Zbigniew Brzezinski Le vrai choix ; l’Amérique et le reste du monde

Note de lecture

Zbigniew Brzezinski, Le vrai choix ; l’Amérique et le reste du monde, Odile Jacob, 2004 (titre anglais : Global Domination or Global Leadership)

L’auteur : Zbigniew Brzezinski, actuellement conseiller au Center for Strategic and International Studies et professeur de relations internationales à l’université Johns Hopkins à Washington, a été conseiller pour les affaires de sécurité nationale du Président Carter. Son précédent ouvrage était Le grand échiquier. Partisan d’une grande fermeté vis-à-vis de l’Union Soviétique lorsqu’il servait dans l’Administration Carter, il jouit aujourd’hui d’une autorité qui dépasse le camp démocrate, passant pour un observateur à la fois modéré et réaliste.

Dans cet essai sur le bon usage de la puissance américaine, Brzezinski fonde sur une analyse du rôle de l’Amérique dans le monde une série de prescriptions qui apparaissent comme autant de critiques implicites ou explicites de la politique de l’Administration Bush.

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Les Etats-Unis se retrouvent aujourd’hui, pour la troisième fois de leur histoire1, plongés dans un grand débat national sur leur défense, à un moment caractérisé par :

- une suprématie absolue dans l’ordre international, sur tout le registre de la puissance. Non seulement cette suprématie fait l’objet d’une acceptation quasi-unanime, mais aucun rival crédible n’apparaît à l’horizon des prochaines décennies ;

- une vulnérabilité accrue, par contraste avec les puissances qui ont joui dans l’histoire d’une hégémonie comparable, mais pour lesquelles l’espace et le temps jouaient un rôle de glacis ;

- un statut de garant de dernier ressort de la stabilité internationale.

1. Une nouvelle définition de la sécurité nationale et internationale

Les attentats du 11 septembre 2001 ont consacré la fin de la « sécurité souveraine », cette notion qui rendait synonymes sécurité et souveraineté. Sans doute ce privilège dû à un territoire sanctuarisé par sa position géographique avait-il déjà été ébranlé par la crise des missiles de Cuba, mais rétabli par l’équilibre stratégique - une vulnérabilité acceptée et rationalisée au nom d’une vulnérabilité symétrique de l’URSS. Tous les développements postérieurs à la guerre froide (« Révolution dans les Affaires Militaires », première guerre du Golfe, Kosovo...) ont conforté l’Amérique dans un sentiment d’invulnérabilité jusqu’à ce que les attentats de New York et Washington la fassent rentrer dans le droit commun des autres Etats, qui ont dû s’accommoder depuis des siècles d’un certain niveau d’insécurité.

Il est vrai que la nature même des conflits a changé : la guerre totale, précédée d’une déclaration en bonne et due forme, a laissé place à une violence informelle, contagieuse et souvent anonyme qui évoquerait davantage la criminalité urbaine, n’était la létalité des méthodes et technologies employées. Qu’on y ajoute la facilité de coordination permise par la mobilité et les communications mondiales, la perméabilité des démocraties et la vulnérabilité propre des sociétés modernes complexes, et on a là tous les éléments de « cette guerre sans pitié que livrent les faibles aux puissants - le terrorisme ».

Aujourd’hui, donc, l’insécurité est la norme et la sécurité l’exception et, sur ce plan-là, la mondialisation a rattrapé les Etats-Unis, d’autant plus exposés que, aux avant-postes de cette mondialisation, ils cristallisent tout le ressentiment qu’elle génère. La question qui se pose aujourd’hui est donc de savoir quel niveau de vulnérabilité est supportable par l’Amérique sans mettre en péril son rôle plus traditionnel de clef de voûte et garant de dernier ressort de la stabilité internationale, un rôle dans lequel elle s’est naturellement installée au sortir de la Guerre Froide. Pour bien l’illustrer, Brzezinski invite son lecteur à imaginer ce que seraient les conséquences d’un retrait immédiat des forces américaines stationnées dans les trois régions les plus sensibles de la planète, l’Europe, l’Extrême-Orient et le Golfe persique : « ...un chaos politique majeur. L’Europe entamerait une course désordonnée au réarmement et ses acteurs entreraient en concurrence pour gagner les faveurs de la Russie. En Extrême-Orient, la péninsule coréenne serait probablement précipitée dans la guerre, tandis que le Japon aurait pour priorité le réarmement - nucléaire compris. Dans le golfe Persique, l’Iran confirmerait sa position dominante et mènerait une politique d’intimidation à l’égard de ses voisins arabes ». Au total, conclut sur ce point l’auteur, il n’y a aucune puissance qui puisse prétendre prendre la relève des Etats-Unis dans cette fonction essentielle.

