Jean-Marie Guéhenno,

Le premier XXIe siècle. De la globalisation à l'émiettement du monde

Flammarion, 2021

Note de lecture

Jean-Marie Guéhenno, Le premier XXIème siècle, de la globalisation à l’émiettement du monde, Flammarion, 2021

Chapitre 1

Les mensonges de 1989, ou comment nous avons confondu la faillite du système soviétique avec la victoire de la démocratie

En à peine plus de deux ans, s’était produit un bouleversement majeur accompagné de peu de violence. « Au point que le triomphe occidental est vite devenu celui d’un système qui embrassait dans une même vision démocratie libérale et économie de marché ». L’appel du président GHW Bush à bâtir un « nouvel ordre mondial », la résolution de plusieurs conflits régionaux grâce à une unité retrouvée du Conseil de sécurité, la fin de l’apartheid en Afrique du sud ont contribué à l’euphorie d’un Occident convaincu que ses valeurs l’avaient emporté : liberté et démocratie, mais aussi prospérité, tous éléments constitutifs d’un « monde gouverné par la raison ». La course à la mondialisation portait la promesse d’un plus gros gâteau à partager.

En fait, il s’agissait d’une illusion – voire d’un mensonge – fondée sur la confusion entre l’effondrement du camp soviétique et la victoire de la démocratie. Cette confusion a contribué à l’échec de la transformation politique en Russie, a fait obstacle à l’invention d’un nouvel ordre international, a dispensé d’une réflexion sur nos propres sociétés. « La situation actuelle de la Russie et l’incapacité de l’Occident et de la Russie à inventer une relation fondée sur des convictions démocratiques partagées sont les conséquences directes de ce mensonge initial (…) faisant de la Russie d’aujourd'hui une sorte de caricature de nous-mêmes ».

L’Occident n’a su proposer aux Russes que des réponses techniques – la mécanique électorale, la mécanique du marché, qui a surtout permis à des accapareurs de s’enrichir – préparant la voie au succès de Poutine. « Et tromperie il y a eu, plus par désinvolture que par dessein (…) Nous avons superbement ignoré les liens organiques qui enracinent un système politique dans une société particulière ».

Le monde extérieur ne s’est préoccupé que des conséquences internationales de la disparition de l’URSS (renonciation à l’arme nucléaire par l’Ukraine), sans prêter attention aux multiples déchirures humaines que l’effondrement de l’URSS allait causer. « Nous payons aujourd'hui le prix de cette désinvolture ». Parent pauvre économique de l’Occident, la Russie a également réalisé, au bout de quelques années, qu’elle en était le parent pauvre politique. Pour autant, « la Russie n’a pas été, comme elle le prétend, humiliée, mais elle a été trompée, parce que nous nous sommes trompés nous-mêmes ».

L’Ouest s’est interdit de repenser l’OTAN – en tant qu’élargissement de la famille euro-atlantique – et l’Europe s’est avérée incapable de repenser la construction européenne, préférant se replier sur les recettes du passé, l’UE s’est tournée vers elle-même – les relations entre Européens – plutôt que de s’intéresser au monde extérieur. Ce faisant, elle a fait preuve de myopie historique (p. 37). Elle n’a pas compris qu’en cessant d’être le principal enjeu d’une confrontation mondiale, elle perdait sa centralité stratégique.

Après des siècles de domination, le rapport de l’Europe au monde devait être fondé sur l’exemplarité, pas la force, en se proposant comme un modèle d’organisation régionale. Elle a de la sorte péché par naïveté et par arrogance, et n’a pas mesuré l’impact de la fin de la Guerre froide sur les relations entre les nations et sur la stabilité des nations elles-mêmes et des Etats-nations (Yougoslavie, Somalie, Rwanda…). Après la disparition des blocs et l’effondrement des idéologies, des entrepreneurs politiques ont fait fond sur d’autres identités, à base de nationalisme notamment, pour conquérir le pouvoir.

Les limites de l’universalisme occidental ont été démontrées dans la résignation face à ces différents massacres, démontrant la distance entre les principes universels et leur mise en œuvre politique, freinée par la différenciation en fonction de la distance. « L’ordre multilatéral libéral, présenté comme un projet universel, était d’abord un projet occidental, expression du moment éphémère où l’Occident parut dominer le monde. Cette utile chimère servait les intérêts de la puissance américaine, qui n’a pas hésité à en violer les règles quand cela lui semblait conforme à ses intérêts, mais aussi de l’Europe occidentale, dont la sécurité était assurée à frais réduits. Et ce n’était pas la moindre contribution de cet ordre à la paix internationale que de se présenter comme un bien commun bénéficiant à l’humanité tout entière (…) un des attributs de la puissance est la capacité à penser le monde d’une façon qui sert ses intérêts tout en persuadant les autres que cette vision sert également les leurs ».

Pour autant, il y avait accord sur le postulat de la supériorité de la coopération sur une confrontation revenant à un jeu à somme non nulle.

30 ans plus tard, le « triomphe » de 1989 s’est évanoui. En fait, il n’y a pas eu mensonge, mais illusion, refus de voir la réalité, par paresse et par confort, et une envie de jouir de ce qui paraissait être la victoire de l’Occident.

30 ans plus tard, cet Occident se retrouve en crise. L’élection de Trump a « fait changer de monde », ouvrant l’ère de la « roulette démocratique », et ébranlant ces piliers de la confiance des sociétés occidentales que sont la confiance dans le progrès et la foi dans l’universalisme. Nous avons pris conscience de ce que l’histoire n’est pas linéaire, mais contingente, un constat qui a emporté beaucoup de certitudes étayant le succès de l’idée démocratique.

C’est là, pour l’Occident, un renversement de deux millénaires d’histoire. On lui fait honte de son histoire (colonialisme, extermination des peuples autochtones, esclavage…). Mais en perdant son passé, l'Occident perd son identité et finalement son avenir. Les événements passés composent une sorte de carte de la mémoire, qui aide à trouver des repères. L'histoire est une invitation à la rigueur car la seule vraie leçon de l'histoire est une leçon de méthode. Tout événement est un concours unique de circonstances et c'est ce caractère unique qui donne à l'action humaine sa dimension morale.

Le passé de l'Occident, pas plus que le passé d'une civilisation, ne peut être jugé par le tribunal du présent. Le passé que nous prétendons surplomber nous a construits et, sans lui, nous ne sommes rien. Pour autant les polémiques sur le passé de l'Occident renvoient à la mémoire dominante qui a été la sienne. On s'aperçoit que la trajectoire inaugurée par les puissances occidentales ne conduit pas nécessairement au triomphe de l'Occident et qu'il y a des alternatives. C'est d'autant plus difficile à admettre que nous avons longtemps prétendu que le succès des idées nées en Europe était la preuve de leur validité.

Chapitre 2

L'individu, triomphe et déroute

Toute époque est marquée par une idéologie dominante : celle de l'individu tout-puissant a dominé le monde depuis 1989. Elle atteint aujourd'hui ses limites.

En remontant aux origines du débat sur l'individu dans l'histoire, il y a lieu de distinguer la civilisation européenne, héritière du christianisme, des autres civilisations, dont la plupart ont mis l'accent sur la communauté. En rompant avec l'ordre hiérarchique des religions antiques, le christianisme a établi l'individu moderne, et servi de socle au libéralisme séculier. Le fondement en est que chaque individu doué de raison peut accéder à la vérité, et avoir raison contre la majorité. C'est cette logique, incarnée par les individus exemplaires, qui a triomphé en 1989, aboutissant à la victoire de la conscience individuelle sur l'arbitraire.

