Le recours à l’immigration de travail est inéluctable 

Le Monde, 8 juin 2023

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Le solde démographique naturel, c’est-à-dire l’excédent de naissances sur les décès, est, en France, tombé à 56 000 en 2022, son plus bas niveau depuis 1945. Une cause en est la baisse tendancielle du taux de fécondité, mais quand bien même elle serait enrayée, ce solde décroîtra progressivement, jusqu’à devenir négatif dans une douzaine d’années. Si la France en subit les effets avec retard, elle n’est nullement exempte du vieillissement démographique auquel sont exposés tous les pays développés. Mais à la différence de ces derniers, elle est largement en déni quant à ses conséquences. Celles-ci sont de deux ordres : une charge qui s’alourdit rapidement sur les épaules des actifs, et un besoin de main-d’œuvre que seule l’immigration est en mesure de satisfaire. Ces deux questions sont au cœur des débats politiques qui agitent aujourd’hui le pays.

L’effondrement des taux de fécondité en Europe du Sud et de l’Est engendre des soldes démographiques négatifs de l’ordre de 2 à 3 millions par an et un vieillissement démographique bien plus marqué qu’en France, longtemps préservée par une natalité vigoureuse. Pour autant, l’âge médian – qui divise une population en deux parts égales – est passé de 32 ans en 1985 à 42 ans aujourd’hui. Moyennant quoi le ratio de dépendance démographique, qui exprime la charge représentée pour la population active par les personnes âgées, se dégrade rapidement.

Une mesure en est donnée par le rapport entre la population sortie d’activité (de plus de 62 ans, qui est l’âge moyen constaté pour cette sortie) et celle comprise entre 22 ans (âge moyen d’entrée constaté) et 62 ans. De près de 36 % en 2001, ce ratio est monté à 51 % en 2021 et, toutes choses restant égales par ailleurs, il passerait à 66,5 % en 2041. Soit un alourdissement de 85 % en l’espace de deux générations.

Quant au besoin de main-d’œuvre, il fait partie du paysage quotidien d’une économie qui peine à recruter et à pourvoir les emplois vacants. Ceux-ci étaient estimés à 350 000 au premier trimestre 2023, en progression de 70 % par rapport à la situation d’avant-Covid.

Défi structurel

Invités par le président Macron à réfléchir sur les trois défis structurels à long terme pour la France, les économistes Olivier Blanchard et Jean Tirole ont, à la tête d’une commission internationale, identifié la démographie, aux côtés du changement climatique et des inégalités économiques. Leur rapport, publié en 2021, pointait la précocité, par rapport aux pays comparables, de la fin d’activité en France et plaidait en faveur d’une réforme du système de retraite. Il s’était également intéressé au rôle de l’immigration, relevant un taux d’emploi plus faible dans la population immigrée, en particulier chez les femmes, que parmi les non-immigrés : 45 % des femmes immigrées d’origine non européenne ne recherchent pas d’emploi ou sont au chômage. Les raisons de cette moindre participation à l’emploi sont diverses : trop faible qualification, facteurs culturels ou religieux, mais aussi discrimination à l’embauche.

Au-delà de l’intérêt de politiques publiques visant à mieux intégrer cette population immigrée dans le monde du travail, la question de l’immigration se pose en des termes de plus en plus pressants. Dans les pays développés, la migration est en effet devenue le premier facteur de croissance de la population. La France n’échappe pas à cette loi, mais, contrairement à un mythe répandu, l’immigration n’est pas, comparée à celle accueillie par les autres pays développés, massive. Avec un flux annuel d’immigration à hauteur de 0,4 % de sa population, la France se situe en deçà de l’Allemagne (0,7 %) ou de l’Espagne (0,9 %).

Qui plus est, la France est un pays d’émigration : un impensé, totalement absent du débat national. Pour le démographe Hervé Le Bras, le « mot magique » d’expatriation permet en effet de considérer cette migration comme simplement temporaire. Cette présentation ne correspond pas à la réalité. Le caractère temporaire de l’expatriation ne concerne qu’une minorité des quelque 2,5 millions de Français considérés comme expatriés, tandis qu’une majorité, significativement plus qualifiée en moyenne que la population française, s’enracine dans le pays d’émigration. De 2014 jusqu’à l’épidémie de Covid, le solde annuel du flux d’émigration était de l’ordre de 160 000, à comparer à un solde légèrement supérieur à 200 000, sur la même période, pour le flux d’immigration.

Posture de déni

La difficile gestation du relèvement de l’âge de la retraite rend improbable toute nouvelle démarche, sous ce mandat présidentiel, pour continuer de rapprocher notre dispositif de celui de nos voisins européens. Pour autant, la pression du vieillissement démographique continuera de s’exercer pour relever la durée de la vie active et des taux d’emploi. Le recours à l’immigration de travail est par ailleurs inéluctable et nous amènera à réviser nos politiques pour attirer une immigration plus qualifiée et plus diversifiée, en améliorant l’accueil d’immigrés qualifiés, la prise en compte des diplômes et en définissant des critères objectifs d’admission. D’autres pays tels que l’Allemagne sont en train de s’assumer comme pays d’immigration.

La relative bonne tenue de la natalité française a longtemps encouragé une posture de déni, marquée par le double refus tant de l’allongement de la vie active que de l’immigration. Or, pour préserver nos équilibres et échapper à une spirale de l’appauvrissement, nous devons nous rendre à l’évidence que la seule option est, pour la France, de s’inspirer des politiques des grands pays comparables au nôtre, en étendant la durée d’activité et en renouant avec sa vocation de pays d’accueil. La loi sur l’immigration en cours d’élaboration offre une invitation à sortir des « passions tristes » pour traiter, avec les arguments de la raison, les conséquences incontournables de la tectonique démographique et ne pas nous handicaper par un retard sur ce terrain décisif.