Intervention militaire et sources de légitimité

Intervention militaire et sources de légitimité

Chapitre 11

Gilles Andréani, Pierre Hassner, Justifier la Guerre ? de l’humanitaire au contre-terrorisme

Presses de Sciences Po, Paris, 2005


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           INTERVENTION MILITAIRE ET SOURCES DE LEGITIMITE

Pierre BUHLER

Chapitre 11

Gilles Andréani, Pierre Hassner,

Justifier la Guerre ? de l’humanitaire au contre-terrorisme

Presses de Sciences Po, Paris, 2005

 

 

 

 

« Illégale, mais légitime ». C’est en ces termes qu’Anne-Marie Slaughter, sommité américaine du droit international, avait en mars 2003 qualifié la voie choisie par les États-Unis pour désarmer l’Irak de Saddam Hussein1. La légitimité procéderait des armes de destruction massive que les soldats de la Coalition ne manqueraient pas de trouver et de l’accueil favorable que leur réserverait la population irakienne, et serait sanctionnée par l’appui ex post du Conseil de sécurité des Nations unies. Celui- ci a finalement choisi de prendre acte, par plusieurs résolutions2, de la situation nouvelle créée en Irak – et de lui conférer un statut juridique – mais les deux motifs  de légitimité invoqués demeurent désespérément absents. La même Anne-Marie Slaughter avait étayé son raisonnement par une référence au précédent de la guerre du Kosovo, en 1999, lorsque l’OTAN était intervenue en dehors des procédures des Nations unies, mais avait fini par acquérir, grâce au succès de l’opération, la  légitimité internationale sous la forme d’une caution implicite de l’ONU. À la session suivante de l’assemblée générale de l’Organisation, toutefois, un grand nombre d’États tiers avaient condamné ce procédé.

Ce rappel illustre ce qu’a d’insaisissable et d’indéterminé cette notion de légitimité, en un contraste frappant avec la belle géométrie de la légalité, décrite à longueur de pages dans les ouvrages, essais et manuels de droit international public. Car lorsqu’elles s’appliquent au recours à la force, c’est-à-dire à des questions aussi graves que la guerre et la paix, ces deux notions, légalité et légitimité, touchent aux fondements mêmes de la société politique interne, à sa sécurité, à sa cohésion, à son






1. Anne-Marie Slaughter, doyenne de la Woodrow Wilson School of Public and International Affairs à l’université de Princeton est ensuite devenue présidente de l’American Society of International Law. Tribune dans le New York Times, reprise dans l’International Herald Tribune du 19 mars 2003.


destin. Elles touchent aussi à l’essence de la société politique internationale, aux règles et normes qui en conditionnent l’existence et aux forces qui constamment l’agitent et la déstabilisent.

 

 

 

Légitimité et ordre interne

 

Mais alors que la réflexion sur le recours à la force est presque naturellement attirée vers sa légitimation dans la société internationale, c’est pourtant dans l’ordre interne que le processus de génération de la légitimité est d’abord enraciné. C’est là, au premier chef, et non pas dans les yeux de la « communauté internationale », que le choix de recourir à cette expression ultime de la souveraineté qu’est la guerre puise sa justification, son énergie, sa volonté. Sans doute, les chemins de ce processus sont-ils divers, tributaires du régime politique de chaque État, de la distribution du pouvoir dans chaque société. Ils sont plus exigeants, c’est l’évidence, dans un régime représentatif que dans une dictature totalitaire ou autocratique. Mais ils forment le préalable de tout geste qui, mettant en jeu la violence guerrière, doit être jaugé, soupesé, évalué à l’aune de ses conséquences. Certes, ce préalable a été, dans l’histoire, implicite plus souvent qu’explicite, dicté par la nécessité de la surprise ou par les contraintes de l’efficacité. Mais gagé sur la certitude du succès : c’est de la victoire, par la force ou par la ruse, que procède, pour Machiavel, la légitimité du Prince et de sa politique.

