Jean-François Revel L’obsession anti-américaine

Note de lecture

Jean-François Revel L’obsession anti-américaine, son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences, Plon, 2002

Auteur : philosophe essayiste, membre de l’Académie Française, Jean-François Revel se pose en théoricien du libéralisme, mais aussi en pourfendeur de toutes les idées reçues, au-delà des clivages partisans. Il est notamment l’auteur de Ni Marx, ni Jésus, publié en 1970 et qui lui avait été inspiré, à la fin des années 60, par la cécité et le parti pris des élites européennes, et notamment françaises, à l’encontre des Etats-Unis. Dans le premier chapitre de son ouvrage, il explique que L’obsession anti-américaine est une sorte de suite, 30 ans plus tard, à son best-seller d’alors.

Revêtant délibérément l’habit du polémiste, Revel s’emploie à décrire un phénomène qui touche principalement le monde politique, les media et les intellectuels. « L’anti-américanisme en France n’est pas un sentiment populaire », écrit ainsi l’historien Michel Winocq en commentant un sondage1, « c’est le fait d’une certaine partie de l’élite ».

I. Dans un premier temps, l’auteur recense les “ contradictions de l’anti-américanisme ”. Celles-ci portent en premier lieu - et se manifestent de la manière la plus véhémente - sur les questions de politique étrangère.

    • A ceux qui se lamentent de la prépondérance des Etats-Unis, Revel rétorque qu’elle est avant tout le résultat des carences de l’Europe, qui a tout de même enfanté deux guerres mondiales et deux idéologies totalitaires meurtrières. Le “ modèle pur de la raison d’Etat ” a sombré dans la Deuxième Guerre Mondiale et a été remplacé par un système de sécurité collective dont les Etats-Unis sont la clef de voûte. Aujourd’hui, un demi-siècle après la fin de la guerre, la capacité des Européens à prendre en mains leur destin laisse toujours à désirer : ils ne progressent guère vers la création d’un centre de décision unique de l’Union Européenne, ce “ choeur dont chaque membre se prend pour un soliste ”. Moyennant quoi celle-ci ne peut en aucune façon faire contrepoids à l ’efficacité de la politique étrangère américaine. Ainsi, lorsqu’il s’est agi, en 1990, d’« aménager le champ de ruines laissé par le communisme », l’Europe n’a guère brillé par son savoir-faire, notamment en Yougoslavie, « ce chaos meurtrier (qu’elle) a confectionné de ses propres mains », mais auquel elle s’est avérée « incapable de mettre toute seule bon ordre ».
    • Quoi qu’ils fassent, les Etats-Unis ont, aux yeux de leurs critiques, tort. C’est ainsi que les réactions internationales ont été particulièrement vives au refus du Président Bush de confirmer les engagements de son prédécesseur sur le protocole de Kyoto, feignant d’ignorer que son prédécesseur démocrate avait, peu avant de quitter le pouvoir, signé un executive order pour passer outre à l’opposition du Sénat, explicitement exprimée par un vote en 1997. De surcroît, fait observer Revel, pas un des 167 signataires du protocole ne l’avait, au milieu de l’année 2001, ratifié ni même commencé à l’appliquer. C’est du même type de contradiction que relève le tollé provoqué par les droits américains imposés au printemps sur les importations d’acier, alors que la France avait de son côté, à Barcelone, imposé un délai sur la libéralisation du marché de l’électricité. Une autre illustration de la mauvaise foi prêtée par Revel aux critiques est le Proche-Orient, où sont constamment produites des preuves sélectives de l’inanité de la politique américaine, alors que depuis 30 ans les Etats-Unis n’ont cessé d’être les catalyseurs des avancées du processus de paix.
    • Dans le même temps, l’intervention, financière, militaire, politique, des Etats-Unis est constamment et universellement sollicitée. L’OUA a ainsi, en 2001, demandé un “ plan Marshall ” pour l’Afrique, alors même que les aides reçues depuis les indépendances par les Etats du continent, d’un montant équivalent à quatre ou cinq fois le montant du plan Marshall, ont été dilapidées. Sur le plan économique, on fait grief aux Etats-Unis de « vouloir imposer (au monde) leur modèle économique et social », alors que le même monde guette la reprise américaine en espérant bénéficier de ses retombées. De façon plus générale, c’est aux Etats-Unis qu’incombe le règlement de tous les problèmes de la planète, alors que les Européens sont incapables de faire quoi que ce soit, tranche Revel en ironisant sur le déplacement à Pyong-Yang, en mai 2001, d’une délégation de l’UE, conduite par le Premier Ministre suédois, dans une tentative affligeante et vaine de contribuer au dialogue inter-coréen.

