sans rapport avec la réalité. Pour Moscou, il n'y a guère plus de 400 à 500 000 Polonais en URSS, soit le quart des évaluations du gouvernement en exil. Plus lancinante, une autre question reste sans réponse : que sont devenus la quinzaine de milliers d'officiers et de sous-officiers capturés en 1939 et internés dans les camps de Kozelsk, Starobelsk et Ostachkov ? A la mi-octobre, 2 000 officiers seulement ont rejoint l'armée polonaise en formation : 1300 d'entre eux ont été faits prisonniers par les Soviétiques en juin 1940, lors de l'annexion de la Lituanie et de la Lettonie, où ils étaient internés, et quelque 400 seulement proviennent des trois camps en question d'où ils ont été évacués au printemps 1940 par groupes de 60 à 300 personnes. Ils ignorent le sort de leurs anciens compagnons de captivité.

Les officiels soviétique restent évasifs et se bornent à laisser entendre que les prisonniers de guerre polonais ont été libérés en 1940 et renvoyés dans leurs foyers. Une version que contredisent tous les témoignages reçus de Pologne. Ceux-ci sont centralisés, ainsi que ceux recueillis en URSS, par une section spéciale créée par Anders à son quartier général et confiée à un jeune capitaine, Jozef Czapski, un rescapé de Starobelsk. Le 14 novembre, Staline, que Kot est venu interroger sur le sort des Polonais disparus, saisit le téléphone, pose quelques questions et se garde de donner la moindre réponse précise à son interlocuteur. Molotov et son adjoint Vychinski renchérissent : "tous les Polonais ont été libérés". Le bruit court qu'ils sont quelque part dans le Grand Nord et, dans les rangs polonais l'hypothèse s'échafaude que les Soviétiques cherchent à éviter la constitution d'une armée polonaise trop forte sur leur territoire.

De fait, la bonne volonté soviétique semble s'épuiser rapidement : les libérations continuent d'être rares, les autorités soviétiques s'opposent à l'incorporation des Biélorusses, Ukrainiens et Juifs ressortissants polonais en 1939. Le sort de l'Armée Rouge n'est certes pas enviable, mais les conditions faites au général Anders sont encore plus précaires : dans les camps de Bouzoulouk, Tatichtchev et Totskoïe, près de Kouïbychev, aux confins de l'Oural, les recrues sont logées sous la tente par des températures de - 30° C, vêtements et équipements militaires font défaut, les rations alimentaires, déjà modestes, sont réduites d'un tiers par les Soviétiques entre octobre et novembre 1941. L'armement et l'équipement sont chichement mesurés aux Polonais et les Alliés, pourtant sollicités, refusent d'attribuer directement une partie de leurs livraisons à l'armée en cours de constitution. Malgré ces difficultés, l'armée du général Anders compte, à la mi-octobre, près de 40 000 hommes.

Sikorski décide d'aller en personne en URSS pour régler ces questions. Le 3 décembre 1941, il est reçu par Staline, très affable malgré la dégradation du climat des relations bilatérales. Interrogé à nouveau sur le sort des militaires polonais disparus - Sikorski lui présente une liste de 4 000 noms - le dictateur s'en tire par une boutade : " ils ont dû s'évader vers la Mandchourie (...), ils ont sûrement été libérés, mais ils ne sont pas encore arrivés" (20). Devant l'insistance de ses hôtes, il promet de donner des "instructions spéciales (...) aux autorités compétentes", confortant les Polonais dans leur conviction que leurs officiers sont vivants, détenus dans quelque camp du Grand Nord (21). Concernant l'armée en cours de formation, Sikorski demande qu'une partie en soit évacuée vers l'Iran où, avec l'aide anglo-américaine et sous un climat plus clément, les préparatifs seraient facilités. Staline s'irrite de cette proposition, émet des doutes sur la combativité des Polonais, mais accepte, finalement, que deux à trois divisions soient évacuées, six restant sur le sol soviétique.

Sikorski évoque également la question des frontières : "les frontières de 1939 ne peuvent être remises en question". Staline évite la discussion : "nous n'allons pas nous brouiller pour des questions de frontières... Soyez tranquilles, nous ne vous léserons pas", et formule l'espoir d'une Pologne forte après-guerre, aux "frontières appuyées sur l'Oder" (22). Mais il reste muet néanmoins sur la frontière polono- soviétique. Puis le lendemain soir, au cours du traditionnel banquet au Kremlin, Staline se tourne vers Sikorski : "et maintenant nous allons parler de la frontière entre la Pologne et l'URSS". Sikorski essaie à son tour d'éviter ce thème, répond que ce n'est pas le lieu, qu'il n'a pas autorité pour traiter, puis, sur l'insistance de son hôte, dit la volonté polonaise de revenir au tracé de 1939. "J'aimerais apporter quelques modifications à cette frontière", répond alors Staline avec un léger sourire, "elles seront très modestes" (23). Sikorski, après une revue des troupes polonaises à Kouïbychev, sur la Volga, où a été évacuée l'ambassade, s'en retourne à Londres où il dresse, devant son gouvernement, un bilan très positif d'un voyage pourtant sans éclat. Peut-être a-t-il été, comme tant d'autres hommes d'Etat occidentaux, séduit par la personnalité de Staline. Trois mauvais présages ont pourtant coïncidé avec son voyage. Le 30 novembre, le jour même de son atterrissage à Kouïbychev, un groupe de militants communistes[7] a lancé, à Saratov, un "Appel au peuple polonais" et annoncé la création d'une organisation appelée à regrouper tous les Polonais libérés en vertu de l'"amnistie". Le 1er décembre, le commissariat soviétique aux Affaires Etrangères a signifié à l'ambassadeur Kot que tous les habitants non polonais des zones orientales de la Pologne avaient reçu la nationalité soviétique : le fait que l'URSS ait reconnu la nationalité polonaise aux habitants ethniquement polonais de ces zones n'emportait aucune conséquence juridique pour les autres. En clair : Juifs, Biélorusses et Ukrainiens des régions annexées étaient des citoyens soviétiques et le resteraient, ce qui excluait qu'ils soient enrôlés dans les rangs de l'armée polonaise. Cette doctrine a reçu, dès le 3 décembre, sa première application au moment même où se déroulaient les entretiens Staline-Sikorski : deux dirigeants prestigieux du Bund, le parti socialiste juif polonais d'avant-guerre, Wiktor Alter et Henryk Ehrlich, libérés par l'"amnistie" et invités à créer un "comité mondial juif anti-fasciste" par les autorités soviétiques étaient arrêtés par le NKVD sous l'accusation de collaboration avec les Allemands. On ne devait plus les revoir.

B - LA POLOGNE ET LES ALLIES

Après la signature, le 30 juillet 1941, du traité polono-soviétique, Eden, qui veut effacer l'impression fâcheuse laissée par les pressions britanniques, rappelle à Sikorski la position de Churchill : le gouvernement anglais ne reconnaîtra aucun des changements territoriaux intervenus en Pologne après août 1939. Les Etats-Unis font de même, par la bouche du sous-secrétaire d'Etat Sumner Welles, en déclarant ne reconnaître aucune atteinte à l'indépendance et à la souveraineté de la Pologne.

Le 14 août, à bord du cuirassé "Prince de Galles", Churchill et Roosevelt signent la "Charte de l'Atlantique". Ce document pose les principes de l'action future des deux alliés : non-reconnaissance des changements territoriaux opérés sans l'accord des Etats intéressés et droit des nations à choisir leur forme de gouvernement. La "Charte" prévoit également la création d'une organisation internationale universelle pour succéder à la Société des Nations. Le 24 septembre, l'Union Soviétique, la Pologne et les gouvernements en exil d'autres Etats occupés par les puissances de l'Axe adhèrent à cette "Charte" dans laquelle ils voient une garantie pour l'avenir.

Les Etats-Unis tardent à entrer en guerre avec l'Allemagne. La Grande- Bretagne, qui redoute une paix séparée entre Hitler et Staline, cherche à consolider par un traité en bonne et due forme son alliance de fait avec l'URSS. Quelques jours après le départ de Sikorski, à la mi-décembre 1941, Eden arrive à Moscou en mission exploratoire. Staline, dont les ambitions ne sont nullement tempérées par la présence de la Wehrmacht aux portes de Moscou, expose à son interlocuteur ses plans pour l'après-guerre : l'URSS, pour des raisons stratégiques, doit garder les Etats baltes, une partie de la Finlande et la Bessarabie. Tout traité avec la Grande-Bretagne est subordonné à la reconnaissance de ces acquisitions. Sur la Pologne, Staline reste plus vague. Il la voit s'étendre à l'ouest jusqu'à l'Oder et au nord englober la Prusse orientale. Quant à la frontière polono-soviétique, une chose est certaine : elle ne peut reposer sur le tracé du traité de Riga. Des pourparlers seront ouverts avec les Polonais sur la base de la "ligne Curzon modifiée" (24), étant entendu que Vilnius devra retourner à la Lituanie - c'est-à-dire à l'Union Soviétique. Deux mois plus tard, les choses se précisent à la faveur de la reprise de l'offensive allemande, alors que le prestige de l'URSS dans l'opinion publique britannique ne cesse de croître. Eden, début mars, puis Churchill lui-même, avisent Sikorski que les Soviétiques exigent la reconnaissance d'une partie de leurs annexions (Etats baltes, Bessarabie, Bukovine) pour conclure un traité avec la Grande-Bretagne. Le Premier Ministre polonais s'en alarme, faisant valoir qu'une telle reconnaissance préjuge fâcheusement le sort de la Pologne. Dans un aide-mémoire adressé à Eden, Sikorski met en garde les Britanniques contre l'"impérialisme soviétique" et le péril d'une "communisation de l'Europe" (25).

Le 21 mars, il s'en va à Washington chercher auprès du gouvernement américain, engagé depuis l'attaque de Pearl Harbor dans une guerre sans merci à l'Allemagne, la fermeté et les assurances qu'il ne trouve pas à Londres. L'accueil est très chaleureux. Roosevelt rappelle sa fidélité à la "Charte de l'Atlantique", son opposition à tout changement territorial avant la fin de la guerre, et sa détermination à ne pas faire de concessions à l'URSS. Empli d'optimisme et de confiance dans le soutien américain à la cause polonaise, Sikorski tente à nouveau, à son retour, de dissuader Churchill de céder aux exigences de Staline. En vain. Dans une entrevue orageuse, le 26 avril 1942, le Premier Ministre britannique annonce à son homologue polonais que le Royaume-Uni s'apprête à conclure un traité avec l'URSS : certes, reconnaît-il "le coeur lourd", il enfreint la "Charte de l'Atlantique", mais c'est un moindre mal. Pour apaiser son interlocuteur, Churchill l'assure néanmoins que le traité "garantira les intérêts polonais" et "même une absolue intégrité territoriale" à la Pologne (26). Le 26 mai 1942, Molotov vient à Londres signer le traité soviéto- britannique, qui, au grand soulagement de Sikorski, ne comporte aucune clause de reconnaissance de frontière. Staline remporte une incontestable victoire diplomatique.

C - L'EVACUATION DE L'ARMEE ANDERS.

La visite de Sikorski à Moscou, en décembre 1941, n'a nullement mis fin aux entraves posées par les Soviétiques à la formation de l'armée polonaise sur leur sol. C'est à peine si l'action des bureaux polonais ouverts en URSS est tolérée. La confusion sur la question de la nationalité permet aux autorités soviétiques de retenir, malgré les interventions de l'ambassadeur Kot, de nombreux Polonais sur les lieux de déportation. Et ceux qui parviennent à rejoindre les troupes d'Anders, les officiers notamment, sont soumis à des pressions du NKVD, qui parvient ainsi à infiltrer les rangs de l'armée polonaise. Quant au sort des 15 000 officiers et sous-officiers des camps de Starobelsk, Kozelsk et Ostachkov, il continue d'être traité sur le même mode évasif par les autorités soviétiques. Les Polonais multiplient les démarches et investigations, mais se heurtent à un mur de silence ou à des demi-réponses : ils seraient rentrés chez eux, auraient fui à l'étranger ou encore seraient morts en route...

Un jour du printemps 1942, le capitaine Czapski recueille un témoignage autrement plus inquiétant : en octobre 1940, un colonel de l'armée polonaise, Zygmunt Berling, avait, avec d'autres officiers comme lui emprisonnés à Moscou, été pressenti pour mettre sur pied une armée polonaise pro-soviétique dans la perspective d'un conflit avec l'Allemagne. Reçu à ce titre par le chef du NKVD, Beria, et son adjoint Merkoulov, Berling avait suggéré de constituer une division blindée avec les cadres détenus dans les camps de Starobelsk et de Kozelsk. "Non, pas ceux-là", avait alors laissé échapper Merkoulov, "nous avons commis une grosse erreur en ce qui les concerne" (27). D'autres hauts responsables soviétiques, interrogés par les Polonais, font état eux aussi, en privé, d'une "erreur fatale", tandis que des rumeurs suggèrent que certains des officiers disparus auraient été noyés dans l'Océan Arctique (28).

Début 1942, l'armée d'Anders se voit assigner un nouveau lieu de cantonnement en Asie centrale, près de Samarcande. Le transfert, en plein hiver, se déroule dans des conditions éprouvantes et, sur place, la malnutrition aidant, une épidémie de typhus emporte en l'espace de quelques mois 10 000 personnes (29). Sur les six divisions appelées à rester en URSS, une seule a reçu de l'armement soviétique. En janvier 1942, les Soviétiques proposent de l'envoyer au front. Anders refuse net, invoquant l'impréparation et la sous-alimentation de ses troupes et se réfère à l'accord militaire soviéto-polonais, qui prévoit que son armée ne serait engagée qu'en formation complète.

Malgré les obstacles, les effectifs de l'armée polonaise doublent en l'espace de trois mois, pour atteindre, au début de 1942, près de 75 000 hommes (30), soit le tiers seulement du nombre de prisonniers de guerre reconnus par les Soviétiques. Près de 150 000 manquent à l'appel. Mais pour l'URSS, cette armée, qu'elle ne contrôle pas, devient politiquement indésirable. De surcroît, comme elle n'est toujours pas en mesure de combattre, elle constitue un fardeau pesant à un moment où l'effort de guerre est intense et les ressources rares. Le 10 mars 1942, arguant de difficultés d'approvisionnement, les Soviétiques annoncent que le nombre de rations livrées aux Polonais sera réduit de 70 000 à 26 000 dans les dix jours. Anders se rend aussitôt à Moscou, le 18 mars, pour rencontrer Staline, qui propose une solution de compromis : une partie de l'armée serait évacuée vers la Perse, et 44 000 hommes resteraient en URSS, recevant pleine ration. L'évacuation est étonnamment rapide : en 10 jours, fin mars-début avril, 43 000 personnes, dont 31 000 militaires, quittent le territoire soviétique vers l'Iran. Les civils sont surtout des personnes âgées et des enfants. Sikorski espère encore doubler à nouveau les effectifs restants, mais l'ère de la coopération avec les Soviétiques est révolue. Début avril, le réseau d'officiers de liaison et de bureaux de recrutement polonais à travers le pays est dissous, les antennes sont empêchées d'agir et leurs employés arrêtés pour espionnage.

Lors de la signature du traité soviéto-britannique, en mai, Churchill et Molotov conviennent d'évacuer la totalité des troupes polonaises vers l'Egypte pour renforcer l'armée britannique. Sikorski, qui voit là l'évanouissement de ses espoirs de lever une "grande armée de 300 000 hommes", n'a d'autre choix que d'accepter la décision. Le 20 juillet, Vychinski, vice-commissaire aux Affaires Etrangères soviétique, informe les Polonais que les bureaux seront fermés, et le 31 juillet est signé, à Tachkent, un protocole d'évacuation. L'opération est menée du 5 au 26 août, non sans difficultés, car les Soviétiques, fidèles à leur position, s'opposent au départ de ceux qu'ils ne considèrent pas comme Polonais, les Juifs notamment. Anders parvient tout de même à faire sortir d'URSS 4 000 Juifs, parmi lesquels un caporal nommé Menahem Begin. La plupart d'entre eux rejoindront les communautés juives de Palestine. Plus de 40 000 militaires et quelque 30 000 civils parviendront à quitter l'Union Soviétique en août, portant à 115 000 personnes le nombre total des évacués, soit 7% à peine du chiffre estimé des Polonais déportés des terres orientales.

La campagne de propagande menée par les communistes polonais dans les rangs de l'armée, au moyen d'une station de radio nommée "Kosciuszko", de tracts et de journaux, ainsi que les pressions du NKVD échouent à retenir en URSS un nombre significatif d'hommes : seul un petit groupe d'officiers polonais, à la tête duquel se trouve le colonel Berling, choisit de rester pour former le noyau de la future armée polonaise d'obédience soviétique.

D - LA RESISTANCE EN POLOGNE (JUIN 1941-AVRIL 1943).

L'invasion par les armées allemandes de l'Union Soviétique n'apporte à la Pologne aucun soulagement. Hitler a conçu pour le "Gouvernement Général" un nouveau plan : la Pologne, avec les pays baltes, la Biélorussie et la Crimée, fait partie de cette zone dont le Generalplan Ost prévoit de déporter les habitants vers la Sibérie et de la repeupler par des Allemands. En novembre 1942, les Allemands entreprennent ainsi de coloniser la région de Zamosc, près de Lublin : 300 communes sont vidées de leurs 110 000 habitants, envoyés dans les camps de concentration ou travailler en Allemagne, pour y installer des Allemands de Roumanie.

Les méthodes de l'occupant ne font que gagner en barbarie : à Lwow, des hommes politiques comme Bartel, des intellectuels comme Boy-Zelenski, sont exécutés. Les camps de concentration se multiplient : il y en aura, dès 1942, quelque 200 sur le territoire polonais. Mais c'est sur les Juifs surtout que l'étau se referme. Dans le sillage de la Wehrmacht sévissent les Einsatzgruppen, escadrons de la mort chargés d'"exterminer" les Juifs, mais aussi les Tsiganes, les officiels communistes et l'intelligentsia. 1 200 000 Juifs sont ainsi exécutés sommairement et leurs corps jetés dans des fosses communes à l'extérieur des villes et villages. Devant l'ampleur de la tâche, les nazis rationalisent l'entreprise : des chambres à gaz sont construites à Auschwitz et Belzec. Fin 1941, les ghettos formés après l'invasion de 1939 sont enclos. Tout Juif qui en sort sans autorisation est passible de la peine de mort. Le 20 janvier 1942, quinze dignitaires du régime nazi se réunissent à la villa de Wannsee, dans la banlieue de Berlin, pour arrêter la "solution finale au problème juif". L'extermination massive des Juifs d'Europe est érigée en politique d'Etat.

Arrestations arbitraires et exécutions sommaires deviennent la règle. Pour les Polonais, il est de plus en plus clair que la passivité et la neutralité ne sont nullement une garantie de survie. La population polonaise fournit certes son lot de collaborateurs, mais dans des proportions beaucoup plus modestes que d'autres pays occupés, comme la France ou les Etats baltes. Plus nombreux qu'ailleurs sont en revanche ceux qui s'engagent dans l'action clandestine, civile ou militaire, offrant à la Résistance la complicité active de l'immense majorité de la population. Pendant toute cette période, l'organisation de l'Etat clandestin est développée avec persévérance. L'enseignement clandestin fonctionne désormais à grande échelle avec 10 000 étudiants qui suivent régulièrement les cours (31). En 1942 est constitué un réseau de délégués civils à l'échelon local. La Résistance voit loin puisqu'un "bureau des terres nouvelles" est créé au sein du département des Affaires intérieures pour préparer l'adjonction à la Pologne, après la guerre, de la Prusse orientale, de la Poméranie et de la Silésie d'Opole.

La presse clandestine est très active : le "bulletin d'information" hebdomadaire tire à 200 000 exemplaires et quelque 50 titres paraissent régulièrement. Avec une production de 800 ouvrages pendant la guerre (32), l'édition clandestine est bien organisée et permet à toute une génération de jeunes écrivains de manifester leur talent : Baczynski, Borowski, Milosz, Andrzejewski, Kazimierz Brandys s'illustreront en ces années de guerre. En 1942 est fondée la "direction de la lutte civile" (KWC)[8] qui se donne pour mission d'organiser la résistance passive, de fixer un code de conduite des Polonais sous l'occupation et de mettre en place des tribunaux clandestins.

Sur le plan militaire, la Résistance ne prépare, dans l'immédiat, aucun affrontement ouvert avec l'occupant. Le but ultime de l'organisation clandestine est l'insurrection, le moment venu, contre les Allemands. Cette échéance, en 1941-42, paraît encore lointaine, et Grot-Rowecki consacre tous ses efforts au renforcement et à l'unification du ZWZ. Pour l'essentiel, le ZWZ est organisée selon un modèle classique : la plupart de ses membres mènent en apparence une vie normale, tout en attendant le signal pour rejoindre un poste de combat assigné à l'avance.

