Economie, écologie : le poêle à sciure de
mon enfance

Chacun a sa madeleine de Proust, la mienne, c’est le parfum de la combustion du bois.

Je me surprends parfois à humer les premiers effluves des cheminées qu’on rallume au début de l’automne et mon esprit divague…

Schéma du poêle à sciure 

J’avais quoi, entre 6 et 11 ans, dans les années 50, quand, avec mes parents, j’habitais une petite maison (une pièce cuisine et une chambre) dans un faubourg de Neufchâtel en Bray : rue du Bout du Monde, tout un poème. Il y faisait froid et humide, et c’est la petite cuisinière à bois sur laquelle cuisinait ma mère qui tempérait le logis dans la journée. Les poêles dits "à feu continu" n’avaient pas franchi le seuil de notre maison.

Mon père était ouvrier menuisier chez un artisan du bourg, et chaque soir, il rapportait à la maison, calé à califourchon sur le cadre de son antique vélo, un gros sac de jute, “eune pouque”, rempli de chutes de bois résultant de ses usinages de la journée. C’étaient les “callots” qu’il déversait dans un petit bâtiment attenant à la maison. Il en extrayait quelques-uns en fil droit de sapin et avec sa hachette tranchait avec dextérité des petites languettes : les p’tits loups, que ma mère utiliserait pour allumer le feu le lendemain matin. Pas de perte : recyclage avant l’heure, non pas par conviction mais par nécessité, la paie n’étant ni grosse, ni régulière.

Et puis il y avait une fois par semaine, il me semble que c’était en début de semaine, l’énorme “pouque” de sciure qu’il rapportait aussi sur le cadre de son vélo. La poche ventrue atterrissait dans la buanderie, petit édicule de bois charpenté par les soins de mon père dans le jardinet de la maison. C’est là que chaque semaine, ma mère faisait la lessive. Mais avant, il fallait mettre en œuvre la source de chaleur nécessaire au "bouillage" de la lessiveuse. C’était un drôle d’objet dont j’ignore le fabricant (peut-être mon oncle "ferblantier-plombier-rétameur-rafisto-leur" de bacs en zinc et objets métalliques divers…) ?

J’en ai gardé un souvenir technologique : le croquis en pièce jointe l’ expliquera mieux qu’un long laïus.

Tout d’abord, mon père extrayait du corps de l’appareil le cylindre intérieur mobile, en l'occurrence le foyer, dans lequel il glissait un bâton de bois cylindrique qui venait se ficher dans un orifice circulaire appelé lumière, découpé au fond ; puis il y versait de la sciure qu’il tassait du poing en humectant régulièrement les couches de sciure (pour éviter l’embrasement et les explosions dues aux essences volatiles des bois utilisés, ai-je appris plus tard). Quand le cylindre était plein, il retirait avec précaution le bâton, créant ainsi une cheminée de tirage au centre. Je ne me souviens plus si c’était le soir même ou s’il attendait le lendemain matin pour que l’ensemble soit bien compacté. Enfin il reposait le foyer sur les briques posées au fond du corps de l’appareil. Le couvercle était remis : l’appareil était prêt à fonctionner.

Le matin de la lessive, ma mère mettait un peu d’alcool à brûler dans le tiroir inférieur, enflammait l’alcool et enfournait le tiroir mettant le feu à la base de la sciure qui allait ensuite se consumer pendant plusieurs heures. En faisant varier l’ouverture du tiroir, elle régulait le tirage et par là même, la chauffe de l’appareil. C’est sur ce poêle à sciure que ma mère faisait bouillir l’eau de sa lessiveuse à champignon arroseur, en usage à l’époque. Le résultat de la combustion finissait sur le jardin .

La fin de lessive était pour moi le meilleur moment : dans le baraquement surchauffé, ma mère transvasait dans un grand bassin en zinc la dernière eau de rinçage chaude et douce de savon blanc, et je prenais mon bain de la semaine. L’eau était d’autant plus douce que c’était de l’eau de pluie récupérée dans un grand tonneau placé au bout de la maison.

Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, mes parents pratiquaient l’écologie sans le savoir. Cette pratique a duré tant que le poêle a tenu le coup et jusqu’à notre déménagement en 1957 dans une maison plus spacieuse, maison de bois construite après la guerre, dite "maison suédoise", dans laquelle ma mère eut enfin le poêle à feu continu dont elle rêvait et un trépied à gaz butane pour faire bouillir la lessiveuse qu’elle lâcha assez vite pour une machine à laver le linge à combustion à gaz. Mon père avait lui aussi changé d’employeur et n’avait plus de callots de bois ni de sciure.

Vous voyez, quand je tiens au creux de ma main ces petits grains de sciure, les pellets, je me dis qu’à part la régulation électronique et le design des poêles…

Mais encore, quand nous visitions mes parents, dans les année 70, il n’était pas rare de trouver dans les toilettes (modernes) un seau d’eau dont chacun comprendra l’utilisation… nos enfants élevés en ville s’en amusaient beaucoup et nous les adultes pas encore tourmentés par les économies trouvions que mes parents étaient un « tantinet radins », c’était encore la dernière eau de rinçage de la machine à laver (moderne) donc le recyclage des eaux grises .

Maintenant je milite pour l’anti-gaspi et je pense à mes parents quand j’arrose mon jardin avec l’eau de ma citerne d’eau de pluie, nos plantes vertes avec l’eau de la douche récupérée dans un seau en attendant que l’eau chaude arrive, et c’est sûr que le « c’est pas Versailles ici ! » casse les oreilles de mes petits enfants , mais comme on dit « les chiens font pas des chats ».

Alain Hénaut


Paru dans « Le Pucheux » n° 106 de 2014