Quant à la menace terroriste, elle est justiciable d’une définition et d’une analyse à la fois précise et intelligible pour l’opinion publique, ne fût-ce que pour élaborer la stratégie à même d’y faire face. Brzezinski s’inscrit en faux contre les simplifications, les qualifications imprécises et théologiques qui ont été celles de l’Administration Bush - même si elle s’est gardée d’identifier le terrorisme à l’islam. En assimilant le terrorisme au mal, les terroristes à l’ennemi, on fait fi de ce qu’est le terrorisme, une technique meurtrière d’intimidation. Or « on ne déclare pas la guerre à une technique, à une tactique », plaide-t-il, « s’opposer au terrorisme exige non seulement d’éliminer les terroristes, mais aussi d’identifier puis de traiter les questions politiques qui sous-tendent leurs actions. Admettre cette réalité ne revient ni à excuser le terrorisme ni à prêcher l’autoflagellation. Toutes les entreprises terroristes, ou à peu près, ont leur origine dans un conflit de nature politique et se nourrissent de ce conflit ». Pour l’auteur, la cause première de l’attaque dont ont été l’objet les Etats-Unis ne fait guère de doute : c’est leur engagement au Moyen-Orient. Et c’est d’une « extraordinaire réticence » que les Etats-Unis ont ensuite fait preuve pour prendre en compte le contexte politique du terrorisme, et son lien avec l’histoire politique du Moyen-Orient, soutenant par exemple les initiatives les plus extrêmes d’Israël contre les Palestiniens, prises sous la bannière de la lutte contre le terrorisme. Outre Ariel Sharon, d’autres dirigeants, comme Vladimir Poutine ou Jiang Zemin, se sont du reste engouffrés dans la brèche ainsi ouverte.

L’auteur donne également une définition géographique de l’insécurité en la localisant dans la principale zone de turbulences du monde qu’est l’Eurasie, en particulier la zone comprise entre le canal de Suez et la Chine, qu’il avait déjà, dans Le grand échiquier, qualifiée de « nouveaux Balkans du monde ». C’est dans ce périmètre, qui concentre la moitié de la population mondiale, que l’on trouve les trois quarts des pauvres de la planète, les foyers de conflits ethniques les plus explosifs, les violences religieuses les plus intenses et quelques uns des régimes les plus despotiques. C’est une région que l’Amérique doit traiter - et pacifier - comme un ensemble, car c’est là que se situent les enjeux majeurs de la sécurité du monde : le terrorisme, les armes de destruction massive, les approvisionnements énergétiques...

Le premier effort doit porter sur la compréhension de la complexité du monde islamique, une tâche rendue difficile, aux Etats-Unis, par le préjugé anti-arabe et l’assimilation sommaire de l’islam au terrorisme, mais néanmoins indispensable. Les quelque 40 pays à majorité de population musulmane qui sont localisés dans cette zone sont tous traversés de débats divers, où la religion occupe une place centrale, mais sont également en proie à une stagnation sociale, économique et intellectuelle. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir vers quelle définition politique tendra cette ébullition : Brzezinski estime que la dynamique fondamentaliste, réactionnaire, tend à s’épuiser, alors que le seul véritable défi politique émane des mouvements populistes qui embrassent l’islam comme idéologie politique - et entretiennent le ressentiment anti-occidental. S’agit-il d’un phénomène analogue à celui des partis populistes de masse apparus dans le sillage de la Révolution Industrielle et du « signe avant-coureur (du) réveil d’une civilisation longtemps engourdie ? ». Quoi qu’il en soit, ces processus emprunteront des voies variées, modérées pour certains, violentes pour d’autres, mais les Etats-Unis devraient, en tout état de cause, « éviter de donner l’impression qu’ils assimilent les spécificités culturelles de l’islam à des obstacles insurmontables » à l’accès à la modernité. Car « il est de l’intérêt de l’Amérique elle-même que les fidèles de l’islam en viennent à se percevoir comme des acteurs de la communauté mondiale émergente (et) d’isoler les extrémistes musulmans des plus modérés ». A cette fin et afin d’éviter une collision entre l’Amérique et l’islam, il y a lieu d’« appréhender la fermentation à l’oeuvre dans le monde musulman selon une perspective régionale plutôt que mondiale et l’analyser à travers un prisme géopolitique plutôt que théologique ».