Pour autant, ce constat laisse sans réponse la question de l'inégalité et de l'autorité dans les communautés humaines, et plus précisément le rapport de l'individu au collectif. On retrouve les deux branches d'une alternative dans le contraste entre la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen (équilibre entre la nation, siège de toute souveraineté, et les droits naturels et imprescriptibles de l’individu) et le Bill of rights américain (régime de protection des individus contre le risque de pouvoir excessif du gouvernement).

C'est cette deuxième vision qui l'a emporté après 1989 avec une célébration de l'individu au détriment de l'organisation politique qui produit la règle de droit. Elle a servi de fondement à un libéralisme post-moderne devenu, aux États-Unis en particulier, un dogme. Les individus porteurs d'un rêve collectif ont éclipsé le rôle des forces collectives dans l'évolution des sociétés. « On ne raisonne plus en termes de rapport de forces collectif : le culte de victimes et le culte des héros vont de pair ». La Chine a offert une bonne illustration de cet individualisme sans racines en libérant les animal spirits de la société. Partout dans le monde, l’individu s’est affranchi des amarres qui le reliaient encore à des structures plus larges que lui-même (famille, entreprise territoire…), et ce constat explique aussi bien l'exode rural que l'immigration, du bas en haut de l'échelle sociale. « L'individu est donc bien le héros de notre temps. Jamais il n'a été devant autant de possibles, dans sa vie personnelle, dans sa vie professionnelle, dans sa vie citoyenne, si tant est qu'on puisse encore utiliser le mot citoyen quand la nation devient elle aussi un choix éphémère ».

Incarnation de la « liberté des Modernes » de Benjamin Constant, cet individualisme illustre également une rupture d'équilibre entre la liberté des Anciens et celle des Modernes : « le triomphe de l'individu porte en lui, en fait, la dissolution des cadres dans lesquels s'enracine sa liberté. Entre le monde et chaque individu, il n'y a plus rien. Il n'y a plus de religion, il n'y a plus de culture, il n'y a plus d’institutions ».

La boussole que constitue la poursuite, par chaque individu, de son intérêt évacue la question non seulement des fins dernières, mais aussi celle d'une « bonne vie » ou celle du « bon gouvernement ». « L'égoïsme ontologique est devenu le fondement de la société ».

« L'individu contemporain est à la fois très seul et obsédé par les autres », enclin à se définir en se comparant, ballotté par les algorithmes et les classements, sans chercher « à distinguer le vrai du faux, le juste de l'injuste, se convaincre et qu'il y a une vérité, une justice en dehors de nous-mêmes ». « Ainsi, au bout du triomphe de l’individu, par un retournement dramatique, il y a son anéantissement (…) nous avons largué les amarres (…) nous ne savons plus qui nous sommes. Nous avançons, impatients, mais sans but ».

Chapitre 3

La crise de la politique traditionnelle

La politique s'est depuis la Révolution française inscrite dans l'espace délimité par d’une part l'individu, d'autre part le citoyen. C'est ainsi que le clivage s’est formé entre la droite et la gauche, ordonnant le combat entre deux imaginaires, et les idéologies qui les portaient.

La période post-1989 a été marquée par le rejet des idéologies, mais aussi le triomphe de l'individu au détriment du citoyen, lourd de conséquences qui n'ont pas été immédiatement perçues. En fait, loin de consacrer la victoire de la démocratie sur le communisme, la crise de la politique a corrodé l'ensemble du paysage politique des démocraties.

Cette corrosion a commencé par les partis de gauche : la social-démocratie, qui attirait également les dissidents et intellectuels d'Europe de l'Est, s'est très vite retrouvée sur la défensive, après que le compromis qu'elle incarnait (marché plus État-providence) s’est retrouvé fragilisé : d’une part du fait d’une dérive bureaucratique de l'État, de moins en moins perçu comme dépositaire de l'intérêt public et de plus en plus comme prestataire de services, d’autre part du fait de la montée en puissance du phénomène de la mondialisation, avec notamment des pratiques de concurrence sauvage (moins-disant social et fiscal). La gauche a d’abord pu trouver une échappatoire en se projetant vers le cadre européen, qui n'a cependant réussi qu'à atténuer la pression.

La mondialisation pose également la question du périmètre de la solidarité et de la redistribution, une question éminemment politique dont les nouveaux nationalistes se sont emparés. Ce débat fragilise au premier chef la social-démocratie, qui se réclame des valeurs d'un universalisme éthique : elle lui fait perdre non seulement sa base populaire, mais aussi, de par les compromis nécessaires entre éthique et politique, sa base moraliste. Moyennant quoi elle est presque partout en crise. Quant à la gauche radicale, incapable de produire une analyse de la transformation du capitalisme par la mondialisation et les TIC, elle est renvoyée vers des alliances de circonstance (écologie). En dénonçant les méfaits de la mondialisation, elle risque de préparer le terrain du nationalisme et d'offrir une passerelle vers l'extrême droite.

Les partis conservateurs traversent eux aussi une crise, du fait de l'effondrement de la gauche et de la disparition de leurs adversaires, mais surtout parce que l'exaltation de l'individu, qui était le credo de la révolution thatchérienne, porte en elle la disparition de la dimension collective de l'action humaine, fondement de la politique et des partis qui l'ordonnent.

Au total, ce déclin de la politique ouvre le champ à des responsables politiques avant tout « gestionnaires » de la société, mais aussi à des autorités indépendantes, réputées apolitiques, comme les banques centrales, les autorités de régulation, la Commission européenne... On est là aux antipodes de la formule de Mendès-France (« gouverner, c'est choisir »), remplacée par le slogan TINA (There is no alternative). La « chose publique » est « dissoute dans l'acide de l'action d'individus sans projets collectifs, laissant la société, agrégat d'atomes libres de toutes attaches, se déstructurer, vidant le débat politique de sa substance ».

Un corollaire en est la disparition de l'espace public et du débat politique. Au rassemblement autour de programmes a succédé un rassemblement autour d'identités, construites sur l'affirmation d'une différence, avec, pour conséquence, une fragmentation à l'infini de la société. Un autre corollaire en est l'impossibilité de négocier des intérêts, dès lors que ceux-ci sont remplacés par des identités, non négociables par définition. Les démocraties sont donc acculées à gérer, par le droit, la fragmentation croissante de la société en codifiant la parole publique pour n’offenser aucune identité (autocensure, pressions, intimidation, chasse aux offenses...).

Chapitre 4

La nouvelle politique

Les catégories traditionnelles, ordonnées autour du clivage gauche-droite, ont perdu de leur pertinence un peu partout dans le monde. Mais au-delà des différences de situations entre les pays, de nouveaux profils, marqués par les passions et les violences, ont fait leur apparition (Modi, Erdogan, Duterte, Trump). L'esprit du temps semble avoir changé et peut rappeler les années 30, marquées par la montée des peurs, exploitées par les « nouveaux entrepreneurs de la politique », par un accroissement de la violence et par un mépris de la recherche de la vérité.

La conséquence en est une perte de repères et une grande fluidité des alignements politiques. Les règles de la grammaire traditionnelle de la politique sont périmées, les élections sont désormais plus difficiles à gagner au centre, les indécis ont fait place aux abstentionnistes. Et, au lieu de gommer les différences pour plaire largement, les nouveaux dirigeants s'efforcent de les souligner pour creuser des clivages. C'était là le raisonnement des partis fascistes. Une conséquence en est la brutalité croissante du langage politique, au détriment de la civilité. Et l'apparition d'une multitude d'îlots de certitudes incompatibles et irréconciliables : « désormais la seule vérité qui compte est celle avec laquelle on vit, dans la forteresse de ses certitudes ».