Pour autant, l’histoire ne manque pas de circonstances où le choix du recours à la force a été soumis au crible de la discussion publique et de la délibération démocratique. Dans la Guerre du Péloponnèse, Thucydide a rendu compte avec un luxe de détails des dilemmes tant moraux que stratégiques, qui avaient dominé les débats à Athènes, en 428 avant notre ère, sur le châtiment à infliger aux habitants de Mytilène, une cité alliée d’Athènes dans la guerre contre les Perses avant de faire défection au profit de Sparte. Et c’est dans un embrasement patriotique que la Convention  avait  décidé  en  1792-1793  de  prononcer  la  « levée  en  masse »  des

 

 






2. Résolutions 1483 (22 mai 2003), 1500 (14 août 2003), 1511 (16 octobre 2003) et 1546 (8 juin

2004).


citoyens pour défendre la République menacée par les troupes autrichiennes, prussiennes et britanniques.

Que ces débats aient pu être le théâtre d’un simulacre de consultation ou l’occasion d’une manipulation n’entache pas la fonction de légitimation qu’ils assument dans un régime représentatif. C’est dans cette phase que l’opportunité du recours à la force est soumise à l’épreuve des préférences collectives d’une société, que sont soupesées les conséquences, que sont mis en balance les sacrifices, les coûts et les risques inhérents à toute entreprise guerrière et sa nécessité. Les critères relèvent, là, aussi bien de l’intérêt national, des « intérêts vitaux », de la sécurité que de considérations morales quant à la justesse d’une cause, évaluée à l’aune des normes en vigueur à chaque époque, et dans l’ordre interne et dans l’ordre international. Les acteurs en sont le personnel politique, bien entendu, mais aussi les médias, avec leurs prismes propres, les opinions publiques, les intellectuels… Quant aux postures, elles couvrent un large registre, allant du cynisme désabusé au moralisme indigné, en passant par le patriotisme, le pacifisme, le neutralisme, sans oublier l’inclination à la « guerre fraîche et joyeuse », alimentée par les stratèges de salon et les avocats des « frappes chirurgicales ».

Quoi qu’il en soit, c’est de ce débat interne, politique, que procède d’abord la légitimité d’un choix aussi grave que celui de l’intervention militaire. Roosevelt avait rencontré les plus grandes difficultés, face à un Congrès farouchement isolationniste, pour engager les États-Unis aux côtés du Royaume-Uni en guerre, au point de devoir dissimuler sa sympathie pour la cause britannique afin de ne pas compromettre sa réélection en 1940. Il devra attendre Pearl Harbor pour trouver le consensus qui permettra d’entrer, tardivement, dans une guerre enfin perçue comme juste. Aujourd’hui, dans un tout autre contexte, la légitimité de l’action internationale des États-Unis, notamment lorsqu’elle implique le recours à la force, émane à leurs yeux de la délibération interne sur la justesse de telle ou telle cause et non de sa validation par une communauté internationale tenue en piètre estime.

 

 

 

Légitimité et ordre international


Et c’est du reste par le filtre de cette délibération que les arguments tenant au respect du droit international ont d’abord une chance de peser sur la décision : on se souvient des controverses qui avaient déchiré l’opinion publique et la classe politique allemandes en 1999, face au choix de la participation de l’Allemagne à l’intervention de l’OTAN au Kosovo, en l’absence d’une autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette référence introduit l’autre dimension essentielle de la légitimité de tout acte politique, celle qui s’acquiert dans le jugement des autres membres de la société internationale et, derrière eux, de ce qu’on appelle, par convention ou par commodité, l’opinion publique mondiale. Décisive ou secondaire selon les circonstances, cette légitimité-là a sa place dans le calcul de chaque dirigeant rationnel, et même une place capitale lorsqu’est en jeu l’acte le plus grave de la vie internationale, le recours à la force.

