La purge antisémite en Pologne

Stéphane Meylac

Le vendredi 8 mars 1968 à 12 heures, la cour de l'université de Varsovie s'emplit soudain d'une foule inhabituelle : un millier d'étudiants se sont rassemblés en signe de protestation contre la mesure d'exclusion qui vient de frapper deux étudiants juifs, Adam Michnik et Henryk Szlajfer, " coupables " d'avoir manifesté, le 30 janvier, contre le retrait de l'affiche d'une pièce _ les Aïeux, de Mickiewicz, un classique du répertoire polonais jugée antisoviétique par les autorités. Une résolution condamnant ces exclusions et d'autres mesures disciplinaires contre les étudiants est lue depuis une tribune improvisée et adoptée par acclamation.

Il est près de 14 heures lorsque les premières unités de ZOMO _ les formations anti-émeutes de la milice _ pénètrent casquées et armées de matraques dans l'enceinte de l'université. L'assaut est brutal : aussi bien les étudiants que des professeurs qui tentent de s'interposer sont matraqués sans ménagements, frappés à terre, arrêtés et passés à tabac dans les véhicules. Une chasse à l'homme s'engage dans les bâtiments et les rues avoisinants. Alertés, quelques centaines d'étudiants de l'Ecole polytechnique descendent spontanément dans la rue et sont eux aussi brutalement dispersés par la milice. On dénombre quelque cinquante blessés et plus d'une centaine d'arrestations.

Le lendemain 9 mars, de deux mille à trois mille étudiants de l'Ecole polytechnique, indignés par le traitement qu'a réservé la propagande aux événements de la veille, se réunissent en meeting, protestant contre les " méthodes staliniennes ", et réclamant une " information objective ". Vers midi, les étudiants quittent le bâtiment de l'école et marchent en cortège sur la rédaction du très conservateur quotidien Zycie Warszawy, brûlant symboliquement des piles de journaux et scandant : " La presse ment ! " La manifestation est à son tour dispersée à coups de matraques et de gaz lacrymogènes.

Ces deux journées de violence sont le point d'orgue d'une crise politique rampante qui se développe depuis plusieurs mois et plonge ses racines dans l'histoire de la Pologne communiste : Gomulka, porté à la tête du Parti en 1956 avec le soutien d'une opinion publique séduite par le mot d'ordre de " socialisme à la polonaise ", avait rapidement refermé la parenthèse libérale. Les réformateurs avaient été marginalisés au profit d'apparatchiks orthodoxes et les projets de réforme enterrés.

La destalinisation, puis la défection aux Etats-Unis, pendant l'été 1959, d'un haut responsable du renseignement militaire, Pawel Monat, offrent le prétexte à une purge discrète de l'appareil de sécurité, qui frappe les juifs _ Monat est juif _ et tous les suspects de " libéralisme ". Le maître d'oeuvre de l'entreprise est un personnage de l'ombre, Mieczyslaw Moczar, quarante-six ans, vice-ministre de l'intérieur chargé de la police politique. Ancien délinquant recruté par le NKVD soviétique dès 1939 puis envoyé dans les maquis communistes de la région de Lodz, Moczar était devenu, à l'issue des hostilités, le chef de la police politique, se distinguant par la bestialité de ses méthodes contre les captifs du camp adverse : tortures, pendaisons et exécutions sommaires y étaient plus courantes qu'ailleurs. Allié de Gomulka, il revient au pouvoir avec lui en 1956. " Ceux qui ont applaudi l'agression israélienne... "

L'épuration, à partir de l'automne 1959, de l'appareil de sécurité _ police politique, renseignement, contre-espionnage _ lui permet d'étendre son réseau d'influence et de former peu à peu, dans les coulisses du pouvoir, une faction organisée et influente qui se fait connaître sous le nom de " Partisans ". Une appellation qui renvoie aux maquis communistes de la guerre, formations au rôle assez marginal, mais dont Moczar s'emploie à redorer la légende.

L'organisation officielle des anciens combattants, le ZBOWID, investie par les " Partisans ", est ainsi mobilisée dans une entreprise dont les contours politiques et idéologiques se révèlent peu à peu : s'appuyant sur une combinaison sommaire de stalinisme et d'ultranationalisme fortement empreint d'antisémitisme, les " Partisans " ne nourrissent pas d'autre projet que d'exercer le pouvoir, derrière un Gomulka neutralisé ou sans lui. Le groupe parvient d'ailleurs à infiltrer l'entourage immédiat de celui-ci. Apparemment immobile pendant des années, le cours des événements s'accélère soudain avec la guerre des six jours, en juin 1967.

