En 1795, la Prusse, l’Autriche et la Russie se partagent la Pologne, totalement rayée de la carte de l'Europe. La disparition des frontières polonaises n’empêche pas l'essor d'un sentiment national en exil. Il faut attendre l’année 1918 pour voir renaître la Pologne, devenue un État indépendant.
Avec
Pierre Buhler, diplomate de carrière, enseignant en relations internationales à Sciences Po, ancien ambassadeur à Varsovie de 2012 à 2016
Isabelle Davion, historienne, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à Sorbonne Université
Christine Lebeau, historienne, professeure d'histoire moderne de l'Allemagne et de l'Europe centrale à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La frontière est une ligne imaginaire. Elle ne se voit pas dans le paysage, sauf si elle est matérialisée par un poste-frontière, par une barrière, ou par un mur (et encore, ce que nous voyons reste une barrière ou un mur). Si elle suit le tracé d’un fleuve, nous voyons tout simplement un fleuve. La frontière existe surtout sur les cartes et dans les imaginaires où elle marque la limite entre deux États avec un trait plus ou moins épais… À la fois lieu d’échanges et de conflits, la frontière est une projection géopolitique mouvante.
Au 18ᵉ siècle, la République de Pologne-Lituanie, dite République des Deux-Nations, passe progressivement sous protectorat russe. Pierre Buhler, ancien ambassadeur à Varsovie, revient sur la formation de cette République des Deux-Nations : "En 1386, le grand-duché de Lituanie a été invité à une union par les couronnes avec le Royaume de Pologne. [...] C'est devenu une république immense et multiculturelle, que les tsars se sont mis en tête de recouvrer afin de reconstituer la Russie kiévienne." L’Empire russe de Catherine II profite de la crise politique en Pologne-Lituanie pour s'insérer dans le système polonais.
En 1772, 1793, puis à nouveau en 1795, la Prusse, l’Autriche et la Russie se partagent le territoire polono-lituanien. Les trois souverains justifient le partage de la Pologne par l’anarchie qui gangrène le système politique depuis des décennies. La Pologne disparaît progressivement de la carte malgré les soulèvements des nobles. Les processus de partage ne mettent cependant pas fin à la vie politique polonaise, qui suit son cours malgré les répressions. Il faut attendre la période napoléonienne pour voir réapparaître de manière éphémère des frontières polonaises. En 1807, Napoléon crée le duché de Varsovie, un État satellite de l’Empire avec une entité territoriale propre. Très vite occupé par les Russes en 1813, le duché finit par disparaître en 1815.
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À partir de 1815, la Pologne devient un "Royaume du Congrès", sorte d’État croupion de l’Empire russe qui n’a pas d’existence autonome. Tout au long du 19ᵉ siècle, les frontières se figent et n’évoluent pas. "Pendant la période de la Pologne partagée, l'État polonais n'existe plus, mais la nation polonaise est en pleine expansion", souligne l'historienne Isabelle Davion, autrice de La Paix les uns contre les autres. Les Traités de Paix 1918-1923 (Sorbonne Université Presses, 2023). À plusieurs reprises, en 1830 puis en 1863, le peuple polonais s'insurge contre l’autocratie russe, en vain. Si les deux soulèvements sont des échecs, ils ne le sont en aucun cas sur le plan symbolique. À chaque prise d’armes, c’est la flamme du patriotisme polonais qui se rallume. Isabelle Davion explique que les défaites deviennent des éléments de la mémoire nationale : "La défaite fait date et dit qu'un État polonais [a existé] et qu'il doit se réveiller."
Ce sentiment national est particulièrement exalté en exil, où de nombreux polonais et polonaises ont trouvé refuge face à la répression russe. À Paris, le compositeur et pianiste Frédéric Chopin ou le poète Adam Mickiewicz participent à la fabrication d’une Pologne imaginaire, souvent fantasmée. Dans leurs partitions ou dans leurs mots, la Pologne apparaît comme une nation sacrifiée qui attend sa renaissance. Les frontières de la Pologne ont disparu de toutes les cartes, mais le sentiment national en sort renforcé.
Avec la Grande Guerre, la question d’un État polonais aux frontières propres ressurgit dans l’actualité. Cette question divise la population polonaise en deux camps. Pour les uns, la future Pologne doit retrouver ses limites territoriales du 18ᵉ siècle, et s’étendre de facto à l’est. Pour les autres, la future Pologne doit contenir seulement le territoire habité par des Polonais. Après l’indépendance du pays en 1918, c’est ce camp-là qui est principalement représenté à la conférence de la paix de Paris. Les Alliés acceptent de rendre à la Pologne sa frontière occidentale, mais en aucun cas celle à l’est. Dès février 1919, les Polonais entrent en guerre contre la Russie bolchevique pour récupérer leur frontière historique. En mars 1921, par le traité de Riga, la Pologne récupère près de 250 km de frontières plus à l’est, un espace qui n'était pas proposé par la conférence de la paix. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que la Pologne trouve ses frontières actuelles. Pour l'historienne Christine Lebeau, "la frontière n'est pas seulement ce qui entoure l'État, ce sont aussi des traces. La Pologne est aujourd'hui un pays sillonné de frontières, qui ne disparaissent jamais et qui laissent des empreintes."
Pierre Buhler est diplomate de carrière, enseignant en relations internationales à Sciences Po. Il a été ambassadeur à Varsovie de 2012 à 2016 et président de l’Institut français de 2017 à 2020.
Ses publications :
Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais, Tallandier, 2025
La Puissance au XXIᵉ siècle - Les nouvelles définitions du monde, CNRS Éditions, 2011
Isabelle Davion est historienne, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à Sorbonne Université en histoire contemporaine des pays germaniques et de l’Europe centre-orientale.
Ses publications :
La Paix les uns contre les autres. Les Traités de Paix 1918-1923, Sorbonne Université Presses, 2023
Militaires et diplomates français face à l’Europe médiane, co-écrit avec Antoine Marès, Frédéric Dessberg, Eur'Orbem éditions, 2017
Les Européens et la Guerre, Publications de la Sorbonne, 2013
Christine Lebeau est historienne, professeure d'histoire moderne de l'Allemagne et de l'Europe centrale à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Elle a publié avec Claire Gantet Le Saint-Empire, 1500-1800 (Armand Colin, 2018).
Archives INA :
Archive INA de Georges Castellan, historien spécialiste de l’Europe centrale et orientale, RTF, 2 mars 1962
Archive INA de l'historien François-Xavier Coquin à propos de Catherine II, RTF, 18 novembre 1962
Lecture par Léopoldine HH :
Fragment des Aïeux d’Adam Mickiewicz, 1832
Extrait du Moniteur universel, 12 février 1863
Musique :
"Warszawianka 1831 roku (La Varsovienne de 1831)", chant patriotique polonais d'après un poème de Casimir Delavigne
Musique de la bande originale du film Les Chemins de la liberté de Peter Weir, composée par Burkhard Dallwitz, 2011
Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020