Une autre conséquence en est la dévaluation de la classe politique traditionnelle, avec sa mission de gardienne de l'intérêt commun et d'artisan du compromis, ainsi que, de façon générale, la répudiation de la complexité. Parallèlement apparaissent des leaders au profil d’homme fort et providentiel, qui rappellent la période de la montée des fascismes, avec des phénomènes de culte du chef et de personnalisation extrême de la politique. Les programmes politiques perdent de leur importance au profit des personnes. Le sentiment se dégage d’une relative fragilité des Etats, qui, à quelques exceptions près (Allemagne) sont devenus, en Europe, objets de méfiance et de sarcasme, et que leur réaction à la pandémie ne semble pas avoir suffi à relégitimer. Au point que la politique semble souvent reléguée au rôle d'une scène de théâtre dont les acteurs cherchent à maîtriser les perceptions à défaut de maîtriser les réalités.

Les communautés humaines ont besoin d’utopies, et celles que proposent les nouveaux dirigeants politiques de ce début de siècle sont très éloignées des utopies modernistes du XXe siècle. Ce sont des utopies identitaires, qui ont succédé aux utopies de projet. Elles se forgent dans le ressentiment contre l’impuissance engendrée par la complexité du monde, dans la quête d'une égalité hors d'atteinte, dans la protection d'identités menacées, dans la conviction d'être victime plutôt que citoyen. La recherche d'une communauté de semblables débouche, avec violence, sur le rejet de ceux qui sont différents, en même temps que sur l'affirmation passionnée de sa propre différence, nationale, ethnique, religieuse ou culturelle. La diversité devient intolérable. On voit donc apparaître partout dans le monde des mouvements qui existent à côté des Etats plutôt que contre eux et qui ont en commun de chercher à conquérir un espace d'expression plus que d'action.

La réponse la plus simple est celle du nationalisme, ordonné par les concepts simples que sont les cadres traditionnels – la frontière, la famille, la nation – mais aussi par la peur d’un monde hostile qui nourrit un besoin d'appartenance. En Europe et aux États-Unis, les nationalismes sont défensifs, plus rétrospectifs que prospectifs, « ce sont des nationalismes de la peur ». Par contraste avec une époque où l'Occident dominait le monde, ces nationalismes ne sont plus universalistes. À la différence des nationalistes du passé, les nouveaux nationalistes « n'ont pas d'ambition au-delà de leurs frontières, ils refusent seulement que le monde extérieur s'impose à eux et enragent qu'on leur dénie leur irréductible différence ».

Ailleurs, en Inde, en Chine ou en Russie, le nationalisme a d'autres ressorts : il s'agit de nier les différences internes et de cimenter la cohésion sociale. L'alternative que proposent les islamistes, qui s’inscrit également sur le terrain de l'imaginaire, est, elle aussi, une caricature, celle de la religion, comme celle que les stratégies nationalistes proposent de la nation. Mais elles ont en commun d’être – ou de prétendre être – des combats pour les valeurs.

Le retour des valeurs est une manifestation de la crise générale de légitimité dont souffrent les institutions politiques à travers le monde. C'est aussi une réaction contre la perception d'une société régie par des processus, des règles que l'on juge manipulées. D'où cette volonté de replacer la politique sur le terrain des valeurs.

Le grief que fait la droite radicale aux partis traditionnels est au fond d'avoir substitué à l’affirmation des valeurs une logique des processus où toutes les valeurs peuvent s’affirmer et se valoir. Et de le faire de façon sournoise, abolissant « les hiérarchies et les normes qui confèrent à une société sa solidité ».

Si le retour des valeurs dans le débat politique est capté par les stratégies identitaires, il peut également irriguer le débat en cours, et croissant, sur le projet écologique, qui pourrait être, comme l’avait été le mouvement socialiste dans le passé, une utopie mobilisatrice capable de renouveler la politique. La question reste ouverte et elle porte sur le choix entre la construction d'une société alternative et la recherche d'un nouvel équilibre de la société. Le risque associé à la première branche est celui d'une logique absolutiste (similaire à la version bolchevique du mouvement socialiste) qui rendrait impossible le débat démocratique et légitime un pouvoir dictatorial. Elle offre certes une identité transnationale qui se projette volontiers dans un monde imaginaire. Mais elle échoue à produire de véritables débats nationaux et à articuler les différents combats politiques nationaux. In fine, l'écologie deviendra politique lorsqu'elle fera émerger les choix de valeurs permettant aux sociétés d’arbitrer entre les risques qu'elles accepteront de prendre. Les États ont pris la mesure du besoin de réinvestir le terrain des valeurs, pour en rester le cadre naturel de débat.

Chapitre 5

De Gutenberg à l'Internet

Les transformations décrites dans les chapitres précédents sont en partie la conséquence du changement radical que les nouvelles technologies introduisent dans notre rapport au savoir et dans ses conditions de production. Le phénomène est analogue à celui que l’invention puis la diffusion du livre imprimé ont produit dans l'ordre religieux (protestantisme) et politique (Révolution française, démocratie libérale...). L'avènement du monde digital annonce un bouleversement plus considérable encore. Le terrain le plus concerné est au premier chef celui de la communication politique : on a vu comment les régimes totalitaires se sont servis de la radio. La télévision a élargi ensuite cet espace, les individus étant toujours en « position de récepteurs passifs, certes, mais en position de comparer les offres du marché politique ».

Le développement des réseaux sociaux a d'abord paru être une modalité supplémentaire de la communication politique, qu'il suffisait de réguler avec les outils classiques (limitation des dépenses, transparence... ). On s'est aperçu que ce mécanisme était inopérant, dès lors que, de lecteur l'individu devient éditeur. L'entrée dans la civilisation des données aboutit en effet à réorganiser la société elle-même, en faisant aux citoyens consommateurs une promesse de toute-puissance et en leur ouvrant un nouveau monde apparemment libéré des contraintes de la géographie. L'individu ne se pense plus comme un auditeur-récepteur, mais comme un émetteur, créateur d'information, voire de savoir, débarrassé des filtres des médias traditionnels. Ce sentiment de puissance « amplifie de façon radicale le mépris du savoir et de la recherche de la vérité ». Il crée également l'apparence d'une égalité, grâce au lien aux autres par une relation horizontale.

Mais l'ensemble est ordonné par les algorithmes, nullement aléatoires, des entreprises gestionnaires de ces réseaux sociaux. Car pour se faire entendre dans ce brouhaha général, chacun est amené à « crier plus fort », parce que la stridence – sous forme de radicalisme des positions – est une composante du succès. Et cette stridence correspond précisément à l’intérêt commercial des entreprises concernées.

L'autre élément significatif est l'abolition de la géographie, avec la planète entière comme caisse de résonance, chacun étant mis en mesure de trouver sa communauté de choix et, au sein de celle-ci, la confirmation de ses convictions initiales. Alors que les communautés politiques, historiquement fondées sur la proximité territoriale, ont été contraintes à une certaine solidarité pour faire face aux mêmes défis et questions, la politique a été l'art d'organiser un compromis acceptable entre ces différents besoins, définis dans un même territoire.

Les communautés déterritorialisées de l'espace virtuel rassemblent des individus qui se ressemblent et qui forment des foules virtuelles susceptibles d'atteindre la taille critique où une foule se transforme en meute. Alors que dans le monde réel de telles évolutions ne se sont produites que lors de circonstances exceptionnelles et périlleuses, cette nouvelle configuration facilite le passage de la foule virtuelle à la foule physique. Il s'agit de plus que d'un changement de technique politique, c'est un changement de société qui est en cours, avec des rapports de force nouveaux.

