« Traité de Nancy : "La relation entre la France et la Pologne va changer de braquet"
Interview avec Charles Haquet, L’Express, 9 mai 2025
Interview avec Charles Haquet, L’Express, 9 mai 2025
Donald Tusk sur les pas de Lech Walesa. La dernière fois qu’un traité avait été signé entre la France et la Pologne, c’était en avril 1991, entre François Mitterrand et le cofondateur du mouvement Solidarność, devenu président du pays. Ce 9 mai, c’est avec Emmanuel Macron que le président du Conseil polonais conclura ce nouveau pacte d’amitié à Nancy (Meurthe-et-Moselle), ville symbole des liens historiques entre les deux pays. À l’image de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne avant de devenir, au XVIIIe siècle, duc de Lorraine.
C’est la quatrième fois que la France signe un traité de cette importance avec un pays européen, après l’Allemagne (Aix-la-Chapelle en 2019), l’Italie (Quirinal en 2021) et l’Espagne (Barcelone en 2023). Un acte important, alors que la menace russe ne cesse de s’étendre sur le Vieux Continent, explique Pierre Buhler, ancien ambassadeur à Varsovie et auteur d’un livre référence sur ce pays, Pologne, histoire d’une ambition, sorti en février dernier aux éditions Tallandier.
L'Express : En quoi ce traité est-il important ?
Pierre Buhler : Il constitue un réel changement de braquet dans la relation franco-polonaise. Il est aussi ambitieux que les traités bilatéraux signés par la France avec ses voisins allemand, italien et espagnol, et en dit long sur l’ambition que Paris place dans sa relation avec Varsovie. Avant tout, il faut le voir comme un cadre juridico-politique qui permettra aux deux pays de mener toutes sortes d’initiatives et de projets. Il couvre en effet tous les domaines : énergie, environnement, défense, migration, sécurité, culture, enseignement supérieur, recherche… Quels qu’en soient les développements, il sera, dans la durée, l’aiguillon d’une plus grande densité de relations que ce n’est le cas aujourd’hui.
Ce rapprochement survient après une longue période de glaciation…
Oui, mais il y en a eu d’autres ! La relation franco-polonaise a connu des hauts et des bas depuis le 16e siècle – époque où Henri de Valois a été couronné roi de Pologne, mais n’a régné que quatre mois avant de s’enfuir sans prévenir personne… Des hauts, il y en a eu avant et après la fin de la Guerre froide, lorsque la France apporte son soutien au syndicat Solidarnosc, notamment pendant les années de loi martiale puis lorsqu’elle crée après 1989 la fondation France Pologne. Durant les années 1990, celle-ci aide les cadres de la jeune démocratie polonaise à gérer l’État et les collectivités. S’ensuit une période de déception entre les deux peuples. Les Polonais estiment - à juste titre - que les Français freinent l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. De leur côté, ces derniers critiquent les choix pro américains de la Pologne – participation à la guerre d’Irak, préférence donnée aux avions de chasse F-16 par rapport aux Mirage…
En 2005, il y a, aussi, l’épisode du "plombier polonais", lorsque la directive Bolkenstein nourrit la crainte d’un raz-de-marée d’artisans polonais dans l’Hexagone. Il faut attendre 2012 et la visite d’État de François Hollande à Varsovie pour que les choses s’améliorent… jusqu’en 2015, et le retour au pouvoir du parti Droit et justice (PiS), qui entraîne une nouvelle période de glaciation. Elle durera huit ans – jusqu’à ce que les Polonais rejettent cette espèce de chape morale qui était tombée sur la Pologne et portent Donald Tusk au pouvoir, en décembre 2023. Ce renouveau pose les jalons de ce nouveau traité.