Les efforts de Rowecki, fidèle aux instructions de Londres, et ses incessantes tractations avec les partis finissent par porter leurs fruits. Il obtient le ralliement de plusieurs formations militaires, mais ne parvient pas à unifier la Résistance : le Parti Paysan (SL)[9] et le Parti National (SN)[10] restent méfiants et ne sont guère portés à renoncer au contrôle de leurs propres unités paramilitaires. Le 14 février 1942, Sikorski rebaptise le ZWZ "Armée de l'Intérieur" (AK)[11] - et confirme Rowecki dans ses fonctions. Avec le Parti National, les pourparlers aboutissent dès mars 1942 : son organisation militaire est incorporée à l'AK, mais au prix d'une scission : un fort contingent rejoint d'autres unités militaires telles que Szaniec (le retranchement) pour former une nouvelle organisation, les Forces Nationales Armées (NSZ)[12], située à l'extrême droite et animée par une idéologie nationaliste radicale, ouvertement antisémite. Mais ce n'est qu'en juin 1943 qu'un accord entre Rowecki et le Parti Paysan permettra d'intégrer dans l'AK, non sans peine, quelque 40 000 membres des "Bataillons paysans". Un nombre équivalent resteront en dehors, regroupés sous la dénomination de "Garde Paysanne" (Straz Chlopska). Avec les formations de gauche, faiblement organisées, des négociations sont engagées, mais n'aboutissent pas, les communistes, notamment, formulant des exigences exorbitantes telles que la reconnaissance des annexions soviétiques de 1939. De même, la principale organisation pilsudskiste, la "Convention des Organisations Indépendantistes" (KON)[13], demeure en dehors de l'AK, tout en proclamant sa loyauté envers Londres.

Fin 1942, les effectifs de l'AK atteindront tout de même 200 000 hommes, mais la stratégie choisie - préparer l'insurrection générale - et la modestie de l'armement disponible excluent des opérations militaires d'envergure. Confronté à la surenchère des formations rivales de l'AK, qui critiquent son attentisme et jouent de l'impatience des Polonais, Rowecki cherche à rendre plus visible l'action de son organisation. En octobre 1942 est créé le Kedyw (Direction de la Diversion) qui procède à des actions de sabotage et de diversion, à des opérations de commando (libération de prisonniers, capture de matériel) et des attentats. Associé aux "Bataillons Paysans", il forme un maquis dans la région de Zamosc qui dissuadera les Allemands de poursuivre leurs opérations de colonisation. Enfin, c'est également fin 1942 que l'AK noue ses premiers contacts avec l'organisation de résistance juive du ghetto de Varsovie (ZOB)[14], confrontée, impuissante, à l'inexorable mise en oeuvre de la "solution finale". Sous le nom de code d'"opération Zegota", plusieurs organisations polonaises de résistance fondent en décembre 1942 un "Conseil de l'Aide aux Juifs" (RPZ)[15] pour secourir les Juifs de Pologne. Grâce à des caches, faux papiers et filières d'évasion, 100 000 d'entre eux environ échapperont aux camps de la mort (33).

Entre juillet et septembre 1942, le ghetto de Varsovie a été pratiquement vidé de ses occupants : quelque 300 000 Juifs ont été emmenés par les trains de la mort à Treblinka. 55 000 seulement restent dans le ghetto. Lorsqu'en janvier 1943, les Allemands s'apprêtent à procéder à une nouvelle vague de déportations, l'organisation de résistance (ZOB), qui s'est précisément constituée en réaction aux déportations de l'été, entreprend des actions armées qui semblent les en dissuader. Et lorsque, le 19 avril 1943, la rumeur se répand d'une nouvelle Aktion des Allemands, il n'y a que 500 défenseurs pour rejoindre les postes de combat. A l'aube de cette deuxième nuit de la Pâque juive, les quelque 2 000 hommes de l'unité allemande venue investir le ghetto doivent battre en retraite sous la violence du feu. Quelques semaines après la capitulation allemande à Stalingrad, le mythe de l'invincibilité allemande est à nouveau mis à mal. A une échelle infiniment plus modeste, certes, mais le symbole ne manque pas de force. Les attaques suivantes sont pareillement repoussées. Les Allemands décident alors d'incendier le ghetto, envisageant d'en venir à bout en trois jours. Malgré la disproportion des forces en présence, il faudra aux SS du général Stroop trois semaines de combats et de stratagèmes divers pour réduire, immeuble par immeuble, une résistance aussi désespérée qu'héroïque, dirigée par un jeune éducateur de 24 ans, Mordechaï Anielewicz. Le 8 mai, tout est fini. Le ghetto est en ruines. Les combats laissent 7 000 morts parmi les défenseurs, 6 000 civils brûlés vifs dans les maisons. L'immense majorité des rescapés est déportée à Treblinka et exterminée. Les survivants ne sont qu'une poignée.

E - LA POLOGNE, L'URSS ET LES ALLIES.

Après le départ de l'armée Anders, les relations polono-soviétiques connaissent une dégradation constante, même si elles sont formellement maintenues par le canal de l'ambassade, toujours installée à Kouïbychev. Le 16 janvier 1942, celle-ci reçoit une note du commissariat soviétique aux Affaires Etrangères : l'Union Soviétique revient sur sa position de décembre 1941 de reconnaître la nationalité polonaise aux Polonais des territoires annexés en 1939. Compte tenu de l'"attitude négative" du gouvernement de Londres envers "son geste de bonne volonté", Moscou a décidé de mettre fin à cette "exception". Le réseau d'assistance aux Polonais devient donc inutile. L'ambassadeur Romer, qui a succédé en octobre 1941 à Kot, s'en émeut auprès de Staline. Celui-ci consent, sur le mode badin, à accorder, au mieux, la nationalité polonaise aux seuls Polonais qui se trouvaient "de passage" dans les territoires orientaux en 1939, mais en aucun cas aux Polonais qui étaient domiciliés dans ces territoires. Sur la question des frontières, également, l'impasse est totale.

Quant aux Alliés, ils entendent faire reposer sur l'URSS la plus grande partie de l'effort de guerre et ne sont pas disposés à contrarier Moscou en soutenant les revendications polonaises. Le 28 novembre 1942, Sikorski se rend pour la troisième fois, et pour un long voyage de six semaines, aux Etats-Unis, dans le but avéré de recueillir à nouveau le soutien de Roosevelt à la cause polonaise et au projet - à la vérité assez irréaliste - de fédération d'Europe centrale. Il entend également plaider la cause du débarquement dans les Balkans, option la mieux à même de garantir la libération par les Occidentaux du territoire polonais. Le chef du gouvernement polonais remet à Roosevelt plusieurs mémoires sur les revendications territoriales de son pays : la Prusse orientale, la Poméranie, Gdansk et la Silésie d'Opole. Ces demandes, qui ne sont assorties d'aucune concession à l'est, irritent les milieux dirigeants américains et l'opinion publique, qui décèlent là des appétits expansionnistes et un nationalisme exacerbé. Roosevelt, bien que favorable à un déplacement de la frontière vers l'Ouest, se garde de prendre des engagements précis envers Sikorski, repousse à la fin de la guerre toute discussion territoriale et engage son interlocuteur à s'entendre directement avec Staline. Averti par Sikorski des risques d'une "bolchévisation" de l'Europe centrale, le président américain se fait rassurant : l'aide économique américaine qui sera généreusement allouée à ces pays après la guerre en éloignera le spectre du communisme. De surcroît, l'URSS est "condamnée à évoluer vers la démocratie" (34) dès lors que la disparition du cordon sanitaire d'avant-guerre fera perdre sa raison d'être à la politique agressive soviétique. Quant au projet de fédération d'Europe centrale, il ne soulève pas l'enthousiasme de Roosevelt, qui estime que la sécurité de l'Europe doit être assurée par la future organisation internationale qu'il appelle de ses voeux et non pas par des arrangements locaux. Les réserves du président américain réduisent à néant les espoirs du chef du gouvernement polonais, déjà sérieusement compromis par les réticences croissantes, au cours de l'année 1942, du président tchécoslovaque Benes. Celui-ci pense trouver dans une politique de coopération avec l'Union Soviétique de meilleurs garanties de sécurité pour son pays que dans des constructions politiques hasardeuses.

Exposés aux récriminations de ses compatriotes et soumis aux pressions des Alliés qui les exhortent à faire des concessions territoriales à l'Union Soviétique, Sikorski et son cabinet traversent, en ce début de l'année 1943, une phase de flottement et d'incertitude. Deux événements sont, en effet, venus donner au Premier Ministre polonais la mesure de la gravité de la situation : en janvier 1943, Roosevelt parvient à convaincre Churchill, à Casablanca, d'exiger une capitulation sans conditions de l'Allemagne, ce qui, compte tenu du rapport des forces sur le théâtre européen, implique la libération de la Pologne par l'Armée Rouge. D'autre part, cette dernière remporte peu après, le 2 février, sa première grande victoire avec la capitulation de l'armée du maréchal Paulus à Stalingrad. Enfin - mais cela, Sikorski l'ignore - pendant la deuxième quinzaine de mars 1943, Roosevelt reçoit à plusieurs reprises Eden à Washington et examine avec lui les exigences de Staline : la Carélie méridionale, les pays baltes, la Pologne orientale et la Bessarabie. Aucune décision n'est prise, mais la tonalité générale est à la satisfaction de ces exigences. "En dernier ressort, ce seront les grandes puissances qui détermineront ce qui doit revenir à la Pologne", laisse tomber le président américain (35). A Sikorski Eden se contente de recommander la patience et le sang-froid.


IV - KATYN ET LA RUPTURE DES RELATIONS DIPLOMATIQUES.

A - L'AFFAIRE DE KATYN.

La nuit du 12 au 13 avril 1943, la radio allemande annonce la découverte dans la forêt de Katyn, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Smolensk, d'un charnier contenant les corps de plusieurs milliers d'officiers polonais et impute aux Soviétiques la responsabilité du massacre : "il a été trouvé un fossé de 28 mètres sur 16 dans lequel étaient empilés en 12 couches les cadavres de 3 000 officiers polonais (...) vêtus de leurs uniformes; certains étaient ligotés, tous avaient des blessures par balles dans la nuque". "Il n'y aura aucune difficulté à identifier ces cadavres", poursuit le communiqué, "car grâce à la nature du terrain, ils sont complètement momifiés et les Russes ont laissé sur eux tous leurs papiers personnels". Après deux jours de silence, Radio-Moscou repousse ces accusations, dénonçant les "monstrueuses calomnies de la propagande allemande", et donne sa propre version des faits : ce sont les "bandits germano-fascistes" qui auraient assassiné les officiers polonais, tombés entre leurs mains en 1941, alors qu'ils étaient "affectés à des travaux de construction dans la région de Smolensk".

Cette révélation constitue l'épilogue de l'énigme qui obsède depuis deux ans les autorités polonaises en exil. Celles-ci, déchirées entre l'indignation et le souci de ménager les relations avec l'URSS, décident le 17 avril, après quelques jours d'hésitation, de demander une enquête de la Croix-Rouge internationale. Mais le gouvernement de Londres est pris de vitesse par une demande analogue formulée la veille par le gouvernement du Reich. La concomitance crée l'impression fâcheuse d'une action concertée entre Allemands et Polonais et prête le flanc aux anathèmes de la propagande soviétique contre les "collaborateurs polonais d'Hitler". Staline écrit aussitôt à Churchill et Roosevelt pour dénoncer cette "campagne hostile à l'URSS" et leur annoncer son intention de rompre avec le gouvernement polonais. Dans la nuit du

25 au 26 avril, Molotov convoque Romer et lui notifie la rupture des relations diplomatiques, reprochant, toute honte bue, aux Polonais de n'avoir pas jugé utile d'adresser à l'URSS la moindre demande d'information sur le sort des officiers disparus. Romer doit fermer l'ambassade et quitter l'Union Soviétique.

Le fond de l'affaire de Katyn est complètement occulté par la tempête diplomatique qu'elle déclenche. L'allure de scandale politique qu'elle revêt conduit la Croix-Rouge à rejeter, le 23 avril, en invoquant le défaut d'accord de l'une des parties en cause, la demande polonaise d'ouverture d'une enquête. En effet, l'Union Soviétique vient d'opposer un refus à une telle enquête, qui se déroulerait, argue-t- elle, sous les "conditions d'un système terroriste" (36). Mais les preuves de la culpabilité soviétique sont si accablantes que les nazis, experts en propagande autant qu'en exécutions de masse, jouent sur le velours. Ils invitent à Katyn une commission internationale de médecins légistes ainsi que des délégués de la Croix-Rouge polonaise. Mis à part ces derniers, seul le professeur Naville, de l'Université de Genève, antinazi notoire qui n'a accepté l'offre allemande que sous la pression des milieux politiques suisses choqués du veto soviétique, est ressortissant d'un pays non allié à l'Allemagne. Il déclarera après la guerre avoir pu, comme ses confrères, travailler librement et avoir signé le rapport d'expertise sans la moindre contrainte.

Ce rapport, qui tire les conclusions de deux jours d'investigation, établit que la quasi-totalité des victimes ont été tuées d'une ou deux balles tirées à bout portant dans la nuque : "la similitude des blessures démontre l'oeuvre de tueurs expérimentés. La plupart des cadavres ont les mains ligotées derrière le dos et ont été ensevelis dans les uniformes qu'ils portaient au moment de leur mort". "Il s'agit", relève le rapport, "d'uniformes d'hiver, boutonnés de façon normale et bien ajustés. Mais les corps ne portent ni bagues ni montres, bien que les notes retrouvées dans les carnets, qui indiquent des heures exactes, laissent penser qu'ils ont dû conserver leur montre jusqu'au dernier moment". Le journal intime du major Solski s'achève le 9 avril sur ces mots pathétiques : "depuis l'aube, la journée commence singulièrement... départ en fourgon cellulaire, dans de petits compartiments...c'est horrible ! On nous emmène quelque part en forêt (...) et là, une fouille complète. On me prend ma montre, qui indique 8 heures 30. On me retire ma bague, mes roubles, ma ceinture, mon canif..." (37). Aucun des documents trouvés sur les cadavres n'est postérieur au 22 avril 1940 et plusieurs étuis à cigarettes portent, gravée, l'inscription "Kozielsk 1940". La taille des jeunes pins plantés à la surface des fosses laisse penser qu'ils sont en place depuis 3 ans.

La commission fait une autre observation : dans certaines fosses sont ensevelis les corps de civils, hommes et femmes, qui reposent là depuis beaucoup plus longtemps. Ils ont été exécutés avec le même angle de tir et le même trou dans la nuque que les officiers polonais. De toute évidence, la forêt de Katyn était un lieu d'exécution de masse bien avant de servir de sépulture à ces derniers. Une ombre, pourtant, figure au tableau de la propagande nazie : les cartouches et les balles retrouvées sur place sont d'origine allemande. Les Allemands tentent de dissimuler ce fait ou admettent avec embarras que leur pays a dans le passé exporté de grandes quantités de ces munitions. Autre motif d'inquiétude pour les Allemands, malgré la poursuite des fouilles, le nombre de cadavres polonais retrouvés plafonne obstinément à 4 500. Or la propagande allemande, informée du nombre total d'officiers disparus, avait très vite relevé à 10 000-12 000 ses estimations initiales. L'écart paraît suspect. Les Allemands se mettent donc à rechercher fiévreusement de nouvelles fosses communes, mais ne trouvent pendant des semaines que des charniers anciens, remplis de dépouilles de Soviétiques. Une nouvelle fosse est découverte le 1er juin, qui recèle 200 corps d'officiers polonais : les vêtements et les documents trouvés sur les cadavres indiquent qu'il s'agit là du dernier contingent amené à Katyn, exécuté à une date postérieure au 6 mai 1940.

Poursuivis également par une équipe de la Croix-Rouge polonaise, les travaux de fouille sont interrompus début juin par l'arrivée des grandes chaleurs et le rapprochement du front. Dès septembre 1943, après la libération de Smolensk par l'Armée Rouge, Moscou dépêche à Katyn une "commission spéciale" constituée exclusivement d'experts soviétiques et présidée par un académicien déjà âgé, le professeur Bourdenko. Après avoir entendu une centaine de témoins et procédé à une nouvelle exhumation des cadavres, la commission rendra ses conclusions le 24 janvier 1944, confirmant la version initiale de Moscou : les prisonniers polonais étaient détenus - et affectés à des travaux d'entretien des routes - dans trois camps à l'ouest de Smolensk, que les autorités soviétiques, surprises par l'avance de la Wehrmacht, n'avaient pas eu le temps d'évacuer. Les Allemands les avaient exécutés pendant l'automne 1941 puis 18 mois plus tard, pressentant le retournement de la situation militaire, avaient imaginé une "provocation" pour imputer à l'Union Soviétique la responsabilité de leur crime. Ils avaient ainsi fait exhumer, dépouiller de tout document postérieur à avril 1940 et enfin réensevelir les corps par un groupe de 500 prisonniers de guerre russes. Fourmillant de contradictions, démentie par les observations des experts, cette thèse invraisemblable se heurtera au scepticisme des Polonais qui continueront de rassembler preuves, témoignages et indices et parviendront à reconstituer la tragédie.

A l'achèvement de la campagne de Pologne, en octobre 1939, les officiers polonais capturés sont rassemblés dans deux monastères orthodoxes désaffectés transformés en camps : 5 000 officiers, dont 30% de réserve, sont détenus à Kozelsk, à 250 kilomètres au sud-est de Smolensk, et 4 000 à Starobelsk, dans l'est de l'Ukraine, près de Vorochilovgrad. Un troisième camp, également établi dans un monastère, regroupe, sous un régime plus sévère, 6500 hommes dans une île du lac Seliger, près d'Ostachkov, au nord-ouest de Kalinine : les prisonniers sont en majorité des sous-officiers, des policiers, des garde-frontières, mais on y trouve également des civils, prêtres, propriétaires terriens et magistrats (38). Décemment traités - sauf ceux d'Ostachkov - ils y resteront plusieurs mois en "observation" et seront même soumis à une campagne de "rééducation". Jusqu'en avril 1940, où soudain, sans explication aucune, ils commencent à être évacués par groupes de 100 à 300, vers une destination inconnue : chaque matin, la liste nominative des partants est téléphonée de Moscou, après quoi une demi-heure est laissée à chacun pour rassembler ses effets avant de s'engouffrer dans des fourgons cellulaires. De temps à autre, là encore sans aucune explication, un contingent est dirigé sur le camp de Pavlichtchev Bor, non loin de Kozelsk, entre Toula et Smolensk : les quelque 400 hommes qui s'y retrouvent, libérés en 1941 après l'accord Sikorski-Maïski, seront les seuls rescapés des trois camps. Les raisons de ce traitement à part ne sont toujours pas éclaircies.

Toute trace de leurs camarades est perdue jusqu'en février 1943, lorsqu'un jeune paysan de la région de Katyn, Ivan Krivozertsov, se présente au poste de police allemand. Il a lu, dit-il, dans un journal local qu'un certain général Sikorski recherchait des officiers polonais capturés par les Russes : "Sikorski cherche ses officiers en Sibérie et ils sont là, fusillés, à Katyn". Krivozertsov se rappelle qu'au mois de mars 1940, des prisonniers avaient été amenés par camion pour creuser des fosses dans la forêt, affectée dans les années 20 et 30 aux exécutions de la Guépéou. Puis, en avril 1940, une noria de fourgons cellulaires du NKVD avait été mise en place entre la gare, toute proche, de Gnezdovo et la forêt de Katyn. Il suffit aux Allemands de se faire conduire sur les lieux pour découvrir le charnier, dissimulé sous de jeunes pousses de pins.

Une question lancinante demeure : que sont devenus les quelque 10 500 prisonniers des camps de Starobelsk et d'Ostachkov? Seuls, en effet, ceux de Kozelsk ont été retrouvés à Katyn. Les rumeurs les plus folles circulent : les détenus auraient été embarqués à bord de barges coulées dans les eaux glacées de la Mer Blanche. Jouant de l'erreur initiale d'estimation de la propagande allemande, les Soviétiques feront croire que la forêt de Katyn recèle la totalité des corps des Polonais disparus, se dispensant de la sorte de répondre à toute nouvelle question sur le sort des détenus des deux autres camps.

Pour les besoins de la cohésion de l'alliance contre Hitler, l'affaire sera maintenue sous une chape de plomb pour ne resurgir qu'en 1945, dans l'acte d'accusation produit devant le tribunal de Nuremberg. Les Soviétiques multiplieront avec succès les manoeuvres pour faire endosser leur version des faits. Mais même le gouvernement pro-communiste de Varsovie s'abstiendra de verser l'affaire au dossier des crimes de guerre nazis aux dépens de la Pologne. Les juges ne seront pas davantage convaincus de la culpabilité allemande : le verdict ne retiendra pas le massacre de Katyn à la charge des accusés.

Mais l'énigme continuera de hanter les esprits polonais et de susciter de nouvelles investigations. Sujet tabou de la relation polono-soviétique d'après-guerre, mais omniprésent dans les mémoires, dans les conversations et les publications des Polonais exilés ou des dissidents, le drame de Katyn ne sera éclairci qu'après la dislocation de l'Union Soviétique. La politique de "transparence" poursuivie par Gorbatchev après 1987, sa volonté proclamée de lever le voile sur les "taches blanches" de l'Histoire nourrissent en Pologne l'espoir de voir Moscou reconnaître enfin sa responsabilité. Mais il faudra plusieurs années encore de tergiversations et de contorsions pour qu'enfin, le 13 avril 1990, un communiqué de l'agence Tass, alléguant la découverte de nouvelles archives, impute la responsabilité des massacres au NKVD. Les fosses communes des camps d'Ostachkov seront localisées et une enquête ouverte par le Parquet militaire. L'audition des quelques participants à la tuerie encore vivants apportera de nouvelles révélations et des détails glaçants : c'est ainsi que les 6 295 détenus d'Ostachkov ont été exécutés de nuit, par contingents de 250, par un trio de tueurs du NKVD. Leur chef, un certain Blokhine, était réputé pour l'uniforme de cuir brun qu'il revêtait chaque soir avant d'accomplir sa sinistre besogne (39).