Les données sont l'élément central de ce changement. L'humanité a produit, entre 2000 et 2015, 800 fois plus de données que ce qu'elle avait produit des origines jusqu'en 2000. Le traitement de ces données permet de créer de la valeur, par les corrélations, les prévisions et, au bout du compte, la capacité de modifier des comportements. Il en découle de nouveaux rapports de force, au profit de ceux qui maîtrisent cette information, en mesure d'acquérir de la sorte pouvoir ou argent. En donnant à chaque individu l'illusion d'une « nouvelle souveraineté digitale », les réseaux sociaux en font des pourvoyeurs d'informations à valeur commerciale. La relation de dépendance s'amplifie au fil des services nouveaux que les entreprises – et pas seulement celles qui gèrent des réseaux sociaux – proposent, collectant au passage les données. « Le capitalisme de l’information aura remplacé le capitalisme des machines ».

La concentration, possiblement illégitime, de pouvoir qui en procède pose à la politique des questions nouvelles. Alors que durant l'ère industrielle, le rapport des forces entre entrepreneurs et prolétaires a été rééquilibré par le syndicalisme, aucun mécanisme de ce type n’est aujourd'hui à l'œuvre, les individus étant dispersés géographiquement – et plutôt satisfaits des termes de l'échange, dont ils ne voient pas, à leur échelle, les risques. Certes, les sociétés démocratiques ont cherché à préserver la séparation entre sphère privée et sphère publique, avec notamment le RGPD institué par l'Union européenne. Mais cette séparation est très imparfaite, car elle fait de chaque individu l'arbitre de sa propre frontière entre le privé et le public. Moyennant quoi, au lieu d'être l'exception qu'il faut choisir, la sphère publique devient la position par défaut. La frontière est par ailleurs, sur un plan technique, difficile à identifier, car d'autres acteurs ont un intérêt légitime à conserver une partie de l’information.

Certaines entreprises de l'Internet ont devancé les préventions vis-à-vis d'une sphère publique par défaut en créant des groupes de communautés fermées protégées par un cryptage, consacrant du coup la disparition d’un espace public de débat.

En cherchant à renverser ce rapport de forces, nous retombons dans le piège d'une vision unidimensionnelle, en nous limitant à la seule valeur commerciale des données. La réponse résiderait alors dans une simple régulation du marché des données, que certains, aux États-Unis, proposent de traiter par le démantèlement des grandes firmes de l'Internet en position trop monopolistique.

Or la valeur créée par le traitement des données n'est pas seulement de nature marchande. Elle peut également constituer un bien public, justifiant un traitement spécifique. À cette fin, une « nouvelle doctrine de séparation des pouvoirs » pour le XXIe siècle devrait poser le principe que la collecte, la conservation et l'exploitation des données doivent être protégées tout autant des entreprises que de l'État. Avec des règles de gouvernance spécifiques, faisant droit au service public rendu, grâce à des fondations indépendantes qui assureraient la propriété des données et des autorités de régulation également indépendantes. Certes le caractère transnational de la collecte de données est un obstacle, qui justifie une coordination des autorités nationales, avec l'avènement d'une organisation mondiale des données.

« Au XXIe siècle, la supervision indépendante de la collecte et de l'exploitation des données pourrait être ce que fut la séparation des pouvoirs au XVIIIe : un fondement de la légitimité des institutions et la condition d'existence d'une société pluraliste ».

Chapitre 5

Les GAFA ou la Chine ?

La logique d'accumulation du capital déclenchée par la révolution industrielle s'inscrivait dans un cadre territorial, qui a également permis de consolider des nations. Un nouveau processus d'accumulation est aujourd'hui accéléré par les technologies, et en particulier l’intelligence artificielle, et il porte sur l’information. Derrière la révolution économique se dessine une révolution politique. Les facultés individuelles sont démultipliées, de nouvelles frontières sont ouvertes au savoir et, de façon générale, à toutes les activités humaines.

La face sombre de cette révolution apparaît dans la corrosion des structures politiques traditionnelles, le développement de « tribus » souvent haineuses et manipulables, dont la cohabitation est une source de « violence dysfonctionnelle ». Les sociétés sont fragmentées par l'agrégation de groupes autour de leurs différences (de nation, de race, de religion...), sans communication ni débat. Les citoyens des démocraties occidentales sont partagés entre d’une part la méfiance et l'inquiétude vis-à-vis de toutes ces institutions qui les dépassent et, d'autre part, un désir de confort et de sécurité, qui les conduit à s'abandonner aux mains de ces mêmes institutions et entreprises.

C'est dans ce contexte de doutes que se déploie la nouvelle puissance chinoise, qui a fait voler en éclats l’équation liberté = prospérité = paix, un credo de l'Occident. Elle a infirmé l'idée que la prospérité conduit à la démocratie, et que celle-ci est la garantie de la paix. Certes la Chine est une dictature qui a réussi à perfectionner encore le modèle décrit par Orwell dans 1984 et ce constat conduirait à prévoir une nouvelle guerre froide entre le camp démocratique et la Chine. Mais la situation est cette fois-ci différente, du fait de la réussite spectaculaire de la Chine, qui a emprunté à l'Occident le pouvoir de l'argent, ce qui au fond en fait un « bâtard de l'Occident », conjuguant l'idéologie de l'individu avec une dictature redoutable. Derrière l'opposition apparente entre les régimes politiques, une Chine très connectée nous renvoie une image de notre avenir, en ce qu'elle a réussi à « maintenir une certaine harmonie de la société », en manipulant les esprits, et à créer pour chaque citoyen une « confortable bulle de bonheur dont il ne voudra pas sortir ». Elle peut apporter, en puisant dans les technologies nouvelles de l’information, une réponse au besoin de bonheur collectif que les sociétés démocratiques ne parviennent pas à satisfaire. Plus qu'une alternative à l'Occident, elle menace d’en être, par le jeu d’une métamorphose silencieuse, l'avenir. Cette « harmonie » est certes fragile tant que la « bulle chinoise » est en contact avec des bulles obéissant à des logiques différentes.

La compétition entre les deux modèles ne sera pas une nouvelle « guerre froide », mais elle aura, comme la précédente, le monde pour théâtre, Avec des atouts pour la Chine, susceptible de séduire les anciens pays colonisés, dont elle peut mieux incarner les aspirations,

L'Occident, avec son désordre démocratique et ses divisions exacerbées, essaie de retrouver lui aussi une harmonie, mais ce sont les entreprises, et non pas l'État, avec leur démarche de satisfaction du client, qui seront en pointe. Certes, elles contribuent plutôt à la polarisation aujourd'hui. Pour autant, ce ne sera pas toujours nécessairement le cas et il est bien possible que ce secteur voie émerger un vainqueur.

Plutôt qu'une compétition entre deux systèmes, l’un démocratique, l'autre autocratique, on verrait alors se dégager une rivalité dans l'efficacité de chaque système à « dissoudre en son sein les conflits qu'engendre l'idéologie de l'individu lancé à la poursuite du succès économique ». Il s'agirait au fond, dans chaque système, de renvoyer aux individus une image qui les conforte dans leurs habitudes et dans leurs convictions et qui évite les malaises engendrés par les différences. Avec son immense marché intérieur de données, la Chine bénéficiera, dans cette compétition, d'un avantage comparatif, d'autant plus qu’aucune réglementation n'entrave les actions de son régime.

La concurrence pour la collecte et la maîtrise des données sera donc de plus en plus le cœur de la rivalité géopolitique sino-américaine. Parallèlement, la distinction entre État et entreprise perdra de sa pertinence : mus par leur dépendance mutuelle, l’un et l'autre seront d'ailleurs amenés à se rapprocher. On pourrait de la sorte assister à l'émergence graduelle d’un monde post-démocratique, Chine et Occident « communiant dans le même culte utilitariste d'un bonheur géré par des algorithmes ». L'argent en serait l’étalon et la compétition ne porterait pas sur les valeurs, mais sur la manière la plus efficace, et indolore, de distribuer la richesse. En améliorant constamment leur capacité à façonner les désirs des individus, les entreprises occidentales et l’Etat-parti chinois feraient converger leurs sociétés vers, respectivement, des « post-démocraties » et une « post-dictature ». D'autres trajectoires sont certes possibles, si les identités construites par les médias sociaux débouchent sur une confrontation et un choc.

