La paix armée, le nouveau désordre mondial
Les Echos, 7 janvier 2025
La paix armée, le nouveau désordre mondial
Les Echos, 7 janvier 2025
C'est sur une note d'optimisme que le monde est entré dans le IIIe millénaire, sur la lancée de cette « mondialisation heureuse » ouverte une décennie plus tôt. A une ONU relativement fonctionnelle, à un multilatéralisme passablement efficace et à une confiance raisonnable dans le droit international s'ajoutait l'espoir que la démocratie ferait tache d'huile.
D'abord fissuré par les attaques du 11 septembre 2001, ce paradigme n'a cessé de se désagréger. La deuxième guerre d'Irak a rouvert en 2003 une séquence de violations flagrantes du droit international, que la Russie, mue à nouveau par ses instincts impériaux, a poursuivie en Géorgie en 2008 et en Ukraine, en 2014 puis en 2022, enterrant le système de sécurité collective créé en 1945 par la Charte des Nations unies. La désillusion vis-à-vis de l'idéal démocratique a amené nombre de nations à confier leur sort, parfois par des élections régulières, à des autocrates qui se sont empressés de rendre irréversible leur mainmise sur le pouvoir. Il ne reste plus aujourd'hui qu'une trentaine de démocraties libérales dans le monde.
Les espoirs attachés aux vertus civilisatrices du « doux commerce » se sont avérés vains. Loin d'encourager une évolution vers la démocratie, comme certains l'avaient prophétisé, la mondialisation a donné aux régimes autoritaires et dictatures les moyens de se renforcer, y compris militairement, sans se libéraliser, comme on l'a vu avec la Chine et la Russie.
Un projet européen affaibli
Le projet européen est l'incarnation la plus accomplie, sur le Vieux Continent, de cet « Occident » bâti en 1945 par les Etats-Unis comme une communauté d'intérêts et de valeurs. Fondée sur l'égalité souveraine des Etats, sur des éléments de supranationalité et sur le respect du droit, la construction européenne a pu prospérer à l'ombre de la protection américaine.
Mais après s'être hissée au pinacle en s'élargissant aux nations libérées du joug soviétique, l'Europe, alors à 28, s'est retrouvée en proie à un phénomène de corrosion par une vague montante de national-populisme, illustrée par le Brexit, par les échappées illibérales en Hongrie puis en Pologne et par des percées électorales, partout, des partis appartenant à cette mouvance. Leur point commun est leur aversion pour la perspective, inscrite dans les traités successifs, d'une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe », dont elle sonne le glas. Une cohésion affaiblie offre un champ propice aux manœuvres de trois puissances qui ont un fort intérêt à avoir affaire à des Européens divisés, les Etats-Unis, la Russie et la Chine.
Ces dernières ont pour objectif de « réviser » un ordre international « occidental » qui les entrave dans leurs projections de puissance. Elles le poursuivent via un multilatéralisme parallèle dans des enceintes créées à cette fin - les BRICS, l'Organisation de coopération de Shanghai ou encore les sommets qu'elles organisent avec les dirigeants africains. Dans le cas de la Russie, ces manœuvres ont aussi pour but de légitimer la guerre d'agression contre l'Ukraine, livrée sous la menace de gesticulations nucléaires. Mais les hostilités sont également menées sur le mode « hybride », sur un vaste terrain nouveau, le cyberespace, et notamment l'univers des réseaux sociaux, qui n'est soumis à aucune règle et se prête aux opérations de désinformation et de manipulation.
Anomie planétaire
Effondrement de la paix par le droit et de la sécurité collective, délitement du multilatéralisme universel, prolifération de « vérités alternatives »… le tableau qui se dégage à l'issue de ce premier quart de siècle se résume en un mot, l'anomie. Définie par le Robert comme une « absence d'organisation ou de loi et une disparition des valeurs communes à un groupe », elle qualifie l'arène des relations internationales de ce second quart de siècle, celle d'une rivalité de puissances que ne bride plus aucune règle.
Le nouveau paradigme est celui de la paix armée, entre puissances nucléaires, ordonnée par des logiques de sphères d'influence, d'Etats-clients vassalisés, de protectorat et de dépendance, de quasi-alliances, multilatérales ou bilatérales, de coalitions fluctuantes au gré d'intérêts circonstanciels et d'Etats candidats à l'arme nucléaire, vue comme la garantie ultime de leur sécurité. Le terrain de l'affrontement couvre l'ensemble d'une panoplie offensive étendue au formidable potentiel du cyberespace et aux autres formats hybrides. Les variables en sont les différentiels de dynamisme économique, les percées technologiques possibles sources de « surprise stratégique » - comme la combinaison entre puissance de calcul quantique et intelligence artificielle.
Quid de l'Europe dans cette anomie planétaire ? Minée par la dynamique de la corrosion interne, en proie aux démons du national-populisme et au vieillissement démographique - avec un âge médian de 48 ans en 2050 -, elle doit se préparer, en filant la métaphore osée de Josep Borrell, à voir son « jardin » menacé par une « jungle » peuplée de « carnivores » sans états d'âme.