Maxime Rovère, Le boom de la géopolitique, Marianne 16-22 juin 2012


International

Idées

Le boom de la géopolitique

Maxime Rovère


16 juin 2012

Marianne

Plus que jamais à la mode, elle explore les nouveaux rapports de force planétaires, marqués par le recul des Etats-nations, la révolution numérique et l'ascension d'une hyperclasse mondialisée toute-puissante.

Rarement une discipline de sciences humaines aura connu une ascension aussi spectaculaire : longtemps objet de toutes les méfiances, la géopolitique occupe désormais une place toujours plus importante dans le champ intellectuel. De marginale, elle est devenue matière obligatoire pour certains concours (notamment HEC section scientifique) et on l'enseigne sous des noms divers dans les instituts d'études politiques (IEP) et dans les écoles de commerce. Signe des temps, la collection «Major» des Presses universitaires de France (PUF) ouvre une nouvelle série avec des ouvrages consacrés à des zones géographiques (France, Proche-Orient, mers et océans, pays émergents et Brésil...), mais aussi des volumes consacrés au sport ou aux religions. L'Ecole de management de Grenoble a créé un Festival de géopolitique qui a connu en 2012 sa quatrième édition.

Les réticences n'étaient pourtant pas infondées : cette science des rapports entre puissance et géographie a été façonnée par les pires ambitions impérialistes. Parmi ses pères fondateurs, le général bavarois Karl Haushofer (1869-1946) ou l'Américain Halford Mackinder (1861-1947) ont tâché de définir, l'un pour l'Allemagne, l'autre pour le monde anglo-saxon, des stratégies de domination du monde. Pourtant, nous savons depuis Machiavel que les peuples qui comprennent les rapports de pouvoir ont plus de chances d'être libres. Aussi peut-on se réjouir du virage - inauguré en France, notamment par Yves Lacoste, dans les années 80, à travers la revue Hérodote - qui a émancipé les analyses stratégiques des intérêts nationaux. La géopolitique, redéfinie par Lacoste comme «l'étude des interactions entre le politique et le territoire», s'engouffre aujourd'hui dans les perspectives nouvelles qu'offre la mondialisation.

L'un des fondements de la géopolitique repose sur l'opposition entre la terre et la mer : les montagnes, les plaines, les vents ou les courants sont des contraintes géographiques qui déterminent des modalités de puissance radicalement différentes. Or, de ce point de vue, l'aspect du monde a profondément changé depuis dix ans.

Fluidification

Si le nombre d'habitants, les ressources du sous-sol ou la sécurité des approvisionnements restent des invariants inconditionnels de la puissance, il se produit désormais dans ce domaine des transformations rapides. «Une partie du monde, résume Pascal Gauchon, directeur de collection aux PUF, est devenue liquide : ce qui circule à travers la planète de façon continue [l'information, les marchandises, etc.] prend le pas sur les distances, les fragmentations, les territoires.»

Cette fluidification transcende les fondamentaux géographiques. Même si certains, comme Robert Kagan, insistent encore et toujours sur le «retour de l'histoire» - titre du livre où cet auteur oppose les puissances maritimes démocratiques et les puissances terriennes autocratiques. Pierre Bühler, lauréat du prix Antéios 2012 pour son ouvrage la Puissance au XXIe siècle (éd. CNRS), préfère se concentrer sur ce qui change : «La mondialisation de la production, le développement d'entreprises multinationales, la financiarisation de l'économie mondiale, la montée en puissance des réseaux, tout cela montre que la valeur est aujourd'hui dans les flux.» Pour suivre le mouvement, la géopolitique doit désormais étudier des déterminations beaucoup plus hétérogènes qu'auparavant, d'autant que les rapports de force se sont également beaucoup diversifiés. «La fin de la bipolarisation du monde, en 1989, remarque François Géré dans la Nouvelle Géopolitique (Larousse), a libéré le pluralisme politique, religieux, économique.» Intérêts et modes d'action se sont démultipliés. Sommes-nous encore en mesure de comprendre ce monde ?

Agglomérer la puissance

Si nous ne voulons pas regarder passivement notre destin nous échapper, la géopolitique s'apparente à une urgence. Que dit-elle ? Que l'une des mutations engendrées par la fluidification est le recul des Etats-nations, progressivement privés de leurs prérogatives. «Au lendemain de 1945, rappelle Pierre Bühler, l'Etat maîtrisait les conditions de sa puissance, parce que l'essentiel de la valeur ajoutée était fabriqué sur son territoire. Appuyé sur une large assiette fiscale, il pouvait s'occuper de l'aménagement du territoire, administrer ses propres entreprises, orienter l'information [c'était l'ORTF en France], etc.» Au cours des années 80, les paramètres du contrôle lui ont échappé les uns après les autres, si bien qu'il n'est plus aujourd'hui le maître de notre quotidien. Dans le même temps, les relations de dépendance des Etats entre eux, ou à l'égard d'entités plus petites - comme les entreprises -, n'ont cessé d'augmenter. Cette interdépendance signifie que les rapports de force du XXIe siècle n'opposent plus classiquement des Etats, mais plusieurs types d'acteurs.