Trois stratégies sont possibles face à la Chine : serrer les rangs autour du camp occidental et créer une masse critique pour faire pièce à la Chine, rester, dans le cas de l'Europe, à l'écart d'une confrontation qui ne la concerne pas, et une voie médiane où l'Europe serait le creuset de formes politiques nouvelles, basées sur un équilibre entre l'individu et le collectif.

Chapitre 7

L'avenir de la guerre


L'ère qui s'ouvre peut être l'aube d'une nouvelle Renaissance, mais elle est marquée par l’instabilité du cadre politique des nouvelles légitimités. Car la légitimité de l'autorité politique dans les sociétés a été un fondement indispensable de la paix. C'est ainsi que la perte de légitimité des monarques durant la première Renaissance a provoqué un déchaînement de violence qui a duré jusqu’aux traités de Westphalie.

Un processus identique risque, si les crises de légitimité des communautés politiques s'aggravent, de provoquer également un déchaînement violence et de guerre. Thérèse Delpech avait, en 2005, pressenti, dans l'Ensauvagement, cette dérive vers la barbarie, qu’on a vu embrasser la Syrie, mais aussi l'Ukraine, la Crimée, le Yémen... La force est devenue de plus en plus le fondement de la légitimité, sans revendiquer l'autorité du droit ou se référer à une idéologie. Les tenants du réalisme y voient un retour à l'ordre naturel des relations internationales, après l'intermède trompeur du multilatéralisme et des organisations internationales. Pourtant l'idée d'un ordre international a été présente dans le passé, où l'on cherchait à trouver une justification à ses actions. Il s'agit donc d'une rupture profonde avec l'ordre établi des relations internationales. L’époque est celle d'une affirmation sans complexe de la force, avec le culte de chefs qui se définissent non pas par un programme, mais par la confrontation.

« L'ambition d'un ordre international qui a semblé définir les dernières décennies apparaît rétrospectivement comme l'habillage idéologique de la domination que les États-Unis ont alors exercée sur le monde. Dès lors qu'il n'y a plus de puissance dominante, l'idée même d'un ordre international est mise en doute et la guerre redevient l'horizon naturel des relations internationales ». La question reste posée de savoir de quelle guerre il peut s'agir. Chaque époque a produit sa propre forme de guerre, jusqu'à l'équilibre nucléaire. Les arsenaux de l'époque, à peine réduits, existent toujours, mais les développements technologiques ont brouillé la frontière entre la dissuasion nucléaire et le dispositif conventionnel, la cyberguerre rajoutant encore au brouillard stratégique.

Contrairement aux adeptes de la géopolitique classique, qui voient dans le recul d'une puissance et les avancées de deux autres la perspective d'une confrontation, les opinions publiques ont, dans leurs perceptions, évacué ce type de danger, ne percevant – sauf à leur immédiate proximité – ni la Russie et la Chine comme une menace. La montée des violences est avant tout perçue comme interne aux sociétés, sous forme d’incivilité d’abord, de criminalité, de terrorisme, auxquels les institutions de l'État ne parviennent pas à faire face. D’où cette demande insistante, adressée à une autorité publique jugée – paradoxalement – discréditée, de protéger totalement des citoyens apeurés en éliminant tous les risques.

Au premier rang de ces risques figure celui du terrorisme, qui nourrit toutes les peurs – bien que la probabilité d’en être soi-même victime soit relativement faible Et ces peurs révèlent notre fragilité collective, avec « pour seule vertu de nous permettre d'échapper au vertige du vide en créant le lien social qui nous manque ». Alors que le terroriste poursuit l'utopie d'une société alternative, sa cible apeurée rêve d'une autre utopie qui le délivre de la peur, « celle d'une société à risque zéro, ce à quoi aspire une société quand précisément elle cesse d'être une société ». « Le risque n’est plus accepté comme une dimension de la vie en société, mais comme la manifestation d'une intolérable vulnérabilité ».

Cette crise des communautés politiques au sein des États révèle la « fragilité de leurs fondations, désormais construites sur des peurs partagées plutôt que sur des ambitions communes ». Les relations entre les nations en sont changées et on commence seulement à « appréhender les conséquences stratégiques de cette nouvelle géopolitique de la peur ». « Du coup la frontière entre guerre et paix se brouille dans les actes comme dans les esprits ». L'indétermination qui caractérise le cyberespace et la cyberguerre, la précision croissante des armes (drone...) font en sorte que « la paix se militarise » : « La guerre n'est plus une rupture avec un ordre naturel de paix, elle est devenue le quotidien de nos vies ».

« La distinction entre politique internationale et politique intérieure est de moins en moins pertinente, et la sauvegarde de la paix dépendra de l'évolution interne des sociétés bien davantage que de la diplomatie (... ) des sociétés pluralistes, des sociétés ouvertes qui accueillent la différence sont la condition de la paix (...) Mais la démocratie ne garantit pas le pluralisme et les démocraties contemporaines sont de moins en moins pluralistes ».

Chapitre 8

Que voulons-nous ?


Le rêve démocratique reste une des plus grandes ambitions collectives de l'humanité, dont portent témoignage les foules qui se mobilisent dans les pays où les élections sont truquées ou inexistantes. « La demande de vérité est un fondement de la démocratie, plus solide que le mensonge ».

Cette quête s'ajoute à d'autres actions collectives conduites dans le monde entier, qu'il s'agisse de régimes démocratiques ou autoritaires. Mais ces actions ne sauraient suffire, car elles ignorent les causes les plus profondes de la crise de la démocratie. Les manifestants réclamant davantage de démocratie ne revendiquent pas seulement un processus, mais défendent une certaine idée de la société, fondée sur la justice et la dignité. C'est pourquoi l'enjeu ne se réduit pas à l'affrontement entre démocraties occidentales et régimes autoritaires, avec la tentation de faire « de la Chine, comme l'Union soviétique naguère, un adversaire utile qui évite au monde occidental de regarder en lui-même ».

Car la démocratie occidentale est devenue un processus, qui fonctionne assez mal – à en juger par la qualité du personnel politique désigné. L’idéologie de l'individu a fini par enfermer ces processus dans la même logique que les processus de marché, dont l’imperfection est également évidente. En fait, la crise démocratique est une crise éthique avant tout, qui pose la question de la société dans laquelle nous voulons vivre.

Les sociétés contemporaines sont, de New York à Pékin en passant par Moscou, « dominées par l'argent, devenu le grand unificateur du monde ». Alors que pendant des millénaires, le pouvoir politique a largement été la clé de la richesse, le rapport de force se renverse et le pouvoir de l'argent menace le pouvoir politique. Tel est le cas en Russie, où Poutine doit rester attentif à ne pas heurter les intérêts puissants qui forment le système de pouvoir. En Chine, la campagne anti-corruption de Xi Jinping avait, au-delà de sa fonction d'épuration politique de ses rivaux, également pour but de perpétuer la domination du Parti communiste, exposé au transfert d'allégeance des cadres vers l'argent. Malgré les garde-fous du système judiciaire aux États-Unis, la loi peut y être, moyennant un peu d’habileté, aisément contournée.