Quels en sont les critères ? Quelles en sont les sources ? Quels en sont les mécanismes ? Qu’est-ce qui détermine l’approbation, préalable de l’appui, ou, au contraire, la réprobation, qui nourrit la résistance ou l’opposition ? Les normes qui guident le jugement relèvent de plusieurs sphères, celle de la religion, celle de la morale, celle de la politique, celle du droit. Elles ne sont pas sans lien, elles peuvent se renforcer, elles peuvent se contredire, mais l’aspect moral étant traité par ailleurs dans cet ouvrage, c’est la sphère du droit et de la politique qui retiendra l’attention. Avant d’en examiner l’articulation avec la légitimité, il y a lieu d’en analyser les fondements politiques. Loin d’être cette « loi naturelle » d’essence divine dont théologiens, juristes et philosophes ont cherché en vain à dégager les principes immuables, le droit international procède de la nécessité des États souverains d’organiser leur coexistence.

Il est aussi, en dernière analyse, pour ce qui est de la guerre et du recours à la violence, une tentative de transcrire dans l’ordre international les fondements des ordres internes des États constitués, qui avaient réussi à domestiquer la violence originelle pour asseoir la paix civile et la concorde. Il n’est pas fortuit que l’initiateur de cette tentative ait été un professeur de droit constitutionnel devenu président des États-Unis, Woodrow Wilson, qui, en 1918, a voulu régir l’ordre international par une combinaison de règles de droit et de procédures. L’histoire ne retient que l’échec du système ainsi proposé, dont les États-Unis se sont ensuite retirés, mais c’est pourtant de cette veine politique et intellectuelle que relève l’ordre conçu par Roosevelt en


1945. Toujours fondé sur un alliage de règles et de procédures, il vise de surcroît à en garantir le respect par un directoire de grandes puissances.

La Charte des Nations unies, qui transcrit ce système en langage de traité, a voulu, là, faire coïncider légitimité et légalité en définissant les conditions de licéité du recours à la force : l’exercice du « droit naturel de légitime défense, individuelle  ou collective, dans le cas […] d’une agression armée jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires » (article 51) est l’une de ces conditions. L’autre cas de figure est défini par les actions de coercition que le Conseil juge nécessaires au « rétablissement de la paix et de la sécurité internationales », au titre  du chapitre VII de la Charte. Mais ses rédacteurs ont pris soin de ne pas conférer une valeur transcendante au droit et de le subordonner à la légitimité conférée par la délibération dans l’enceinte du Conseil. Les règles de droit positif n’ont pas une valeur par elles-mêmes, mais en ce qu’elles sont au service d’une cause plus élevée, le

« maintien de la paix et de la sécurité internationales », bien public suprême dans l’architecture des Nations unies. Cette hiérarchie se reflète dans les mécanismes de mise en œuvre des principes de la Charte : ils ne font pas davantage place au droit, réservant aux considérations politiques le primat, et consacrant, par le privilège du droit de veto de cinq puissances, la nature délibérément politique des résolutions du Conseil de sécurité. C’est donc en connaissance de cause que les fondateurs de l’ordre international d’après-guerre ont choisi, sagement du reste, de laisser le recours à la force dans le périmètre de la politique, la position de droit étant laissée à l’interprétation de chaque État.

 

 

 

Le relativisme du droit international

 

De fait, l’apparente simplicité des principes dissimule toute la complexité du réel. Et c’est dans la disjonction entre la théorie et la pratique que se développe le débat contemporain sur la légitimité du recours à la force. La définition très lacunaire de l’agression armée ouvre la porte à toutes les interprétations. Qu’en est-il  lorsqu’elle n’est pas caractérisée ? Lorsque le recours à la force s’inscrit dans un  cycle de représailles ? Faut-il attendre le premier coup de canon pour exercer la légitime défense ? Ces questions se sont posées dans le passé, avec l’invocation par


Israël en 1967, par exemple, de l’imminence d’une attaque armée. Elles le sont dans des termes nouveaux, au lendemain des attentats de septembre 2001, par la National Security Strategy américaine, qui ne fait ostensiblement aucune référence à la Charte des Nations unies ; et retient, pour définir l’imminence justifiant la légitime défense, une perspective temporelle très différente – plusieurs années avant que la menace puisse se réaliser. Derrière les précautions de vocabulaire, il ne s’agit là de rien d’autre que du recours à la force à titre préventif, notion traditionnellement entachée d’illégalité3.

