La peste ou l'étranger

par Marion David

2ème prix du concours 2022-2023


L’enfant gisait au milieu de la halle, face contre sol. De sa gorge s’écoulait un sang caillé. Agenouillé à son côté se tenait son père hébété. La nouvelle de la mort du jeune garçon s’était répandue, de maison en maison et de venelles en courettes, si bien qu’une foule de villageois silencieux se pressait à présent sous la halle, entourant la scène à distance prudente...

La cohue

L’enfant gisait au milieu de la halle, face contre sol. De sa gorge s’écoulait un sang caillé. Agenouillé à son côté se tenait son père hébété. La nouvelle de la mort du jeune garçon s’était répandue, de maison en maison et de venelles en courettes, si bien qu’une foule de villageois silencieux se pressait à présent sous la halle, entourant la scène à distance prudente. Une voix s’éleva : « C’est cet étranger que tu loges ! Vois ce qu’il a fait ! ». « C’est la maladie de Rouen ! » hurla une autre voix. Un grondement apeuré s’éleva et la foule recula de trois pas. Le père, lui, n’entendait rien d’autre qu’une alarme intérieure. Il avait été envoyé quérir alors qu’il travaillait au chantier du château : il y aidait au transport des bois de charpente dès qu’il le pouvait, sa maigre terre ne suffisant pas à nourrir ses fils. Leur mère était morte en donnant naissance au dernier, celui-là qui reposait à présent sans vie devant lui, les cheveux encore ébouriffés de vent. Qu’était-il arrivé ? 

Le père voulut prendre son fils dans ses bras, comme il l’avait fait hier soir encore, quand l’enfant s’était endormi sur ses poings à la table du dîner. Mais il fut brusquement arrêté dans son élan. Deux silhouettes, dont les ombres encadraient le corps de son enfant, le retenaient fermement par les épaules.

- Attends !

- N’y touche pas !

Surpris, le père leva les yeux. A sa gauche se tenait le médecin du village, dont le visage était recouvert d’un masque à long bec. On aurait dit un corbeau formidable prêt à fondre sur la proie de chair encore fraîche reposant au sol. A sa droite se dressait un homme inconnu, de haute stature, dont l’épais manteau de pourpre, fourré d’hermine et brodé de soie, révélait une haute fonction.

« Je suis Messire Louis, bailli en ta circonscription, se présenta l’homme. Je souhaiterais me rendre en ta demeure, pendant que le médecin examinera ton enfant. »

Le père, obéissant au bailli, se releva lentement, les jambes ankylosées. La foule craintive se fendit pour laisser le passage aux deux hommes.

Parvenus à la modeste masure, le père et le bailli prirent place à la table. Louis observa cet homme frappé de malheur, qui gardait les yeux rivés au sol, les mains jointes soutenant son menton.

- Quel est ton nom ? commença-t-il doucement.

- Jacques, répondit le père.

- Jacques, répéta Louis. Je suis chargé de rendre justice, au nom de notre Seigneur Georges. Si je me suis rendu à Clères ce jour, c’était pour aviser notre Seigneur de la mort soudaine d’enfants en notre province, portant tous des blessures à la gorge. Je venais de lui en terminer le récit, quand j’ai appris la nouvelle de la mort de ton fils en pareilles circonstances. 

Louis marqua un temps.

- Les médecins prétendent que les blessures de la gorge sont des marques de peste. Mais je me défie de cette conjecture : je crois, moi, que quelqu’un tue ces enfants.

Jacques releva les yeux. L’abominable hypothèse résonna dans le silence de la pièce, cependant qu’au dehors, une rumeur inquiète contaminait l’air, amenant chacun à s’enfermer pour se protéger de la maladie.

- Est-il vrai que tu loges un étranger ? reprit Louis.

- Oui, répondit Jacques. Dans la grange depuis deux nuits. Un marchand de tissus.

- Conduis-moi en ce lieu.

Après y avoir frappé sans obtenir de réponse, Louis et Jacques poussèrent l’huis branlant de la grange et s’aventurèrent à l’intérieur. Dans la semi-obscurité, on devinait une couche de paille sommairement dressée et un sac de toile grossière d’où dépassaient des étoffes colorées. Sur un tissu écarlate tendu au sol reposait un fouillis d’aiguilles de toutes tailles. L’une d’elles attira le regard du bailli : discrètement tordue, comme pliée d’une force superflue pour le travail du fil, et la pointe émoussée, voilà qui pourrait constituer une arme excellente, pensa Louis. Il se mit à fouiller la pièce, aidé de Jacques, soulevant la paille, secouant les tissus, sans savoir exactement ce qu’il cherchait. Les deux hommes, bredouilles, finirent par s’asseoir côte à côte sur le lit de fortune.