La proximité entre Paris et Moscou n’a, longtemps, pas arrangé les choses avec Varsovie…
Oui, c’est vrai. La France a longtemps eu une fascination pour Moscou, notamment durant la présidence de Nicolas Sarkozy. Les Polonais et les Baltes étaient alors considérés comme des russophobes invétérés, qui entravaient tout rapprochement avec la Russie… En 2014, Poutine annexe la Crimée et intervient dans le Donbass ukrainien. La création du "format Normandie", qui était censé trouver une voie de sortie à ce conflit, a beaucoup contrarié les Polonais. Ce fut un échec, comme on le sait. Par la suite, Emmanuel Macron a tenté d’amadouer Poutine, jusqu’à ce qu’il comprenne que c’était peine perdue. Après l’invasion de l’Ukraine, la menace russe est apparue comme une menace existentielle pour l’Union européenne. La Pologne s’est alors révélée comme le vrai pivot de la défense européenne face à Moscou. Notons que dans l’Histoire, cette nation s’est toujours vue comme un rempart contre les assauts venus de l’Est. Les Mongols et les Tatars au 13e siècle, les Ottomans au 16e et au 17e, puis les Russes… Aujourd’hui, les Polonais continuent de nourrir, dans la conscience nationale, la conviction que leur pays est le rempart de la civilisation européenne face à la "barbarie" de l’Est.
La signature de ce traité franco-polonais, et les incertitudes liées à la présidence Trump, peuvent-elles faire évoluer l’approche polonaise qui a toujours privilégié sa relation avec les États-Unis, notamment vis-à-vis de sa sécurité ?
Depuis que Donald Tusk est devenu Premier ministre, les Polonais affichent des positions résolument proeuropéennes. Mais ne nous leurrons pas. Il y a des divergences d’intérêts, des visions différentes. Lors d’un discours, en août 2024, Donald Tusk a dit : "plus jamais de solitude ((...) plus jamais de faiblesse". Déjà, en 1939, les Polonais s’étaient fâchés avec tous leurs voisins. Ils s’étaient retrouvés seuls. On connaît la suite. S’ils restent aujourd’hui proches des Américains, les Polonais ne mettent toutefois pas tous leurs œufs dans le même panier. Ils multiplient les rapprochements et les partenariats : pays nordiques, Royaume-Uni, États-Unis, Otan et, en mode bilatéral, la France… C’est cette logique qui surplombe leur présidence semestrielle de l’UE, dont le programme s’intitule : "Europe, sécurité !" Un titre qui reflète parfaitement leur obsession sécuritaire, existentielle.
Cette signature intervient juste avant le premier tour de l’élection présidentielle polonaise, le 18 mai prochain ? Quel est votre pronostic ?
En politique, on n’est jamais sûrs de rien… Je me souviens qu’en 2015, Bronislaw Komorowski, le candidat soutenu par la Plate-forme Civique, était donné largement gagnant par les sondages. Mais il a été distancé entre les deux tours. Aujourd’hui, Rafal Trzaskowski, maire de Varsovie et candidat de la Plateforme citoyenne, est en avance dans les sondages. Il est cosmopolite, a le sens de l’État, une agilité intellectuelle… Face à lui, Karol Nawrocki, soutenu par le PiS, n’est pas très impressionnant et traîne quelques casseroles. Derrière lui, il y a un "troisième homme", Slawomir Mentzen, du parti Confédération. Candidat de cette formation d’extrême droite radicale, antisémite, anti-ukrainienne et xénophobe, très actif sur les réseaux sociaux, il attire la jeunesse par un discours très libertaire et très trumpiste. Les sondages le donnent autour de 15 % au premier tour, mais l’élection se joue au second.
La victoire du candidat proeuropéen permettrait de mettre fin à une cohabitation délétère. Ce serait une bonne nouvelle pour l’Europe…
Oui, le pays pourrait enfin être dirigé sans drame ! Depuis décembre 2023, l’actuel président Andrzej Duda refuse de promulguer les lois qui ne lui plaisent pas, il bloque des nominations. Une victoire de Trzaskowski réglerait beaucoup de problèmes de gouvernance et permettrait à Donald Tusk de rétablir, tout en le respectant, l’état de droit, très abîmé par le PiS.