Paralysées par le droit de veto au Conseil de sécurité, tributaires d’un petit nombre d’États pour faire appliquer ses résolutions, les Nations unies ont, par ailleurs, souvent été incapables d’exercer leurs responsabilités en matière de sécurité collective. Et les contraintes découlant du principe de souveraineté ont fortement entravé le traitement des guerres civiles et des crises humanitaires qui ont révulsé les consciences tout au long des années 1990. Enfin, la pratique observée durant les six décennies d’existence de la Charte est assez éloignée des règles que celle-ci énonce quant au recours à la force. Selon que l’on retient une définition étroite ou large, le nombre d’occurrences de transgression de ces règles varie entre une vingtaine et plusieurs centaines4.

Deux attitudes opposées se dessinent, dans la communauté des juristes, face à  ce décalage durable entre le droit et le fait. Pour les uns, le propre de la règle de droit est de garder cette qualité et ce statut même lorsqu’elle est violée ou ignorée, qu’il s’agisse de droit interne ou de droit international. Pour les autres, dès lors que le droit international ne reflète plus la pratique des États, ce n’est plus du droit mais de l’incantation creuse, un « univers de papier ». Cette seconde école trouve ses porte- voix dans la communauté des juristes américains. « Dans la pratique, le cadre de la Charte des Nations unies est mort » tranchait en 2003 Anthony Clark Arend, directeur de l’Institut de droit international et de politique de l’Université de Georgetown, avant

 






3.  Cette interprétation a été réaffirmée explicitement par le « panel de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement » dans son rapport au Secrétaire général des Nations unies (document A/59/565, décembre 2004), et endossée par celui-ci dans son propre rapport soumis aux chefs d’État et de gouvernement pour décision en septembre 2005 (« In larger Freedom : Towards Development, Security and Human Rights for All », cf. www.un.org/largerfreedom/).

4.    Anthony Clark Arend détaille une vingtaine d’occurrences dans « International Law and the Preemptive Use of Military Force », The Washington Quarterly, printemps 2003, p. 101. Le « panel de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement » mentionne « plusieurs centaines » de cas. Michael Glennon cite le chiffre de six cents dans le présent ouvrage.


d’ajouter que, dans ce cas, « la doctrine Bush de préemption n’enfreint pas le droit international puisque le cadre fixé par la Charte ne se reflète plus dans la pratique des États5 ». « La Charte a subi le sort du pacte Briand-Kellogg, renchérissait Michael Glennon, et ce n’aurait dû être une surprise pour personne qu’en septembre 2002, les États-Unis se sentent libres d’annoncer, dans le document sur la sécurité nationale, qu’ils n’étaient plus tenus par les règles de la Charte relatives à l’usage de la force. Ces règles se sont désintégrées. “Légal” et “illégal” sont des termes vides de sens lorsqu’ils sont appliqués à l’emploi de la force6. »

L’argument récurrent dans ces raisonnements est que le droit international ne cesse d’évoluer sous l’effet de la pratique des États : leurs actes expriment mieux que leur volonté leurs intentions. Dès lors, en cas de contradiction entre une pratique constante des États et une règle de droit international, celle-ci tombe en désuétude et cesse de s’imposer à eux. Cette argumentation est, sur le plan juridique, spécieuse. Non seulement elle confond délibérément la pratique et la coutume, considérée comme une source de droit, et elle assimile cette pratique à l’émergence d’une nouvelle norme coutumière, ignorant les critères retenus pour la définir – « preuve d’une pratique générale, acceptée comme étant le droit7 » – et justifiant sans autre forme de procès les tentatives de certains États de s’en affranchir. Mais elle conclut à l’invalidation des normes mêmes produites par le droit contractuel. Or la Charte des Nations unies, puisque c’est d’elle qu’il s’agit en l’occurrence, est un traité multilatéral dûment signé et ratifié par quelque cent quatre-vingt-dix États, dont les prescriptions s’imposent, en vertu du principe pacta servanda sunt, à tous les signataires. Aucune invocation d’une inobservation persistante de telle ou telle de ses dispositions ne saurait rendre caduc ce traité. Sauf à s’en retirer, chaque partie est réputée tenue par les obligations contractées envers les autres parties lors du dépôt des instruments de ratification auprès de l’État dépositaire, qui n’est autre que… les États- Unis.

