Concours littéraire 2020-2021

On revient toujours à Clères

Alexine Dhoron

Deuxième prix

Le recueil
(réservé
aux adhérents)

— Que s’est-il passé ? demandais-je inquiet au chef de district monté dans le train pour nous informer de la situation.

Après avoir longuement freiné, la locomotive à vapeur a fini sa course sans heurt en rase campagne.

— La voie est coupée, répondit-il, flegmatique. Les pluies diluviennes de ces derniers jours ont provoqué de lourdes avaries dans le ballast qui s’est affaissé sur plusieurs centaines de mètres. Un des rails est brisé. La voie est impraticable. Mais par chance aucun blessé n’est à déplorer.

— Combien de temps va prendre la réparation ? Je dois être à Rouen lundi.

— Difficile à dire. Fort heureusement nous avons le téléphone. Rouen nous envoie du matériel. Le plus difficile sera de trouver les cheminots ; ce n’est pas ce qui manque par ici, mais c’est le 14 juillet aujourd’hui. En attendant vous ne pouvez pas rester dans le train. Veuillez descendre s'il-vous-plaît. Vous pouvez prendre une collation au café des Voyageurs à l’entrée du bourg.

— Mais où sommes-nous exactement ? A combien de kilomètres de Rouen ?

— Vous êtes à Clères, à vingt kilomètres de Rouen.

— On est arrivé maman ? s’impatiente André, notre fils.

— Non, mon chéri, tu as entendu le monsieur, nous devons descendre ici.

Vers onze heures trente, un chauffeur en livrée arriva au café et convia tous les voyageurs qui le souhaitaient à le suivre jusqu’au château où le propriétaire des lieux, Jean Delacour, nous invitait gracieusement à prendre un repas champêtre dans le parc.

C’était une belle demeure, un château style Renaissance contigu aux ruines d’un château médiéval à deux pas de l’église Saint Waast. Derrière, un parc spacieux d’environ cent hectares aménagé à l’anglaise s’étendait devant nos yeux. De grandes tables ornées de nappes blanches étaient dressées pour sustenter les invités inattendus, naufragés du Dieppe-Rouen.

Afin de rendre plus convivial ce déjeuner improvisé, des pensionnaires en villégiature au château vinrent s’asseoir aux tables. C’est ainsi que le directeur du parc, Francis Fooks dont l’accent trahissait les origines britanniques, prit place à la nôtre et nous conta brièvement l’histoire du château, comment ses ancêtres détruisirent le château pendant la Guerre de Cent ans, le pillage de Clères par Charles le Téméraire et dernier événement en date, l’invasion par les Prussiens en 1870. Clères s’était toujours relevée, elle n’en était que plus belle !

Les hors-d’œuvre terminés, une pétarade suivie d’un coup d’avertisseur sonore capta toutes les attentions.

Une Bugatti 35 d’un bleu rutilant arrivant en trombe s’arrêta net au pied du château.

— Maurice ! Tes arrivées sont à la hauteur de celles de ton héros, voyantes, tonitruantes !

— Camille, Jean, Edmond, André, le temps d’ôter ses gants et le voilà assis à la table de ses compères.

J’ai quitté Etretat à huit heures et me voici. Un vrai bolide ! Belle mécanique, élégante, fine et rapide. J’ai fait des pointes de quatre-vingt-dix kilomètres-heure en ligne droite. Imaginez ma surprise, la vitesse est limitée à quinze kilomètres-heure dans le bourg. Cela ne siérait pas à Arsène !

Notre hôte poursuivit :

— Vous aurez reconnu bien sûr, Maurice Leblanc le père d’Arsène Lupin, il rejoint la bande des écrivains normands Camille Cé, Jean Gaument, André Breton et Edmond Spalikowski. Ils résident au château pour l’été sauf Edmond Spalikowski qui enseigne au Collège de Normandie au Mont-Cauvaire à côté de Clères.

André Breton excepté, ils sont membres de la Société des écrivains normands, Edmond Spalikowski en est actuellement le président.