Les inégalités de distribution de la richesse qui en sont les conséquences ne sont qu'un aspect de cette crise. Ce qui est en jeu, plus largement, est l'« esprit même de la société et son échelle de valeurs ». L’opposition – entre peuple et élite – exprimée par le populisme va au-delà de la seule dimension économique. Elle est, plus profondément, une « réaction contre une société unidimensionnelle, où l'agrégation fonctionnelle d'intérêts individuels tient lieu de contrat social dans le désert des valeurs ». C'est ce qui explique la violence des réactions des laissés-pour-compte, car elle « détruit le fondement moral d'une société : quand la valeur économique devient le seul principe organisateur d'une communauté humaine, ceux qui sont en bas de l'échelle se voient infliger la double peine de la pauvreté et du mépris de soi-même ».

Cette perspective est insupportable car rompant avec la pensée chrétienne comme avec une tradition millénaire d'autres cultures. « L'ordre de la justice n'est pas celui de l'économie ». Dumézil distinguait trois fonctions fondamentales dans les sociétés indo-européennes (le guerrier, le prêtre, le marchand). « Cette pluralité d'ordres, ayant chacun leur échelle de valeurs, a été pendant des millénaires une composante essentielle de la liberté humaine, parce qu'elle légitimait la pluralité des choix de vie ». Du fait de la disparition de cette pluralité au profit d'un seul ordre, celui de l'argent, « devenu mesure de toute chose, (…) la politique n'a plus de sens et ses valeurs, ainsi que l'idée de bien public se dissolvent dans le culte de l'efficience ». Marcuse l'avait pressenti dans « l'homme unidimensionnel ». Mais les grands philosophes du passé, Marx et Adam Smith, se sont toujours refusés à définir ce qu’est une société juste, une « vie bonne », se contentant de renvoyer à des processus ou encore à la règle de droit. Le triomphe de l'individu a « débouché non seulement sur l'homme unidimensionnel dénoncé par Marcuse, mais sur une société et une histoire unidimensionnelles ». La disparition, qui en résulte, de la pluralité des conditions humaines est « intolérable ».

La pandémie a agi cet égard comme un révélateur, en déplaçant l'attention des institutions et des processus vers ce que nous en attendons réellement, entre destin personnel et ambition collective : « face à une peur existentielle, les incertitudes de la démocratie ont amplifié nos angoisses, et les certitudes d'un pouvoir autocratique sont devenus séduisantes ».

Une révolution copernicienne est donc la condition d'une « nouvelle Renaissance » : une condition en est de « sortir de la centralité occidentale pour embrasser l'ambition d'une humanité plurielle ». Le débat qui en découle doit dépasser l'opposition entre démocratie et dictature pour ouvrir sur le « type de société qui offrira à chaque être humain la possibilité d'accomplir pleinement son destin humain ». La pensée de l'individu reste très légitime, mais doit être « libérée du rétrécissement procédural dans lequel le triomphalisme démocratique l’a progressivement enfermée ».

Il faut se convaincre qu'il n'y a « désormais pas plus de centre du monde que de fin de l'histoire, et que nous devons faire de cette absence de sens le fondement de notre liberté future », bâtie par « des individus véritablement uniques, investis d'une dignité qui ne peut jamais leur être enlevée ». Les traditions occidentale et chinoise, qui privilégient l'une l'universel, l'autre le particulier – la dimension organique de chaque société – peuvent s’enrichir mutuellement et permettre de refonder des communautés politiques en crise.

Une nouvelle Renaissance est donc possible, par « la recherche de nouvelles formes de représentation qui prennent acte de la crise du gouvernement représentatif, conséquence de la caricature de société que produit l'idéologie de l'individu ». Car une société ne « peut accepter l'enfermement dans une seule dimension, que ce soit celle de l'argent, celle de la religion, celle de la science ou celle de la puissance ». Il s'agit d'une exigence de pluralisme plus profonde que l'exigence démocratique, en ce qu'elle soulève la «question de la société dans laquelle nous voulons vivre, du pouvoir auquel nous sommes prêts à obéir ».

Chapitre 9

Sauver l'autorité sans créer la tyrannie

Il y a dans toute communauté humaine une inégalité entre gouvernants et gouvernés, qui se pose avec une acuité particulière dans les démocraties. Tocqueville notait que cette inégalité heurtait la « passion de l'égalité ». Cette observation est plus vraie encore aujourd'hui qu’au XIXe siècle, en une époque marquée par l'exaltation de l'individu et l'illusion de sa toute- puissance grâce à la révolution technologique.

En posant les fondements du régime représentatif, Montesquieu et les philosophes des Lumières avaient trouvé un compromis qui permettait de concilier le principe de l'égalité avec la réalité des différences de talent et de condition. Le régime censitaire a mis un terme brutal à ce compromis, et le suffrage universel a ensuite ouvert un fossé sociologique entre représentants et représentés. Pour autant, cette distance n’a pas provoqué une crise de la représentation politique, grâce à l’opposition entre la gauche et la droite, qui organisait une confrontation d'intérêts suffisamment forte pour effacer la distance entre les représentants et les classes populaires.

Ce schéma a disparu, du fait de l'atomisation de la société, d’un déclassement de la politique, d’un enchevêtrement croissant des communautés et des intérêts... Le lien entre représentants et représentés s’est fortement corrodé et la confiance a disparu des deux côtés. Comment peut-on rétablir ce lien et recréer des institutions légitimes dignes de confiance ?

Certains préconisent la démocratie directe ou le tirage au sort d'un échantillon représentatif du corps électoral. Cette vision est encouragée par la pratique de l'expression d'opinions, à tout bout de champ, dans les réseaux sociaux, sous forme de like. Les « gilets jaunes » demandaient la révocabilité des députés et l'organisation de référendums sur tout sujet. Il y a là, au fond, une conviction des représentés qu'aucune institution de la collectivité n’est « dotée d'une légitimité supérieure à celle de chacun des individus qui la composent ». On est loin de Montesquieu, qui voyait dans le gouvernement représentatif un outil de délibération avant d'être un mode de représentation.

Différents auteurs ont essayé de déterminer des formules de démocratie hybride, éventuellement en mobilisant les nouvelles technologies, mais cette approche postule qu’en remédiant par des procédés techniques aux carences de la démocratie représentative, on réglera la crise de la société. C'est ignorer le bouleversement que l'internet a infligé au fonctionnement des communautés politiques.

Aucune formule institutionnelle n’est en mesure de « faire triompher la raison (ou) d'échapper aux déséquilibres de savoir et de pouvoir du monde contemporain ». Aucune ressemblance entre les gouvernants et un « peuple » imaginé ne peut abolir l'inégalité des savoirs et des pouvoirs : « la représentation fidèle d’un amas de fragments disjoints ne crée pas un corps politique cohérent ».

Les théoriciens de la démocratie, de Rawls à Habermas, ont ignoré l'impact d'Internet sur les individus, ainsi les déséquilibres entre ces individus d’une part, les entreprises et les Etats d’autre part. La « délibération entre des individus égaux est une fiction », et c'est par la négociation entre des groupes aux intérêts opposés que peuvent être dégagés des résultats. Mais il faut pour cela une transparence sur les inégalités de pouvoir et les conflits d'intérêts.

Certes, les mouvements civiques se multiplient, affaiblissant les partis politiques classiques, au prix d'une fragmentation des enjeux en une multitude de causes particulières, ce qui a pour effet de consolider les rapports de force existants, qui favorisent déjà les puissants. Pour autant la délibération peut avoir lieu – sur des valeurs alors qu'on ne peut pas négocier sur des identités. À la condition, également, qu’«aucune communauté humaine, territoriale ou virtuelle, n'entretienne l'illusion de se suffire à elle-même et de détenir le secret exclusif des valeurs qui animent une société, devenant l'esclave d’une passion dominante travestie en vérité (... ) cette illusion a plus de chance de s'épanouir dans des groupes enivrés par la légitimité qu’ils croient trouver dans le nombre. Et ce risque devient mortel quand la légitimité du nombre prétend s'imposer comme une vérité scientifique ».