Que les avocats de cette thèse de la « désuétude », pour reprendre l’expression de Michael Glennon, soient tous américains n’est sans doute pas fortuit. Susan Strange, chef de file de l’école britannique d’économie politique internationale, avait, au début des années 1980, fait une observation analogue à propos des fondateurs de la






5.  Anthony Clark Arend, ibid.

6.  Michael J. Glennon, « Why the Security Council Failed », Foreign Affairs, mai-juin 2003.


théorie des « régimes », qui aboutissait à banaliser l’hégémonie des États-Unis dans la définition des règles de l’économie mondiale et à exonérer ceux-ci de la  responsabilité de ses dysfonctionnements8. Sans doute les mobiles ne sont-ils pas les mêmes chez les uns et les autres, et l’on trouve aussi bien des juristes qui, comme Thomas Franck, déplorent que leur pays viole la Charte des Nations unies9, que ceux qui voient émerger un nouveau paradigme du droit de l’emploi de la force, un paradigme qui, précisément, laisse les mains libres à la puissance américaine. En adoptant cette dernière approche, on quitte le champ du droit pour aborder, même si la rhétorique et les raisonnements demeurent juridiques, celui du politique.

 

 

 

Droit international et politique

 

Le procédé n’a rien de critiquable, pour autant qu’il emprunte sans détours ni fausses pudeurs la grammaire et le langage du politique. Car, de celui-ci, le droit international est à la fois terrain de manœuvre et instrument, depuis sa création jusqu’à son application, en passant par son interprétation, sa transformation et sa fonction de légitimation – ou de délégitimation. Il est une construction politique qui ne peut remplir son office qu’à condition de refléter les intérêts des parties prenantes. La Charte a ainsi été conçue par Roosevelt pour cogérer l’ordre mondial avec les puissances victorieuses de la guerre. Mais les règles de droit qu’elle énonçait n’ont nullement empêché les deux superpuissances d’agir à leur guise à chaque fois que l’enjeu justifiait le risque, et de se borner à produire un habillage juridique vaguement acceptable. En revanche, pendant la crise des missiles de Cuba, l’administration Kennedy avait scrupuleusement veillé à ne pas se placer hors du droit, non pas par légalisme, mais par souci de n’offrir aucun prétexte à l’URSS pour prendre des mesures de rétorsion de même nature.

Les mécomptes du principe du non-recours à la force en dehors des cas prévus par la Charte ne relèvent donc pas d’une prétendue obsolescence de celle-ci, mais de






7.  C’est là la définition retenue dans le Statut de la Cour internationale de justice (art. 38, § 1. b).

8.     Susan Strange, « Cave Hic Dragones ! A Critique of Regime Analysis », International Organisation, 36 (2), printemps 1982, p. 479-497; « The Persistent Myth of Lost Hegemony », International Organisation, 41 (4), automne 1987, p. 551-574.

9.   Thomas M. Franck, « La Charte des Nations unies est-elle devenue un chiffon de papier ? », Le Monde, 2 avril 2003.


la tension structurelle entre la puissance et le droit international. La distribution de la puissance est, dans le monde réel, fondamentalement inégalitaire, tandis que le droit a par essence une vocation universaliste, s’appliquant de façon identique à tous ceux qui, par leur consentement, en relèvent.

Cette tension est résolue par l’ambivalence de ce droit qui régit une société internationale dépourvue d’autorité de dernier ressort. Cadre de base des relations interétatiques, il constitue un bien public suffisamment précieux pour recueillir un ample consensus et commander un large respect, entaché de quelques infractions –  ces exceptions qui confirment la règle. Au point que tous les États qui enfreignent l’interdiction du recours à la force continuent de proclamer leur attachement à un principe dont la normativité est renforcée par cet « hommage du vice à la vertu ». À ce titre, il fait partie intégrante des normes, des contraintes, des paramètres qui façonnent la décision politique. Non pas comme un corps de règles commandant la vénération au nom de la sacralité du droit, mais sur le mode d’un calcul d’opportunité intégrant les avantages et le coût associés à ce qui peut être perçu comme une transgression du droit10.