Ce n'est qu'après la disparition de l'URSS que l'affaire connaîtra son dernier rebondissement, lorsque le 14 octobre 1992 un émissaire du président Eltsine viendra à Varsovie remettre au président Walesa un jeu de photocopies contenant un document essentiel : une décision du Bureau Politique, datée du 5 mars 1940 et signée de la main de Staline, ordonnant au NKVD de procéder à l'exécution de 27 500 Polonais, officiers, fonctionnaires et "éléments contre-révolutionnaires divers". Il s'agira du premier document historique attestant la responsabilité directe et personnelle de Staline dans une exécution de masse. Parmi les autres pièces remises, un rapport de 1959 du chef du KGB, Chelepine, à Khrouchtchev révélera que 21 857 Polonais ont été exécutés en 1940, soit bien davantage que la quinzaine de milliers de détenus des trois camps.

Embarrassés par cette atteinte à la cohésion de la coalition anti-nazie, les Alliés, dont les intérêts sont fortement liés à la poursuite de la guerre par l'Union Soviétique, tentent en vain d'y remédier. Alors que la presse britannique vilipende le gouvernement polonais pour avoir, par ses accusations, ouvert une brèche dans la solidarité alliée, Churchill, qui redoute qu'à Sikorski succède "quelqu'un de pire", cherche à obtenir de Staline qu'il revienne sur sa décision. En vain. Pour Moscou, le scandale de Katyn vient en fait à point nommé, offrant un prétexte à la rupture avec le gouvernement de Londres. "Cette rupture était", écrit le général Bor-Komorowski, lequel succédera quelque mois plus tard à Rowecki à la tête de l'AK, "un élément logique dans la chaîne des événements enclenchée par la décision de créer l'Union des Patriotes Polonais et des unités polonaises au sein de l'Armée Rouge; elle préludait à la création d'un mouvement communiste clandestin, noyau d'une armée politique et d'un Etat secret communiste, dévoué à Moscou; mais le but politique ultime et véritable de ces manoeuvres était évidemment la création d'un gouvernement communiste polonais" (40). De fait, le 8 mai 1943, un communiqué annonce la constitution, à la demande de l'"Union des Patriotes Polonais", de la première division, baptisée "Kosciuszko", d'une nouvelle armée polonaise sur le territoire soviétique. Toutes les tentatives entreprises plus tard, pendant l'été, par les Américains et les Britanniques pour réconcilier l'Union Soviétique avec le gouvernement de Londres se heurteront à une fin de non-recevoir de Moscou.

B - LA DISPARITION DE SIKORSKI

Après le scandale de Katyn et la rupture avec l'URSS, les critiques à l'adresse de Sikorski s'amplifient dans les milieux polonais. Kot, chargé de superviser le IIème Corps d'Armée créé à l'automne 1942 au Proche-Orient sous le commandement du général Anders, alerte Sikorski de la montée d'une fronde, d'un "ferment dangereux" dans les rangs d'une armée largement encadrée par d'anciens "légionnaires" de Pilsudski. Sikorski décide alors de se rendre, le 25 mai 1943, en sa qualité de commandant en chef des forces armées, en tournée d'inspection sur place. Il y rencontre Anders, qui l'assure qu'aucun complot n'est tramé contre lui, il explique sa politique et sa position devant les officiers polonais puis repart rasséréné. Sur la route du retour, le 4 juillet, à Gibraltar, l'avion qui transporte la délégation s'abîme en mer. Seul le pilote, un Tchèque, survit à cet accident dont les circonstances donnent prise au soupçon d'un attentat. Plusieurs versions circuleront, imputant la responsabilité aux Soviétiques, aux Britanniques ou encore aux opposants polonais de Sikorski. Une commission d'enquête écarte l'hypothèse d'un attentat, mais les causes de la catastrophe ne seront jamais élucidées. A Londres, Churchill et de nombreux chefs d'Etat rendent hommage, par leur présence aux obsèques, à la personnalité du disparu et, par-delà elle, à la Pologne. Cette personnalité a suscité, et continue de susciter, des controverses. Ses détracteurs lui reprochent une confiance naïve dans les assurances des Occidentaux et sa légèreté dans la signature avec l'URSS d'un traité qui a hypothéqué les intérêts de la Pologne. Ses partisans saluent en lui l'homme d'Etat qui a manoeuvré avec habileté dans les circonstances difficiles de l'exil et dont la fidélité à la cause polonaise était incontestable. A vrai dire, comme ses successeurs et, probablement, tout autre homme politique à sa place, Sikorski a été peu à peu dépassé par des événements qui, une nouvelle fois, ont fait de la Pologne l'enjeu, parmi d'autres, d'une épreuve de force d'une tout autre échelle.

La disparition du Premier Ministre remet à l'ordre du jour la question de la composition du gouvernement, donnant lieu à de fiévreuses tractations en coulisse à Londres. Le président Raczkiewicz demande au chef du Parti Paysan, Stanislaw Mikolajczyk, vice-premier ministre de Sikorski, apprécié de Churchill et Eden, de former le gouvernement qui, selon les mises en garde britanniques, doit être "acceptable" pour l'Union Soviétique. Les pilsudskistes et le Parti National en demeurent écartés et la composition du cabinet précédent est peu ou prou reconduite. Le ministre de la Défense, Kukiel, violemment attaqué par la presse soviétique pour son rôle dans l'affaire de Katyn, est maintenu dans ses fonctions. Mikolajczyk obtient de Raczkiewicz le maintien de la concentration des pouvoirs dans les mains du chef du gouvernement ainsi qu'une deminutio capitis de la fonction de commandant en chef des forces armées, qu'exerçait également Sikorski, mais que le Président venait de confier au général Sosnkowski, au grand dam des nombreux adversaires de celui- ci.

Le nouveau Premier Ministre n'a ni l'autorité ni le brio de son prédécesseur, mais on lui reconnaît volontiers fermeté et bon sens. Jan Nowak, agent de liaison avec la Résistance, qui l'a rencontré à plusieurs reprises lors de ses missions à Londres, en conserve un souvenir vivace : "Mikolajczyk, petit, trapu, chauve, était le spécimen type du paysan polonais auquel l'expérience et le fréquentation des autres avaient enseigné les bonnes manières (...) (Il) réfléchissait et s'exprimait de manière cohérente, mais avec une certaine difficulté et avec l'accent rude, typique de Poznan. Ses petites lèvres fines et son expression résolue trahissaient un homme opiniâtre, acharné, volontaire (...) C'était l'autodidacte-type : le fait qu'il avait appris l'anglais en fort peu de temps, après son arrivée en Angleterre, et qu'il le parlait presque couramment, était impressionnant. Certes, il avait un accent épouvantable, mais il s'exprimait sans la moindre difficulté. Ce n'est certainement pas sans peine qu'il était arrivé à ses conceptions politiques, mais (...) lorsqu'elles lui semblaient justes, il s'y accrochait ferme et n'en démordait pas facilement" (41). Manoeuvrier, habile, il a su s'assurer des positions de force dans l'appareil gouvernemental (le ministère de l'Information est détenu par Kot) et notamment le contrôle des communications avec la Résistance. Son passé d'homme politique local ne lui a pas donné l'expérience de la "grande politique". Et, originaire de Poznanie, à l'ouest de la Pologne, il se verra reprocher par certains son indifférence au sort des confins orientaux. La personnalité du Commandant en chef est aux antipodes : "difficile de trouver deux hommes plus dissemblables que Sosnkowski et Mikolajczyk", observe encore Jan Nowak, "autant par leur apparence extérieure que par leur comportement, leur façon de penser et leur caractère. Si on avait vêtu Sosnkowski d'une pelisse et d'une cape, il aurait eu l'air d'un hetman sorti d'une gravure ancienne (...). Son physique à lui seul était impressionnant. Il y avait quelque chose d'aristocratique dans cette immense silhouette (...) Sosnkowski était l'un des esprits les plus remarquables que comptât le pays. Il était particulièrement doué pour l'analyse, mais c'était davantage un érudit qu'un meneur d'hommes. Il se trompait rarement dans ses prédictions concernant les événements sur le front, mais ses déductions n'aboutissaient généralement à aucune conclusion pratique définissant une action ferme et claire (...) il était davantage enclin à prendre des positions intransigeantes qu'à formuler des plans d'action concrets" (42). Placés aux postes les plus en vue de l'Etat polonais en exil, les deux hommes se voueront une animosité réciproque, au point, pratiquement, de s'ignorer et de s'éviter.

Le nouveau gouvernement entre en fonction le 14 juillet 1943, salué avec sympathie par Churchill et dénoncé comme "pro-fasciste" par Moscou. Le 27, Mikolajczyk, dans une déclaration de programme, proclame sa fidélité à la ligne politique de Sikorski, se prononce pour une "coopération et une entente durables (...) fondées sur le respect des droits et intérêts mutuels" avec l'URSS et invite Staline à faire les "gestes" qui confirmeraient son projet de "Pologne forte et indépendante". Mikolajczyk mentionne également la perspective d'un déplacement des frontières à l'ouest, mais passe sous silence le contentieux de frontières à l'est.

C - LA CONFERENCE DE TEHERAN ET LA "QUESTION POLONAISE"

L'intransigeance des Polonais dans la défense de leur frontière orientale va faire du contentieux territorial avec l'Union Soviétique l'une des questions politiques majeures de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Les Occidentaux ont en effet promis, dès 1942, à Staline d'ouvrir le second front que celui-ci réclamait depuis l'attaque allemande. Churchill est favorable à un débarquement dans les Balkans, solution délicate sur le plan militaire et contrariante pour Staline, qui veut un second front le plus éloigné possible de sa future zone d'opérations, l'Europe orientale et centrale. A Washington, en mai 1943, Anglais et Américains décident de débarquer dans la péninsule italienne, ce qui renvoie au printemps 1944 l'ouverture de ce second front. L'essentiel de l'effort de guerre continuera donc de reposer sur l'Union Soviétique. Staline, furieux, revient sur son acceptation du principe d'un sommet à trois, avec Roosevelt et Churchill, à l'été 1943. Les relations entre les alliés sont au plus bas depuis 1941. Ni le Premier Ministre britannique ni le président américain ne sont prêts à les envenimer davantage par des discussions sur les frontières, prématurées à un moment où les territoires en question sont encore loin d'être libérés. Les doutes portent aussi sur le fond des revendications polonaises : les Britanniques continuent de penser que la "ligne Curzon" est le tracé frontalier le plus juste et Roosevelt éprouve quelque difficulté à comprendre l'intransigeance des dirigeants polonais, à qui il est prêt à accorder la Prusse orientale et la Haute Silésie en compensation de la cession des terres orientales. Autre motif d'inquiétude, une paix séparée germano-soviétique n'est pas exclue et la propagande soviétique en rappelle régulièrement la possibilité pour faire pression sur les Alliés occidentaux. Ces rumeurs ne sont d'ailleurs pas dépourvues de fondement, puisqu'au printemps et à l'été 1943 ont eu lieu entre Soviétiques et Allemands des pourparlers secrets infructueux. Enfin, Roosevelt se méprend gravement sur les intentions de Staline : sensible aux "besoins de sécurité" de l'URSS, il croit dans la convergence de l'URSS vers un modèle de démocratie universelle dès lors que ce besoin sera satisfait.

A l'automne 1943, la configuration du conflit a changé : après le renversement de situation opéré à Stalingrad, les Soviétiques remportent succès sur succès sur le front de l'est. La Wehrmacht a été repoussée sur le Dniepr, à une centaine de kilomètres à l'est de la frontière polono-soviétique de 1939. Anglais et Américains ont évincé les Allemands d'Afrique du nord et avancent en Italie, où le régime fasciste s'effondre. Revenant sur son refus antérieur, Staline, plus que jamais en position de force, accepte le principe d'une conférence au sommet des chefs des trois grandes puissances et parvient à en imposer la date - après la fin de la campagne d'automne - et le lieu - Téhéran, qui présente l'avantage de n'être pas trop éloigné de Moscou, dont il répugne à s'éloigner longtemps.

Les ministres des Affaires Etrangères se réunissent à Moscou du 19 au 30 octobre 1943 pour préparer la rencontre au sommet de Téhéran. Avant de partir pour l'Union Soviétique, Eden a recueilli auprès de Mikolajczyk le dernier état des positions polonaises : non sans habileté, celui-ci a proposé la collaboration de l'AK avec l'Armée Rouge, qui atteindra dans quelques mois les frontières polonaises de 1939, et demandé des parachutages d'armes. Il était disposé, également, à renouer avec Moscou sans conditions préalables. Eden a une nouvelle fois sondé son interlocuteur sur la question des frontières : acceptait-il la Prusse orientale et la Haute Silésie ainsi que, peut-être, Lwow, en échange de l'abandon des territoires à l'est de la "ligne Curzon" ? Mikolajczyk a répondu, comme avant, que ces terres revenaient de droit à la Pologne mais qu'aucun gouvernement en exil ne pouvait négocier de cession de territoire. Il est impossible de tout avoir, a rétorqué Eden, courroucé. En revanche, lorsque Mikolajczyk l'a interrogé sur des garanties britanniques et américaines du territoire et de l'indépendance de la Pologne, Eden s'est à son tour cantonné dans des propos évasifs. Une fois à Moscou, les deux Occidentaux, Cordell Hull et Eden, se gardent de contrarier les Soviétiques, redoutant que Staline diffère à nouveau le sommet auquel Roosevelt tient particulièrement. Ce n'est que vers la fin de la conférence qu'Eden soulève, avec l'appui réticent de Cordell Hull, la question du rétablissement des relations diplomatiques de l'URSS avec la Pologne. Molotov répond en reconnaissant, selon la formule désormais consacrée, le "droit de la Pologne à un Etat indépendant", mais subordonne le rétablissement des relations à une "attitude amicale" du gouvernement polonais envers l'URSS, mentionnant notamment l'éviction de Sosnkowski. Quant à l'aide de l'AK, Molotov la repousse avec dédain, faisant valoir l'hostilité de celle-ci aux partisans soviétiques qui opèrent sur l'arrière du front.

Eden, à son retour de Moscou, reste discret sur les résultats des entretiens, mais les rumeurs vont bon train dans les milieux polonais de Londres : le sort de la Pologne aurait été scellé à Moscou, dont la "zone d'influence" s'étendrait jusqu'à l'Elbe. Eden assure Mikolajczyk que la question des frontières n'a pas été discutée, mais annonce, à l'inquiétude du Polonais, qu'elle le sera lors de la rencontre au sommet. Churchill et Roosevelt se dérobant à une rencontre, Mikolajczyk doit se contenter de remettre, le 16 novembre, un mémoire aux gouvernements américain et britannique pour rappeler la position de son gouvernement : il demande aux Occidentaux de plaider à Moscou en faveur d'une restauration des relations diplomatiques. Quant aux frontières, l'octroi de territoires allemands à l'ouest, dit le mémoire, doit être considéré comme une garantie contre une nouvelle agression allemande et donc un élément de la paix future en Europe, et non comme une compensation de la perte de territoires à l'est. Mais des négociations sur les frontières pourraient être ouvertes avec l'URSS si les Occidentaux accordaient à la Pologne des garanties quant à son indépendance et de nouvelles prétentions soviétiques. C'est là un élément nouveau par rapport aux positions de Sikorski.

Le 28 novembre, à 16 heures, dans le salon d'honneur de l'ambassade soviétique à Téhéran, Roosevelt déclare ouverte la session plénière de la première rencontre entre les chefs des trois puissances alliées contre l'Axe. Staline est accompagné de Molotov et Vorochilov; Churchill est entouré d'Eden et des chefs d'état-major. Quant à Roosevelt, il est parvenu à écarter de sa délégation Cordell Hull, le secrétaire d'Etat, qu'il n'apprécie guère, et a emmené à Téhéran son conseiller Harry Hopkins, le nouvel ambassadeur américain à Moscou, Averell Harriman, ainsi que les chefs d'état-major. Si les succès militaires de l'Union Soviétique placent Staline en position de force, Churchill se trouve en revanche en position de faiblesse. Il est certes parvenu à éviter ce qu'il redoutait par-dessus tout, une rencontre entre Staline et Roosevelt seuls, mais il craint que l'Américain et le Soviétique s'entendent dans son dos, au détriment notamment des intérêts coloniaux de la couronne britannique. La réunion commence par un mauvais présage : averti par les Soviétiques d'un complot nazi et mis en garde contre un risque d'attentat, Roosevelt et sa délégation déménagent de l'ambassade américaine, éloignée des deux autres, et vont s'installer dans les locaux, probablement truffés de micros, de l'ambassade soviétique. Puis le président refuse une invitation à déjeuner de Churchill, qui voyait là une occasion d'accorder les positions occidentales avant la rencontre à trois, au profit d'un entretien en tête-à-tête avec Staline.

Aussitôt après s'ouvre la première session plénière, décisive puisqu'elle a pour objet d'arrêter la stratégie militaire alliée jusqu'à la fin de la guerre. Roosevelt obtient de Staline l'assurance qu'il ouvrira un front contre le Japon sitôt l'Allemagne défaite. Puis on en vient au coeur du sujet, l'opération Overlord, c'est-à-dire le débarquement en Europe. D'entrée Roosevelt pose les termes du dilemme : les équipements amphibies étant en nombre limité, il faut choisir entre la poursuite des opérations en Méditerranée et Overlord. Staline vole à son secours : certes, admet-il, la campagne d'Italie n'est pas inutile, mais, du fait des Alpes, ce n'est pas ainsi que l'on atteindra le coeur de l'Allemagne, ni d'ailleurs par les Balkans, beaucoup trop éloignés. Ce qu'il faut, c'est un débarquement en France, sur la côte de la Manche, soutenu, peut-être, par un débarquement dans le sud de la France. Ces propos remplissent d'aise les Américains, mais contrarient Churchill, partisan de retarder Overlord de quelques mois pour poursuivre l'offensive en Italie, entraîner la Turquie dans la guerre contre l'Allemagne, ouvrir la Mer Egée et les Dardanelles, appuyer la résistance yougoslave de Tito. Staline balaie ces arguments d'un revers de la main : est-il vraiment sage d'allouer tant de forces à des opérations subalternes en Méditerranée, alors que tout l'effort doit être concentré sur Overlord?

Ce choix, finalement retenu, scelle le sort de la Pologne. Mais Staline, habillement, évite d'aborder ce sujet, pourtant de première importance pour lui à ce moment. Roosevelt fait de même et c'est donc Churchill qui prend, le 28 novembre, après dîner, dans un entretien avec Staline, l'initiative : "la Grande-Bretagne", fait valoir Churchill, "est en guerre à cause de la Pologne et s'est engagée à rétablir une Pologne forte et indépendante" (43). D'abord glacial, Staline répond qu'il ne sent nullement la nécessité de parler de la Pologne avant la fin de la guerre, mais se radoucit lorsqu'il s'avère que le Britannique évite de parler du gouvernement polonais de Londres pour n'évoquer que les questions de frontières. Et lorsqu'Eden l'interroge sur les frontières occidentales de la Pologne, il assure : "les Soviétiques aideront la Pologne à étendre sa frontière jusqu'à l'Oder". Churchill acquiesce. Quant aux frontières orientales de la Pologne, Churchill, "à titre personnel", pense que la Pologne "pourrait se déplacer vers l'ouest, comme les soldats, en faisant deux pas à gauche" (44). Pour illustrer son propos, il pose sur la table trois allumettes qui représentent respectivement l'Allemagne, la Pologne et l'URSS puis les déplace d'un geste explicite. Staline feint de s'étonner qu'on puisse ainsi discuter des frontières de la Pologne sans même la présence d'un représentant polonais, mais l'idée lui plaît. "L'Union Soviétique", renchérit-il, "considère comme juste la frontière de 1939 entre la Pologne et l'URSS". Andreï Gromyko, alors ambassadeur d'URSS à Washington, qui rapporte ces propos dans ses mémoires, précise qu'il s'agit de la frontière d'après le rattachement de l'Ukraine et de la Biélorussie occidentales à l'URSS, oubliant apparemment de corriger le lapsus de Staline : cette frontière-là avait été fixée non pas avec la Pologne, mais avec le IIIème Reich (45).

Les jours suivants, la connivence entre Roosevelt et Staline s'affirme face à un Churchill de plus en plus isolé. Le président américain recueille l'accord du Soviétique à sa grande idée d'une organisation mondiale de sécurité. C'est sur le sort de l'Europe, cependant, que leurs vues convergent le plus nettement. Roosevelt laisse entendre qu'il n'a pas l'intention d'y laisser, après la fin de la guerre, de forces terrestres - tout au plus des forces aériennes et navales - et qu'il laisse ce soin aux Britanniques et aux Soviétiques. "L'aveu que Roosevelt espérait voir retirer d'Europe toutes les forces terrestres (...) ressemblait à un mode d'emploi pour la domination soviétique en Europe" note l'historien Keith Sainsbury (46). De même, en étouffant dans l'oeuf les projets d'offensive à travers les Balkans que caressait Churchill, il a fait clairement comprendre à Staline qu'il ne serait pas encombré par des forces anglo- américaines en Europe de l'est.