Ainsi, conclut l’auteur, l’unilatéralisme américain est la résultante mécanique - « la conséquence et non pas la cause ” - de la défaillance des autres puissances, défaillance souvent plus intellectuelle que matérielle, tenant plus à des erreurs d’analyse qu’à l’insuffisance de moyens économiques, politiques ou stratégiques ». S’il y a unilatéralisme, c’est parce qu’il n’y a personne en face des Etats-Unis pour proposer une action stratégique concrète. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la puissance américaine se considère comme investie d’une mission universelle, « conduisant ses porte-parole à se livrer à des déclarations irritantes, frisant la mégalomanie, l’odieux ou le comique ». L’Histoire de la Guerre froide montre cependant que les Etats-Unis ont à maintes reprises eu raison d’avoir fait preuve d’unilatéralisme, notamment en lançant le programme IDS, qui accéléra la décomposition de l’URSS.

II. Revel règle également des comptes avec le mouvement anti-mondialisation, dont il souligne la très forte connotation à la fois anti-américaine et antidémocratique. Mené par des agitateurs intellectuellement incohérents, ce mouvement conteste en fait le principe même du marché, qu’incarnent les Etats-Unis, bien plus que la mondialisation, dont ses contempteurs se satisferaient volontiers dès lors qu’elle serait politique et idéologique. Elle serait alors synonyme de « régressions économiques, de misère populaire et d’arriération technologique ». Car ce qui anime le mouvement d’opposition à la mondialisation n’est pas le traitement de la pauvreté dans le monde : leur objectif est de faire croire que celle-ci est due au libéralisme et à la mondialisation. Or, sauf en Afrique, où c’est l’étatisme qui en est responsable, la pauvreté dans le monde ne cesse de se réduire, grâce, précisément, à la mondialisation, comme plusieurs études le montrent.

Si au début du XXIème siècle, ce sont les Etats-Unis qui sont à la tête d’un mouvement dont la première vague remonte en fait au XVème siècle, c’est en vertu d’un déterminisme lié à la fois à l’échec économique du socialisme et à l’affaiblissement des Européens. C’est aussi une vocation dictée par les qualités propres de ce pays. Quoi qu’il en soit, ce leadership est mal vécu, notamment en France, où l’on est gêné non pas par le fait qu’un pays endosse une vocation universelle, mais que ce pays soit les Etats-Unis. La France se doit donc, conclut sur ce point Revel, d’opposer sa propre vision de la mondialisation comme une alternative à la vision américaine.

III. L’auteur consacre un chapitre - « la pire société qui fût jamais » - à l’image de la société américaine façonnée en Europe par les media et le discours politique, qui peut se résumer à une série de clichés : la domination de l’argent, l’absence de solidarité et de couverture sociale, la violence, le racisme, la pauvreté, l’absence de démocratie, le conformisme de la création... Sans doute, fait valoir Revel, la situation est-elle critiquable outre-Atlantique, mais :