C’est là un calcul qui incorpore une grande variété de critères et de considérations : les conséquences en termes d’image et de réputation, mais aussi de représailles et de réciprocité, le risque d’affaiblir un bien public dispensateur de stabilité, de prévisibilité et de protection – qui peuvent se révéler utiles dans des circonstances ultérieures… Il fait place aussi au niveau de culture juridique et d’attachement à la règle de droit dans chaque société politique, en particulier dans le cercle de ses élites, ainsi qu’aux fluctuations de la conjoncture politique : l’État n’est pas, on le sait, une entité unitaire, et le processus de décision interne doit souvent intégrer des vues très divergentes sur le poids à réserver aux considérations de droit dans la définition de l’action étatique. C’est ainsi que le Sénat américain s’est avéré être, pendant des décennies, le rempart du respect des traités face aux velléités des administrations républicaines – Nixon et Reagan notamment – de s’en affranchir. Jusqu’à ce que le réveil de la veine souverainiste inverse les rôles en 1994-1995, plaçant l’administration Clinton dans cette même position de défenseur du droit devant les tentatives du Congrès de s’en affranchir.


Moins indéterminé que d’autres sources de normes, morales ou sociales par exemple, le droit international l’est assez, cependant, pour offrir une liberté significative d’interprétation – qu’autorisent la concurrence de règles contradictoires, les ambiguïtés délibérées des textes… Mais à la différence des ordres internes où l’indétermination, également inévitable, est en permanence levée par les juridictions, par le législateur ou par l’exécutif, aucune autorité supérieure ne peut la réduire dans l’ordre interétatique, ni en « disant le droit » ni, a fortiori, en le faisant appliquer11. Aussi chaque État s’estime-t-il fondé, quelquefois avec la plus parfaite mauvaise foi,  à invoquer son bon droit pour justifier son action.

 

 

 

Droit et légitimité

 

Dans sa création, dans son invocation, dans sa mise en œuvre, le droit international est donc une fonction de la politique. Il n’est pas un moyen fiable de prévoir et d’encadrer le comportement des États ; ni un garde-fou suffisant pour les détourner des conduites « proscrites » lorsqu’ils les estiment permises par la puissance, conformes à leurs intérêts ou dictées par l’exigence de la sécurité. Mais, bien public largement reconnu, il est aussi la première ligne de défense du faible face au puissant, non pas tant par sa valeur intrinsèque que par sa valeur de légitimation – ou de délégitimation –, instrument dans les mains des États pour soit alléguer la  licéité de leur conduites ou de celles de leurs alliés, soit discréditer, au nom du droit, les conduites des autres, lorsqu’il s’agit de rivaux ou d’opposants.

Cet instrument n’est cependant pas le seul : les normes de l’éthique, de la justice, de l’équité ne sont pas moins souvent invoquées pour qualifier ou disqualifier telle ou telle action, plaider une cause ou instruire à charge. Le prétoire n’est pas, alors, celui d’un tribunal international, mais celui de l’opinion mondiale – et aussi interne. Cette agora de la société internationale est formée des tribunes des Nations unies et organisations internationales, des conférences de presse, des plateaux de






10.   Voir notamment, à ce propos, Jack Goldsmith et Eric Posner, The Limits of International Law, Oxford, Oxford University Press, 2005. Les auteurs proposent une analyse du droit international inspirée par les théories du « réalisme » et du « choix rationnel ».

11 Sans doute la Cour internationale de justice a-t-elle vocation à remplir cette fonction, mais tant les conditions restrictives de sa saisine que l’absence de caractère exécutoire de ses arrêts en limitent la portée.


télévision, des briefings de porte-parole, des fuites soigneusement distillées, formant une scène en ébullition permanente où se rencontrent et s’affrontent diplomaties publiques, magistères moraux, avis d’experts et activisme de la société civile internationale.

