François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023.

 

 

François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023

Dans cet essai incisif et argumenté, François Héran, anthropologue et démographe, professeur au Collège de France, dresse un constat du phénomène de l’immigration (I.), dénonce son instrumentalisation dans le champ politique français (II.), et propose une voie médiane pour traiter sereinement une question qui n’est pas vouée à disparaître (III.).

I.    Un phénomène mondial, qui concerne la France moins que d’autres pays européens

 

a.            Un phénomène mondial…

La migration internationale est en expansion dans le monde : de 2000 à 2020, le nombre d'immigrés recensés dans les pays des destinations est passé de 173 à 281 millions, soit une progression de 62 %, à comparer à une augmentation de 27 % pour la population mondiale. La proportion des migrants dans cette population s’accroît, en conséquence, de 2,9 à 3,6 % sur cette même période, mais ces taux restent, estime l’auteur, relativement faibles. Cette faiblesse s'explique en partie par le fait que les géants démographiques (Chine, Inde, Etats-Unis, Nigéria, Brésil…) émigrent peu. Si on les ignorait, le taux de migration dans le monde dépasserait 6 %.

Pour autant, c'est une « lame de fond » et rien n'indique que ce mouvement s'arrêtera ou se ralentira. Il est certes alimenté par les conflits armés, mais les régions du monde d’où l’on émigre le plus en temps de paix ne sont pas les plus pauvres : ce sont celles qui occupent une position moyenne sur l'échelle du développement humain, comme le Maghreb, les Balkans ou le Caucase. En Europe, entre 2000 et 2020, le nombre des immigrés est passé de 45 à 75 millions (hors Russie), soit une progression de 67 %. Celle-ci est cependant très différenciée selon les ensembles de destination : de 181 % pour l’Europe du Sud, 121 % pour les pays nordiques, 100 % pour le Royaume Uni et l’Irlande, 75 % pour l’Allemagne et l’Autriche, contrastant avec un taux faible (12 %) pour l’Europe centrale anciennement sous domination communiste.

b.           … qui a touché la France moins que les autres pays européens

Pour la France, relativement peu touchée par la crise des migrants de 2015, la progression n’a été que de 36 %. Moyennant quoi il y avait, début 2022, près de 7 millions d'immigrés, soit 10,3 % de la population. Héran estime que cette estimation doit être majorée d'un million de personnes aux deux extrémités du parcours migratoire (étrangers en situation irrégulière, déclaration de nationalité d'immigrés entrés jeunes en France), faisant monter à 11-12 % leur proportion réelle.

Après une période de relative stagnation entre 1975 et 2000 (croissance de 0,5 % par an), le nombre d’immigrés a retrouvé le taux de croissance des décennies d’après-guerre, légèrement supérieur à 2 % par an, à un rythme relativement peu sensible aux césures politiques (avec une légère baisse, à 1,8 % par an pendant le mandat Sarkozy). Au total, entre 2000 et 2020, le nombre d'immigrés est passé de 4,5 à 6,8 millions, soit une augmentation de 53 %[1], une progression très supérieure à celle de la population totale de la France (+ 9 %). Les proportions quant aux origines se sont, par ailleurs, sensiblement modifiées, avec un poids croissant du continent africain (Maghreb essentiellement), qui passe de 28 % des effectifs en 1975 à 39 % en 1999 et 47,5 % en 2021.

Le nombre d'immigrés supplémentaires par an est de l'ordre de 200 000, mais le recensement de l'Insee l'estime à 140 000 par an, la différence s’expliquant par les décès des immigrés, par l'immigration vers une nouvelle destination, ou par le retour au pays.

Héran expose en détail le faible poids, au sein de l’ensemble européen, de l’accueil en France des demandeurs d’asile, entre 2014 et 2020 :

-              La France a accepté le dépôt de demande d'asile de 37 000 Syriens, soit 3 % des demandes déposées par ceux-ci dans un pays de l'UE, et 17 fois moins que le nombre enregistré pendant le même temps en Allemagne ;

-              Irakiens : sur un total de 400 000 demandes, la France en a accepté 14 000, contrastant avec le chiffre de 193 000 pour l’Allemagne ;

-              Afghans : le taux d’acceptation des demandes est de 8,5 % (contre 36 % pour l'Allemagne) ;

-              S’agissant des trois nationalités prises ensemble – Syrie, Irak, Afghanistan – la France n'a traité que 106 000 demandes, soit 4,5 % des 2,33 millions de demandes déposées dans l'Union européenne.