2. Quelle politique, quelle stratégie pour ce nouveau paradigme ?

Brzezinski appuie sa réflexion sur un double postulat :

- la guerre contre le terrorisme n’est pas une fin en soi, et ne soit pas s’opérer au détriment des intérêts à long terme de l’Amérique, qui sont « la promotion de règles de fonctionnement communes et de valeurs démocratiques partagées - et pas seulement proclamées de manière rhétorique » ;

- les Etats-Unis ne peuvent atteindre cet objectif seuls, ni même avec des coalitions de circonstance éphémères, formées d’alliés complaisants et quelquefois intéressés. Pour éviter de « s’enliser dans les sables mouvants de l’hégémonie » dans un région au potentiel explosif, ils doivent au contraire faire fond sur des stratégies et alliances capables de résister à l’épreuve du temps, sur des stratégies de coopération à large spectre.

Aucun partenariat ne s’impose avec autant de force que celui de l’Europe pour traiter, de concert avec les Etats-Unis, les « Balkans du monde », du moins, à raison de sa proximité géographique avec l’Europe, leur partie moyen-orientale. Malgré les différences considérables entre les deux partenaires (faiblesse de l’effort de défense européen, inaptitude à la décision d’une Europe élargie à 25...), il y a entre eux une réelle complémentarité, en termes de ressources à mutualiser, d’approches (multilatéralisme européen, unilatéralisme américain) qui constituent les prémisses de la création d’un noyau mondial de la stabilité politique et de la richesse économique. Une telle perspective implique que d’une part les Etats-Unis cessent de « s’attribuer la direction exclusive de l’Alliance » et résistent à la tentation d’introduire la division chez leur partenaire, que d’autre part les Européens sortent de leur torpeur et se montrent plus pondérés dans l’expression de leurs récriminations, que, enfin, les uns et les autres s’accordent sur les objectifs poursuivis. Par ailleurs un autre partenariat s’impose pour traiter plus spécifiquement la stabilité de la partie orientale de l’Eurasie et accompagner la montée en puissance d’une Chine comparable, dans son environnement régional, à l’Allemagne impériale d’avant 1914. Les deux partenaires sont en l’espèce la Chine et le Japon, qui devront former avec les Etats-Unis un « triangle stratégique (...) point d’ancrage crucial pour affronter le tumulte eurasien ». Ce choix requiert un engagement régional plus net du Japon.

L’ancien conseiller du président Carter propose de mettre en oeuvre ces postulats en se concentrant sur trois priorités :

- la résolution du conflit israelo-arabe, qui est non seulement une source de déstabilisation pour tout le Moyen-Orient, mais menace également l’alliance euro-atlantique de dislocation. Compte tenu des divergences de fond entre l’Europe et les Etats-Unis sur ce dossier, mais aussi des velléités des conservateurs américains proches du Likoud d’imposer un nouvel ordre dans la région, le risque est réel que l’Europe se définisse, pour la première fois depuis Suez, contre l’Amérique. Or aucune solution ne sera viable si elle ne découle pas d’une action concertée entre les Européens et les Américains, qui aille jusque dans la teneur d’un accord de paix israelo-palestinien. Des progrès sérieux sur ce dossier déterminent les possibles progrès autour des deux objectifs suivants ;

- la stabilisation de l’Irak est le second chantier possible d’une coopération directe et intense entre l’Europe et les Etats-Unis, clef, notamment, d’une configuration satisfaisante à même d’assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques - sous la forme d’une « domination stratégique de (l’ensemble régional), quitte à l’habiller d’accords de coopération divers » ;

- la dernière priorité, tributaire des progrès réalisés sur les deux dossiers précédents, est la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, qui impliquerait une participation non seulement des Européens, mais aussi d’autres puissances régionales, comme l’Inde et le Pakistan, ainsi que la Russie et la Chine.

3. Hégémonie et bien commun mondial

Brzezinski ne veut toutefois pas inscrire sa démarche dans un horizon purement tactique, mais comme la fondation d’un ordre mondial qui permette d’éviter le plongeon dans le chaos lorsque la puissance américaine finira pas s’étioler. Cette exigence implique de revenir sur la définition de la mondialisation, à la fois ordre en formation et instrument de projection de l’influence américaine. La mondialisation, « doctrine naturelle de l’hégémonie mondiale », est au fond l’expression, sur le mode du soft power, de l’idéologie, d’une hégémonie par ailleurs imposée par la suprématie militaire, une combinaison qui débouche sur une double contradiction :

- la société américaine est aujourd’hui à l’origine des grandes tendances qui diluent et affaiblissent la notion de souveraineté alors que par ailleurs l’Amérique est le gardien sourcilleux de sa propre souveraineté, se réservant le droit de choisir à quelles disciplines multilatérales elle veut souscrire ;

- une contradiction entre la démocratie, intérieure autant qu’extérieure, et la projection de puissance. L’une complique la mise en oeuvre de l’autre et en retour la puissance fait peser une menace sur la démocratie.