Il faut donc clarifier la relation du pouvoir avec le savoir. Alors que les philosophes des Lumières faisaient le pari de l'égalité de la raison, éclairée par la science, la relation au savoir se pose en des termes différents aujourd'hui, où la masse des connaissances a explosé, où l'inégalité des savoirs s’est renforcée et où la relation entre savoir et pouvoir est brouillée. Alors que les grands savants acceptent l’incertitude, le public demande des certitudes. Un rapport sain entre savoir, pouvoir et citoyens est d’autant plus difficile à établir : « cette captation du savoir par la politique et du pouvoir par le savoir est à la fois mensongère – elle transforme en machine à produire des certitudes une activité humaine qui repose sur le doute systématique – et dangereuse – la confrontation parfois violente de vérités incompatibles remplace le débat problématique de la science : faute d'avoir réponse à tout, la science est alors vite accusée de n'avoir réponse à rien (...) ouvrant la voie à l'obscurantisme ».

Un terrain sur lequel science et pouvoir peuvent dialoguer est celui de la gestion du risque collectif qu'une société est prête à prendre (pandémie, dérèglement climatique...) : mais si la science peut éclairer les choix, elle ne délivre pas les gouvernants de leur responsabilité, celle d'arbitrer entre le présent et l'avenir, et de négocier des compromis entre des groupes qui n'encourent pas les mêmes risques et n'ont pas les mêmes intérêts. Or la tension entre la passion de l'égalité et les inégalités croissantes devant la connaissance est appelée à se renforcer.

Une catégorie d'instances spécialisées s'appuie sur le savoir de façon indépendante, sans recourir à la légitimation démocratique : les autorités de contrôle et de régulation. Mais les responsables politiques doivent assumer d'autres choix, qui ne relèvent pas de la science, en restant conscients que « la sagesse des foules est précaire, car les individus entrent en résonance les uns avec les autres, amplifiant la pensée dominante du moment (…) Or la plupart des questions ont plusieurs réponses, et c’est la pluralité des réponses qui ouvre l'espace où la politique peut se déployer ».

Chapitre 10

Quelle Europe ?

Le monde tente de se définir par rapport à la relation entre les États-Unis et la Chine, alors que ni les uns ni l'autre ne sont des modèles qu'il est possible d'imiter. La Chine est une « civilisation-Etat qui prétend être un État-nation » (Lucian Pye), tandis que les États-Unis ont bâti leur pays sur le mythe d'une table rase. L'Europe, mosaïque de vieux peuples, formatés par leurs passés, ne peut s'identifier ni à l'un ni à l'autre.

Certes l'Europe a pu se penser comme une variante singulière d’un Occident appelé à remporter la victoire, et se présenter comme un modèle à suivre pour un monde en pleine recomposition. Cette ambition apparaît, au moment où l'Occident entier perd de sa centralité, comme une chimère. L'Europe n'a pas de projet à opposer à l'universalisme de l'argent, ses modes de consommation singent quelquefois ceux des États-Unis, elle apparaît, en dehors de la protection des données, comme une « colonie numérique des États-Unis » et la crise de la politique et de la représentation y revêt des proportions à peine moins prononcées qu’aux États-Unis.

Certes, il existe dans le monde une attente d'Europe, davantage ressentie au-delà de ses frontières qu’en Europe même. L'Europe intéresse par ses contradictions, les tensions qu'elle révèle et les solutions qu'elle invente pour y remédier, ce qui en fait un laboratoire où s’expérimentent des formules nouvelles. Pour autant, est-elle capable d’une part de peser au-delà de ses frontières, d’autre part d'apporter aux Européens ce que leurs États respectifs ne peuvent leur offrir ?

La réponse qu'apportent nombre d'Européens à cette question est marquée au sceau du scepticisme : « entrave à la souveraineté des nations, irruption brutale du global dans le national, cheval de Troie de la dépolitisation »… Le projet européen a certes progressé, mais au prix d'une expulsion de la politique, dont l'Europe paie maintenant le prix. Le primat de l'intégration a mis la Commission européenne dans un rôle d'exécution d'une vision néoclassique du marché, fragilisant la légitimité des savoirs autant que celle de la politique. Autre dogme mis en œuvre, la gestion à la fois de la Banque centrale et du pacte de stabilité a conduit à une orthodoxie budgétaire que seule a réussi à briser la pandémie.

Au total, cette dépolitisation des institutions européennes a miné la confiance dans le projet européen et dans sa capacité à offrir un cadre nouveau à la politique. Elle a également eu pour conséquence d'empêcher l'Union européenne de définir clairement son rapport au monde : « confiante dans son universalisme de puissance marchande, elle s'est convaincue qu'elle pouvait généraliser au monde son idéologie d'intégration et le façonner à son image ». Le même constat vaut pour l'idéologie de l'individu, qui a inspiré la construction du marché unique. La foi dans les vertus du commerce et de l'échange, avec la création de « solidarités de fait », a déterminé l'équation prospérité = paix = liberté, sur laquelle s'était bâtie l'Europe. Cette conviction explique d’ailleurs le soutien européen à l'intégration de la Chine dans l'OMC en 2001, associée à l'espoir que ce pays prendrait le même chemin.

L’Europe redécouvre que « contrairement à l'idéologie du marché à laquelle elle donne parfois l'impression de réduire sa vision du monde, celui-ci n'est pas seulement une multitude d'individus échangeant et produisant selon des règles agréées ». La pandémie l'a cruellement rappelé lorsque les priorités et solidarités nationales sont réapparues. Des interrogations sur les secteurs stratégiques, sur les exceptions à la logique de concurrence et d'ouverture, sur les aides d'État massives, sur l'émergence de champions européens et sur les règles de la concurrence ont retrouvé droit de cité. Les institutions européennes ont longtemps cherché à éviter une politisation de ces questions, qui aurait remis en cause la suprématie du raisonnement économique. Mais la crise sanitaire a révélé la « différence entre la protection du consommateur européen et la protection d'une communauté politique (lorsque) d'autres priorités et d'autres valeurs que celles du marché entrent en jeu ».

Ces constats révèlent également « les limites de la philosophie qui a inspiré la construction des institutions européennes » : celles-ci ont pu, selon les termes d'Hubert Védrine, se développer dans un monde où la « tragédie » était gérée par les États-Unis et l'OTAN. Au total, le « détour par l'économie du projet politique et l'évacuation de la politique ont certes servi la construction européenne », mais « débouchent d'aujourd'hui sur une impasse ».

Alors que les Européens sont aujourd'hui incapables de dire ce qui les définit, ils se découvrent politiquement vulnérables face à des acteurs politiques qui n'ont pas ce problème et qui savent ce qu'ils veulent. La Chine pratique ainsi un entrisme politique efficace via les sommets « 16 + 1 ». Et si, avec la Russie, elle ne cherche à exercer aucune pression idéologique sur les pays concernés, les deux puissances s’emploient à dissoudre les communautés politiques qui les forment.

L'Europe ne trouvera aucune cohésion nouvelle dans les menaces qui pèsent sur les Européens, et qui les divisent plus souvent qu'elles ne les rassemblent : Russie, Chine, sud de la Méditerranée... « L'Europe a peu de chances d'être durablement unifiée par une peur partagée, fût-ce celle des migrants, du terrorisme, de la Russie, de la Chine ou même du covid-19 ». Et « alors que le grand marché est un espace de concurrence, pas de solidarité », l'expérience montre la difficulté de convergences fortes sur des terrains où l'identité et le destin des nations de l'Europe sont en jeu (politique d'immigration, recours à la force...).