Après le premier échange de vues d'après-dîner entre Churchill et Staline, la "question polonaise" ne revient à l'ordre du jour que le 1er décembre, en session plénière cette fois-ci. Pendant une interruption de séance, Roosevelt prend à part Staline : si la guerre se prolonge jusqu'à l'automne 1944, lui confie-t-il, il estimera de son devoir de se représenter à l'élection présidentielle, même si personnellement il ne le souhaite pas. Or il y a aux Etats-Unis 6 à 7 millions d'Américains d'origine polonaise, dont il ne veut pas s'aliéner les suffrages. Il n'a aucune difficulté à accepter, à titre informel et privé, l'idée d'un déplacement vers l'ouest des frontières orientale et occidentale de la Pologne, mais il ne pourra prendre aucune position publique sur cette question avant les élections. Un moment perplexe devant ces singularités de la démocratie, Staline fait comprendre qu'il a reçu le message, mais dissimule sa satisfaction. Harriman, et l'interprète, Bohlen, seuls témoins américains de la scène, en éprouvent un sentiment de gêne impuissante (47). Mais, à la reprise de la séance, lorsque Roosevelt, soucieux des apparences, exprime le voeu que les relations soient rétablies entre l'Union Soviétique et le gouvernement polonais de Londres, Staline, surpris par ce qu'il croit être une attaque, s'emporte : "le gouvernement de Londres et la Résistance qu'il contrôle sont hostiles à l'URSS (...) tuent les partisans soviétiques (...) ou les livrent aux Allemands... Vous, les Anglo-Saxons, n'avez aucune idée de ce qui se passe en Pologne" (48). Churchill tente de calmer le jeu en faisant dévier la discussion vers la question des frontières. Celles-ci doivent être acceptables pour l'Union Soviétique et la Pologne devra être non seulement "forte et indépendante", mais aussi "amicale à l'égard de la Russie"(49). Staline en convient sèchement. Mais, ajoute-t-il, il faut qu'il soit clair que les Polonais doivent accepter la frontière de 1939, celle du 28 septembre bien sûr, qui est ethniquement justifiée. Eden fait observer qu'il s'agit là du tracé de la ligne Molotov-Ribbentrop; "appelez-la comme vous voulez", réplique Staline, "c'est celle que l'Union Soviétique estime juste". "Pas du tout", renchérit Molotov, "c'est la ligne Curzon". "Mais la ligne Curzon", observe Eden, "passe à l'est de Lwow". "Nullement", rétorque alors Staline, "sur notre carte, Lwow est en territoire soviétique" (50). Modérément intéressé par le sujet, Roosevelt s'enquiert de savoir si les territoires revendiqués par Staline sont comparables avec ceux qui s'étendent à l'ouest, jusqu'à l'Oder. Le Soviétique l'ignore et c'est Churchill qui répond : les territoires allemands en question sont de bien meilleure qualité agricole, et comportent davantage d'actifs industriels que les marais du Pripet à l'est. Les Polonais n'y perdront pas au change et devraient accepter le marché. Et il n'est pas prêt, lui, Churchill, à se laisser désespérer par le sort de Lwow (51). Puis, sur l'insistance de Roosevelt, pressé d'en finir, on passe au point suivant de l'ordre du jour, le sort de l'Allemagne après la capitulation.

Staline a remporté l'épreuve de force dont, près d'un demi-siècle plus tard, Gromyko décrit, non sans un certain cynisme, les enjeux : "Ainsi à Téhéran le règlement de la question polonaise a été d'emblée, à l'initiative de la délégation soviétique, mis sur la voie qui correspondait aux intérêts de la nation polonaise, qui répondait aux besoins de la sécurité européenne et internationale. Notre pays ne pouvait tolérer que la Pologne d'après-guerre devînt un jouet politique dans les mains des milieux impérialistes occidentaux, une place d'armes commode pour des aventures anti-soviétiques. Staline l'avait fait comprendre avec toute sa détermination à Roosevelt et Churchill (...) qui avaient senti la logique de la position soviétique" (52).

Avant de se quitter, les trois chefs conviennent de garder secrètes leurs délibérations, à la demande de Roosevelt, déjà préoccupé des élections présidentielles de 1944 et qui redoute une perte de popularité auprès des communautés d'origine polonaise et balte installées aux Etats-Unis. Seul un communiqué anodin est rendu public. La teneur des entretiens de Téhéran ne sera connue qu'après la fin de la guerre. Mais le voile se déchire peu à peu et des rumeurs alarmantes sèment l'inquiétude parmi les Polonais et autres Européens de l'est à Londres. Churchill, de retour de Téhéran entreprend de faire avaliser par le gouvernement polonais les décisions de la conférence. Roosevelt choisit la passivité. Staline se contentera de repousser une à une toutes les propositions de compromis. Mikolajczyk, enfin, soumis aux pressions des Britanniques, lié par l'opinion des milieux polonais de Londres et de la Résistance en Pologne, joue un jeu malaisé. A Benes, en partance pour Moscou, il demande de sonder le Kremlin sur un abandon éventuel par la Pologne de la Petite Pologne orientale, la Volhynie et la Polésie. La fin de non-recevoir sera sans appel : Staline s'en tient à la "ligne Curzon" et à l'éviction des "éléments réactionnaires" du gouvernement de Londres. Le 12 décembre, Benes signe avec Staline un traité d'amitié et d'alliance. Toujours sous le coup du traumatisme de 1938, Benes juge qu'une relation de sécurité avec la principale puissance militaire du continent garantira son pays contre le risque de résurgence militaire de l'Allemagne, tout en lui laissant une totale liberté en politique intérieure. Séduit par la modération de ses interlocuteurs soviétiques, il espère convaincre les Polonais de lui emboîter le pas. Pour ceux-ci, le traité soviéto-tchécoslovaque sonne le glas des espoirs, partagés avec les Britanniques, de former une fédération d'Europe centrale après-guerre. Ce projet, cher à Sikorski, était du reste mal en point depuis près d'un an : engagés en novembre 1940, les pourparlers s'étaient enlisés en 1942, au fur et à mesure que croissaient les dissensions polono-soviétiques. La rupture des relations diplomatiques avec l'URSS, mais aussi l'intransigeance des Polonais sur le statut du territoire d'Outre-Olza, acquis par la Pologne à la faveur du dépeçage de la Tchécoslovaquie par Hitler, avaient entraîné leur suspension formelle en mai 1943.

Plus grave, le président tchécoslovaque revient de Moscou porteur de nouvelles inquiétantes : Staline envisage de créer un nouveau gouvernement en Pologne et les Trois auraient procédé à Téhéran à un partage de l'Europe en zones d'influence. Renforcée par les déclarations de de Gaulle à Sosnkowski, cette rumeur se confirmera avec la démission, en janvier 1944, d'Anthony Drexell Biddle, ambassadeur des Etats-Unis auprès du gouvernement en exil et ardent défenseur de la cause polonaise.

Les 20 et 22 décembre 1943, Mikolajczyk rencontre Eden qui lui fait savoir que Staline revendique la frontière sur la "ligne Curzon". Churchill, ajoute le secrétaire au Foreign Office, estime que c'est là la condition nécessaire pour que le gouvernement de Londres puisse exercer son autorité sur les territoires libérés. La question se pose en termes concrets, en effet, lorsque les premières unités de l'Armée Rouge franchissent, à Rokitna, à l'est de Sarny (Volhynie), la frontière du traité de Riga. Dès le lendemain, 5 janvier 1944, Mikolajczyk, dans une allocution à la radio polonaise, salue l'événement et propose un accord de coopération entre l'AK et l'Armée Rouge dans la lutte contre les Allemands. La réponse de Moscou parvient le 11 janvier sous forme d'un communiqué sec de l'agence Tass : la Biélorussie et l'Ukraine occidentales ont été rattachées à l'URSS conformément au plébiscite démocratique des populations intéressées en 1939. La frontière à l'est sera délimitée par la "ligne Curzon", la frontière occidentale "permettra à la Pologne de récupérer ses terres historiques, enlevées par les Allemands, pour créer un Etat polonais fort et indépendant". Sous la pression britannique, le gouvernement polonais fait une nouvelle déclaration, également conciliante, le 14 janvier, où il se déclare prêt à négocier, avec une médiation anglo-américaine, un accord avec l'URSS. Le 17 janvier, le Kremlin repousse l'offre, marquant qu'il ne veut pas renouer avec le gouvernement qui a déclenché "une campagne de mensonges contre l'URSS" (Katyn) et dont la position sur la question des frontières n'a pas changé. Le lendemain, Molotov reçoit l'ambassadeur américain à Moscou, Harriman : "le gouvernement soviétique envisage un gouvernement polonais entièrement renouvelé", lui annonce-t- il, "comportant peut-être quelques membres actuels du gouvernement de Londres, des Polonais éminents des Etats-Unis et des Polonais d'Union Soviétique" (53). Harriman, qui ne nourrit guère de sympathies pour le gouvernement polonais en exil - des "réactionnaires", pour la plupart, à ses yeux - et a le souci, avant tout de préserver la relation avec l'Union Soviétique, n'y trouve rien à redire. Et dans ses télégrammes envoyés à Washington, il atténue la portée des changements exigés par les Soviétiques : "il n'y a aucune indication, à ce stade, qu'(ils) aient l'intention d'encourager une forme bolchevique de gouvernement en Pologne; les indications vont plutôt dans le sens contraire", câble-t-il le 21 janvier (54).

Devant la persistance de l'impasse, Churchill décide de s'occuper personnellement de la "question polonaise" et rencontre à plusieurs reprises Mikolajczyk. Le 25 janvier 1944, il pose clairement le problème : "la Grande- Bretagne n'a aucune obligation de garantie des frontières orientales de la Pologne. Le gouvernement britannique se prononce pour une Pologne forte, indépendante, unie, dans des frontières qui seraient à peu près la "ligne Curzon" à l'est et l'Oder à l'ouest. Pour ces nouvelles frontières, la Pologne obtiendrait la garantie de la Grande- Bretagne, de la Russie et de l'Amérique" (55). Il revient à la charge début février pour presser le Premier Ministre polonais, compte tenu de l'urgence de la situation, d'accepter la "ligne Curzon" et d'écarter Sosnkowski, Kot et Kukiel du gouvernement. En cas d'échec, menace Churchill, Staline pourrait mettre en place un "gouvernement de marionnettes" (56) ; l'essentiel pour l'heure est de sauver l'indépendance de la Pologne, que compromettrait gravement l'obstination du gouvernement polonais. Mikolajczyk s'indigne, s'emporte et refuse, mais prend la mesure de son isolement lorsqu'il reçoit la réponse de Roosevelt, sondé par l'ambassadeur de Pologne à Washington, Jan Ciechanowski : le président américain renvoie à la fin de la guerre tout débat général sur les frontières, mais exhorte les Polonais à s'entendre directement avec les Soviétiques. Quant à une garantie des frontières, il n'en est pas question.

Sur cette question fondamentale, les Polonais de Londres sont eux-mêmes divisés. Le président Raczkiewicz, Sosnkowski et leurs partisans estiment que toute concession à l'URSS suscitera de nouvelles demandes, entraînant inéluctablement la domination de la Pologne par l'URSS, voire son rattachement à l'Union Soviétique. Mikolajczyk et une partie de son gouvernement jugent qu'il est encore possible de sauver l'indépendance de l'Etat polonais au prix de concessions diverses. La Résistance est également consultée, mais la réponse qui parvient de Varsovie à la mi- février ne permet pas de trancher : oui à l'ouverture de négociations avec l'URSS, mais il est exclu de discuter des frontières orientales de la Pologne ou de se laisser imposer un remaniement gouvernemental.

Les thèses du compromis l'emportent néanmoins et le gouvernement polonais adopte le 15 février une contre-proposition aux idées de Churchill : des négociations seront ouvertes sur toutes les frontières en vue d'un règlement territorial après la fin de la guerre. Dans l'attente, une ligne de démarcation provisoire serait tracée, passant à l'est de Lwow et de Vilnius. Le projet exclut tout remaniement du gouvernement. En recevant ce plan très éloigné des exigences soviétiques, Churchill s'emporte, donne aux Polonais 24 heures pour présenter de nouvelles propositions. Puis, ne voyant rien venir, il fulmine dans un discours devant les Communes, le 22 février : "la Grande- Bretagne n'a jamais garanti, dans le passé, aucune frontière de la Pologne comme elle n'a pas approuvé l'occupation de Vilnius en 1920. Le point de vue britannique en 1919 était exprimé par la ligne Curzon... je n'ai nullement le sentiment que les exigences de l'URSS, quant à la sécurité de ses frontières occidentales, excèdent ce qui est juste et raisonnable" (57). Le 28 février, Staline, qui reçoit l'ambassadeur britannique, Clark Kerr, oppose une brutale fin de non-recevoir aux formules de compromis de Londres. Harriman, l'ambassadeur des Etats-Unis, qui les désapprouve, est confirmé dans son scepticisme par Staline : "lorsque la Pologne aura été libérée", lui dit celui-ci le 3 mars, "soit le gouvernement de Mikolajczyk aura été remanié, soit un autre gouvernement aura surgi en Pologne" (58). Après de nouveaux échanges acrimonieux, les relations soviéto-britanniques connaissent un refroidissement et les deux alliés s'abstiennent désormais d'évoquer la question polonaise, pour le plus grand bénéfice de Staline.

Les tractations ne sont pas menées par la seule voie diplomatique : en février 1944, deux Polonais établis aux Etats-Unis, le professeur d'économie Oskar Lange et un prêtre, le père Orlemanski, sont invités en Union Soviétique où ils sont reçus avec les honneurs, rencontrent des communistes polonais et des soldats de la division "Kosciuszko". Mais à leur retour aux Etats-Unis, les deux émissaires font des déclarations pro-soviétiques qui indisposent les Polonais des Etats-Unis et la presse américaine. Oskar Lange obtient, avec l'appui du Département d'Etat, de rencontrer Mikolajczyk à l'occasion de son voyage à Washington, du 5 au 14 juin. Rapporté par Lange, le discours de Staline est très rassurant : le dictateur se défend de toute volonté d'ingérence dans les affaires polonaises et assure que, dans le gouvernement futur, il y aura de la place pour toutes les forces politiques, à l'exception des "fascistes". Lange lui-même renchérit dans ce sens, ajoute que les Polonais d'URSS ne veulent en aucun cas perdre Lwow. Mais s'il n'y a pas d'accord entre ces derniers et les Polonais de Londres, alors les Soviétiques remettront les pouvoirs, au fur et à mesure de la libération, à des responsables locaux choisis par eux.

Après s'être longtemps dérobé aux demandes d'entrevue de Mikolajczyk, Roosevelt, qui prépare sa campagne électorale, le reçoit donc aux Etats-Unis, en plein débarquement allié en Normandie, avec force protestations d'amitié. Le président lui suggère à mots couverts de se séparer des membres de son gouvernement les plus hostiles à l'URSS, en particulier Sosnkowski, mais se garde de prendre des engagements précis : il promet 20 millions de dollars à la résistance polonaise, mais finira par renoncer à ce projet devant l'opposition soviétique. Le président américain se propose également d'intercéder en faveur d'une visite de Mikolajczyk à Moscou. L'excellent climat de la visite ravive les illusions de Mikolajczyk et son entourage sur les intentions des Etats-Unis envers la Pologne. De retour à Londres, Mikolajczyk voit Churchill à qui il demande d'appuyer, auprès de Staline, son projet de visite - tenu secret - à Moscou. Il rencontre également à plusieurs reprises, également dans le plus grand secret, l'ancien ambassadeur soviétique auprès du gouvernement polonais, Lebedev, pour le sonder sur l'attitude de Moscou à l'égard de la Pologne. La réponse est invariablement la même, confirmée d'ailleurs par la correspondance entre Staline et ses deux alliés : la reconnaissance de la "ligne Curzon", l'éviction des éléments "fascistes" (59) du gouvernement et sa "reconstruction" avec des Polonais de Pologne, des Etats-Unis et d'URSS (60). Deux nouvelles exigences sont même ajoutées : un acte de contrition du nouveau gouvernement sur l'affaire de Katyn et l'abandon de la constitution "fasciste" de 1935. "Dans ces conditions, nous n'avons plus rien à nous dire", conclut Mikolajczyk le 23 juin avant de prendre congé de l'ambassadeur soviétique (61).

L'impasse est totale. Elle permet à Staline, qui à Téhéran a obtenu l'accord de principe des deux Occidentaux sur un déplacement vers l'ouest de la Pologne, de mettre en place tous les éléments de la deuxième phase de son plan : la création d'un gouvernement pro-soviétique sur le sol polonais, facilitée par la maîtrise des opérations militaires dans cette zone. Le gouvernement de Londres, qui ignore toujours les arrangements de Téhéran, est peu à peu relégué dans un combat d'arrière- garde, prélude à son élimination.

D - LA RESISTANCE EN POLOGNE (JUIN 1943-JUILLET 1944).

Les revers subis sur le front est et les besoins économiques du Reich épargnent au pays les rigueurs de la germanisation, repoussée à des jours meilleurs, mais ne le soulagent nullement de la terreur nazie. En juin 1943, la Gestapo réussit à arrêter Grot-Rowecki. Il sera exécuté en août 1944. Le général Tadeusz Komorowski, "Bor" de son pseudonyme, lié au Parti National, militaire brillant, mais dépourvu de l'expérience politique de son prédécesseur, lui succède à la tête de l'AK. "De petite taille", note Jan Nowak, "mince, chauve, il avait une tête menue, une fine moustache soignée et des yeux un peu féminins. Sa silhouette tout entière, mais surtout ces yeux, trahissaient une noblesse attachante et la probité". Cette silhouette, ajoute-t-il, "était si étrangement peu accordée à la légende attachée au chef d'une organisation rassemblant presque toute la nation" (62).

Bor-Komorowski est encadré par les fortes personnalités de l'équipe de Rowecki : le chef d'état-major, le colonel Tadeusz Pelczynski, très influent -"un visage rectangulaire et le regard intelligent et très grave", observe encore Jan Nowak (63) - et le colonel Leopold Okulicki, tous deux partisans d'une ligne dure envers l'URSS. Bor poursuit l'action d'intégration dans l'AK des différentes formations militaires qui ne l'ont pas encore rejointe : entre l'automne 1943 et le printemps 1944, les formations clandestines d'extrême-droite (NSZ-Uderzenie) rallient à leur tour l'AK, au prix de scissions qui produiront des groupuscules extrémistes indépendants, peu nombreux, mais très nocifs pour elle, tels que les Phalanges ONR ou, à partir de juin 1944, la Brygada swietokrzyska. De 200 000, fin 1942, les effectifs de l'armée clandestine de la Résistance passent à 300 000 en 1943 et atteindront près de 400 000 membres assermentés en juillet 1944. Sur le terrain, l'AK rencontre des difficultés croissantes non pas tant avec les Allemands qu'avec les partisans soviétiques parachutés sur l'est du territoire polonais, qui ont instruction de désarmer ou d'exécuter les partisans polonais (64).

Si le tableau de la résistance armée se simplifie, la configuration politique de la clandestinité connaît une évolution inverse. Certes, en dépit des ruptures temporaires, l'"accord à quatre" du Parti National, du Parti Socialiste, du Parti Paysan et du Parti du Travail tient bon. Le 15 août 1943, ils rendent publique une déclaration de programme qui indique leur doctrine commune jusqu'aux élections futures : mise en place d'un parlement clandestin provisoire et d'un appareil d'Etat excluant les forces totalitaires, principe de l'intangibilité des frontières à l'est, large accès à la mer à l'ouest, confédération d'Etats en Europe centrale, autonomie des minorités, réforme agraire et plein emploi. Mais la prétention de cette coalition à représenter la nation est contestée par les autres formations, qui en sont exclues. Les grandes lignes de clivage entre tous les partis sont les questions, essentielles il est vrai, des frontières, du système institutionnel, des minorités, de l'organisation économique et agraire de l'après-guerre. Si tous les partis se prononcent en faveur de frontières élargies à l'ouest, seuls les partis de droite (Parti National, pilsudskistes) et le Parti du Travail revendiquent les frontières de 1772, celles de la Grande Pologne. C'est également à droite que l'on trouve des positions antisémites affichées - expulsion des Juifs - et la préférence pour une organisation corporatiste de l'économie. Les partis de gauche, le Parti Paysan et le Parti Socialiste - ou plutôt sa branche majoritaire, dite WRN[16] - sont explicitement en faveur d'un régime démocratique, de l'égalité juridique des minorités, de la nationalisation de l'industrie et des grandes propriétés terriennes, d'une économie coopérative et planifiée.

Parmi les autres partis exclus de la direction politique de la résistance, la "Confédération de la Nation" mérite mention eu égard au parcours politique ultérieur de son principal dirigeant, Boleslaw Piasecki, dans la Pologne d'après-guerre. Opposée, à l'instar des formations pilsudskistes (OPW[17], KON), au gouvernement de Londres et à l'"accord à quatre", la "Confédération de la Nation" se prononce pour la formation d'un "empire slave" sous direction polonaise, l'expulsion des Juifs et une économie corporatiste. Elle acceptera néanmoins de soumettre sa formation, le maquis anti-soviétique Uderzenie (attaque), qu'elle contrôle, à l'autorité de l'AK.

Tandis que le programme de la coalition est en butte aux critiques des partis de droite, la stratégie d'attentisme adoptée par l'AK est attaquée par une gauche qui se reconstitue pour l'essentiel autour du parti communiste (PPR)[18]. Une gauche dont les appels à l'action immédiate trouvent écho auprès de la jeunesse polonaise, d'une partie de l'intelligentsia et parmi les paysans, qui comprennent mal pourquoi il faut rester l'arme au pied alors que les Allemands battent en retraite. La formation paramilitaire communiste, la Gwardia Ludowa (G.L.)[19], lance en août 1943 ses premiers attentats : le plus souvent commis à l'aveuglette, ils seront suivis de lourdes représailles (65). L'activisme de la mouvance communiste s'accroît début 1944, alors que l'Armée Rouge a franchi les frontières de 1939 de la Pologne. C'est ainsi que, dans une dépêche du 22 mai 1944 au gouvernement de Londres, Bor-Komorowski s'inquiétera de la "radicalisation" qu'il constate notamment chez les paysans : "tout pouvoir qui tenterait de freiner cette aspiration s'exposerait à des coups sérieux (...) le séparatisme des "Bataillons paysans" et les tendances révolutionnaires de la base provoquent sur le terrain de nombreux conflits avec l'AK" (66).