La fulgurante victoire d'Israël sur les Arabes provoque en Pologne des réactions de sympathie et d'admiration. L'ambassade d'Israël à Varsovie reçoit de nombreux télégrammes de félicitations et les offres de services de juifs polonais prêts à servir dans Tsahal. Des officiels polonais et des officiers de l'armée polonaise célèbrent cette victoire, celle de " nos juifs " sur " leurs Arabes " _ allusion à la politique arabe de Moscou _ et des toasts sont portés au vainqueur, Moshe Dayan. Les Soviétiques font aussitôt comprendre à Varsovie que ces manifestations pro-israéliennes ne valent rien à l'amitié avec l'URSS. Gomulka, conscient de l'enjeu, s'empresse de rompre, le 12 juin, les relations diplomatiques avec Tel-Aviv, déclenche une violente campagne de presse contre Israël et avertit " ceux qui ont applaudi à l'agression israélienne " que " la Pologne ne tolérera pas de cinquième colonne (sioniste) ".

Sous couvert de lutte contre le " sionisme ", une campagne d'antisémitisme s'ouvre, qui frappe surtout les juifs occupant des postes élevés dans l'appareil du pouvoir. La police politique, derrière laquelle se profile l'ombre du tout-puissant ministre de l'intérieur, Moczar, est naturellement mobilisée dans l'entreprise : un service est créé pour suivre les questions " sionistes " et alimenter la campagne de propagande. Dans la presse apparaissent force libellés, enquêtes et pseudo-études pour démontrer l'implication des juifs dans le stalinisme, le " revanchisme " ouest-allemand, l'impérialisme et même le nazisme.

Cette campagne s'adresse délibérément à l'instinct national des Polonais, façonné par des siècles de coexistence souvent difficile avec les juifs. Mais ce contentieux historique n'a aucune raison de se raviver plus de vingt ans après la fin de la guerre, alors que trois millions de juifs de Pologne ont péri dans l'Holocauste et que nombre de survivants, effrayés par le pogrom de Kielce en 1946, ont sans tarder quitté le pays. En 1967, il ne reste plus en Pologne que quelque trente mille juifs qui restent là par attachement au communisme ou au pays. De fait, comme les précédentes, cette nouvelle campagne de propagande laisse la population de marbre et ne mobilise guère que la nomenklatura communiste, celle-là même qui l'a organisée et convoite les places à prendre. Il est vrai que l'exemple vient de haut : déjà, en 1956, Khrouchtchev trouvait excessif le nombre de juifs dans l'appareil de direction du parti communiste polonais, un phénomène qu'il comparait à un " virus ". A Varsovie, l'ambassade soviétique propageait ces vues en recommandant aux communistes polonais la " régulation des cadres " parélimination de l'" excédent de juifs ".

C'est sur ces entrefaites que survient, en janvier 1968, la vague de protestation estudiantine, relayée par une intelligentsia frondeuse, sur fond de sympathie pour le " printemps de Prague " naissant. Après les deux jours d'affrontements des 8 et 9 mars, la presse enfonce le clou. Lundi 11 mars, l'organe du comité central, Trybuna ludu, publie des noms, de consonance juive pour la plupart, de " meneurs " du mouvement étudiant, mentionnant les postes de responsabilités occupés par leurs pères. Des meetings de protestation sont orchestrés dans les usines tantis que l'agitation estudiantine, retombée pendant le week-end, reprend de la vigueur, avec force manifestations à Varsovie. Le mouvement fait tache d'huile dans les centres universitaires de province. Habilement, le pouvoir le laisse s'essouffler avant de reprendre l'initiative.

Une douteuse classification politique

Mardi 19 mars, onze jours après les premiers heurts, le premier secrétaire du POUP rompt enfin le silence sur la crise et, dans un discours prononcé devant trois mille apparatchiks massés dans le Palais de la culture de Varsovie, dans une salle chauffée à blanc et qui manifeste bruyamment sa sympathie pour Moczar, s'emploie à jeter le discrédit sur le mouvement étudiant. Le mot " sioniste " déclenche à chaque fois un tonnerre d'applaudissements. Son public attend manifestement de lui qu'il sonne l'hallali. Gomulka a-t-il saisi tout le danger d'une campagne aussi malsaine ? Toujours est-il qu'il déçoit les attentes de son auditoire en essayant de trier parmi les juifs le " bon grain " de l'" ivraie " : les " sionistes qui font ouvertement allégeance à Israël " sont invités, à mots à peine couverts, à quitter la Pologne ; les " cosmopolites " à l'allégeance partagée entre Israël et la Pologne peuvent rester, mais ne doivent pas travailler dans les domaines " où l'affirmation nationale est essentielle "; les autres, " les plus nombreux (...) qui ont bien mérité de la Pologne populaire ", sont félicités de leur loyauté.