- Va quérir le prévôt et ses officiers, déclara Louis à Jacques. Lorsque l’étranger reviendra, amenez-le au château. Je vais prévenir de ce pas le Seigneur Georges.

Le médecin avait précédé le bailli auprès du Seigneur, et finissait de lui exposer ses conclusions : selon toute vraisemblance, l’enfant avait succombé à une attaque foudroyante de peste. Louis intervint alors : selon lui, un meurtrier sévissait dans la province, et il suspectait un mercier étranger, qui logeait chez le père de la dernière victime. Le Seigneur Georges, après avoir considéré longuement le bailli et le médecin, donna son assentiment au jugement de l’étranger le lendemain, avant de prendre congé.

« La gorge de l’enfant était ouverte pour laisser s’écouler les humeurs des bubons, commença le médecin une fois qu’il fut seul avec le bailli.

- Ces blessures ne pourraient-elles pas copier intentionnellement les atteintes de la peste ? interrogea Louis.

Le médecin prit le temps de réfléchir. Les deux hommes avaient rejoint la cour du château. Charpentiers, maçons et ferronniers s’affairaient à la construction. Les façades se perçaient de fenêtres dans le style moderne, et la charpente du toit commençait à se dessiner. Ils passèrent devant un tailleur de pierre qui sculptait le décor de la porte principale, avant d’atteindre le pont levis. 

Ce n’est pas impossible, concéda le médecin.

A la nouvelle de l’arrestation et de l’enfermement du mercier étranger dans une geôle de la Cohue, la tour de justice attenante au château, une effervescence fiévreuse gagna le bourg. Deux opinions s’affrontaient : pour les uns, la peste avait tué l’enfant ; pour les autres, l’étranger était coupable. Nombre de villageois se précipitaient pour consulter le médecin : certains décrivaient d’inquiétants symptômes ; d’autres réclamaient des remèdes pour se prémunir de la peste, et on en venait aux mains pour être plus vite entendus. Quant à Louis, il était retourné sous la halle désertée pour examiner les lieux. Quelques taches de sang séchées étaient visibles à l’endroit où avait reposé le corps du garçonnet. Après une observation minutieuse, Louis dut se rendre à l’évidence : aucune autre trace de sang n’était visible sous la halle. Comment était-ce possible ? Le sang n’aurait-il pas dû s’écouler des blessures de l’enfant au long de son chemin ? Le garçon aurait-il été mortellement blessé au milieu de la halle, ou bien transporté blessé jusqu’en ce lieu ? Et dans ce cas, par qui ? Pouvait-on dès lors exclure l’hypothèse de la peste ? Ou bien des traces de sang avaient-elles été effacées ? Involontairement par la foule réunie ? Intentionnellement par le meurtrier ? Mille questions sans réponses tournaient dans l’esprit de Louis. Il décida de regagner la demeure de Jacques. Ce dernier lui ouvrit sa porte et l’invita d’un geste à s’asseoir sur la chaise qu’il avait occupée quelques heures auparavant.

- Le mercier sera jugé demain. Je cherche des preuves de sa culpabilité. Penses-tu qu’il ait des raisons de t’en vouloir ?

- Non. Il est reconnaissant de mon hospitalité. Mais la grange est bien humide : je gage qu’il souhaiterait dormir dans la maison !

Louis réfléchit un instant.

As-tu des ennemis ? reprit-il.

Jacques fronça les sourcils.

- Il y a bien le Henri, le voisin, qui rogne toujours sur ma terre. Nous ne nous aimons pas, pour sûr !

Louis quitta son hôte et, guidé par les explications qu’il lui avait données, s’en fut frapper à la porte de son voisin. Ce fut une femme qui entrouvrit le battant, l’oeil suspicieux. Son mari était malade, au lit depuis trois jours. Il n’était pas question d’entrer. Louis n’insista pas. Rebroussant chemin, il aperçut une fillette qui jouait dehors avec de grands rubans colorés. Il vint s’agenouiller auprès d’elle et lui demanda avec douceur si son papa était malade depuis longtemps. L’enfant le dévisagea, interloquée.