Ce sont des entités de toute nature, des ONG, des multinationales, des Eglises, des organisations criminelles, dont chacune suit sa logique propre. La nouveauté, pour ces acteurs, se trouve dans les possibilités offertes par l'ensemble des technologies de l'information et de la communication. Il ne s'agit pas seulement d'Internet. Les terminaux portables permettent de capter des événements où ils se produisent. Les réseaux sociaux offrent un mode de propagation rapide et quasi incontrôlable. Les blogs sont des lieux d'expression que même les dizaines de milliers de censeurs chinois peinent à contenir. Les agences de communication offrent encore d'autres relais. «Bref, conclut Pierre Bühler, entre un événement et sa communication mondiale, il peut y avoir moins d'une demi-heure ! Ces interconnexions transforment l'ordre politique du monde aussi radicalement que l'avait fait l'imprimerie.» Pourquoi ? Parce que ces ressources mettent des entités nouvelles en position d'agglomérer de la puissance au point de renverser les rapports de force, voire de contester l'autorité des Etats. Elles peuvent agglomérer des hommes (comme pendant les révolutions arabes), des marchandises (les pièces d'industrie fabriquées partout dans le monde et assemblées ailleurs), des flux financiers... «La révolution numérique offre des possibilités d'agrégation inouïes, s'étonne Pierre Bühler, qui sont en train de transformer le paysage mondial.»

Est-ce à dire que les décisions échappent désormais à tout contrôle, la puissance étant plus fluide que jamais ? «L'Etat-nation a encore deux atouts, tempère Pascal Gauchon. Les moyens et la légitimité.» Certains Etats sont d'ailleurs très habiles dans l'utilisation des flux : «Voyez les Etats-Unis, c'est une thalassocratie moderne : elle domine la liquéfaction du monde.» Assurément, la puissance économique des entreprises n'est que rarement comparable à celle des Etats, et ceux-ci gardent, selon l'expression de Max Weber, le monopole de la violence légitime. La Chine montre ainsi qu'un Etat peut exercer un contrôle sur les flux : son utilisation politique des moteurs de recherche a contraint les multinationales d'Internet à choisir entre perdre leur clientèle à l'international ou renoncer à leur clientèle en Chine. Résultat : google.cn s'est entièrement arrêté en mars 2010, mais la firme américaine prépare pour 2012 une version qui avertira les internautes lorsqu'un mot clé les exposera à la censure.

Ces politiques étatiques d'Internet montrent toutefois que, lorsqu'un gouvernement veut faire preuve d'autoritarisme - à l'instar d'Evo Morales, de Poutine, de Chavez -, il peut encore imposer ses lois. Une volonté forte est capable d'encourager ou d'entraver la liberté du Net, mais aussi d'encadrer les échanges commerciaux ou les flux financiers. La dérégulation n'est donc pas une fatalité.

Mais la difficulté se trouve également à l'intérieur de l'Etat, comme le ver dans le fruit : l'administration, conçue pour être un gage de probité, est devenue excessivement perméable aux intérêts privés. La présidence de la commission des Affaires bancaires au Sénat américain n'est-elle pas tenue par un ancien de Goldman Sachs ? Dans ces conditions, comment les Etats pourraient-ils prendre des mesures réellement fermes contre les banques d'investissement, si celles-ci sont conçues par leurs anciens collaborateurs ? «C'est la raison pour laquelle mon prochain travail sera une géopolitique de la lutte des classes», conclut résolument Pascal Gauchon. A la bonne heure. Car le principal danger qui menace la démocratie mondiale n'est pas tant le terrorisme que la résistible ascension d'une world-bourgeoisie bientôt toute-puissante. Celle-là cristallise d'ailleurs les intérêts de toutes les disciplines : le sociologue Luc Boltanski confiait récemment qu'il voulait y consacrer ses prochaines recherches.

Sommes-nous donc en train d'assister à la naissance d'un nouvel empire, pour reprendre le titre du livre déjà ancien de Michael Hardt et Toni Negri (Empire, Harvard University Press, 2000) ? Ces philosophes ont très tôt soutenu que, dans le nouveau monde né de la société de la communication, les conflits entre nations deviendraient secondaires, et que les grands enjeux se concentreraient autour d'un système de signes considérant comme un ennemi tout élément - individu ou organisation - susceptible de gripper son fonctionnement.