Camille et Jean qui écrivent à quatre mains, ont reçu le prix de poésie Jules-Davaine. Maurice cherche de nouvelles intrigues pour son héros fétiche. André les initie au surréalisme. Clères est le lieu privilégié des rencontres littéraires et artistiques. Le cinématographe y tient une bonne place. A la table sur votre gauche, André Hugon le cinéaste, venu repérer les lieux pour son prochain film historique. Il rendra hommage à Renaud de Clères et aux seigneurs des environs qui ont traversé la Manche avec Guillaume pour conquérir l’Angleterre. Ironie de l’histoire aujourd’hui c’est moi qui ai traversé la Manche mais dans l’autre sens ! Fernand Léger a quitté Argentan pour en réaliser les décors, ce sera un film parlant !

Et ce n’est pas fini.

Regardez l’homme au chapeau de paille qui a posé son chevalet dans le parc pour immortaliser cette scène singulière. Les passagers du Dieppe-Rouen échoués à Clères sont une aubaine pour lui qui aime saisir les instants pris sur le vif. Il s’agit de Marcel Couchaux de la prestigieuse École de Rouen.

Clères est mise à l’honneur.

— Et Monsieur Jean Delacour, demandais-je, désireux d’en savoir davantage sur cet hôte qui nous montrait autant d’attention, qui est-il au juste ?

Notre hôte marqua de l’étonnement mais en parfait gentleman répondit très courtoisement :

— Jean Delacour est un ornithologue et un botaniste de renom. En rachetant le château à la duchesse Choiseul-Praslin après la guerre, il a fait aménager un parc ornithologique et des jardins pour ses collections botaniques. Il s’absente fort souvent pour parcourir le monde à la recherche d’essences rares. Bienfaiteur, il met son château à la disposition de nombreuses personnalités. Il m’a nommé directeur lorsqu’il est parti pour l’Indochine. Il est au château pour l’été.

— Regarde maman, André était médusé par une très jolie jeune femme dont la cigarette était fixée à un fume-cigare.

Après le déjeuner, un air de jazz s’échappa d’un phono-valise, et Clères la normande se trémoussa au rythme endiablé du charleston. Sur une estrade en plein air, des danseuses aux cheveux courts genre garçonnes vêtues de robes courtes ornées de franges et de strass contorsionnant leurs jambes nues telle Joséphine Baker, se mirent à gesticuler en tous sens.

En fin d’après-midi notre hôte nous informa que nous pourrions passer la nuit au château car la voie ne serait pas réparée avant le lendemain. Nous le remerciâmes pour son hospitalité puis nous quittâmes le parc afin de gagner le bourg et profiter des festivités du 14 juillet. Notre cortège s’ébranla. En face de l’entrée du parc, nous passâmes devant le monument aux morts, bel obélisque blanc, dont le terrain a été donné par Jean Delacour.

Le cœur de Clères était pavoisé. Rues, bâtiments publics, la nouvelle mairie récemment sise à côté des halles du XVIIe, la caserne des sapeurs-pompiers, les maisons en briques au toits d’ardoises, les barrières de la Clérette, tout arborait drapeaux, fanions, cocardes tricolores.

Une foule compacte, insouciante, venue du Tôt, de Cordelleville, de Monville déambulait nonchalamment dans un joyeux brouhaha. L’atmosphère était détendue, plaisante, frivole.

Sur la place des halles, les chevaux de bois d’un carrousel emportaient au grand galop des cavaliers mutins au son d’un orgue de barbarie.

— Voilà pour toi mon p’tit gars, une bonne tarte aux pommes et une limonade bien fraîche. Comme ça tu reviendras à Clères, on revient toujours à Clères, dit le marchand en rendant la monnaie.

« On revient toujours à Clères », j’avais déjà entendu ces paroles. Cependant je venais à Clères pour la première fois… Et soudain : André, la Somme, juillet 1916.

André avait emporté Clères dans son paquetage. Ils étaient à jamais unis l’un à l’autre. Il nous la partageait pourtant quand dans les tranchées nous attendions l’aube.

« Dis André raconte ton pays », nous l’écoutions sans jamais nous lasser. Les tranchées s’habillaient aux couleurs des vallées verdoyantes du Haut Cailly, elles embaumaient les fleurs des champs, les jonquilles des bois environnants. André livrait ses secrets, des histoires connues de lui seul, son amour pour Clères. Clères devenait notre compagne, notre promise, notre bien-aimée. Les cloches de l’église Saint Waast dansaient à toute volée comme lorsque les fiancés se font la promesse de s’aimer pour la vie. La vie reprenait sens. Clères rendait un après la guerre possible. Tous nous avons aimé Clères, et quand nous nous sommes séparés chacun en a emporté son image. Par la candeur et la générosité de ses récits sur Clères, André nous a sauvés de l’ennui, de la peur, de la guerre. Dans son drakkar, nous avons fui les combats, nous sommes rentrés chez nous.