- Mon Papa n’est pas malade, déclara-t-elle. Regarde, ajouta-t-elle réjouie, comme les rubans que le Monsieur de la grange m’a donnés sont jolis ! 

Louis lui sourit et la quitta. Le mystère s’épaississait. Pourquoi la femme d’Henri avait-elle menti ? Le voisin pouvait-il être le meurtrier ? Dans quel but ? Et pourquoi le mercier avait-il offert des rubans à cette fillette ? Par gentillesse ou pour l’approcher plus facilement, dans le but de la tuer, elle aussi ? De plus en plus perdu, Louis reprit le chemin de la maison de Jacques. Cette fois, ce fut un adolescent qui lui ouvrit. Reconnaissant le bailli à son habit, le jeune homme lui fit signe de le suivre. Après avoir traversé un couloir, ils pénétrèrent dans une pièce aux rideaux tirés, éclairée de chandelles. Sur le lit reposait le corps du petit garçon, recouvert d’un linge blanc et entouré de feuillages. Louis s’approcha. Il observa le petit visage pâle immobile, comme endormi dans un songe paisible. Qui avait tué cet enfant ? A son côté, l’adolescent qui lui avait ouvert la porte fut soudain saisi d’une quinte de toux. Louis se prit alors à douter : faisait-il fausse route ? Etait-ce le médecin qui avait raison ? L’enfant était-il mort de la peste ? Il en était là de ses interrogations, quand le mouvement d’une femme, au fond de la pièce, attira son attention. Elle portait dans ses bras les vêtements souillés de sang de l’enfant. Quelque chose avait glissé de la poche de le culotte courte et était tombé à terre. La femme s’était penchée pour ramasser l’objet, qu’elle approchait maintenant de la lumière d’une bougie. Louis s’approcha. Il s’agissait d’un grand bouton aux reflets dorés, pris dans un magnifique carré de tissu bleu nuit.

Le lendemain, les villageois, poussés par la curiosité, avaient bravé la peur de la peste pour assister au procès de l’étranger. Une foule compacte occupait la cour du château. Ceux qui avaient pu entrer dans la Cohue se turent respectueusement lorsque parurent leur Seigneur et le bailli d’un côté, et le prisonnier encadré de gardes de l’autre. Interrogé sur les cadeaux qu’il avait faits à l’enfant défunt et à une fillette, le mercier répondit qu’il s’agissait là de chutes offertes pour les distraire. Interrogé sur ses occupations au moment où le garçonnet avait été trouvé mort, il répondit qu’il dormait à la grange. Interrogé sur son absence lorsque Louis et Jacques étaient venus visiter la grange après la découverte de la petite victime, l’accusé répondit qu’il était alors au château dans le but d’y présenter des tentures pour décorer les pièces nouvellement édifiées mais que, ne voyant pas âme qui vive, il avait rebroussé chemin. Considérant ces réponses, jugées insatisfaisantes, et la gravité des crimes commis, le Seigneur Georges prononça la peine de mort et l’étranger fut aussitôt conduit au Mont du Gibet, où la foule, hurlant sa haine, assista à sa pendaison.

A l’heure brune, alors qu’il s’apprêtait à quitter le village, Louis fit halte chez Jacques une dernière fois. Ce dernier s’inclina.

- Grand merci, Messire Bailli, d’avoir rendu justice à mon fils, dit-il avec gratitude. Je suis heureux de t’avoir rencontré.

- Moi aussi, Jacques, je suis heureux d’avoir fait ta connaissance. Que ton fils repose en paix.

Lorsqu’il vit Louis disparaître derrière l’horizon, un homme, derrière sa fenêtre, laissa retomber le rideau qui le dissimulait et sourit. A côté de lui, une mystérieuse préparation bouillonnait dans l’âtre. Il fallait un peu moins de jusquiame, sans doute. Peut-être un peu plus d’arsenic ? Décidément, le remède contre la peste lui échappait toujours. Mais il savait qu’il était sur la bonne voie. Il lui faudrait toutefois redoubler de prudence… 

Maître, appela son apprenti derrière la porte. Une saignée vous attend !

Le médecin saisit alors une de ses nombreuses aiguilles, parfaitement nettoyée du sang qu’elle avait fait couler. Sa nouvelle potion contre la peste serait bientôt prête. Il allait lui falloir trouver sur quelle nouvelle âme naïve l’éprouver…