Révolution confisquée

Ainsi, la révolution numérique pourrait être confisquée par une hyperclasse mondialisée : les droits d'auteur en sont le parfait exemple, car, s'il est normal de rémunérer les créateurs, la logique commerciale des maisons de production ou d'édition met en danger aussi bien le partage culturel que les libertés informatiques. Cette inflexion nocive d'un principe noble a priori montre que l'hyperclasse est capable de naviguer d'une «grappe de puissance» à l'autre, afin d'empêcher toute remise en question de sa domination, désormais fluide et presque insaisissable.

Face à cela, les recours des forces traditionnelles semblent bien faibles - même si les Etats peuvent eux aussi s'approprier les logiques de la communication. Les Etats-Unis sont ainsi en passe de considérer l'accès à Internet comme un droit fondamental, équivalent moderne de la liberté de réunion. Si la France est encore l'héritière d'une image positive (notre mode de vie, notre richesse historique, nos produits fins peuvent valoir comme des atouts économiques), elle peine pourtant à se projeter dans l'avenir. Sa culture diplomatique continue de s'appuyer sur des interlocuteurs classiques, au détriment des acteurs nouveaux.

La crise du bien commun

La géopolitique offre à ce titre un point de vue indispensable sur ce que nous vivons : elle évite de confondre les mutations globales (notamment l'émergence des puissances non étatiques) et les phénomènes qui découlent de décisions humaines (gouvernements ou groupes de pression). A cette lumière, la crise la plus intense que nous ayons eu à traverser ces dernières années offre un nouveau visage : elle n'est pas tant financière que politique, car elle engage la définition d'un bien commun (et donc possiblement des mesures contre ceux qui lui portent atteinte). En effet, nous ne pouvons nous contenter d'observer que de nouveaux acteurs, récemment apparus dans l'agora mondiale, forment les relais des attentes de la société civile. Certes, les ONG permettent d'attirer l'attention publique sur des difficultés que les pouvoirs en place pourraient préférer masquer ; certes, quelques personnalités - prix Nobel de la paix ou d'économie - constituent une sorte de «cléricature internationale», selon l'expression de Josepha Laroche, pourvue d'une autorité morale. «Pourtant, conclut Pierre Bühler, aucun de ces acteurs sociaux n'est le dépositaire du bien public. Et c'est là que l'Etat peut jouer son rôle. Dans un environnement démocratique, l'Etat doit avoir pour but de définir le bien commun qui oriente les politiques publiques.»

A vouloir affronter les difficultés les unes après les autres, une politique de gestionnaires myopes a fini par perdre le sens des priorités : l'Etat a accepté la «socialisation des pertes» bancaires, au détriment de la dette publique ; chaque jour, un grand nombre d'entreprises se délestent encore ainsi de leurs dégâts environnementaux ou sociaux. Là est la crise : le système politique a de plus en plus de difficultés à remplir l'objectif de l'Etat, qui consiste à faire prévaloir l'intérêt commun sur les intérêts particuliers. Le défi du monde en marche est là. L'adaptation du politique à une nouvelle distribution de la puissance reste encore à inventer.

Contre l'ignorance, les vacances

Inutile de s'en cacher : même une lecture régulière des journaux laisse demeurer de grandes zones d'ombre dans notre représentation du monde. Comment se mettre à jour en géopolitique ? Depuis l'été dernier, les éditions du CNRS proposent un cahier de vacances pour adultes. Double avantage : d'une part, ce format ludique permet de découvrir à la fois les concepts de la discipline et les faits sur lesquels elle s'appuie ; d'autre part, si papa et maman ont emporté des devoirs de vacances, les enfants ne pourront plus rechigner à faire les leurs. Pour vérifier vos lacunes, Marianne vous offre un petit extrait : définition théorique de la frontière et jeu à suivre.

«La frontière, comme expression spatiale de la souveraineté, est en train d'évoluer. Elle devient plus poreuse et, sous l'effet des progrès technologiques, perd de sa capacité à maîtriser ce qui pourrait la traverser. Pour autant, la frontière n'a pas disparu. Bien au contraire, depuis 1991, plus de 26 000 km de nouvelles frontières internationales ont été instituées, et si les programmes annoncés de clôtures et barrières métalliques ou électroniques étaient menés à terme, elles s'étireraient sur plus de 18 000 km. Le rapport entre l'avancée technique et la frontière se révèle extrêmement complexe et contradictoire : alors que ces technologies rendent le franchissement plus facile pour les menaces (criminalité organisée, terrorisme, etc.), elles sont également mobilisées par les Etats pour renforcer le contrôle. Que ce soit la construction du mur entre les Etats-Unis et le Mexique, destiné à endiguer le flot des migrants latino-américains, ou le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie, pour tenter de prévenir des attentats-suicides, la problématique de la frontière est d'autant plus présente qu'elle est irrémédiablement liée à des questions de sécurité.»