Quelle peut être la place de Varsovie dans la gouvernance européenne ?
Cette place est déterminée par le poids, croissant, des enjeux de sécurité face à la menace russe. La Pologne pèse d’autant plus qu’elle joue un rôle clef dans le soutien à l’Ukraine et, qu’en tant que plus grand pays de la "ligne de front" face à la Russie, elle se pose en porte-voix des autres Etats concernés, les Baltes et les Nordiques. L’expérience de Donald Tusk en tant que Président du Conseil européen (2014-2019), son réseau de relations à Bruxelles, notamment au sein du Parti Populaire Européen – dont il a été président –, la qualité de sa relation avec Ursula von der Leyen, la présence à Bruxelles de Piotr Serafin, brillant Commissaire chargé du budget, sont autant de facteurs qui rehaussent la stature de la Pologne dans le système européen.
La Pologne est souvent décrite comme une grande puissance en devenir, sur les plans militaire, économique et diplomatique. Qu’en pensez-vous ?
Non, la Pologne n’est pas une grande puissance économique, en tout cas pas encore… Elle ne représente qu’un peu plus du quart du PIB français et le cinquième du PIB allemand – et à peine la moitié de celui de l’Espagne, avec une population sensiblement identique. La Pologne n’est pas dans la zone euro, il s’agit avant tout d’un modèle économique "de rattrapage". Certes, sa main-d’œuvre est travailleuse, relativement éduquée, le taux de croissance est de bon niveau (3 à 4 %), l’endettement inférieur à 60 %… C’est une économie solide, qui recèle toutefois des faiblesses. Elle est très dépendante de l’investissement étranger, notamment allemand. Et faible sur le terrain de la recherche et de l’innovation.
Et militairement ?
Avec une armée de plus de 200 000 hommes, elle est en passe de devenir la première armée conventionnelle de l’UE, dépassant l’Italie par son budget militaire. Pour autant, bien qu’elle dépense des sommes pharaoniques (4,7 % du PIB en 2025) pour sa défense, dont plus de la moitié en armements, pour la plupart non-européens, la Pologne accuse, là aussi, une grande faiblesse : elle est très dépendante de l’étranger, et notamment des Américains. Acheter des équipements sophistiqués (missiles, avions de chasse F-35) aux États-Unis, c’est, en effet, dépendre d’eux pour la maintenance, les mises à jour des systèmes d’information, le renseignement… Il y a là toute une machinerie qui est extrêmement contraignante. On est loin de l’autonomie stratégique !
D’un point de vue sociétal, en revanche, les choses évoluent vite, non ?
Oui, si l’on fait référence, par exemple, à la suppression des zones anti-LGBT, qui étaient considérées par Bruxelles comme une discrimination contre une minorité, et donc contraires au traité européen et à la Charte des droits fondamentaux de l’UE, signés et ratifiés par la Pologne. On assiste, aussi, à une sécularisation rapide du pays. Certes, le catholicisme a toujours constitué le "ciment" de la nation polonaise. Cette identification a longtemps été extrêmement forte, surtout durant les siècles où la nation a disparu de la carte politique de l’Europe. Mais les choses évoluent. Pendant le Covid, les Polonais ont dû déserter les églises. Le problème, c’est qu’après la pandémie, ils ne sont pas revenus. Le manque d’assiduité à la messe, dans les plus petites paroisses, ne provoque plus, comme avant, d’opprobre. Et les documentaires sur les scandales d’abus sexuels, sur les turpitudes et le silence de l’église, révélés sur YouTube, ont été vus plus de 20 millions de fois. Certes, il y a toujours une loi très stricte sur l’avortement. Dans la coalition actuellement au pouvoir, les partis conservateurs sont hostiles à une libéralisation de l’IVG. Mais désormais, les jeunes Polonais veulent vivre comme des jeunes allemands et français. Ils n’ont pas envie de se retrouver sous la tutelle morale d’un catholicisme obscurantiste.