Il faut donc, conclut l’auteur, dégonfler le mythe d'une France « trop attractive » en matière d'asile, observant que les réfugiés de ces 3 pays ne représentaient que 16 % des demandes déposées, toujours entre 2014 et 2020, en France par des ressortissants de toutes origines. Après l'Afghanistan, le second pays est, à cet égard, la Côte d'Ivoire, suivie par le Bangladesh, la Guinée, la Turquie. Les trois quarts de ces demandes sont rejetées, mais la plupart des déboutés ne repartent pas du territoire français.

Héran souligne le contraste avec l’accueil réservé, dans les années 1980, aux boat people vietnamiens et, aujourd'hui aux réfugiés ukrainiens, s’étonnant qu’une posture similaire n’ait pas été adoptée pour les cas syrien et afghan.

II. L’immigration, instrumentalisée dans le champ politique français

Se référant aux études, désormais autorisées, sur la 2ème génération, c’est-à-dire les Français nés d’au moins un parent immigré, qui sont 7,7 millions, Héran montre qu’avec les immigrés présents, ils forment près de 22 % de la population totale, plaçant la France en position moyenne en Europe. Et lorsque l’on remonte à la troisième génération, il s’avère que 31 % des adultes de 18 à 60 ans comptent au moins un parent ou un grand-parent immigré. Observant que des unions mixtes sont nouées très rapidement dès la deuxième génération, il estime que l'immigration en France n'est « pas une intrusion massive, mais une infusion durable ». Comme aux États-Unis, la « frontière mentale » entre majorité et minorité se déplace, en France, au fil des générations, même si le processus continue de se heurter à bien des résistances. Les minorités, initialement mal acceptées, finissent par rejoindre la majorité, dont elles élargissent le périmètre.

Les difficultés associées à l’immigration, qui ont d’ailleurs émaillé l’histoire de la France depuis la fin du XIXème siècle, sont régulièrement instrumentalisées dans un débat délibérément biaisé. L’auteur dénonce ainsi le caractère fallacieux de la prophétie du « grand remplacement » soulignant que les projections qui tentent d’attester un tel phénomène accumulent des erreurs, ignorant les écarts de fécondité qui se réduisent à chaque génération, renvoyant les naissances au sein des couples mixtes sur la partie étrangère de la population, la perpétuation du clivage des origines, alors qu’il s’estompe constamment.

Une étude de 2008-2009 montre que les minorités ne se sentent, en majorité, pas bien accueillies, les auteurs de l'étude montrant que le déni de francité suit un gradient racial, le plus élevé pour les Français immigrés d'origine sahélienne et de plus faible pour ceux d'origine portugaise. Si une majorité de Français considère que les immigrés sont une source d'enrichissement, il reste une moitié pour considérer que les immigrés sont trop nombreux, qu’ils ne font pas d'efforts, en général, pour s'intégrer etc. Les niveaux d'approbation varient considérablement selon les orientations politiques, avec des taux de rejet de de plus de 90-95 % chez les électeurs du Rassemblement national.

Un obstacle majeur à la reconnaissance est évidemment la longue série d’attentats perpétrés sur le territoire national au nom de l'islam radical. Ces attentats ont profondément perturbé la dynamique de l'intégration et le regard porté sur les musulmans par une partie importante de l'opinion, pour laquelle « il est difficile (…) d'imaginer que la représentation dominante de la population majoritaire puisse s'élargir aux courants migratoires attachés à l'islam quand on sait les craintes que suscite la diffusion des idées radicales islamistes dans les quartiers et sur les réseaux ».

Héran démonte également l’argument du droit de la France à la « continuité historique » – une formule de Jean-Marie le Pen, reprise par N. Sarkozy – qui serait de la sorte menacée dans un pays qui s’est, tout au long de son histoire, formé par agrégations successives, et qui a lui-même infligé des discontinuités historiques. Il cite, à cet égard, l’exemple de l’« arrachement de Mayotte à l’archipel des Comores et sa captation par la France », à l’origine d’une situation chaotique qui offre un épouvantail commode à la rhétorique de l’extrême-droite, laquelle brandit volontiers le spectre du « tsunami » ou de la « submersion migratoire » pour étayer sa posture de « déni ».

« Par déni d'immigration », tranche l’auteur, « j'entends le procédé paradoxal qui consiste à grossir l'immigration à outrance pour conclure d'autant plus à la nécessité de lui infliger une réduction drastique, voire de la tarir totalement. On prophétise l'apocalypse migratoire pour mieux justifier l'appel à la figure héroïque qui sauvera le pays de l'immigration. ou encore on se délecte à nous annoncer la guerre civile qui vient pour réclamer la fin de l'immigration au nom de la paix civile ». L’idée sous-jacente, ajoute-t-il, est « que la population immigrée, surtout si elle est originaire de nos anciennes colonies n'est pas, ne saurait être une composante légitime de la société française ».

