Intervention au colloque de l’Initiative pour le Désarmement nucléaire (IDN)
30 novembre 2024
30 novembre 2024
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Marc Finaud : Bienvenue à cette table ronde sur l’état du monde. Nous allons commencer par Pierre Buhler, qui est un ancien collègue du Quai d’Orsay, ancien ambassadeur notamment en Pologne, où nous avons fait nos premières armes pendant la guerre froide. Donc, Pierre, quelle est ton appréciation de l’état du monde, sur les guerres, les menaces, les risques, les périls et le paysage stratégique ?
Pierre Buhler : Merci de cette invitation. J’aimerais peut-être tout d’abord saluer la démarche d’Initiatives pour le Désarmement Nucléaire, qui est, de ce que j’ai compris, de dépasser l’objectif de de sensibilisation au risque de guerre nucléaire pour donc l’élargir à la menace systémique globale. Je dirais qu’une illustration éclairante nous est offerte de ce débordement précisément par la guerre qui se déroule et sous nos yeux et sur notre continent en Ukraine. C’est certes une guerre conventionnelle, mais c’est tout de même une guerre conduite dans l’ombre d’une menace nucléaire, régulièrement agitée avec force gesticulations, par l’État agresseur, illustrant ce que vient de nous dire le général Norlain : c’est l’arme des prédateurs, aux fins d’intimider les États européens et les États-Unis dans leur droit d’exercice de la légitime défense collective. J’aimerais ajouter que cette intimidation a été couronnée de succès puisqu’on a vu les intéressés, les Européens et les États-Unis, hésiter par crainte d’une escalade d’abord en retenant la livraison d’armements létaux puis de chars et puis d’avions puis de missiles, pour finir par les livrer à chaque fois, mais trop tard, à chaque fois que se précisait le risque d’une défaite de l’Ukraine. Quelle analyse faire de l’ensemble de la situation et quelles sont ces tendances lourdes auxquelles faisait allusion le général Norlain ?
Si vous me le permettez, peut-être d’abord quelques rappels. En lisant le document de présentation de notre colloque, j’ai vu qu’il attribuait à l’esprit westphalien une responsabilité particulière dans cette spirale, je cite, « spirale de conflit mortifère ». J’aimerais tout de même faire observer que l’histoire de l’Europe d’avant 1648, donc d’avant ce traité de Westphalie, est déjà une succession de guerres et de conflits d’une brutalité souvent terrifiante, des guerres de conquête, des guerres de succession, des guerres préventives, qui étaient d’ailleurs généralement conclues par des traités de paix joliment qualifiés de paix « perpétuelle ». C’était perpétuel jusqu’à la guerre suivante. Ceci pour dire que, si un traité de paix est l’acte juridique qui permet de mettre fin à une guerre, ce raisonnement a conduit des penseurs éminents à explorer les moyens d’éviter qu’une guerre commence.
On a donc vu des théologiens, comme Vitoria, puis des penseurs comme Grotius et Erasme, qui ont essayé de définir ce que pouvait être une « guerre juste », avec, comme l’a cité le général Norlain, rapidement : il a fallu les atrocités de la bataille de Solferino en 1859 pour qu’apparaisse le droit humanitaire sur le champ de bataille, ce que les juristes appellent savamment le jus in bello. Mais aujourd’hui, c’est le jus ad bellum, le droit de faire la guerre qui nous intéresse et qui n’a vu le jour, sous forme de droit positif, qu’au XXe siècle pour mettre fin à une pratique séculaire où la guerre était considérée comme un mode normal de conduite des relations internationales et de résolution des conflits. C’est cet objectif qui a présidé, à l’issue d’un conflit qu’on sait le plus sanglant qu’aucun autre, la Première Guerre mondiale, à la mise en place d’un ordre international autour des fameux principes de Wilson : la paix par la démocratie, l’autodétermination des peuples, le droit et le multilatéralisme, à l’origine de la création de la Société des Nations. S’y est également ajouté quelques années plus tard le pacte Briand-Kellog de 1928 qui avait pour objet, je cite, de « rendre la guerre hors la loi ». Bien que ce pacte ait été signé par une soixantaine d’États, soit pratiquement tous les États souverains de la planète à l’époque - y compris ceux qui ont lancé des guerres d’agression tout au long des années 1930.
Il a donc fallu ce second conflit, plus meurtrier encore, pour que les vainqueurs élaborent un nouvel ordre international avec des règles plus claires que dans la Société des Nations, des règles consignées dans la Charte des Nations unies, par laquelle les signataires de ce traité s’interdisent, je cite, de « recourir à la menace ou à l’emploi de la force soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État ». Seule la légitime défense individuelle ou collective en cas d’agression armée ou encore un mandat donné par le Conseil de sécurité peuvent désormais justifier le recours à la force. Mais force est de constater que ce droit instauré par la Charte des Nations unies n’a cessé d’être violé avec une belle constance dès les premières années d’ailleurs de la Guerre froide.
Selon les définitions en vigueur, c’est entre une vingtaine et une centaine de cas de transgression des règles de la Charte qui ont été constatées. Et ce sont précisément les membres permanents du Conseil de sécurité, à qui revenait en principe au premier chef la responsabilité de faire respecter ces règles, qui les ont le plus enfreintes, sans évidemment craindre la moindre conséquence en termes d’action du Conseil de sécurité, grâce à l’utilisation ou la menace d’utilisation du droit de veto.