Certains diplomates travaillent à dégager les intérêts communs, mais ceux-ci n’ont, d'un pays à l'autre, pas la même résonance Et ces diplomates « tombent dans la même hubris rationaliste qui a discrédité les économistes quand ils ont prétendu que les lois du marché suffisaient à définir une politique économique ». Qui plus est, les relations internationales sont tributaires de la politique intérieure, agitée de débats sur lesquels ces diplomates n'ont pas prise (décalage, par exemple, entre l'Allemagne et la France sur l'utilisation de la force armée).

L'unité peut-elle alors être produite par la consolidation d'une frontière ? Érigée en vertu depuis la fin de la Guerre froide, l'absence de frontières divise, comme l'illustre la crise du processus d'élargissement de l'Union. « La fuite en avant dans un élargissement dont ni l’objectif ni les limites ne sont tracés est une manière d'éjecter la politique du projet européen (...) et toute ambition d'identité européenne se dissout dans un universalisme moralement bienveillant dont le principe est d'abolir toute limite ». Moyennant quoi la demande de frontière, qui s’analyse en « un rejet de l’indétermination et du flou, devient un symbole de la revanche de la politique ». En même temps, le fait d'élever des murailles met les Européens face aux contradictions de cet universalisme qui est supposé les rassembler.

L'Europe forme à sa manière une exception, produit d'un concours de circonstances particulier et de son histoire propre. Pour autant, sans renoncer à l'universalisme, mais en réalisant « que les vraies solidarités n'existent que par l'enracinement dans des histoires particulières », elle doit donc définir les limites de son universalisme, préalable indispensable d'une refondation du projet européen. L'universalisme philosophique n'est pas un universalisme politique, et le projet politique européen est le produit d'une histoire qui n'est pas transposable au reste du monde. Les Européens ne doivent pas commettre l'erreur commise par les Américains, celle de s'offrir en modèle à imiter.

« La conscience de leur particularité devrait persuader les Européens de ne pas avoir honte de s'occuper d'abord d’eux-mêmes ». Si cette histoire, unique – et tragique – donne aux Européens de « bonnes raisons de défendre ce qu’ils ont créé, elle doit les inciter à ne pas chercher à l’étendre indéfiniment ». Certes la forme de l'État-nation européen a été adoptée partout, mais c'est une illusion de croire que chaque continent se doterait d'une organisation régionale sur le modèle de l'Union européenne. Ce constat offre « un meilleur point de départ pour réfléchir sur l'avenir du projet européen et pour le définir par rapport au monde que l'affirmation d'un universalisme en perpétuelle extension ». « La démocratie universelle, à l'européenne ou à l'américaine, n’est pas l'aboutissement inéluctable de l'histoire parce qu'il n'y a pas de fin de l'histoire, mais au contraire des futurs multiples et contingents».

Jacques Delors a suggéré la formule d'une « fédération de nations », passerelle possible entre les spécificités de l'histoire européenne, bâtie sur la mémoire - et des mémoires du reste différentes d'un pays à l'autre – et le modèle américain, bâti sur un contrat – la Constitution. Le « patriotisme constitutionnel » d’Habermas n'est pas davantage transposable à l'Europe entière. Les Européens, qui s'étaient de longue date « persuadés qu'ils inventaient la formule politique de l'avenir, avaient parié que les institutions européennes seraient la matrice d'un nouvel assemblage ». Mais cette vision a, dans un contexte de circulation généralisée des idées, des hommes, des capitaux et des marchandises, perdu de sa pertinence et de son évidence. Le rêve de faire de l’Europe une puissance comparable à celle de la Chine ou des États-Unis est également sans issue. Et même l'objectif d'une « union sans cesse plus étroite entre des peuples européens » doit être abandonné, au bénéfice d'une préservation de la diversité européenne.

La vision fédéraliste d'une acquisition progressive, par l'Union, de tous les attributs d'un Etat s'est avérée sans issue. La création du Conseil européen a pris acte du constat que l'Union européenne ne pouvait se construire au détriment des nations. La Commission européenne est certes un organe exécutif, mais obéit plus à une logique d'expertise et de savoir qu’à une logique politique. Certes le rôle du Parlement le rattache à la politique, mais la composition de cette assemblée renvoie mécaniquement à des logiques de coalition, qui « étouffent le débat démocratique en empêchant que se structurent au niveau européen de véritables choix de politique européenne ». Il en résulte un sentiment des citoyens européens de « n'être pas représentés, ni par une Commission perçue comme un pouvoir non démocratique, ni par un Parlement perçu comme l'espace clos où des lobbyistes spécialisés s’emparent de sujets de plus en plus techniques, loin du regard démocratique ».

La Commission, à l'origine gardienne de l'« intérêt européen », pouvait alors assumer cette fonction tant que l'étendue de cet intérêt européen ne faisait pas débat. Dès lors que la détermination de l'« intérêt européen » devient la plus politique des questions, ce mandat devient d’autant plus périlleux qu’on a commis l'erreur de prétendre faire de la Commission une institution démocratique. Or la force des institutions européennes est de juxtaposer plusieurs logiques qui ont chacune leur légitimité, celle de l'expertise et la politique. La distinction entre ces logiques ne doit pas être abolie : « il ne faut pas chercher à brouiller les différences entre elles dans l'espoir vain qu’en les fusionnant, on créera une légitimité supérieure ».

De même, l'ambition de faire avancer tous les États membres d'un même pas est dangereuse, reposant sur l'« idée fausse que l'Europe doit converger vers une structure institutionnelle unique, alors que la géométrie variable des institutions est une force plutôt qu'une imperfection ». Au total, « l'Europe accumule les attributs, mais aucun n’est achevé, et l'accumulation, au lieu de former un tout, met en évidence, par comparaison, l'inachèvement des parties ».

Une autre méthode est possible, à base d'acceptation que « l'approfondissement et l'achèvement de chacun des instruments soient conduits selon des rythmes et des géographies adaptés à chaque compétence ». C'est ainsi que, sur un périmètre différent de celui de l’Union, a été créée la Banque centrale européenne, mais là aussi, alors que la monnaie avait été initialement conçue comme un moyen d'échapper à la politique, celle-ci revient en force. La Commission doit accepter de rester un lieu d'expertise, mais le Parlement européen peut devenir le lieu de véritables débats politiques à l'occasion de discussion des budgets. Quant à la puissance militaire, le réalisme plaide en faveur d'une coopération forte des États les plus puissants sur ce terrain.

Mais pour concilier le besoin de sécurité et le besoin de diversité, il faut être attentif à la connectivité et au réseau, qui accroissent notre vulnérabilité, donnant « toute sa pertinence à la théorie du battement d'aile de papillon ». Les organisations, dans des sociétés de plus en plus dominées par les technologies numériques, sont plus vulnérables lorsqu'elles ont une configuration pyramidale, alors que la « résilience » est dans le polycentrisme de petites structures en réseau.

Sans doute continuerons-nous à multiplier les expériences, à chercher le bon équilibre entre affirmation de l'individu et besoin d'identité collective, entre homogénéité et diversité, et ces tâtonnements ont toute chance de se poursuivre. « La liberté humaine disparaît quand la politique prétend être en vue de la cité idéale. L’histoire humaine n'a pas de conclusion, fût-elle en apparence aussi innocente que la démocratie libérale, et l'Union européenne est une expérience admirable, mais unique».

« L'Europe hybride, partie coalition de nations, partie structure à la fois technocratique et quasi-judiciaire, partie embryon d’Etat fédéral, ne sera jamais un super-État, et c’est sa chance. Sa vraie force est de faciliter l'émergence de formes nouvelles de contrôle et de légitimité, à côté plutôt qu’en concurrence avec les légitimités anciennes. C'est ainsi qu'elle pourra restaurer la politique en rendant lisibles des choix précis ».