L'AK et les autorités politiques de la Résistance se retrouvent donc confrontées à la surenchère d'un adversaire politique beaucoup plus faible, mais pugnace et déterminé. Ce n'est pas une surprise. Animée, pour d'évidentes raisons, par un fort sentiment anticommuniste, la Résistance avait depuis 1942 cherché à s'informer sur les actions des groupes communistes et avait même fondé pendant l'automne 1943, un "comité anticommuniste" - qui deviendra par la suite l'Antyk. Puis, dans un nouveau réflexe défensif, lorsque le 31 décembre 1943, les communistes créent, sous le nom de "Conseil National de l'Intérieur" (KRN)[20], un organe de représentation de la nation, la Résistance réplique en fondant le 9 janvier suivant le "Conseil de l'Unité Nationale" (RJN)[21], qui se veut également un parlement de la Pologne clandestine. Ce conseil rassemble, sous la présidence du très populaire dirigeant socialiste Kazimierz Puzak,

17 membres issus, pour l'essentiel, des quatre partis. Dans les conditions de la clandestinité, il ne pourra cependant guère se réunir en formation plénière. Dans le même esprit défensif, le RJN adopte le 15 mars 1944 une déclaration - "Pourquoi lutte la nation polonaise?" - qui prévoit une constitution démocratique, le respect des minorités, la réforme agraire (confiscation des domaines de plus de 50 hectares), la nationalisation de l'industrie, la liberté syndicale, la sécurité sociale et l'autogestion ouvrière. Quant à la politique extérieure, la conseil se prononce pour des alliances à l'ouest, des relations de bon voisinage avec l'URSS sous réserve du respect, par celle- ci, de l'intégrité du territoire polonais, l'élargissement des frontières à l'ouest et l'annexion de la Prusse orientale, ainsi que le maintien des frontières de 1939 à l'est.

Enfin, la Résistance révise sa stratégie d'action. En effet, avec l'abandon du projet de débarquement dans les Balkans et l'avance rapide du front de l'est, l'espoir d'une libération de la Pologne par les Anglo-Saxons s'est évanoui. De surcroît, il s'avère que l'armée allemande n'est pas, comme en 1918, au bord de l'effondrement. La stratégie d'insurrection générale "le moment venu" est donc de plus en plus inadéquate. Interrogé par Bor-Komorowski sur la conduite à tenir, le gouvernement de Londres, déchiré par les dissensions sur l'attitude vis-à-vis de Moscou, ne parvient à recommander qu'une posture passive et attentiste. Bor et les autres chefs de l'AK décident de passer outre et dès novembre 1943 donnent instruction aux commandants de secteurs de se préparer à la lutte contre les Allemands et à s'abstenir, sauf légitime défense, de s'en prendre aux Soviétiques. Contre les Allemands, la lutte prendra la forme d'actions renforcées de sabotage sur les arrières de l'ennemi et de combat au fur et à mesure de l'avance du front. Les unités de l'AK doivent ainsi affirmer la souveraineté polonaise sur les territoires libérés et quitter la clandestinité pour recevoir l'Armée Rouge en "maître des lieux". L'instruction proscrit toute incorporation des unités ou des individus dans les rangs de l'armée Berling. Enfin, les préparatifs d'une nouvelle clandestinité doivent être entrepris pour faire face à une éventuelle répression soviétique. Ce scénario reçoit le nom d'"opération Burza[22]2". A Londres, Mikolajczyk accepte avec satisfaction et soulagement ce plan, contraire, certes, aux instructions du gouvernement, mais qui permettra de démontrer à tous la bonne volonté polonaise et qui, de surcroît, va au-devant des souhaits britanniques.

Le plan Burza est appliqué pour la première fois à grande échelle en Volhynie, en mars 1944 : forte de quelque 6 000 hommes, la 27ème division d'infanterie du colonel Kiwerski, aux termes d'un accord avec le commandement de l'Armée Rouge, combat et manoeuvre avec elle. Mais les représentants du NKVD, qui apparaissent dans le sillage immédiat des troupes, dénient toute valeur à l'accord conclu et exigent l'intégration de la division dans les rangs de l'armée polonaise du général Berling, elle-même partie intégrante des forces soviétiques. Les soldats y sont enrôlés de force, les officiers sont déportés. Tout au long de l'avance soviétique, le scénario de cette singulière "coopération" demeurera le même : les unités polonaises sont utilisées jusqu'à la fin d'une opération militaire. Puis, sur l'intervention du NKVD, elles sont désarmées, et se voient offrir le choix entre l'arrestation et la déportation d'une part, l'enrôlement dans l'armée Berling d'autre part.

Tel sera notamment le cas à Vilnius, enlevée conjointement, après de durs combats, le 13 juillet, par l'armée soviétique et deux divisions de l'AK commandées par le général Wilk. Félicité pour le courage de ses hommes, Wilk est convié, avec ses officiers, par son homologue soviétique, le général Tcherniakovski, à une conférence d'état-major dont ils ne reviendront pas, arrêtés et inculpés de "collaboration avec les Allemands" avant d'être envoyés en prison à Moscou. Après une tentative de fuite, la plupart de ses 7 000 hommes seront capturés par les Soviétiques et sommés à leur tour de choisir entre la déportation et l'enrôlement dans les troupes de Berling.

A Lwow, le même scénario se répète le 26 juillet avec le colonel Filipkowski, ainsi que dans la région de Lublin, où l'AK parvient même à conserver le contrôle d'une zone libérée pendant une semaine.

Au et fur et à mesure de l'avance des troupes soviétiques, l'AK est, dans les régions libérées, neutralisée avec rapidité et efficacité par un NKVD qui investit les lieux après le passage des unités régulières, ratisse campagnes et agglomérations, procède aux arrestations et à la mise en place de l'appareil policier. L'embryon d'organisation clandestine NIE[23] que la direction de l'AK, prévoyant la suite des événements, avait commencé à mettre en place à l'est du front, sera ainsi annihilé avant d'avoir pu être véritablement constitué.

IV - LE MOUVEMENT COMMUNISTE POLONAIS.

A - LE SOCIALISME POLONAIS AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE

C'est en exil, à Paris, Londres et Zurich, que le socialisme polonais voit le jour, porté par les vagues d'émigration consécutives aux insurrections de 1830 et 1863. Agrarien et patriotique au début, le socialisme polonais perd le premier attribut au fur et à mesure que croît l'influence des théoriciens du socialisme. Dans la Pologne alors divisée entre trois empires, c'est dans la partie annexée par la Russie - le "Royaume de Pologne" - que les idées socialistes trouvent le terreau le plus favorable : cette Pologne-là, meurtrie par l'échec de l'insurrection de 1863, subit le châtiment d'une lourde répression et d'une russification intense. Une contrepartie en est la levée des barrières douanières avec la Russie : la Pologne bénéficie d'une industrialisation rapide dont témoigne la ville-champignon de Lodz, capitale du textile. Autre conséquence de la mise au pas de ce qui s'appelle désormais "les pays de la Vistule", l'Université polonaise de Varsovie est fermée par les autorités tsaristes : les jeunes Polonais aisés vont étudier dans les Universités russes, où ils se frottent aux populistes de "Terre et Liberté" et de "La Volonté du Peuple" (Narodnaïa Volia). Enfin, l'intelligentsia polonaise est d'autant plus ouverte à ces idées nouvelles que leur grand théoricien, Karl Marx, a toujours soutenu la cause de l'indépendance de la Pologne.

C'est cependant en Galicie, annexée par l'empire austro-hongrois, qu'apparaissent, peu après 1870, les premiers cercles socialistes. Le mouvement atteint Varsovie en 1876 avec le retour de Saint-Petersbourg, où il a été exclu de l'Institut de technologie, d'un étudiant de vingt ans, Ludwik Warynski. Issu d'une famille de la petite noblesse polonaise d'Ukraine occidentale, c'est un orateur brillant et un organisateur talentueux. En l'espace de deux ans, il parvient, moyennant un activisme inlassable, à organiser dans les usines de Varsovie un réseau de syndicats clandestins appelés "caisses de résistance" et regroupant quelque 300 à 400 ouvriers. En 1878, Warynski rédige un "programme des socialistes polonais" qui puise à la fois dans le marxisme et l'anarcho-syndicalisme. Mais les arrestations opérées par la police tsariste finissent par décimer le mouvement clandestin, dont les dirigeants se réfugient à l'étranger - en l'occurrence Lwow, Cracovie et Poznan - où ils transplantent leurs idées et leurs méthodes d'organisation. En 1881, Warynski revient à Varsovie avec l'intention de fonder un parti socialiste de masse. Ce sera chose faite un an plus tard, avec l'apparition du "Parti Social-Révolutionnaire du Prolétariat", plus connu sous la dénomination de "Prolétariat". Ses membres communient dans la conviction de l'imminence d'une révolution prolétarienne dans l'Empire russe, s'opposant en cela à un autre courant du socialisme, incarné par Boleslaw Limanowski, lui aussi issu d'une famille de la petite noblesse des confins orientaux. Moins brillant, mais plus réaliste que Warynski, cet érudit, que le régime tsariste a exilé six ans dans les profondeurs de la Russie, a fondé en 1881, à Genève, un parti, "le Peuple Polonais", dont le programme prévoit au premier chef la libération de la Pologne du joug russe, prélude à une révolution socialiste ultérieure. "Ainsi tout le schéma du développement futur était-il en train de se mettre en place dès 1882", écrit l'historien Dziewanowski, "d'un côté, la position plus patriotique, représentée par Limanowski, mettait l'accent sur un amalgame de socialisme et de sentiment national; de l'autre côté, la branche cosmopolite tendait à faire prévaloir les intérêts d'une révolution sociale internationale sur tout le reste, et était déterminée à établir des liens étroits avec les camarades russes"(67).

Mais à la différence du "Peuple polonais", "Prolétariat" agit en Pologne occupée et, influencé par les nihilistes et les populistes russes, n'hésite pas à recourir au terrorisme, ce qui lui sera rapidement fatal : à l'origine de quelques assassinats et d'une grève sanglante à Zyrardow, en 1883, le groupe de Warynski est en effet démantelé par la police tsariste. Warynski mourra en prison en 1889. Le coup est sévère pour le mouvement socialiste, encore embryonnaire. Une tentative de recréer, en 1888, sous le nom de "Prolétariat II", le parti disparu reste sans lendemain. En 1889, Julian Marchlewski et Adolf Warski entreprennent de reprendre l'héritage de Warynski en créant l'"Union des travailleurs polonais" (ZPR)[24] mais, après une nouvelle grève sauvagement réprimée, le 1er mai 1892, le mouvement est à nouveau disloqué.

La fermentation des idées socialistes ne s'arrête pas pour autant. En novembre 1892, à l'initiative de Limanowski et d'un autre socialiste, Stanislaw Mendelson, se réunit à Paris un congrès des socialistes polonais qui appelle à la formation d'un parti unifié et adopte un programme politique inspiré de celui du parti social-démocrate allemand, le programme d'Erfurt : une Pologne libérée et démocratique est la condition préalable d'un passage progressif au socialisme. Le "Parti Socialiste Polonais" (PPS)[25] est formellement fondé quelques mois plus tard, en 1893, près de Vilnius. Il fédère les trois branches des zones allemande, russe et autrichienne. Un Polonais de 26 ans s'impose rapidement comme la cheville ouvrière du nouveau parti : né dans une famille aristocratique de la région de Vilnius, Jozef Pilsudski a été élevé dans le culte de l'insurrection de 1863 et il revient mûri d'un exil de cinq ans en Russie pour avoir participé à la préparation d'un attentat contre le tsar Alexandre II.

Le mouvement concurrent, qui se réclame de la tradition "internationaliste" incarnée par Warynski, rejette les thèses du Congrès de Paris et s'organise lui aussi, la même année, avec la fondation à Zurich de la "Social-Démocratie du Royaume de Pologne" (SDKP)[26]. Il regroupe le parti de Marchlewski (ZPR) et des socialistes qui ont refusé l'adhésion au PPS. C'est au congrès fondateur du SDKP qu'apparaît pour la première fois une jeune et brillante intellectuelle juive de 22 ans, Rosa Luksemburg, en exil à Zurich, qui sera à la fois la théoricienne et l'égérie de cette fraction du socialisme polonais.

A partir de ce moment, les dissensions ne cesseront de se renforcer entre les "cosmopolites" et les "social-patriotes", ainsi qu'ils s'invectivent les uns les autres. Pour le PPS, qui compte dans ses rangs nombre de marxistes, l'indépendance nationale est une étape préalable indispensable dans la voie vers le socialisme. Pour le SDKP et Rosa Luksemburg - accusés par le PPS de trahir et la patrie et l'enseignement de Karl Marx - "le prolétaire n'a pas de patrie", et l'indépendance de la Pologne ne peut qu'être néfaste aux prolétaires polonais. C'est autour de ce point - crucial il est vrai - que se cristallisera à l'avenir la division du mouvement socialiste en Pologne. Le PPS, fort de ses aspirations nationalistes - qui rencontrent une grande résonance tant auprès des intellectuels qu'auprès des ouvriers - et d'une implantation dans les trois parties de la Pologne occupée, gagne le plus d'influence. Mais si le socialisme "nationaliste" a le vent en poupe, le socialisme "cosmopolite" n'est nullement défait. En 1899, Felix Dzierzynski, un aristocrate devenu révolutionnaire professionnel - et fanatique - retour d'exil, entreprend de rallier les socialistes lituaniens au SDKP qui devient la "Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie" (SDKPiL)[27]. Un troisième parti socialiste, spécifiquement juif, le Bund, est créé à Vilnius en 1897. Bien qu'il ne se reconnaisse pas dans l'orthodoxie marxiste du SDKP, il est hostile à l'indépendance de la Pologne.

Le SDKPiL n'échappe pas lui-même aux tensions internes, entre Dzierzynski notamment, partisan de l'intégration dans les rangs du parti ouvrier social-démocrate de Russie, et Rosa Luksemburg, hostile au centralisme "démocratique", synonyme en fait de dictature, et aux positions de Lénine sur l'autodétermination des nationalités de l'empire russe. C'est autour de ces thèmes que va se développer, pendant les premières années du siècle, la polémique fameuse entre Lénine et la jeune révolutionnaire. La révolution de 1905 provoque un nouveau bouleversement : le PPS, rallié à la thèse de la lutte armée, doté d'une formation paramilitaire clandestine, estime le moment venu de porter l'estocade au régime tsariste et s'engage entièrement dans le mouvement de grèves et d'émeutes, dont le bilan s'élève à des centaines de morts. L'échec de cette tentative d'insurrection ternit le prestige du PPS dont les rangs et les appuis fondent au profit du parti de Rosa Luksemburg ou de la force montante du moment, le parti national-démocrate de Roman Dmowski, adversaire des socialistes. En 1906, le PPS se scinde : une aile gauche, majoritaire, regroupe la jeune génération dans une nouvelle formation qui prend la dénomination de PPS-Lewica (PPS-Gauche). L'aile droite, minoritaire, rassemble un petit nombre de partisans de Jozef Pilsudski, qui a maintenant 39 ans. Abandonnant peu à peu les idéaux socialistes, il entreprend de former, toujours dans la clandestinité, les cadres de la future Pologne indépendante.

Quant au SDKPiL, qui revendique 25 000 membres (68), il finit par rejoindre en 1906, de même que le Bund juif, le mouvement socialiste russe où il apportera, le plus souvent, aux bolcheviki l'appoint nécessaire pour être majoritaires. Jusqu'à l'indépendance de la Pologne, les socialistes polonais demeureront affaiblis, déchirés par les dissensions internes et, surtout, numériquement marginaux dans une nation à prédominance rurale. Mais leur apport aura été significatif à deux points de vue au moins : le SDKPiL donnera au mouvement communiste international une élite de révolutionnaires déterminés et professionnels - Rosa Luksemburg, Julian Marchlewski, Feliks Dzierzynski, Adolf Warski, Karl Radek - du niveau des meilleurs dirigeants bolcheviques de Russie. D'autre part, le mouvement socialiste polonais, en forgeant un cadre doctrinal et une méthode d'action clandestine, aura servi de "couveuse" à un mouvement de libération nationale qui ne tardera pas à s'émanciper. Pilsudski, chef de file de ce courant, traduira ce choix, en 1918, par une formule restée célèbre : "j'ai pris (...) le tramway du Socialisme, mais je suis descendu à la station Indépendance".

B - LE PARTI COMMUNISTE POLONAIS : FONDATION ET DISPARITION.

La première guerre mondiale divise les socialistes polonais selon les mêmes lignes de clivage que dans le reste de l'Europe. Le camp "cosmopolite" (SDKPiL et PPS-Lewica) dénonce la "guerre impérialiste" et affiche des positions pacifistes. Les socialistes du PPS voient là l'occasion de conquérir enfin l'indépendance et choisissent de s'appuyer, à cette fin, sur l'empire austro-hongrois.

Mais au sein même du premier camp, rallié aux bolcheviques russes, la polémique se poursuit entre Dzierzynski et Lénine sur l'indépendance de la Pologne. Ce dernier reste inflexible et, en avril 1917, la conférence du parti révolutionnaire proclame "le droit des nations de la Russie à faire sécession et à former des Etats indépendants". Plus que d'un choix idéologique, il s'agit là d'un choix tactique de Lénine, soucieux avant tout d'assurer la victoire de la révolution et décidé à ne pas laisser entraver la réalisation de ce dessein par des tergiversations sur la Pologne ou la Finlande.

Après la Révolution d'Octobre et le "décret sur la paix", puis le traité de Brest- Litovsk, l'Etat polonais indépendant s'esquisse, fruit d'une aspiration unanime des Polonais et d'une politique de faits accomplis irréversibles, adroitement conduite par des dirigeants comme Pilsudski ou Dmowski. Cette évolution contrarie fortement les socialistes révolutionnaires polonais, mais leurs protestations restent surtout orales : totalement en porte-à-faux par rapport à un sentiment général d'aspiration à l'indépendance, ils occupent une position marginale et, sauf en quelques centres industriels, sont dépourvus d'influence auprès des ouvriers. De plus, la plupart des cadres du parti, 7 000 environ (69), sont en URSS, absorbés par la révolution, ou en Allemagne, derrière Rosa Luksemburg et Marchlewski, occupés à allumer les feux de l'"embrasement révolutionnaire" de l'Europe.

Le 11 novembre 1918 est fondé l'Etat polonais indépendant, dans la confusion de l'effondrement des puissances occupantes, l'Allemagne et l'Autriche. Des "conseils ouvriers et paysans" surgissent à travers le pays, à l'instigation des partis de gauche. Une république est fondée à Lublin par un conseil qui se proclame gouvernement de la Pologne, mais finit par se rallier au gouvernement socialiste - contrôlé par Pilsudski de Varsovie. Seuls quelques conseils dans la vallée de la Dabrowa (Haute Silésie), dirigés par le SDKPiL et forts de milices armées, refusent pendant quelques semaines de se soumettre au pouvoir central. Puis, avec la normalisation politique et la consolidation du pouvoir de Varsovie, les conseils disparaissent. Les socialistes révolutionnaires du SDKPiL et du PPS-Lewica, à la différence des révolutionnaires russes, se sont révélés incapables de mettre à profit la confusion du moment et l'énergie spontanée libérée dans ces conseils. Qui plus est, la formation d'un Etat indépendant est un démenti cruel à leurs postulats sur l'"ineptie" d'une telle idée.

Le SDKPiL, conscient de la faiblesse de son organisation, mais fort de son inébranlable optimisme, et convaincu de l'imminence de la révolution en Europe, entreprend de fonder un parti communiste. En novembre 1918, il parvient à obtenir le ralliement à ses thèses du PPS-Lewica et du 15 au 17 décembre suivant a lieu, à Varsovie, le congrès qui sanctionne la fusion des deux partis en un "Parti Communiste Ouvrier Polonais" (KPRP)[28]. Le nouveau parti se fixe pour tâche de renverser l'Etat bourgeois, qu'il persiste à tenir pour provisoire - un "Etat saisonnier" -

, pour lui substituer une dictature du prolétariat conforme au modèle bolchevique. En vérité, son programme va au-delà de ce modèle puisqu'il préconise la collectivisation totale des terres et tient pour nulle, au nom de la révolution mondiale imminente, l'indépendance de l'Etat polonais. La filiation avec les thèses de Rosa Luksemburg est manifeste.

Fidèle à cette ligne, le parti communiste s'oppose à la création de l'armée polonaise et boycotte les élections parlementaires de février 1919, puis, lorsque le gouvernement édicte une obligation de déclaration pour tout parti ou association, le KPRP se refuse à accomplir cette formalité, entrant ainsi dans une semi-illégalité qui durera 20 ans. De l'extérieur, le parti reçoit l'aide de l'URSS qui lui envoie des révolutionnaires professionnels en la personne de Marchlewski et Wesolowski, aussitôt expulsés - le second sera tué à la suite d'une bavure policière.