Pour résoudre ces contradictions, il faut à l’Amérique, estime l’auteur, une définition cohérente de son rôle dans le monde.

L’association étroite entre les intérêts nationaux américains et la mondialisation engendre un phénomène de « contre-symbolisation » porté par le mouvement anti-mondialisation, qui ne se borne pas à fédérer des formations dissidentes et marginales, mais alimente un anti-américanisme cohérent susceptible d’acquérir une audience mondiale. Ce constat amène l’auteur à formuler une mise en garde : « la mondialisation est une réalité ambivalente et si les responsables américains ne la dotent pas d’un contenu politique clair, d’un objectif moral souhaitable, lié à l’amélioration de la condition humaine, leur enthousiasme béat pourrait finir par se retourner contre eux ».

4. Hégémonie et démocratie

Brzezinski voit trois priorités pour l’action extérieure des Etats-Unis :

- la démocratisation tout d’abord : « des procédures d’expression doivent être mises en place de façon à ce que tous ceux que la mondialisation affecte puissent formuler leurs intérêts fondamentaux ». C’est là la clef de l’acceptation par les pays en développement de la légitimité de la mondialisation ;

- une plus grande attention, ensuite, à la notion de « bien mondial » : « la mondialisation doit perdre son statut de vérité révélée et être considérée comme une occasion d’améliorer la condition humaine » ;

- la cohérence, enfin, car « l’Amérique porte atteinte à sa propre crédibilité lorsqu’elle exige des autres ce qu’elle rejette pour elle-même ».

Au total, les Etats-Unis, premiers bénéficiaires de la mondialisation, doivent consentir des sacrifices non réciproques pour améliorer le bien public mondial, faute de quoi ils s’exposent à l’isolement et au risque de renforcement de l’hostilité internationale.

L’auteur voit également des risques internes dans le maniement de la puissance lorsqu’il porte atteinte au modèle démocratique américain :

- que des droits civiques soient sacrifiés sur l’autel de la sécurité nationale, comme ce fut le cas avec le Patriot Act, adopté par le Congrès après le 11 septembre ;

- qu’une « élite chargée d’administrer l’hégémonie (...), véritable bureaucratie impériale » s’arroge la conduite de la politique américaine dans un monde dangereux et compliqué, court-circuitant les contre-pouvoirs de la démocratie - c’est ainsi qu’on a vu le Congrès abdiquer de sa responsabilité d’engager le pays dans une guerre en autorisant dès 2002 le Président à déclencher l’intervention en Irak sans autorisation du Conseil de Sécurité et sans autre débat ni réexamen ;

- que l’Amérique dérive vers une entité hybride de démocratie et d’autocratie, caractérisé par l’isolement, l’obsession de la sécurité, voire une sorte d’« Etat-garnison, sur un pied de guerre permanent », un schéma d’ores et déjà préfiguré par des Etats comme Israël ou Singapour.

Sur ces deux fronts, extérieur et intérieur, l’alternative aux risques identifiés réside dans la légitimation par un large consensus international du leadership américain. La prémisse de cette légitimité est la crédibilité que confèrent la confiance, la clarté quant à la finalité de l’hégémonie - au service de la production d’un bien public mondial - une conviction morale et une compréhension des besoins et aspirations du reste du monde. En d’autres termes l’engagement dans le monde des Etats-Unis doit être inspiré par le sens de la justice autant que de l’intérêt national américain. Et non pas par des avantages tactiques éphémères ou des approches simplificatrices (« qui n’est pas avec nous est contre nous », confusion entre préemption et prévention, substitution de coalitions de circonstance aux alliances durables...), qui ne font que renforcer le coût de l’hégémonie et soulèvent l’inquiétude dans le monde entier.

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Au total, cet essai constitue une critique sans ménagements, sur un mode quelquefois allusif, mais toujours transparent, de la politique de l’Administration Bush, et esquisse une voie alternative assez proche du schéma de benign hegemon que furent, pendant les années de Guerre Froide, les Etats-Unis. Mais, insiste l’auteur, les concessions indispensables à un certain multilatéralisme ne sauraient remettre en cause ce statut hégémonique indispensable à la production d’un « bien public mondial ».

1. La première correspond aux années suivant l’Indépendance, la seconde a culminé dans les années de l’immédiat après-guerre.