On ne peut manquer d’être frappé par la priorité accordée, dans le monde de l’après-Guerre Froide, moins bridé quant à l’usage de la force, à cette fonction de légitimation par les rares États en mesure, précisément, d’y recourir. Les États-Unis ont ainsi mobilisé tout leur appareil diplomatique et leurs ressources de communication politique pour réunir, à défaut d’un acquiescement du Conseil de sécurité, une coalition d’une cinquantaine d’États – dont quelques micro-États du Pacifique – derrière le projet de déposer manu militari Saddam Hussein. Non pas tant par nécessité d’un appoint militaire que par besoin de légitimité politique et de validation morale d’une intervention militaire – et aussi, sans doute, d’une police d’assurance contre l’échec ou l’enlisement, que l’aléa de la guerre ne permet jamais d’exclure. Il est piquant de constater que le même Robert Kagan qui avait, dans son article fameux, opposé avec une condescendance apitoyée l’inclination des États-Unis à user de la force militaire et la préférence des Européens pour « un monde où prédominent le droit international et les institutions internationales, où l’action unilatérale des nations puissantes est prohibée, où tous les États jouissent, indépendamment de leur force, de droits égaux et sont également protégés par des règles internationales agréées de comportement12 », trouve moins de deux ans plus tard des vertus cardinales à la légitimité. L’Amérique a besoin de l’Europe, écrit-il, avec laquelle elle forme le « cœur du monde démocratique libéral » pour conférer à la politique américaine son indispensable légitimité : et Kagan d’appeler à la conclusion d’un nouveau « contrat transatlantique » où l’influence des Européens sur la  définition de cette politique serait la contrepartie de la légitimité accordée13.

De là à redécouvrir les vertus de la légalité, il n’y a pas très loin, et ce sont des pas que, à mesure que s’éloigne le traumatisme du 11 septembre 2001, les États-Unis eux-mêmes franchissent peu à peu. Sur le front interne, avec l’arrêt du 28 juin 2004, par lequel la Cour suprême a jugé les tribunaux fédéraux américains compétents pour statuer sur les faits reprochés aux détenus de Guantanamo. Il en va de même pour ce






12.  Robert Kagan, « Power and Weakness », Policy Review, juin-juillet 2002.

13.  Robert Kagan, Le Revers de la puissance. Les États-Unis en quête de légitimité, Paris, Plon, 2004.


qui concerne l’arène internationale, si tant est que, au-delà de la rhétorique et aux plus hauts niveaux de responsabilité politique, l’on ait jamais sérieusement songé, à Washington, à passer par pertes et profits un ordre juridique inventé par les États- Unis.

Car ce n’est pas le moindre paradoxe d’observer que c’est précisément à l’existence d’un socle d’ordre minimal, légitimé, intériorisé par les États, que l’Amérique, même si elle s’en affranchit quelquefois, doit de pouvoir assumer sa fonction de garant ultime de la sécurité mondiale sans devoir s’épuiser à l’assurer par la force ou la menace. Cette valeur de bien public est perçue comme indispensable à cette fonction, y compris dans l’aile la plus conservatrice du camp républicain. Et elle n’a d’ailleurs pas échappé aux rédacteurs de la National Security Strategy, qui, après avoir proclamé le droit des États-Unis d’exercer la légitime défense à titre

« préemptif », se sont, comme effrayés par leur audace, empressés d’ajouter que l’action préemptive ne serait pas employée systématiquement et que les autres États ne devaient pas « se servir de la préemption comme prétexte à l’agression14 ».

La tension entre la liberté de la puissance « qui ne se laisse pas contraindre », selon l’expression d’Aron, et le respect des formes de la légalité internationale, ce bien public à préserver, ne date ni de la guerre du Kosovo ni de celle d’Irak et pourrait être amplement documentée par l’histoire des six dernières décennies. Mais rien ne permet de conclure à la caducité des règles formellement acceptées par la quasi- totalité des États de la planète. Et tout conduit à penser, plutôt, qu’une fois dissipé, à l’épreuve de la réalité, l’hubris néo-conservateur, l’Amérique renouera, en recherchant la légitimité à ses propres yeux et aux yeux des autres, avec sa tradition de retenue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 






14.  www.whitehouse.gov/news/releases/2003/02/20030226-11.html