Pour Moscou, en effet, la Pologne est un pivot important, "pont" par lequel la révolution doit atteindre l'Allemagne et l'Europe occidentale. Pilsudski, en revanche voit dans la Pologne un élément central du "cordon sanitaire" qui doit contenir l'expansionnisme soviétique. Pendant la guerre soviéto-polonaise de 1920, les communistes polonais prennent fait et cause pour l'URSS dans cette "guerre de classe" qui doit "libérer les prolétaires polonais de l'oppression bourgeoise". Fin juillet, contre l'avis de Trotski, favorable à la conclusion de la paix (70), Lénine et le bureau politique du parti bolchevique décident de poursuivre l'offensive de l'Armée Rouge jusqu'à Varsovie, la capitale polonaise n'étant elle-même qu'une étape sur la route de Berlin. La doctrine de "l'embrasement révolutionnaire" est alors à son apogée, Lénine croyant l'Allemagne au bord de la révolution. Après la prise de la première grande ville polonaise, Bialystok, un comité révolutionnaire provisoire est fondé à Moscou le 2 août 1920, préfiguration d'un gouvernement provisoire de la future république soviétique de Pologne. Présidé par Marchlewski, il est en fait dirigé par Dzierzynski et inonde la Pologne de propagande et d'appels à l'insurrection. Cette agitation reste sans écho auprès d'une population paysanne à 70% et qui, venant de goûter à l'indépendance après un siècle et demi d'occupation russe, n'a pas la moindre envie de revenir sous ce joug. Dans un sursaut de volonté, entré dans la légende sous le nom de "miracle de la Vistule", les Polonais reprennent l'offensive et parviennent à défaire l'Armée Rouge, sonnant le glas des projets d'"embrasement révolutionnaire de l'Europe".

Avec la normalisation de la vie politique (élections, constitution, rattachement de la Haute Silésie), le parti communiste paiera d'une marginalisation croissante son soutien à l'URSS et son hostilité à l'indépendance. Tous les autres partis désignent les communistes à l'opprobre comme "agents de Moscou". Ce discrédit interdit au KPRP de se poser en porte-parole d'un mécontentement populaire grandissant, au début des années 20, avec les difficultés économiques et l'instabilité politique. Ebranlé par la défaite soviétique, le KPRP doit endosser, peu après, la première volte-face de la politique soviétique. En mai 1921, Lénine décide le "pas en arrière" qui se traduit par une stratégie de "collaboration de classes" entérinée par le IIIème Congrès du Komintern - auquel le KPRP a adhéré peu après sa création. Ce revirement inaugure, pour le parti communiste polonais, une succession chaotique de fluctuations de la ligne politique, à contretemps, en général, de celles de la centrale moscovite, dont le KPRP est assez vite devenu financièrement dépendant.

Une nouvelle direction est élue pour appliquer cette nouvelle politique, avec Adolf Warski, Henryk Walecki et Wera Kostrzewa - "les 3 W" - et c'est à contrecoeur que les communistes polonais se résignent à proposer leur collaboration aux socialistes du PPS, qui s'empressent de la décliner. De même, le KPRP participe désormais à la vie politique de la Pologne. Se présentant aux élections parlementaires de novembre 1922 sous un nom d'emprunt, il ne recueille que 132 000 suffrages et 2 députés (71). Si ses prises de position en faveur de la confiscation des grands domaines et leur redistribution aux paysans peuvent lui valoir quelque audience dans le pays, celle-ci est annulée par la très impopulaire proposition du parti de restituer à l'URSS l'Ukraine et la Biélorussie occidentales fraîchement conquises. Le KPRP se déclare territorialement incompétent pour ces régions où des partis communistes séparés sont fondés en novembre 1923.

En l'absence de succès intérieurs, la vie du parti est surtout animée par les congrès. Celui de 1923, à Moscou, est remarquable en ce que le KPRP abandonne sa théorie antérieure de l'"Etat saisonnier" et reconnaît comme un fait l'existence d'un Etat polonais souverain. La direction s'emploie également à extirper du parti les traces de "luksemburgisme". Mais le turbulent parti polonais est loin d'avoir intégré toutes les exigences de l'"internationalisme" - dans sa conception soviétique - puisque, à la veille du Vème Congrès du Komintern, il commet, note l'historien M. K. Dziewanowski, "la suprême imprudence de se mêler des affaires intérieures du PCUS" (72) en prenant fait et cause pour Trotski et donc contre Staline, à un moment où la lutte pour le pouvoir a tourné à l'avantage de celui-ci.

Dans les rangs du KPRP, qui a participé en mars 1919 à la fondation du Komintern - dominé par des trotskistes jusqu'à la mort de Lénine - Trotski jouit d'un prestige bien plus grand que Staline, l'avocat du "socialisme dans un seul pays". Staline encourage donc une faction minoritaire du parti, avec notamment Julian Leszczynski et Alfred Lampe, à attaquer la "majorité", c'est-à-dire "les 3 W", lors du Vème Congrès du Komintern, à Moscou, en juillet 1924, pour "attitude conciliante envers les forces bourgeoises en Pologne". Staline fait créer une commission spéciale, la "commission polonaise", avec Molotov, Dzierzynski, Jozef Unszlicht, Dimitri Manouilsky et Ernst Thälmann, commission dont il se réserve la présidence : à l'issue d'une enquête sommaire sur "l'opportunisme droitier" de la direction du parti, celle-ci est démise de son mandat et remplacée par une équipe plus accommodante, où figurent des hommes comme Leszczynski et Leon Purman. Au nom du Komintern, Manouilsky, l'homme-lige de Staline à la tête de cette organisation, leur donne notamment instruction de militer pour la restitution, par la Pologne, non seulement de ses régions orientales à l'URSS - ce que le parti a déjà accepté - mais aussi, au nom du droit à l'autodétermination des peuples asservis, de la Haute Silésie et de la Poméranie à l'Allemagne (73). L'URSS veut affaiblir la Pologne hostile et aider le parti communiste allemand, en bien meilleure position, en 1925, que le KPRP, à accéder au pouvoir. Les décisions du Komintern sont entérinées, en mars 1925, par le 3ème Congrès du KPRP, qui se tient sous le mot d'ordre de "bolchévisation du parti" et décide de changer de dénomination en retirant l'épithète "ouvrier" pour devenir le "Parti Communiste Polonais" (KPP)[29]. Mais peu après, la nouvelle direction, pourtant réputée docile à Staline, retrouve les réflexes frondeurs du parti en critiquant d'autres "partis-frères". Aussitôt convoquée à Moscou, elle est destituée par une nouvelle commission spéciale du Komintern et remplacée par l'ancienne équipe dirigée par Adolf Warski.

Lors du coup d'Etat de mai 1926, les communistes se laissent entraîner dans un nouveau piège sous prétexte de "barrer la route au fascisme", qu'incarne en l'occurrence le dirigeant du Parti Paysan, Wincenty Witos, alors chef du gouvernement. Par un étrange paradoxe, ils apportent leur appui à l'instigateur du coup, Pilsudski, qui fait aussitôt emprisonner les dirigeants communistes. Cette position, entrée dans l'histoire sous le nom d'"erreur de mai", vaudra au KPP de nombreuses critiques, notamment de la part de Staline. Le débat sur la responsabilité de l'"erreur" durera d'ailleurs plusieurs années, dans un climat de chasse aux sorcières, les "sorcières" étant, en l'espèce, des "agents pilsudskistes infiltrés" ou des "trotskistes". A la fin des années 1920, cette campagne aura permis à Staline d'éliminer toute opposition organisée au sein du parti, dont la direction est à nouveau confiée à Leszczynski.

Le KPP reste avant tout un parti d'intellectuels : ceux-ci forment, en 1932, 59% de ses membres, alors que 31% de ses membres sont des paysans et ouvriers agricoles et 10% seulement des ouvriers. Une forte proportion des membres, et surtout des dirigeants, sont juifs - certaines estimations vont jusqu'à 60% (74) - et cette circonstance explique en partie les choix idéologiques du PPR : le régime d'avant 1918, où l'expression des différences nationales était bridé, était pour eux, à tout prendre, moins hostile qu'un Etat national polonais, dominé par l'Eglise catholique et sujet à un anti-sémitisme latent. Juifs, ils étaient attirés par le caractère universel et supranational du communisme alors que "pour les Polonais, le communisme, c'était les Russes, qu'ils méprisaient", note l'historien Nicholas Bethell (75). Si bien que, dans le pays, le parti communiste n'est jamais parvenu à se laver de son péché originel, l'hostilité à l'indépendance. Il recueille néanmoins, à la faveur de difficultés économiques persistantes, quelque 8% des voix et 7 sièges aux élections parlementaires de 1928. Les effets de la Grande Dépression lui donnent l'occasion d'agir concrètement, mais la maigreur des résultats des grèves et manifestations organisées par le KPP détournent de lui les ouvriers et chômeurs déçus. Quant à la revendication du rattachement à l'Allemagne de la Haute Silésie et de la Poméranie, où la population polonaise est au demeurant majoritaire, elle lui aliène davantage encore la sympathie des Polonais.

Le début des années 30 voit la formation d'une opposition interne, animée par Isaac Deutscher, et qui plaide en faveur de la constitution d'un "front démocratique" contre la dictature de Pilsudski. Ces hérétiques sont exclus du parti au VIème Congrès en 1932, mais l'incident montre que les idées trotskistes sont loin d'avoir été extirpées dans le parti. Quelques années plus tard, Staline, inquiet de l'ascension d'Hitler, change de tactique et se met à plaider la cause d'un front uni contre le fascisme, choix ratifié par le VIIème Congrès du Komintern, en 1935. Les sociaux-démocrates, jusque-là conspués par le KPP en leur qualité d'"aile modérée du fascisme", deviennent du jour au lendemain des partenaires honorables. Les offres de coopération se heurtent néanmoins à chaque fois au refus des deux partis sollicités, le PPS et le Bund juif, ou à des conditions - retrait du Komintern - jugées inacceptables par les communistes.

Par ailleurs l'avènement d'Hitler retire au KPP l'appui logistique que lui assurait la République de Weimar, laquelle trouvait dans ce parti un allié pour la cause du rattachement à l'Allemagne de la Haute Silésie. Le KPP finit par abandonner cette position, que lui avait imposée le Komintern, pour embrasser l'idéologie "patriotique" qu'il n'avait, depuis sa fondation, cessé de combattre.

Affaibli par ses revirements incessants, ses dissensions internes et la répression de la police politique de Pilsudski, le KPP perd un peu davantage d'une influence déjà modeste. Dès 1933-34, d'autres nuages commencent à s'accumuler au-dessus du parti. Trois dirigeants communistes, anciens officiers de Pilsudski ralliés au parti, Czeszejko-Sochacki, Wojewodzki et Zarski, sont accusés par le Komintern d'être des "espions fascistes" ou des "trotskistes" et sont liquidés à Moscou. Cette première purge limitée ne fait qu'en annoncer une seconde, beaucoup plus massive, en 1937- 1938, en pleine hystérie des "procès de Moscou". De nombreux dirigeants du KPP résident alors à Moscou, certains sont rappelés de Pologne, voire des champs de bataille d'Espagne et exécutés sous d'absurdes accusations de collaboration avec le régime pilsudskiste. En 1938, la quasi-totalité des communistes polonais résidant sur le territoire soviétique aura été physiquement liquidée ou déportée : Warski, Leszczynski, Walecki, Unszlicht, Kostrzewa, Radek... L'historien Norman Davies évalue à 5 000 leur nombre (76). Une autre estimation atteint le chiffre de 19 000 (77). Les rares survivants[30] sont ceux dont le NKVD a jugé la collaboration utile. Paradoxalement, les chefs communistes de l'après-guerre, Bierut, Gomulka, Ochab, Finder, ne doivent leur salut qu'au fait d'avoir été dans les prisons pilsudskistes à ce moment-là et de n'avoir pu obéir à l'ordre de rappel de Moscou. Pour finir, le parti communiste polonais est dissous par décision du Komintern à une date inconnue, dont on sait seulement qu'elle est postérieure à mai 1938. Cet épisode reste aujourd'hui entouré d'un mystère que les révélations de la déstalinisation ne sont pas parvenues à lever.

Du vivant de Staline, l'historiographie officielle communiste, en URSS comme en Pologne, affirme que toute la direction du parti était infiltrée par des agents de Pilsudski ou des trotskistes. Mais les historiens continuent de s'interroger sur les intentions réelles de Staline dans cette purge. Selon Souvarine (79), le parti communiste polonais, à prédominance juive, aurait constitué un obstacle à l'entente avec Hitler. Ou bien faut-il imputer le massacre à la volonté d'en finir avec cet "enfant terrible" du communisme qui provoquait d'autant plus la méfiance du dictateur qu'il n'était pas lavé du péché de "luksemburgisme" et continuait de cultiver une sensibilité trotskiste ? Ou encore Staline a-t-il considéré que la stratégie du "pont vers l'ouest" était définitivement dépassée ?

Certes, la purge n'a pas frappé que des communistes polonais, mais aussi ceux d'autres nationalités, roumain, hongrois, tchèque, yougoslave (80). Seul le parti communiste polonais, toutefois, a fait l'objet d'une mesure de dissolution de la part du Komintern, mesure qui ne touchait pas ses filiales de Biélorussie et d'Ukraine. Rapprochée de la politique qui sera suivie par Staline en 1939, cette circonstance ne peut pas ne pas apparaître comme singulièrement prémonitoire des intentions de Staline à l'égard de la Pologne.

C - LA RECONSTITUTION D'UNE FORCE COMMUNISTE.

A la veille de la guerre, le mouvement communiste n'existe plus. Le Komintern avait bien décidé, en mai 1939, la reconstitution d'un parti communiste polonais, mais ce projet est rendu caduc par les événements. Avec l'attaque soviétique contre la Pologne et les exactions de l'URSS dans la zone orientale, le peu de crédit laborieusement gagné par les communistes avant-guerre est dilapidé. Paralysés par l'alliance de l'URSS avec l'Allemagne, ils disparaissent de la vie politique clandestine, laissant la résistance s'organiser en dehors d'eux. Les premiers bulletins clandestins n'apparaîtront, note le dernier chef de l'AK, Bor-Komorowski, qu'en novembre 1941, soit après 26 mois d'occupation allemande (81).

Nombre de membres et de cadres de l'ancien parti se sont en effet réfugiés, après la défaite, en zone soviétique avec, pour certains, l'espoir de poursuivre la lutte contre l'Allemagne. Du fait de l'excellence des relations de celle-ci avec l'URSS, ils sont souvent mal accueillis par les autorités, qui les traitent en "traîtres", et quelquefois déportés en Sibérie (82). Mais il n'est pas rare qu'ils se voient assigner des postes dans l'administration locale ou les instances régionales du parti. Les intellectuels se sont rassemblés à Lwow, où un groupe d'écrivains, parmi lesquels Wanda Wasilewska, Jerzy Putrament, Alfred Lampe et Roman Werfel, fera paraître, à partir de janvier 1941, un hebdomadaire, "Nouveaux Horizons"; à Vilnius autour de Stefan Jedrychowski, ou encore à Bialystok, où se trouvent Stefan Wierblowski et Jakub Berman. C'est, semble-t-il, de Bialystok qu'émane la première demande de recréer un parti communiste, adressée au Komintern et provisoirement repoussée pour ne pas incommoder l'allié allemand. Dimitrov, le secrétaire du Komintern, dépêche cependant un émissaire sur place pour y présélectionner les membres du noyau dirigeant d'un éventuel parti communiste reconstitué (83).

Ce n'est que vers la fin de 1940, alors que les relations soviéto-nazies se dégradent, que des groupes communistes se forment clandestinement dans la zone d'occupation allemande en recréant d'ailleurs les divisions entre trotskistes et staliniens. C'est ainsi que sont créés des clubs - "le prolétaire", "la faucille et le marteau", "les conseils révolutionnaires ouvriers et paysans", l'"association des amis de l'URSS" - favorables à l'intégration de la Pologne à l'Union Soviétique, ou encore l'"union pour la lutte de libération", animée notamment par Jerzy Albrecht. Mais ces groupes, fondés sans l'autorisation du Komintern, gardent le silence sur leur existence et, contrairement aux allégations de l'historiographie officielle de la Pologne d'après- guerre, s'abstiennent de toute action militaire (84).

L'attaque de l'URSS par Hitler mettra un terme à cette situation étrange, provoquant une révision radicale des plans de Staline pour la Pologne. Après avoir nié pendant près de deux ans la qualité de nation à la Pologne occupée, le dictateur, qui s'apprête à renouer avec le gouvernement de Londres, traite à nouveau avec un Etat et une nation. L'hypothèse de la restauration d'un parti communiste revient à l'ordre du jour. Selon Jakub Berman, certains cadres communistes - Marceli Nowotko notamment - ont été appelés dès le printemps 1941, avant même l'offensive allemande, à Pouchkino, près de Moscou, où se trouve l'"Ecole du Komintern" (85). Ils y créent la section polonaise, rejointe, après l'attaque allemande contre l'URSS, par les autres communistes réfugiés dans la zone orientale de la Pologne. Deux "groupes d'initiative" sont alors formés qui élaborent en deux mois, sous l'oeil vigilant de Dimitrov, le programme d'action du futur parti : l'objectif premier est d'établir un "front uni" contre les Allemands, mais il s'agit avant tout de constituer un appareil clandestin dans la Pologne occupée. Compte tenu des conditions prévalant en Pologne et non sans quelques réticences de la part des vieux communistes, toute référence au communisme est soigneusement gommée, jusque dans le nom du parti. C'est Dimitrov lui-même qui en choisit le nom : "Parti Ouvrier Polonais"(86). Les circonstances de la gestation du futur parti communiste polonais resteront par la suite couvertes d'un épais voile de mystère : le PCUS refusera avec constance, par la suite, d'ouvrir les archives de cette époque, y compris aux historiens communistes polonais.

Dès le début de l'été, les intellectuels pro-communistes de Vilnius, Lwow et Bialystok, également rapatriés vers Moscou, se voient confier la rédaction de la station de radio, baptisée "Kosciuszko", créée par les Soviétiques et qui commence à émettre en polonais dès juillet 1941. Pour ménager le gouvernement polonais de Londres avec lequel Moscou vient de renouer, la rédaction reçoit des consignes de modération.

En septembre 1941, le premier des deux "groupes d'initiative" est prêt, mais l'avion qui emporte ses membres en Pologne s'écrase au sol. Equipage et passagers s'en tirent. Reportée de quelques mois, l'opération est retardée, de surcroît, par l'avance allemande. Ce n'est que le 28 décembre que le "groupe", composé de Marceli Nowotko, 48 ans, un ancien cadre du KPP rescapé des purges, de Pawel Finder, de Boleslaw Molojec et de trois autres membres, est parachuté, de nuit, dans la région de Varsovie. Ils nouent contact avec les militants communistes de la capitale - souvent des anciens du KPP. Le 5 janvier 1942, dans un appartement de la banlieue de Varsovie, à Zoliborz, est fondé le "Parti Ouvrier Polonais" (PPR), doté, selon la bonne règle, d'un Comité Central dont Nowotko, Molojec et Finder sont nommés secrétaires. Ce dernier exerce en fait les responsabilités de direction du Parti, Nowotko, chef du parti en titre, s'étant fracturé une jambe lors du parachutage. La tête de pont ainsi établie est renforcée par un second parachutage le 6 janvier.

Peu après, à la mi-janvier, le nouveau parti, dans son organe clandestin, la "Tribune de la liberté" (Trybuna wolnosci), présente son programme sous la forme d'un "appel aux ouvriers, paysans, intellectuels et à tous les patriotes polonais" (87) : ceux-ci sont invités à former un "front national de lutte pour une Pologne libre et indépendante" et à passer à l'action armée immédiate. Ces mots d'ordre coïncident avec les intérêts d'une Union Soviétique sur la défensive et qui cherche à désorganiser les arrières allemands. Mais ils arrivent à contretemps de la stratégie de l'AK qui exclut, pour l'heure, toute action armée massive, d'autant plus volontiers que les deux ennemis héréditaires de la Pologne sont en train de s'entre-déchirer.

Conformément aux consignes du Komintern, la propagande du PPR, diffusée par la presse clandestine du nouveau parti et par des tracts, se gardera de recourir à la phraséologie communiste, lui préférant une thématique "patriotique" et des mots d'ordre d'"unité nationale"- appels à former des "comités nationaux de lutte" regroupés en un "front" - ou de solidarité slave face à l'Allemagne. L'adjectif communiste est banni, y compris du nom des organisations que le Parti créera par la suite, et les liens avec Moscou sont passés sous silence : dès son second communiqué, le PPR proclame son attachement au marxisme-léninisme, mais se défend, suivant là encore les instructions de Dimitrov, d'être une section de l'Internationale Communiste (88). Ces précautions nourrissent la suspicion des communistes polonais restés au pays qui, privés de tout contact avec Moscou, redoutent une provocation et ne se pressent pas, tout d'abord, de rallier la nouvelle organisation. S'il reconnaît la justesse de la lutte de l'AK, le PPR n'en dénonce pas moins la passivité du mouvement de résistance d'obédience londonienne. Cette attitude va de pair avec la propagande soviétique qui, par le truchement de l'émetteur "Kosciuszko", ne cesse d'exhorter les Polonais à l'insurrection. Quant à son programme politique proprement dit et ses intentions pour l'après-guerre, le PPR garde, pour l'heure, le silence ou se borne à énoncer des lieux communs ; il ne les dévoilera qu'un an et demi plus tard, vers le milieu de 1943.

L'heure, en effet, est à l'organisation et à l'action politique clandestine. Il s'agit tout d'abord de fédérer les groupuscules pro-communistes qui se sont constitués spontanément depuis un an, quelquefois démantelés par les Allemands, puis reformés : des émissaires du Comité Central s'en vont donc, par la Pologne occupée, établir des contacts avec les dirigeants de ces groupes clandestins, leur demander de se dissoudre et de rallier le nouveau parti. Entravée par la méfiance des intéressés, par leurs réserves vis-à-vis des nouvelles thèses du parti - la stratégie d'alliance - ou encore les conditions de la clandestinité - surtout dans les zones annexées au Reich - l'opération se prolonge pendant des mois. Elle ne sera achevée que vers la fin de l'année, même si les groupes les plus importants sont intégrés dès l'été 1942.