Cette douteuse classification politique laisse l'auditoire sur sa faim, mais sème l'indignation dans les milieux étudiants. Le mouvement, en voie d'extinction un peu partout, connaît dès le lendemain 20 mars un regain d'effervescence. Geste inattendu, l'épiscopat prend publiquement le parti des étudiants et le cardinal Wyszynski, primat de Pologne, condamnera, en chaire, l'antisémitisme du pouvoir. Mais, privée de perspective politique par la passivité du monde ouvrier, la mobilisation des étudiants est à nouveau gagnée par l'essoufflement. Le 23 mars, vers 3 heures du matin, les quelque trois mille étudiants qui occupent l'Ecole polytechnique sont délogés par la milice. Ceux de l'université de Varsovie mettent également fin à leur mouvement, suivis peu après par leurs camarades de Lodz, de Cracovie et de Wroclaw. Mais, dans ces deux semaines de manifestations et d'intenses discussions politiques, le mouvement étudiant aura trouvé son mythe fondateur.

Du côté du pouvoir, l'heure est à la répression et aux règlements de comptes. Amendes et peines de prison ferme infligées en procédure de flagrant délit pleuvent sur les étudiants et enseignants arrêtés. Treize d'entre eux, parmi lesquels on retrouve les noms désormais familiers de Kuron, Modzelewski, Michnik et Szlajfer, restent détenus et attendent leur procès, qui se solda, début 1969, par des peines de prison de deux ans à trois ans et demi. Dès le 25 mars, le ministre de l'enseignement supérieur, Jablonski, retire leurs chaires à des professeurs à l'autorité incontestée comme les philosophes Kolakowski, Baczko et Morawski, l'économiste marxiste Brus, les sociologues Baumann et Hirszowicz-Bielinska. Toujours à l'université de Varsovie, le recteur décide, le 29 mars, l'exclusion de trente-quatre étudiants et la fermeture de plusieurs facultés _ les plus turbulentes pendant les événements.

Les " Partisans " de Moczar continuent pour leur part de propager la thèse d'un " complot sioniste révisionniste " qui, abondamment illustrée par la presse, sert de fondement à une vaste chasse aux " citoyens d'origine inappropriée ", les juifs, jusque dans l'appareil du pouvoir : une centaine de ministres et hauts fonctionnaires sont limogés et exclus du Parti. Au ministère des affaires étrangères, 40 % des postes moyens et élevés sont affectés par la purge. A la seule université de Varsovie, près de cent enseignants sont évincés de leurs postes. Des serviteurs du régime, comme le philosophe Adam Schaff, sont sanctionnés, pout la seule raison qu'ils sont juifs.

L'exode d'une moitié de la population juive

Au total, neuf mille personnes seront, au fil des semaines, écartées des postes généralement élevés qu'ils occupent. Inquiets pour leur avenir en Pologne, la plupart d'entre eux décident de quitter le pays pour Israël ou pour un pays de l'Ouest. Et c'est un exode massif qui s'étale d'avril à juillet 1968 ; on évalue à quinze mille le nombre des partants, la moitié environ de la population juive de Pologne. " Ils avaient été élevés dans la culture polonaise, écrit à leur propos une des victimes de la purge, le poète et essayiste Aleksander Hertz, ils se considéraient comme polonais. En quittant la Pologne, ils emportaient avec eux des livres polonais (...). Mais ils durent déclarer qu'ils n'étaient pas polonais. Pour la plupart d'entre eux, ce fut très douloureux et humiliant. " La Pologne, de son côté, perd de nombreux médecins, professeurs, mathématiciens et artistes.

La conduite du pouvoir pendant les " événements de mars " reste entourée d'un certain mystère. En combinant habilement provocation, laisser-faire, répression et campagne antisémite, le ministre de l'intérieur et ses amis ont manifestement cherché à lier les mains au premier secrétaire par une politique de faits accomplis. Mais on s'explique mal pourquoi Gomulka, qui n'avait jamais fait montre de sentiments antisémites _ sa femme était juive _ s'est laissé entraîner dans une aventure politique aussi douteuse. S'est-il laissé manipuler par son allié-rival Moczar, soucieux non seulement de libérer des postes pour sa clientèle politique mais aussi de s'ériger en recours, face à un Gomulka discrédité ? Différentes hypothèses sont avancées, qui vont du plan machiavélique de diversion face aux difficultés économiques à l'alignement sur Moscou, où la campagne antisémite est très active. Peut-être aussi Gomulka, réalisant trop tard le piège politique où il s'est laissé enfermer, a-t-il dû boire la coupe jusqu'à la lie, en se bornant, avec son discours du 19 mars, à limiter les dégâts.

Il reste que l'épuration vide le Parti des éléments les plus libéraux et réformateurs tandis que la répression porte un coup d'arrêt à la fermentation politique. Ardent partisan de l'intervention à Prague, quelques mois plus tard, Gomulka renforcera sa position vis-à-vis de Moscou et parviendra à neutraliser Moczar au congrès du Parti, en novembre. Mais plus ossifié et sclérosé que jamais, impuissant à redresser une situation économique désastreuse, son pouvoir sombrera dans les tragiques émeutes de la Baltique, en décembre 1970.

 STEPHANE 

MEYLAC