III.   Une voie médiane

Pour définir ce que peut être une politique d’immigration viable, Héran recense les méandres des pratiques suivies en la matière : annonce d’un nouveau projet de loi appelé à venir s’ajouter à l’empilement, depuis les années 1990, de textes législatifs, tous dépourvus de résultats tangibles, difficultés d'application de ceux-ci et échec de toutes les tentatives de remédier à leurs carences, faits divers, déclarations et surenchères politiciennes, rapports dénonçant le déni du droit ou les défaillances administratives, complexités de la frontière entre immigrant « irrégulier » et « régulier » et aveu des ministres eux-mêmes quant à la nature indécise de cette frontière, difficulté de l'expulsion des personnes visées par des OQTF, avec des possibilités de recours, imputation de la cause de l'immigration aux « passeurs », alors que ceux-ci ne sont que la conséquence des difficultés de l'immigration…

Observant que la droite républicaine s’est ralliée à une ligne d'extrême droite, indiscernable des positions du Rassemblement national, sur la question migratoire, l’auteur conclut sur les visions qui s'affrontent sur le traitement de la migration irrégulière et la légitimité des régularisations : la vision dogmatique et la vision pragmatique. 

Il plaide, sans surprise, en faveur de la seconde vision. Considérant qu’il est illusoire de nier ou de vouloir s’opposer à un phénomène social aussi fondamental et « irrépressible » que l’immigration, il estime qu’il faut « faire avec ».

Tout en se défendant de souscrire à « l'idéologie du no borders, qui prône l'abolition des frontières et la promotion d'un droit universel à la mobilité », Héran définit ainsi sa posture : « c'est promouvoir une politique active d'accueil, d'intégration et de promotion qui prenne la juste mesure des mouvements de population concernés, qui les prévienne et les régule en respectant les règles de l'État de droit (…) c’est respecter le droit international de la migration, qui est un ensemble de normes interétatiques que des États souverains ont bâties après la Deuxième guerre mondiale (…) c’est anticiper les urgences massives (…) c’est prendre sa part de l'accueil solidaire, sur la base de critères lisibles et cohérents, concertés à l’échelle européennes (…) c’est, au sein de chaque pays, favoriser la mobilité géographique des familles immigrées (…) c’est dégager les moyens nécessaires pour mettre fin aux procédures kafkaïennes qui plongent dans l'irrégularité des immigrés en situation régulière, ou encore l’injustice flagrante du maintien de situations irrégulières pour des étrangers vivant et travaillant de longue date sur le territoire français ».

Et pour trouver le juste équilibre entre des exigences contradictoires : « l'immigration ne se justifie pas uniquement dans une optique utilitariste, de type démographique ou économique, mais aussi dans une optique juridique qui doit faire la part de l'humanitaire sans nier la dimension sécuritaire. Dans un État de droit, il y a forcément des migrations de droit, mais aussi un droit des États à contrôler les migrations, à condition que ce droit soit dûment encadré et proportionné ».

Enfin, Héran prend dûment en compte, dans son plaidoyer, le volet de l’intégration. Il ne faut pas, comme sous le mandat Sarkozy, mettre sur le même plan, en termes d’exigences, l'admission au séjour et la naturalisation. Il faut admettre que l'exercice d'un métier et l'apprentissage de la langue s'inscrivent dans la durée et que forcer à l'intégration linguistique et civique dans un délai très bref n'est pas réaliste. Il est important, pour que la régularisation prélude à l'intégration, de stabiliser les situations et donc donner de la visibilité à ceux qui veulent s'intégrer. Il faut, enfin, prendre au sérieux la lutte contre les discriminations, poursuivre le mouvement engagé depuis plusieurs générations pour élargir les contours de la population majoritaire, et faire en sorte que le brassage des populations progresse dès la deuxième génération.

« Notre horizon n'est pas le grand remplacement, mais le grand renouvellement ». C’est par cette phrase que François Héran conclut son essai.

 



[1] Le taux de progression, établi par l’INSEE, est ici supérieur au taux de 36 %, cité plus haut, calculé par l’ONU et l’OCDE, qui recourent à des définitions plus larges de la qualité d’immigrant, afin de permettre les comparaisons internationales.