Vivre en temps de guerre

L'invasion de 1940

Le port du Havre en juin 1940

Emile Lemercier avait 98 ans lorsque nous l’avons rencontré. Doté d’une mémoire prodigieuse, intacte, avec une réelle envie de témoigner de son temps, il nous a alors confié ses souvenirs.

Sergent mobilisé sur le port du Havre en 1940, sa rencontre avec un homme au chapeau noir, prenant discrétement des photos du matériel militaire fraichement débarqué l’intrigue…

Première partie : le Havre, l'invasion de 1940.

Emile Lemercier (1912-2013)

Ici lors l'hommage qui lui a été rendu pour ses cent ans

Le Havre

Pendant la guerre, j’étais sergent sur le quai d’escale, au Havre, avec une vingtaine d’hommes pour surveiller 1300 camions américains Studebaker. Tous les matins, il arrivait des bateaux anglais, avec des munitions, des hommes. Il y avait avec nous un homme jeune de mon âge, en civil, se prétendant juif français. Alors que l’on regardait le débarquement d’un bateau anglais, il me dit, comme ça :

Voyez-vous, M. Lemercier, tout ce qui arrive, et bien ça ne servira à rien.

Mais vous êtes sérieux de ce que vous me dites là ?

Oui. Avant de venir là, j’étais avocat à Berlin. J’ai mangé à la table d’Hitler.

Il m’a collé ça comme ça. Qu’est ce que j’aurais dû penser de ça ? Ils étaient plusieurs, mais lui c’était le plus jeune. Ils étaient sous les ordres d’un officier. Ils avaient un chapeau noir. Ils n’avaient pas le droit de sortir de l’enceinte. Mais je les voyais, quand je mangeais au mess des officiers tous les midis, ils prenaient des photos partout, ils montaient sur les ponts, pendant que nous mangions. Ça m'embêtait, je ne trouvais pas ça trop normal et je l’ai dit au lieutenant, à qui ça n’a pas plut et qui ensuite à essayer de me faire muter. Il y avait un caporal qu’il voulait mettre à ma place. Pour moi, ils prenaient des photos pour renseigner les allemands.

J’étais dans l’armée, comme dans le civil, comme pour le paquetage : j’étais droit et cela me paraissait bizarre.

La débâcle de 1940.

J’ai été nommé en janvier 1940 comme sergent à la garde des quais du Havre. Puis en avril ou mai 1940, à la garde du terrain d’aviation de Saint Désir de Lisieux. Un matin que j’étais de service, un Capitaine d’aviation arrive pour prendre son avion :

Comment ça se fait que vous êtes encore là ?

Pourquoi mon capitaine ?

Les Allemands sont presque arrivés à Bernay.

Est-y possible ?

Oui , allez le dire à votre chef, vous ne devez pas rester là.

Merci mon Capitaine, nous y allons.

J’alerte le sergent chef Marc (il était de Darnétal). Il n’était pas d’accord pour qu’on parte (sa femme et ses 2 enfants était à Lisieux).

Ce n’est pas possible ça, et comme j’insistai, attention à toi, je te fais arrêter comme défaitiste.

Je commençais à prendre mon coup de sang.

T’as qu’une chose à faire, c’est de téléphoner à Caen à la caserne.

Ce qu’il a fait. Et le colonel au bout du téléphone :

Vous êtes encore là-bas ? Qu’est-ce que vous faite là-bas ? Vous devriez être partis.

A la fin de la communication :

Alors ? je lui demande

T’avais raison, on part.

On a réquisitionné un cheval avec une charrette. Comme j’étais cultivateur il m’ont demandé de le faire, ils étaient bien content que je sois cultivateur pour faire cela. Et l’homme qui nous a proposé le cheval ne nous à rien dit. Mais cette bête-là, c’était une cargne. A tel point qu'à la première côte à monter, le bourrin ne voulait pas tirer. Tous les gars y poussaient au cul. Quand il a vu que l’avaloir lui touchait le cul il a eu un sursaut et il s’est mis à tirer (rires).

Nous avons gagné la route de Caen. Alors qu’on avait fait une station pour manger, 2 camions militaires s’arrêtent.

Ou est le champ d’aviation de Lisieux ?

Pourquoi vous nous demander ça ?

Il y a un détachement là-bas, on vient le chercher.

Ne cherchez pas plus loin, c’est nous (rires)

C’était la débandade sur la route avec tout le monde qui foutait le camp…

Nous sommes arrivés à Caen, nous ne sommes même pas entrés dans la caserne. Tout le monde était prêt à partir pour monter dans les trains et aller à Bordeaux.

Il y avait plein de trains. Nous avons eu un arrêt à Poitiers. On devait se débrouiller pour manger. Il y avait un hangar avec plein de boules de pain. On en a ramassé suffisamment.

A un autre arrêt, il y avait plein de poulets aux alentours, des gars sont allés voir la cultivatrice, en lui disant que les allemands arrivaient :

Oh alors vous pouvez en prendre …

Les gars avaient ramené plusieurs poulets. A chaque arrêt, ils descendaient pour faire du feu et faire cuire les poulets.

Nous venions de passer la Loire, à Saint Pierre des Corre. (2 hommes, des marocains, gardaient le pont avec un canon de 75, les malheureux …). Le train s’arrête entouré de buttes. Notre train était équipé de mitrailleuses. Un avion italien nous a survolés. Les gars ont tiré dessus. C’était le jour où Mussolini s’est mis avec Hitler. Il a attendu que nous soyons battus. Sinon il ne l’aurait jamais fait.

Nous sommes passé à Bordeaux que je n’ai pas vu car je dormais (comme j’étais chef de wagon, je ne dormais pas beaucoup), on a suivi la Garonne puis la Dordogne et le Lot pour aller à Cahors puis la commune d’à côté Tarnac (c’est là ou j’ai vu comment on faisait des barriques) puis Douelle et à Saint Vincent de rive d’Olt (on pouvait voir les Pyrénées quand il faisait claire).

Le capitaine de la compagnie, de la Baudenet d'Annoux (il était comte), m’avait fait appeler :

Vous êtes né à Limésy, avez-vous connu le comte de la Bourdonnais ?

Oui je l’ai connu.

Eh bien, je vous propose d’être le vaguemestre.

Tous les jours j’allais en vélo à Cahors (20 km aller). Et là j’ai vu qu’un employé de la Sncf qui était avec nous, touchait toujours le mandat de son salaire. Comme sergent je touchais 0.35 frs par jour et lui avait son mois complet et cela me révoltait, c’était une injustice fantastique.

Quand l’armistice a été signé (22 Juin 1940) par Pétain, nous avons été rendus à la vie civile et nous sommes partis par le train et je me suis retrouvé comme chef de wagon. Les Allemands nous arrêtaient de temps à autre et nous laissaient repartir.

Je suis arrivé en fin septembre à Rouen, habillé en soldat puis j’ai fait la route à pied jusqu’à Pissy-Poville (plus de 25km). J’ai rencontré les premiers Allemands entre le Houlme et Maromme, je ne faisais pas le malin et eux rigolaient de me voir.