    • nous sommes, en France, mal placés pour formuler cette critique. Se référant aux ricanements qui avaient accueilli les convulsions de l’élection présidentielle de novembre 2000, il observe que le système américain est plutôt plus démocratique que celui de l’Union Européenne. Quant au pouvoir judiciaire, il ne s’adonne nullement au « gouvernement des juges », mais n’est qu’une instance d’arbitrage lorsqu’il est saisi. La peine de mort était en vigueur en Europe jusqu’à des dates récentes sans qu’on mette en cause le caractère démocratique des pays qui la pratiquaient. Tout en dénonçant la dérive sécuritaire aux Etats-Unis, on s’est, en France, voilé les yeux devant la montée de l’insécurité. Et le contraste est frappant, relève encore l’auteur, entre le non-droit toléré au profit des « beurs », que l’on dispense, au nom du communautarisme, du respect des lois de la République, et la pratique américaine, où la naturalisation s’accompagne d’un serment par lequel l’individu s’engage à respecter les lois et les institutions de sa nouvelle patrie. Le même constat vaut pour le contraste entre l’intégration réussie des immigrés américains et la non-intégration des communautés musulmanes françaises ;
    • les critiques portées se fondent sur des impressions et des stéréotypes, ignorant généralement ce qui s’écrit de sérieux sur les Etats-Unis. C’est de ce travers que procède le « concert d’imprécations » contre l’administration américaine, accusée d’avoir, dans le sillage du 11 septembre, muselé la presse et porté atteinte aux libertés par les premières mesures de sécurité intérieure anti-terroriste. Sans même parler du « phénomène » que constitue le succès en France du livre de Thierry Meyssan, « une ruée vers l’absurde qui en dit long sur la crédulité des Français (...) et le niveau intellectuel du ‘’peuple le plus intelligent de la terre’’ ».

IV. Dans plusieurs références au 11 septembre et à l’intégrisme islamiste, Revel s’en prend à ceux qui, à l’ouest, ont suggéré que les attaques terroristes contre les Etats-Unis n’étaient pas entièrement imméritées ou encore ont implicitement enrôlé Ben Laden dans le camp de la lutte contre la mondialisation. Rien n’est plus faux, dénonce l’auteur : la critique du néolibéralisme ne figurait pas au nombre des motifs invoqués par les terroristes. Le terrorisme n’est pas davantage le fruit des inégalités - les terroristes étaient tous issus de milieux aisés - mais plus simplement de l’extrémisme islamique, qui voue une haine féroce à la forme occidentale de la modernité. Moyennant quoi c’est une erreur de « croire que l’on peut couper les racines du terrorisme par une politique de développement et de modernisation - qui a de toute façon lieu » (cf. le terrorisme au pays basque, une des provinces les plus prospères d’Espagne, ou encore le financement du terrorisme par l’Arabie Saoudite) et c’est à tort que les Européens cherchent à justifier leur inaction contre le terrorisme par la nécessité d’« extirper d’abord la pauvreté et les inégalités dans le monde ». Au nombre des idées dont Revel entend faire justice figure la thèse d’un islam tolérant et modéré : il ne l’est que dans « les assurances suaves des muftis et recteurs des mosquées en Occident », jamais dans les réactions de la base. Les islamistes nourrissent au contraire une aversion profonde pour les régimes de démocratie et de liberté.

L’auteur s’indigne notamment des travestissements de la réalité dont ces événements ont été l’occasion, tels que la présentation des opérations militaires en Afghanistan comme une agression américaine unilatérale ou encore, selon les termes d’une « lettre ouverte » signée par 113 intellectuels français, une « croisade impériale ».

VI. Dans sa conclusion, Revel enfonce le clou de la thèse principale de son essai : l’obsession anti-américaine a pour effet d’encourager ce que l’on prétend combattre, l’unilatéralisme prêté aux Etats-Unis. Une des raisons, en effet, de cette posture, est que « les Européens rejettent systématiquement comme fausses les analyses des Etats-Unis, et s’interdisent donc d’être associés aux politiques qui s’en déduisent (p. 230). A force de critiquer les Etats-Unis à tout propos, nous les poussons à ignorer nos objections, même quand elles sont fondées. « Ce sont les mensonges de la partialité anti-américaine qui fabriquent l’unilatéralisme américain. L’aveuglement tendancieux et l’hostilité systématique de la plupart des gouvernements qui ont affaire à l’Amérique n’aboutissent qu’à les affaiblir eux-mêmes en les éloignant toujours davantage de la compréhension des réalités »./.

1. un sondage SOFRES de mai 2000 révèle que 10 % seulement des Français éprouvent de l’antipathie pour les Etats-Unis.