L’expédition franco-britannique de Suez en 1956 peut difficilement, ainsi, être justifiée au titre du droit de légitime défense, mais tel est le cas, également, des interventions soviétiques en Hongrie, à Prague, en Afghanistan, de l’intervention de l’OTAN en Serbie en 1999 et de la 2e guerre d’Irak conduite par les États-Unis en 2003. À ce propos, c’est précisément lors de la première guerre d’Irak, donc en 1990, après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, que le système de sécurité collective mis en place en 1945 a été en mesure d’opérer conformément à son esprit originel.
Ces violations, qu’elles soient le fait de membres permanents du Conseil de sécurité ou d’autres États, ont toujours été assorties de justifications plus ou moins crédibles : on invoquait de prétendues invitations du gouvernement local en Hongrie ou à Prague, la protection de minorités ou des preuves de dissimulation d’armes de destruction massive dans le cas de l’Irak en 2003, etc. En lançant sa guerre d’agression contre l’Ukraine en février 2022, le président Poutine ne s’est même pas donné la peine d’inventer le moindre alibi. En agissant ainsi, il plantait en quelque sorte le dernier clou dans le cercueil de la sécurité collective, de la paix par le droit, un mode d’organisation des relations internationales à vrai dire déjà à l’agonie.
L’espoir d’une résurrection de ce paradigme me semble relever désormais d’une vue de l’esprit : on voit assez mal les États accepter de gager leur sécurité sur de simples actes juridiques, des garanties ou des traités. Quelles sont les alternatives ? L’idée, pour mémoire, de la paix dans le monde grâce à l’abolition du capitalisme et de son stade suprême, l’impérialisme, a été le mantra d’une partie de l’humanité pendant des décennies. Cette idée a sombré avec l’implosion de l’Union soviétique et on ne parle plus de de cette fantasmagorie aujourd’hui. Il y a eu la paix par le commerce, suggérée par Montesquieu avec le « doux commerce », ou invoquée par des pays comme l’Allemagne ; mais elle peine à convaincre quand on voit l’usage qu’en ont fait les deux principaux bénéficiaires, la Russie et la Chine. Il y a aussi la paix par la démocratie, qui est au fond le socle du projet européen né sur le continent le plus dévasté par les guerres qui se sont enchaînées au cours du millénaire écoulé, même si on peut sans doute remonter encore plus loin. Il ne reste aujourd’hui plus qu’une trentaine de démocraties libérales dans le monde, en Europe principalement, alors que, comme le général Norlain l’a souligné, les régimes autoritaires ou dictatoriaux ne cessent de gagner du terrain. Il est donc difficile dans ces conditions de placer des espoirs démesurés dans cette perspective.
La guerre d’Ukraine sanctionne sans ambages le retour au paradigme du primat de la force, paradigme d’avant 1945. C’est ce monde hobbesien auquel faisait allusion le général, mais dans un paysage transformé comme on le sait par l’arme nucléaire, dont le Traité de non-prolifération de 1968 n’a pas pu empêcher plusieurs États de s’en doter et d’autres d’y aspirer. Les armes sont devenues plus létales et les conflits sont menés aujourd’hui avec une palette beaucoup plus large d’instruments sur le terrain de l’information, de l’influence, la cyberguerre, ce qu’on appelle la guerre hybride, que ne régit pas davantage le moindre droit international Une conclusion provisoire s’inscrit dans ce contexte, celui d’un jeu sans règles où tous les coups sont permis : le plus probable me semble être le retour à ce paradigme séculaire de la paix par la force, c’est-à-dire un schéma où les stratégies de puissance et de réassurance vont se loger dans des alliances, multilatérales ou bilatérales, dans des logiques de protectorat, de sphères d’influence, d’États-clients ou d’alignements circonstanciels des uns et des autres. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les dépenses militaires déployées au service de ces stratégies : la Chine a augmenté ses défenses militaires de plus de 7 % en 2024, la même progression que l’année précédente ; la Russie les a augmentées de 10 fois ce chiffre, 70 % d’une année sur l’autre, entre 2023 et 2024 ; pour les États-Unis, la progression n’est que de 3 %, mais elle s’applique à une masse colossale, qui s’élève cette année à quelque 850 milliards de dollars ; les dépenses militaires agrégées à l’échelle de l’ensemble de la planète ont crû de 9 % en 2023 pour atteindre 2 440 milliards de dollars, ce qui est vertigineux et ne dit plus grand-chose.
Je ne pense pas qu’il y ait besoin de beaucoup d’autres illustrations de ce point. Je suppose qu’on parlera des arsenaux nucléaires plus tard. Pour finir sur les armes nucléaires, je dirais que cette course aux armements se traduit aussi par la modernisation constante des arsenaux et des vecteurs en même temps probablement que l’affaiblissement du régime de non-prolifération et des accords de multilatéraux de maîtrise des armements. On voit l’aspiration de nouveaux États à la détention de l’arme nucléaire. J’aimerais finir en partageant avec vous un sondage récent fait en Ukraine sur les priorités de l’après-guerre : les Ukrainiens placent comme priorité la reconstruction, mais en troisième place, et avant l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, ils placent un mécanisme de restauration du statut nucléaire dont ce pays jouissait, si on peut dire, jusqu’en 1994.