Une question de principe se pose pour Lwow, qui, avant-guerre déjà, relevait de la "compétence territoriale" du PC d'Ukraine Occidentale, un parti indépendant du KPP. Considérant que la région est plus accessible depuis le territoire polonais et qu'il convient de contrer l'activisme de la résistance nationaliste ukrainienne, Dimitrov, le Secrétaire Général du Komintern, finit par autoriser le PPR à y organiser la résistance communiste. C'est chose faite en octobre 1942, mais dès l'été 1943, le PPR devra rétrocéder son organisation clandestine au PC d'Ukraine.

En l'espace d'un semestre, le PPR, fort de l'expérience de semi-clandestinité du KPP, a reconstitué son réseau, selon le schéma immuable des cellules de base et des comités locaux, une structure pyramidale réglée par le centralisme démocratique. Le 19 juin 1942, dans sa première dépêche à Dimitrov, Nowotko l'informe que le parti compte 4 000 membres ; à la fin de l'année, ce chiffre sera, selon une dépêche datée du 12 janvier 1943, de 8 000, dont un tiers seulement d'anciens membres du KPP (89).

Plus délicate est la création d'un bras armé du parti. Celui-ci s'est, en effet, vu attribuer, comme territoire d'opération l'ensemble de la zone d'occupation allemande définie par le pacte Molotov-Ribbentrop, à laquelle s'ajoute, pour quelques mois, la région de Lwow. La tâche de constituer une Milice, baptisée "Garde Populaire" (G.L.)[31], est donc confiée à Boleslaw Molojec, un ancien des brigades internationales d'Espagne. Il est secondé par Marian Spychalski, un communiste de 36 ans de Varsovie, nommé chef d'état-major. Dès août 1942, pour une raison obscure - défiance de Nowotko vis-à-vis de Molojec ? - ce poste sera cependant confié à un ancien activiste du KPP, Franciszek Jozwiak, 47 ans, rapatrié à Varsovie après avoir combattu aux côtés des partisans soviétiques en Ukraine occidentale. Les dirigeants de la Gwardia Ludowa bénéficient de la discrète assistance technique d'un "conseiller" soviétique, le colonel Glebor, parachuté en Pologne fin 1941 (90). Elle n'est pas superflue, car le parti, privé avant-guerre de tout accès aux forces armées, manque singulièrement de compétences militaires : les seuls communistes qui aient quelqu'expérience en ce domaine sont les anciens combattants de la guerre civile d'Espagne et la plupart d'entre eux séjournent alors à l'étranger, notamment en France. Molojec y est dépêché pour battre le rappel de ses compagnons d'armes. Il s'acquitte avec un certain succès de sa mission, mais les effectifs de la Milice, recrutés pour l'essentiel en Pologne même, restent modestes : l'historiographie officielle fait état de 3 à 4 000 hommes en juin 1942 (91), les estimations occidentales font état d'un millier d'hommes à la fin de l'année 1942 (92). Un officier de la police politique polonaise passé à l'ouest en 1953, le colonel Swiatlo, considère, lui, qu'en dehors de Varsovie et de quelques autres grandes villes, le parti communiste et sa formation militaire sont quasiment inexistants (93). Cette circonstance confinera le PPR, par ailleurs pauvre en armements, dans une tactique d'attentats spectaculaires - bombe dans le "Café- club" de Varsovie - mais peu efficaces, non revendiqués et suivis généralement de lourdes représailles allemandes contre des civils, que l'opinion publique porte au discrédit de l'AK.

Le PPR se dote également d'un service de renseignement, constitué avec l'aide d'agents du NKVD, et dont la tâche première est de surveiller les cadres et membres du parti eux-mêmes. Une organisation de jeunesse sera mise sur pied en 1943 : c'est, en effet, dans les rangs de la jeune génération, idéaliste et sensible au mot d'ordre d'action immédiate, que la propagande du PPR trouve le plus de résonance. Le parti entreprend par ailleurs d'infiltrer les mouvements de gauche dissidents des grands partis. Enfin, le PPR mène la lutte contre l'ennemi politique principal, l'AK, n'hésitant pas, semble-t-il, à recourir aux méthodes les plus cyniques. Si l'on en croit les révélations du colonel Swiatlo, Nowotko avait ainsi organisé, dans le plus grand secret, une "cellule de désinformation" dont l'une des tâches était de dénoncer à la Gestapo, comme communistes, les membres de l'AK. Il souhaitait confier la direction de cette cellule à Boleslaw Molojec, devenu son adjoint à la direction du parti. Celui- ci, le soupçonnant d'être un agent de la police secrète allemande, le fait assassiner le 28 novembre par son frère Zygmunt. La version de Swiatlo n'a pu être établie avec certitude. Toujours est-il que Pawel Finder, l'autre secrétaire du Comité Central , fait aussitôt constituer une commission d'enquête qui, à l'issue d'investigations rapides, identifie les auteurs de l'attentat. Un "tribunal" de circonstance est créé, formé de quatre membres, font Finder. Sans avoir entendu le principal accusé, ce "jury" condamne les deux frères à mort, alors que Boleslaw Molojec a déjà succédé à Nowotko à la tête du parti. La "sentence" est exécutée un mois plus tard. Un Soviétique d'origine polonaise et agissant sous un pseudonyme, ajoute Swiatlo, est finalement détaché à Varsovie où il exercera les fonctions de chef de la "cellule de désinformation" jusqu'à la fin de la guerre (94). Les circonstances troubles de ces événements, la diversité des versions publiées après-coup, les incertitudes sur les mobiles des frères Molojec, le climat de secret qui entoure cette affaire continueront, par la suite, de nourrir la polémique. L'identité des meurtriers de Nowotko ne sera révélée qu'en 1952, après que Bierut aura essayé d'imputer à Gomulka la responsabilité de cette mort[32].

Sur le plan politique, le PPR est soumis à la stratégie de Staline, qui s'impose sans discussion à l'ensemble du mouvement communiste international : les partis communistes doivent constituer, en s'alliant à des forces politiques "bourgeoises", des coalitions érigées en "front national antifasciste". Il n'est pas question, à ce stade, de former le moindre organe de pouvoir. Aussi, à l'automne 1942, le PPR entre-t-il en pourparlers avec la "délégation" du gouvernement de Londres pour établir, à égalité de droits, une coopération politique et surtout militaire, mais sans préjudice pour l'autonomie du parti ou de son bras armé, la Gwardia Ludowa. Cette offre est reçue avec des sentiments mitigés dans les milieux de la Résistance : certains y voient une tentative d'infiltration du réseau clandestin de l'AK. D'autres font valoir qu'on ne peut parler d'égalité de droits alors que l'AK compte quelque 200 000 hommes et la Gwardia Ludowa quelques milliers tout au plus. Une position commune est finalement arrêtée et le délégué de Londres pose trois conditions préalables à toute coopération : la rupture avec le Komintern, la reconnaissance publique de l'autorité du gouvernement de Londres et l'affirmation de l'intangibilité des frontières de la Pologne d'avant 1939. Pour le PPR, ces conditions sont bien entendu inacceptables et les négociations, conduites par Wladyslaw Gomulka, sont suspendues le 25 février 1943. La rupture, deux mois plus tard, entre Staline et le gouvernement polonais en exil les rend totalement caduques et le PPR renforce sa campagne de dénonciation de la passivité de l'AK. Mais respectueux des consignes de création d'un front national, il s'efforce de rassembler les organisations de gauche, notamment les groupuscules dissidents des grandes formations politiques comme le Parti Socialiste (PPS) et le Parti Paysan (SL). C'est ainsi que le PPR fait de l'entrisme dans la "Centrale des Partis Démocratiques" et le "Parti Socialiste des Ouvriers Polonais" (RPPS)[33].

Staline, dont la confiance dans cette expédition envoyée au loin, hors de portée du contrôle direct de Moscou et à la merci d'une rupture des communications, n'est pas sans limite, décide de se doter d'un autre instrument politique en réactivant le réseau des communistes polonais réfugiés en URSS. En février 1943 est créé, à Moscou, le comité d'organisation d'une future "Union des Patriotes Polonais" (ZPP)[34], qui annonce sa fondation le 1er mars dans "La Pologne libre" (Wolna Polska), un hebdomadaire créé pour la circonstance : l'Union se propose de combattre pour une Pologne "vraiment libre, forte et indépendante, liée par des liens fraternels à l'URSS" (95). L'"Union des Patriotes" est autorisée à ouvrir des représentations à travers le territoire soviétique, qui succèdent aux "délégations" fermées après l'évacuation de l'armée Anders. Elles en poursuivent d'ailleurs la mission de recrutement parmi les nombreux Polonais toujours retenus en URSS. C'est ainsi que le 8 mai 1943 l'agence Tass annonce la formation au sein de l'Armée Rouge, "à la demande de l'Union des Patriotes Polonais", d'une division, baptisée "Kosciuszko", formée de Polonais et dont le commandement est confié au colonel Berling. Si le rang est constitué de Polonais dispersés à travers l'Union Soviétique, qui voient là une chance de quitter les camps de travail ou de sauver leur peau, l'encadrement est soigneusement trié, formé à hauteur de deux tiers d'officiers de l'Armée Rouge, quelquefois d'origine polonaise. Fin mai, les effectifs de la division Berling seront de 8 000 hommes et, fin juillet 1943, de 16 000 hommes.

L'"Union des Patriotes" tient son premier Congrès à Moscou, à la mi-juin. Elle a constitué sa direction, où l'on retrouve des noms connus : Wanda Wasilewska, qui s'honore de la citoyenneté soviétique et de son titre de membre du Soviet Suprême et a l'oreille de Staline, Alfred Lampe, Zygmunt Berling, Stefan Jedrychowski, mais aussi Roman Zambrowski, Jakub Berman, Aleksander Zawadzki. Elle rend également publique une déclaration de programme assez vague qui laisse néanmoins entrevoir les contours des revendications futures : si le principe du partage des terres est proclamé, ni leur collectivisation ni celle de l'industrie ne sont encore demandées. Sur la question sensible des frontières, l'"Union des Patriotes" revendique l'expansion à l'ouest (Silésie, embouchure de la Vistule, la Prusse orientale), mais s'en tient à des formules contournées sur la frontière orientale : "la frontière du traité de Riga n'est pas compatible avec les aspirations des Ukrainiens et des Biélorusses (...), elle doit être un lien et non une barrière..." (96).

A Varsovie, pendant ce temps, la ligne du PPR colle à celle de Moscou. Les relations avec la délégation du gouvernement de Londres, la Delegatura, et l'AK se détériorent au même rythme que les rapports de l'URSS avec le gouvernement polonais de Londres. L'affaire de Katyn, en avril 1943, plonge dans l'embarras les communistes, confrontés à la force des présomptions de culpabilité pesant sur les Soviétiques. Après quelques jours de silence, le parti reçoit d'abord la consigne de répandre la thèse de la "liquidation de réactionnaires polonais" avant de se rallier à l'explication soviétique lorsque celle-ci est enfin rendue publique (97). Malgré l'"indépendance" dont il se prévaut vis-à-vis du Komintern, le PPR ne peut s'empêcher d'applaudir, comme les autres partis communistes, à sa dissolution en mai 1943 (98).

Pendant cette même année 1943 se développe une crise interne liée à l'arrivée d'une jeune génération qui conteste l'autorité et les positions de la direction stalinienne du parti, où Pawel Finder a succédé à Nowotko à la tête du secrétariat du Comité Central, assisté de deux adjoints, Wladyslaw Gomulka, secrétaire de l'organisation varsovienne du PPR, et Franciszek Witold-Jozwiak, chef de la Gwardia Ludowa. Gomulka, qui n'entrevoit aucune possibilité d'accord avec la résistance d'obédience londonienne, commence à caresser l'idée d'une structure de pouvoir, embryon d'un futur gouvernement. Cette idée est rejetée au PPR où Finder, préférant attendre d'éventuelles instructions du Komintern, s'en tient à l'inapplicable théorie de la coalition. Les positions du parti sur la frontière orientale sont également une pomme de discorde. Les thèses orthodoxes - celles de Moscou - finiront par l'emporter, mais les deux "sensibilités" continueront de s'opposer sur d'autres questions.

Le 14 novembre 1943, Pawel Finder et Malgorzata Fornalska sont arrêtés par la Gestapo dans des circonstances troubles et il semble qu'à cette occasion le contact avec Moscou ait été momentanément rompu, Fornalska étant l'unique détentrice du chiffre des communications. Moscou mandate un de ses agents, Boleslaw Bierut, dépêché à Varsovie quelques mois plus tôt, pour contrebalancer l'influence des communistes "locaux" devenue trop forte avec la disparition des membres des groupes issus de l'Ecole du Komintern de Pouchkino.

Agé de 51 ans, ancien militant du mouvement coopératif en Pologne, Bierut n'a entretenu que des rapports épisodiques avec le KPP pendant les années 20. S'étant mis au service du Komintern, il opérait dans différentes capitales européennes et en Pologne, où il fut emprisonné de 1933 à 1938, ce qui lui évita de disparaître, comme tant d'autres, dans les purges staliniennes. Après la défaite polonaise de 1939, il rejoint la zone soviétique où l'attaque allemande le surprend à Bialystok. Il se réfugie à Minsk où il demeurera deux ans. Sa biographie officielle reste très discrète sur ses activités pendant cette période, se contentant d'indiquer qu'il "tentait de nouer des contacts avec des unités de partisans" (99). En réalité, Bierut était employé dans l'administration allemande de la municipalité, au service de l'approvisionnement, très probablement mandaté par le NKVD. Après son arrivée à Varsovie, en juillet 1943, il entre au Comité Central du PPR, promotion qui, s'agissant d'un nouveau venu, témoigne de son importance. Apparatchik communiste modèle - "l'allure (...) et l'âme d'un employé de banque", observera la journaliste américaine Flora Lewis (100) - Bierut doit avant tout à ses talents d'organisateur méthodique et à une subordination sans réserves à Staline d'avoir été affecté à la direction du PPR. Il est élu secrétaire du Comité Central et entre donc dans la "troïka" dirigeante du parti. C'est cependant un communiste de sensibilité "nationale", Wladyslaw Gomulka, âgé de 38 ans, qui, le 23 novembre, est coopté pour succéder à Finder à la tête de cette "troïka".

Né en 1905, fils d'un ouvrier socialiste revenu en Pologne après une expérience décevante d'émigration aux Etats-Unis, le jeune Gomulka commence très tôt à travailler dans l'industrie pétrolière, à Krosno, sa ville natale, en Galicie. A 16 ans, il adhère à l'organisation de jeunesse du Parti Socialiste (PPS), dont ses vues, de plus en plus radicales et marxistes, le font expulser en 1924. Gomulka est alors déjà engagé dans l'action syndicale et écrit dans des journaux de gauche. En 1926, malgré son attachement à l'indépendance de la Pologne, il adhère au parti communiste (KPP), mais il ne progresse guère dans la hiérarchie, dominée par des intellectuels. Car Gomulka est avant tout un "agitateur", un organisateur de grèves - notamment des grèves dites "polonaises", c'est-à-dire avec occupation des locaux - et c'est dans l'accomplissement de ces tâches, bien évidemment illégales, qu'il est, en 1932, arrêté et blessé à la jambe par la police pilsudskiste. Après deux années passées en prison, il est évacué vers Moscou où il séjournera en 1934 et 1935, en suivant les cours de l'"Ecole internationale Lénine". Ce séjour à Moscou sera biffé après 1956 de sa biographie officielle pour ne pas entacher l'image de "communiste national" que la propagande s'applique alors à créer. Rentré clandestinement en Pologne à la fin de 1935, il est à nouveau arrêté en mars 1936 et condamné à 7 années de prison. C'est en prison, à Sieradz, que la guerre le surprend. Libéré, il franchit, comme de nombreux autres communistes, la ligne de démarcation et, après un séjour de quelques mois à Bialystok, rejoint Lwow, en zone soviétique. Il y obtient un poste de responsabilité subalterne dans une imprimerie et est autorisé à écrire dans le journal communiste local.

C'est à Lwow, également, qu'il devient membre du Parti Communiste d'URSS. Soit parce que son rang est trop modeste, soit parce que ses inclinations trop "nationalistes" le disqualifient, Gomulka n'est pas retenu dans l'un des "groupes d'initiative" créés par le Komintern en 1941. Après l'attaque allemande, il reste à Lwow, dans la clandestinité, jusqu'en janvier 1942 puis rejoint sa région d'origine de Rzeszow, où il commence à organiser le réseau local de résistance communiste. Un an plus tard, en août 1942, il rejoint la capitale occupée où il prend la tête du comité de Varsovie du PPR, et entre peu après au Comité Central du parti. Gomulka fait preuve de réelles capacités d'organisation et impose peu à peu son autorité dans la hiérarchie encore étique du parti. Nommé secrétaire du Comité Central en janvier 1943, après la disparition de Nowotko et de Molojec, il accède, malgré son jeune âge et une carrière relativement brève, au second poste politique du parti, les questions militaires étant sous la responsabilité de l'autre secrétaire, Witold-Jozwiak. C'est en cette qualité qu'il représente le parti dans les pourparlers infructueux de février 1943 avec les autorités civiles de la Résistance. Gomulka est également, avec Pawel Finder, le coauteur des thèses particulièrement modérées du PPR publiées en novembre 1943 sous le titre, "Pourquoi luttons-nous?". Intelligent, obstiné, endurci, Gomulka est un communiste sans états d'âme, acharné à faire triompher ses vues. Un trait le distingue des autres dirigeants communistes, qui, comme Bierut, proviennent d'Union Soviétique : "un indiscutable instinct politique", écrit l'historienne polonaise dissidente Krystyna Kersten, "et une sensibilité à la problématique nationale lui ont permis d'allier l'orthodoxie communiste avec un rapport lucide à la réalité" (101). Une fois nommé Premier Secrétaire, Gomulka appelle auprès de lui des amis comme Zenon Kliszko ou Wladyslaw Bienkowski, qui partagent ses vues.

Le jour de l'arrestation de Finder, le Comité Central devait se réunir et approuver le projet de "manifeste" rédigé par Gomulka pour annoncer la création d'une structure politique qui servirait de cadre d'accueil aux quelques organisations favorables à un "front national" avec le PPR. La disparition de Finder, réticent à toute initiative politique autonome, et la rupture de la liaison radio avec Moscou, précipitent un processus auquel Gomulka, le nouveau chef du parti, est favorable. Le "manifeste" est rendu public le 15 décembre 1943 : il annonce au nom d'une dizaine d'organisations de la clandestinité - en fait le PPR, des groupuscules marginaux, ainsi que des noms de formations forgées de toutes pièces - la création d'une représentation politique de la nation polonaise sous le nom de "Conseil National de l'Intérieur" (KRN)35. Deux thèses sont, d'après l'historiographie officielle (102), en présence quant à la nature de cet organe. Gomulka veut en faire une instance centrale de coordination politique des organisations "démocratiques" - à l'image de la direction politique de la Résistance loyale au gouvernement de Londres - embryon d'un gouvernement provisoire. Bierut, en revanche, est partisan d'une assemblée centrale fédérant une pyramide de "conseils populaires locaux", inspirée du modèle soviétique. C'est finalement la seconde formule qui est retenue par la "troïka" dirigeante du parti - en clair, Bierut et le très pro-soviétique Jozwiak l'emportent contre Gomulka. Erigé en une sorte de parlement clandestin de la Pologne occupée, le KRN est formellement fondé pendant la nuit de la Saint-Sylvestre 1943, dans un appartement de Varsovie et la présidence en revient à Bierut.

Le programme du KRN, exposé à la session constitutive, reprend les postulats du "manifeste" : nationalisation sans indemnité et distribution aux paysans des propriétés terriennes, nationalisation de la grande industrie, des banques et des moyens de transport. Les frontières occidentales de la Pologne devront inclure les "territoires polonais germanisés par la force pendant les siècles" tandis qu'à l'est, elles devront être "conformes à la volonté des populations (...) sur la base d'une entente amicale avec l'URSS" (103). Le KRN se réserve également le droit de fonder, en temps opportun, un gouvernement provisoire. En attendant, le Conseil se proclame porte-parole unique de la nation et se déclare autorité militaire suprême. Le commandement de la Gwardia Ludowa, rebaptisée Armia Ludowa (Armée Populaire), est confié à un personnage douteux, Michal Rola-Zymierski, ancien officier condamné pour corruption sous Pilsudski, rallié aux communistes après que l'AK eut décliné ses offres de services. Après une carrière d'agent double en France, avant la guerre, le NKVD l'avait recontacté après le début des hostilités pour en faire un de ses agents de liaison auprès de la Gestapo. Les divergences entre Gomulka et Bierut pèsent sur la ligne politique du parti. Deux clans se forment dans une querelle qui passe inaperçue, bien entendu, de la masse des Polonais et se limite à un petit cercle d'initiés. Gomulka veut "ratisser large", jusqu'au Parti Socialiste (PPS), dont il est un ancien sympathisant, et au Parti Paysan (SL). Il propose même que le PPR entre au "Conseil de l'Unité Nationale", principal organisme politique de la Résistance (104). Bierut et ses partisans considèrent qu'il s'agit là de manoeuvres "opportunistes et fractionnistes" (105) et fondent leurs espoirs sur l'arrivée imminente en Pologne de l'Armée Rouge. Les deux clans s'affublent respectivement des sobriquets de "radis" - rouge à l'extérieur et blanc à l'intérieur - et de "betterave" - rouge à l'extérieur comme à l'intérieur. Après 6 mois de cohabitation, Bierut, le 10 juin 1944, écrit à Dimitrov, le secrétaire du Komintern, pour se plaindre du "sectarisme" et de "l'opportunisme" de Gomulka et en appelle à l'aide de l'Union Soviétique (106). Une telle situation est assez inhabituelle dans le mouvement communiste international et peut s'expliquer, sur une brève période tout au moins, par l'interruption des communications entre Varsovie et Moscou. Mais le Kremlin laisse la querelle se développer sans arbitrer. Staline a-t-il considéré qu'elle était négligeable au regard des tâches de l'heure ou a-t- il voulu garder deux fers au feu, se réservant de retirer l'un ou l'autre, selon l'évolution de la situation ? La question reste une énigme.