— Que se passe-t-il Jean ? Tu sembles ailleurs.

— André, tu sais mon ami, c’est merveilleux, il habite ici. Je vais le revoir après toutes ces années. Je vais lui dire…

J’aperçus un gendarme. J’allai à sa rencontre et lui demandai où se trouvait la maison de la famille d’André.

J’accélérai le pas. Je longeai la Clérette qui me ramenait à mon ami. Cette rivière foisonnante dans laquelle il pêchait truites et chabots.

Je venais de dépasser le garage automobile quand je fus accueilli d’un « Boujou », comme autrefois quand il nous saluait en souhaitant que la journée soit belle pour chacun.

André se tenait en face de ce château d’où il avait maintes fois bouté les Anglais hors de Clères. Les rois Charles IX et surtout Henri IV avaient remarqué sa bravoure pendant les sièges de Rouen. Sa haute stature, ses cheveux et ses yeux clairs confirmaient son ascendance Viking. Il ne parut pas étonné par ma présence.

— Ah ! André, mon frère, je te retrouve. Te parler enfin, quel bonheur ! Il ne s’est pas passé un seul jour sans que je ne pense à toi. J’ai tant de choses à te raconter. Je viens d’être nommé professeur de français latin au lycée à Rouen. Je suis marié, elle s’appelle Marie. Nous avons un fils de huit ans, André. Oui, nous lui avons donné ton nom.

Je parlai, parlai, j’étais intarissable. André m’écoutait avec ferveur, acquiesçait, souriait. Mon enthousiasme le ravissait. Puis vint son tour. Son amour pour Clères était resté indéfectible, sa fidélité intacte. Après avoir vu Clères aujourd’hui, je compris mieux. Plus que jamais sa place était auprès d’elle. Tout ce qu’il nous avait appris sur Clères se vérifiait. L’âme de Clères a le pouvoir extraordinaire de donner la vie.

La nuit tombait. Il me fit comprendre que je devais retourner vers la Clères animée, la Clères moderne, la Clères festive, la Clères enchanteresse.

— J’ai été si heureux André. Je reviendrai, je te le promets. Je te laisse à présent.

Nos mains se frôlèrent. Je le serrai très fort contre moi et nous nous séparâmes.

Cette nouvelle séparation se fit sans douleur car nous étions certains de nous revoir bientôt et je le laissai à son aimée.

Serein, je regagnai le bourg guidé par l’éclairage public et les flonflons qui provenaient du premier étage des halles. La fanfare municipale jouait un air de Mistinguett. Sous les halles, le bal battait son plein. Je retrouvai Marie et André.

— Papa, tu étais où ? Tu as vu ton ami ? Où est-il ?

— Il est près du château.

— Il est tout seul dans le noir ? Il n’a pas peur ?

— Non, il est très courageux, il a reçu la croix de guerre avec palmes, et puis il n’est pas seul, il est avec ses camarades, ils ont un canon et des obus pour se défendre. Personne ne peut leur faire de mal. La guerre est finie depuis dix ans, ils n’ont plus d’ennemi.

— J’aimerais voir le canon, papa, on peut y aller ?

— Pas ce soir fils. Une autre fois.

— Pourquoi ?

Une détonation se fit entendre, le feu d’artifice tiré de l’herbage lançait ses premières flammes dans le ciel.

— Ce soir, c’est fête, mon fils. Amusons-nous !

Tournant la tête vers Marie, je remarquai ses joues pâles, son regard insistant, scrutateur, ses yeux avides d’une réponse oscillaient entre joie et tristesse.

— A l’entrée du parc, dit-elle, non loin du canon il y a…

— Le monument aux morts. Son nom est inscrit dessus avec vingt-huit camarades !

— Papa ! papa ! Regarde la boule, elle se change en fleur de toutes les couleurs. C’est beau ! Oh papa, on reviendra, on s’amuse tellement bien ici.

— Oui André, promis. Nous reviendrons, on revient toujours à Clères.