Toujours est-il que les tentatives d'ouverture de Gomulka ne s'avèrent pas concluantes et que le PPR, qui domine le KRN, demeure isolé : du "Parti Socialiste Ouvrier Polonais" (RPPS)36, de tendance anarcho-syndicaliste et plutôt hostile au communisme, il n'est parvenu à débaucher qu'un petit groupe dirigé par Edward Osobka, un socialiste issu du mouvement coopératif, révolutionnaire utopiste et naïf de 35 ans, que Bierut a récompensé en le nommant vice-président du KRN, et Jan Haneman. L'enseigne agrarienne est apportée par Wola Ludu ("la volonté du peuple"), un groupuscule cryptocommuniste entré depuis longtemps en dissidence du Parti Paysan, qui se rallie au PPR avec une dizaine de militants seulement, réunis derrière Wladyslaw Kowalski. Ces deux organisations sont dépourvues de moyens logistiques propres - imprimerie et diffusion de tracts - et dépendent entièrement du PPR. Gomulka est conscient de la fragilité de cette assise alors que l'heure de la libération approche et qu'il faut forger un système politique viable. C'est ainsi qu'il signe, en janvier 1944, une lettre à Dimitrov, qu'il informe à mots couverts des difficultés du parti : la position pro-soviétique du PPR, laisse-t-il entendre, et notamment son acceptation de l'abandon de Lwow et de Vilnius à l'URSS, lui interdit toute action politique à large échelle en Pologne. Le "clan" Gomulka récidive lorsque, le 1er juillet 1944, un des proches de celui-ci, Bienkowski, dans un éditorial de Trybuna Wolnosci préconise un dialogue politique avec des organisations de la résistance londonienne, jusqu'alors traitées comme ennemies.

A Moscou, où ces "états d'âme" ne manquent pas d'inquiéter, le paysage politique est en train de changer pour les communistes polonais. En moins d'un an d'existence, l'"Union des Patriotes Polonais" est devenue, vers la fin de 1943, une entité peu maniable où, au contact des militaires, germent des ambitions peu orthodoxes. L'état-major de l'armée polonaise, le colonel Berling notamment, caresse l'espoir d'une Pologne dirigée, après-guerre, par un régime militaire pro-soviétique. Staline laissant en permanence planer, y compris vis-à-vis de ses affidés les plus soumis, l'incertitude sur ses projets précis pour la Pologne, certains communistes - Minc, Wierblowski, Berman - s'inquiètent des progrès, dans les rangs de l'"Union des Patriotes", d'une idée dangereuse, celle de la primauté du militaire sur le politique - de l'armée sur le parti - dans le futur pouvoir polonais, et s'ouvrent de ces inquiétudes à Molotov (107). Aussitôt après, Staline fait créer, le 10 janvier 1944, un "Bureau Central des Communistes Polonais" (CBKP)[35], dont l'existence est gardée confidentielle, et en choisit personnellement les membres, parmi les communistes les plus orthodoxes et pro-soviétiques (108). Certains d'entre eux sont des rescapés des purges de 1937-38, dont l'immunité est très probablement synonyme de collaboration avec le NKVD. On y retrouve les noms de Jakub Berman, Hilary Minc, Stanislaw Radkiewicz, Karol Swierczewski, Wanda Wasilewska et Aleksander Zawadzki, auquel Staline confie la direction du "Bureau".

A Moscou, l'annonce de la création du KRN a été, semble-t-il, reçue sans enthousiasme, tant par Staline que par les membres du "Bureau Central". Ils jugent intempestives les initiatives de Gomulka à un moment où l'évolution rapide de la situation militaire et internationale exige, à leurs yeux, une subordination rigoureuse au centre de décision moscovite. Aussi une délégation du KRN, conduite par Osobka, est-elle "invitée" au printemps 1944 à se rendre à Moscou à travers la ligne de front. Staline reçoit les quatre émissaires polonais le 19 mai, en présence de Wanda Wasilewska et de Molotov, avec une extrême amabilité, exaltant, lui le Géorgien, la fraternité slave. Osobka, qui choisit à cette occasion le pseudonyme de Morawski, et ses collègues sont séduits : Staline feint de se rallier à leur suggestion d'étendre la frontière occidentale de la Pologne jusqu'à la ligne Oder-Neisse (109) et leur promet 50 000 armes automatiques - deux fois et demi ce qu'ils demandaient - et des équipements pour l'Armia Ludowa (A.L.). En conclusion de l'entretien, le dictateur se déclare prêt à nouer des relations avec l'organe exécutif du KRN pour peu qu'un tel organe soit créé. L'invite est on ne peut plus claire : la situation est mûre pour la création d'un gouvernement provisoire et, lors de la seconde entrevue avec Staline, celui-ci réitère son offre en des termes plus pressants. L'armée soviétique se rapproche, en effet, de la "ligne Curzon". De surcroît, les Américains, seuls à même de contraindre Staline à prendre des précautions, semblent n'élever aucune objection : sans consulter Washington, l'ambassadeur Averell Harriman accepte en juin de recevoir la délégation du KRN et dit à Molotov la bonne impression qu'ils lui ont laissée. "L'attitude étonnamment favorable des Américains envers les nouveaux candidats au pouvoir", observe l'historien Vojtech Mastny, "a énormément renforcé leur acceptabilité pour les Russes" (110).

Au fil des entretiens avec Staline - il y en aura 8 entre le 19 mai et le 22 juillet et des réunions préparatoires, le futur gouvernement provisoire et son programme prennent forme. Emanant formellement du KRN, assemblée siégeant en Pologne, ce pouvoir est moins illégitime que s'il avait été formé par les seules organisations polonaises d'Union Soviétique. Staline, non sans habileté, décide d'en confier la direction formelle à Osobka-Morawski - un "socialiste", tranche-t-il, "car les communistes ont trop peu d'influence " en Pologne, et qui présente l'avantage de n'être "pas anti-soviétique" (111). Ce ne sont cependant ni les émissaires du KRN, ni même la direction de l'"Union des Patriotes Polonais" qui ont la haute main sur ces préparatifs, mais les dirigeants du "Bureau Central des Communistes Polonais". Ils font valoir que le programme du KRN est trop audacieux et risque d'effaroucher la petite bourgeoisie ou de susciter des craintes de "soviétisation" dans la population, avec ses mots d'ordre de collectivisation de l'industrie. L'accent est donc délibérément mis sur le caractère "démocratique" et de coalition du futur gouvernement, tandis que sont élaborées, pour son "manifeste", les formulations les plus rassurantes (112).

A la mi-juillet, le projet est prêt ; Wanda Wasilewska et Osobka-Morawski s'en retournent au Kremlin le présenter à Staline le 17 juillet. Mais dès le lendemain, celui- ci fait savoir que la création d'un gouvernement provisoire est prématurée : Staline, soucieux de ne pas s'aliéner les Occidentaux dont il a encore besoin, ne veut pas précipiter les choses. C'est donc sous le titre plus modeste de "délégation du KRN pour les territoires libérés" qu'est fondé le 18 juillet 1944 l'organe exécutif du KRN, conjointement par les émissaires de celui-ci, par l'"Union des Patriotes Polonais" et par le "Bureau Central des Communistes Polonais" (113). Deux jours plus tard , après de nouvelles tergiversations, il est rebaptisé "Comité Polonais de Libération Nationale" (PKWN)[36].

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES DE LA PREMIERE PARTIE

1. W. WAKAR, Rozwoj terytorialny narodowosci polskiej, Kielce 1917, pp. 132-133, cité par Andrzej ALBERT, Wschodnie granice Polski, Zeszyty Historyczne n° 53, Instytut Literacki, Paris, 1980.

2. Janusz ZARNOWSKI, Spoleczenstwo drugiej Rzeczypospolitej, P.W.N., Varsovie, 1973, p. 374, cité par Henry ROLLET, La Pologne au XXème siècle, Pedone, Paris, 1985, p. 146.

3. Wladyslaw POBOG-MALINOWSKI, Najnowsza historia polityczna Polski, t. III (1939-1945), Londres, 1983, p. 23.

4. Tadeusz WYRWA, La résistance polonaise et la politique en Europe, France-Empire, Paris, 1983, p. 76.

5. W. POBOG, op. cit. pp. 44-45.

6. Ibid.

7. Soviet documents on foreign policy, cité par T. WYRWA, op. cit. p. 89.

8. Michel HELLER, Aleksandr NEKRICH, L'utopie au pouvoir, Calmann-Lévy, Paris, 1985, pp. 298-299.

9. W. POBOG, op. cit. pp. 114.

10. Norman DAVIES, God's playground, A history of Poland, t. II, Oxford University Press, Oxford (Grande- Bretagne), 1981, p. 444.

11. M. K. DZIEWANOWSKI, Poland in the 20th Century, Columbia University Press, New-York, 1977, p.115.

12. Tadeusz BOR-KOMOROWSKI, Histoire d'une armée secrète, Les Iles d'Or, Paris, 1952, p. 30.

13. Adam MICHNIK, Penser la Pologne, Morale et politique de la résistance, La Découverte/ Maspero, Paris, 1983, p. 126.

14. W. POBOG, op. cit. p. 122.

15. T. WYRWA, op. cit. p. 222.

16. T. BOR, op. cit. p. 70.

17. W. POBOG, op. cit. p. 176.

18. Winston CHURCHILL, La deuxième guerre mondiale, t. VI, Plon, Paris, 1965, p. 15.

19. W. WIELHORSKI, Los Polakow w niewoli sowieckiej, Londres 1956. Le même auteur estime que 322 000 personnes sont mortes auparavant dans les camps et les prisons.

20. Extraits du protocole des entretiens Sikorski-Staline, cités par W. POBOG, op. cit. p. 206.

21. Wladyslaw ANDERS, Katyn, Editions France-Empire, 1949, Paris, p. 81.

22. Andrzej ALBERT, Najnowsza historia Polski, Polonia, Londres, 1989, p. 361.

23. Jean ELLEINSTEIN, Staline, Fayard, Paris, 1984, p. 326, et François FEJTÖ, Histoire des démocraties populaires, Seuil, Paris, 1979, pp. 38-39.

24. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 363.

25. W. POBOG, op. cit. p. 218.

26. Ibid., p. 221.

27. Alexandra KWIATKOWSKA-VIATTEAU, Katyn, l'armée polonaise assassinée, Editions Complexe, Bruxelles, 1982, pp. 85-86.

28. W. ANDERS, op. cit. p. 97.

29. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 362.

30. A. KWIATKOWSKA-VIATTEAU, Katyn..., op. cit. p. 67 .

31. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 373.

32. Ibid.

33. N. DAVIES, God's playground..., op. cit. p. 466.

34. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 387.

35. Ibid. pp. 391-392, et W. POBOG, op. cit. p. 296.

36. W. POBOG, op. cit. p. 271.

37. A. KWIATKOWSKA-VIATTEAU, Katyn..., op. cit. p. 49.

38. W. ANDERS, op. cit. p. 31.

39. Nicholas BETHELL, The cold killer of Kalinin, The Observer Sunday, 6 octobre 1991.

40. T. BOR, op. cit. p. 127.

41. Jan NOWAK, Courrier de Varsovie, Gallimard, Paris, 1983, pp. 182-183.

42. J. NOWAK, Courrier..., op. cit. pp. 173-174 et 182-183.

43. J. ELLEINSTEIN, op. cit. pp. 378 et sqq.

44. Winston CHURCHILL, The Second World War, t. V, Londres, 1952, p. 362.

45. Andreï A. GROMYKO, Vozpominanie, t. I, Politizdat, Moscou, 1988, p. 176. .

46. Keith SAINSBURY, The turning point : the Moscow, Cairo and Teheran conferences, Oxford University Press, 1985, p. 241.

47. Ibid. pp. 273-274.

48. W. CHURCHILL, La deuxième..., op. cit. p. 68.

49. K. SAINSBURY, op. cit. p. 276.

50. J. ELLEINSTEIN, op. cit. p. 398.

51. K. SAINSBURY, op. cit. p. 277.

52. A. GROMYKO, op. cit. p. 177.

53. William LARSH, W. Averell Harriman and the Polish Question, December 1943-August 1944, East European Politics and Societies, Volume 7, n° 3, Automne 1993, University of California Press, p. 523.

54. Ibid. p. 526.

55. W. POBOG, op. cit. p. 505.

56. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 421.

57. W. CHURCHILL, The second..., op. cit. p. 256.

58. W. LARSH, op. cit. p. 532.

59. H. ROLLET, op. cit. pp 388-390.

60. Krystyna KERSTEN, Narodziny systemu wladzy - Polska 1943-1948, EditionsLibella, Paris, 1986, p. 55.

61. Llellewyn WOODWARD, British Foreign Policy in the Second World war, H.M.S. Office, Londres, t. III,

p. 178, cité par Jean LALOY in Yalta, hier, aujourd'hui, demain, Laffont, Paris, 1988, p. 71.

62. J. NOWAK, Courrier..., op. cit. pp. 146 et 174.

63. Ibid. p. 146.

64. Compte rendu n° 1/45 du ministère de l'Intérieur du gouvernement polonais de Londres, cité par Jean MALARA et Lucienne REY, La Pologne d'une occupation à l'autre. Editions du fuseau, Paris, 1952, p. 16.

65. J. NOWAK, Courrier..., op. cit. p. 133.

66. Krystyna KERSTEN, Historia polityczna Polski 1944-1955, Editions Krag (non-officiel), Varsovie, 1982, p.5.

67. M. K. DZIEWANOWSKI, The Communist Party of Poland, Harvard Univerity Press, Cambridge (Etats- Unis), 1976, p. 15.

68. Ibid. p. 51.

69. H. ROLLET, op. cit. p. 97.

70. Boris SOUVARINE, Staline, un aperçu historique du bolchévisme, Editions Gérard Lebovici, Paris, 1985.

71. Nicholas BETHELL, Gomulka, His Poland and His Communism. Pelican Books, Londres, 1972, p. 21.

72. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 108.

N. BETHELL, op. cit. p. 23. 74. Ibid., p. 15.

75. Ibid., p. 16.

76. N. DAVIES, God's playground..., op. cit.

77. Henryk CIMEK, KPP-Polska-socjalizm, Miesiecznik Literacki, Varsovie, décembre 1988, cité par Edward OSOBKA-MORAWSKI, Krawedz ciemnosci, Editions Instytut Wydawniczy Zwiazkow Zawodowych, Varsovie, 1989, pp. 7-8.

78. Ils ne seront que 80 à revenir après 1956. Cf. H. ROLLET, op. cit. p. 233.

79. B. SOUVARINE, Comments on the massacre, cité par M. DRACHKOVICH et B. LAZITCH, The

Komintern, New York, 1966, p. 176.

80. H. ROLLET, op. cit. p. 234.

81. T. BOR, op. cit. p. 122.

82. N. BETHELL, op. cit. p. 34.

83. Ibid., p. 40.

84. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. pp. 160-161.

85. Teresa TORANSKA, Oni, EditionsAneks, Londres, 1985, p. 236.

86. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.381, W. POBOG, op. cit. p. 402, et T. TORANSKA, op. cit. p. 239.

87. Polska Partia Robotnicza - Dokumenty programowe 1942-1948, Varsovie, 1984, p. 51.

88. Ibid., p. 56. et Wladyslaw GOMULKA, Pamietniki, tome II, Polska Oficyna Wydawnicza BGW, Varsovie, 1994, p. 99.

89. Norbert KOLOMEJCZYK, Marian MALINOWSKI, Polska Partia Robotnicza 1942-1948, Editions Ksiazka i Wiedza, Varsovie, 1986, pp. 50 et 68, A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 382.

90. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 165, T. BOR, op. cit. p. 123, et H. ROLLET, op. cit. p. 392.

91. N. KOLOMEJCZYK, M. MALINOWSKI, op. cit. p. 50.

92. Tadeusz ZENCZYKOWSKI, Rozmowy delegatury rzadu i PPR w 1943 roku, Zeszyty Historyczne n° 27, Paris, 1974, pp. 104-129, cité par H. ROLLET, op. cit. p. 392.

93. Zbigniew BLAZYNSKI, Mowi Jozef Swiatlo - Za kulisami bezpieki i partii, Polska fundacja kulturalna, Londres, 1985, p. 205.

94. Ibid. pp. 104-108. Voir également Zeszyty Historyczne n° 59, Paris, 1982, et Nowotko-Molojec - z poczatkow PPR, Puls Publications, Londres, 1986.

95. Wolna Polska du 1er mars 1943, cité par A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 390.

96. Dokumenty programowe..., op. cit. pp. 480-486.

97. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 168.

98. Dans une résolution de mai 1943 du Comité Central du PPR, in Kommounistitcheskii Internatsional, n° 5- 6, Moscou, 1943.

99. Slownik biograficzny dzialaczy polskiego ruchu robotniczego, t. I, Ksiazka i wiedza, Varsovie, 1986, p. 222.

100. Flora LEWIS, A case history of hope, EditionsDoubleday, New-York, 1958, p. 38.

101. K. KERSTEN, Narodziny..., op. cit. p. 22. .

102. Dokumenty programowe..., op. cit. pp. 27-28. 103. Ibid. pp. 519-528.

104. T. TORANSKA, op. cit. (interview de J. Berman) pp. 261-262.

105. W. WASOWICZ, L. SOCHA, Z archiwum Boleslawa Bieruta in Zeszyty Historyczne n° 61, Instytut literacki, Paris, 1982.

106. W. WASOWICZ et L. SOCHA, art. cit. p. 183.

107. T. TORANSKA, op. cit. p. 257.

108. E. OSOBKA, op. cit. p. 25.

109. J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 25.

110. Vojtech MASTNY, Russia's road to the Cold War : Diplomacy, Warfare and the Politics of Communism, 1941-1945, New York, 1979, p. 176, cité par W. LARSH, art. cit. p. 550.

111. E. OSOBKA, op. cit. p. 20.

112. K. KERSTEN, Narodziny..., op. cit. p. 58.

113. Tadeusz ZENCZYKOWSKI, Dramatyczny rok 1945, Polonia, Londres, 1981, p. 12.


[1] voïvodie: subdivision administrative en Pologne

[2] Lebensraum : espace vital

[3] Gauleiter : gouverneur

[4] S.Z.P.: Sluzba Zwyciestwu Polski

[5] Z.W.Z.: Zwiazek Walki Zbrojnej

[6] N.O.W.: Narodowa Organizacja Wojskowa

[7] On trouve parmi ses membres les noms de Wanda Wasilewska, Stefan Jedrychowski, Jerzy Putrament, Adam Wazyk et Wiktor Grosz, tous issus d'un groupe d'intellectuels communistes actif à Lwow de septembre 1939 à juin 1941.

[8] K.W.C. : Kierownictwo Walki Cywilnej

[9] S.L. : Stronnictwo Ludowe

[10] S.N. : Stronnictwo Narodowe

[11] A.K. : Armia Krajowa

[12] N.S.Z. : Narodowe Sily Zbrojne

[13] K.O.N. : Konwent Organizacji Niepodleglosciowych

[14] Z.O.B. : Zydowska Organizacja Bojowa

[15] R.P.Z. : Rada Pomocy Zydom

[16] W.R.N. : Wolnosc-Rownosc-Niepodleglosc (Liberté-Egalité-Indépendance)

[17] O.P.W. : Oboz Polski Walczacej

[18] P.P.R. : Polska Partia Robotnicza (Parti Ouvrier Polonais)

[19] G.L.: Gwardia Ludowa (Garde Populaire)

[20] K.R.N. : Krajowa Rada Narodowa

[21] R.J.N. : Rada Jednosci Narodowej

[22] Burza : tempête

[23] NIE: non, en polonais

[24] Z.P.R. : Zwiazek Polskich Robotnikow

[25] P.P.S. : Polska Partia Socjalistyczna

[26] S.D.K.P.: SocjalDemokracja Krolestwa Polski

[27] S.D.K.P.i L. : SocjalDemokracja Krolestwa Polski i Litwy

[28] K.P.R.P. : Komunistyczna Partia Robotnicza Polska

[29] K.P.P. : Komunistyczna Partia Polska

[30] ils ne seront que 80 à revenir après 1956 (78)

[31] G.L.: Gwardia Ludowa

[32] C'est en effet le colonel Swiatlo, alors chef-adjoint du Département des "opérations spéciales" de la police politique polonaise, qui, en 1949, rouvrira le dossier à la demande de Gomulka, en mal de preuves contre Gomulka.

[33] RPPS : Robotnicza Partia Polskich Socjalistow

[34] Z.P.P.: Zwiazek Patriotow Polskich

[35] C.B.K.P.: Centralny Biuro Kommunistow Polskich

[36] P.K.W.N.: Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego