Concours littéraire 2020-2021

Après l'hiver

Céline Billard

Premier prix

Lecture à voix haute
par les Incomestibles
sur Youtube

Céline Billard, l'auteure

Le recueil
(réservé aux adhérents)

Cécile


Cécile regarde le paysage qui défile. Elle repense à son premier baiser avec Paul, celui qui a changé sa vie. C’était une telle évidence entre eux, leur futur était tout tracé. Ils s’étaient mariés sept ans auparavant, quelques mois avant l’ordre de mobilisation générale. La vie était si belle ; il ne leur manquait plus qu’un enfant. Paul voulait un petit garçon, qu’ils auraient appelé Henri comme son père. Ils s’étaient aimé si fort jusqu’à ce qu’il doive partir... Il n’a jamais connu son fils. Le fil de ses pensées est interrompu par le sifflet de la locomotive.

Elle regardait Henri assis en face d’elle dans la cabine du train, parfois elle imaginait aussi Paul assis à ses côtés. Elle aimait ses jolies boucles blondes et ses yeux clairs, comme son papa. Elle aimait les étoffes qu’elle avait choisies pour coudre ses petits vêtements. Elle était couturière à Monville, elle avait rencontré Paul comme ça. Un vrai coup de foudre... Ce qu’ils auraient été heureux tous ensemble… La locomotive a ralenti pour enfin s’arrêter le long du quai.

Cécile aimerait contempler Henri davantage si le bruit autour d’elle ne l’empêchait pas de se concentrer. Ses voisins de cabine s’agitent. Les portières s’ouvrent. L’odeur de charbon jusque-là légère emplit désormais le wagon. Le chef de district, qui jusque-là s'entretenait avec les cheminots et le chauffeur sur le quai, entre et s’exclame :

“ - Mesdames, Messieurs, suite à un accident sur la ligne, votre train est bloqué en Gare de Clères jusqu’à nouvel ordre. Nous ferons un point à 20h ici même. En attendant, je vous suggère de visiter notre beau village ! ”.

Cécile est dans ses pensées, comme souvent depuis que Paul a disparu. Elle avait décidé ce matin de rejoindre sa sœur à Dieppe, puisque l’air marin lui a toujours fait du bien. Henri aussi en profitera. Elle se dirige vers la sortie avec sa valise et observe Henri devant elle qui porte sans difficulté sa petite valisette. Les porteurs s’affairent sur le quai et libèrent les passagers de leur effet personnel. Ils passeront donc la journée à Clères.

Les va-et-vient des hommes en costumes, des dames dans leurs longs manteaux de laine épaisse et fourrure la déconcentrent. Elle entend des bribes de conversations. L’accident aurait eu lieu à hauteur de Grugny. Cécile est traversée d’un frisson. Elle sait qu’un asile se trouve dans cette ville et avait toujours eu beaucoup de compassion pour ces personnes, habillées de tissu bleu épais, qu’elle a croisées quelquefois en marchant à Clères. Elle n’était pas mieux qu’une autre et ses problèmes depuis la perte de son mari auraient très bien pu la mener dans un endroit comme celui-ci, mais elle ne pouvait pas se séparer d’Henri.

Cécile connaît le village. Paul est né ici. Aujourd’hui, elle n’y connaît plus personne. Paul et son père ont été emportés par la guerre, tout comme vingt-sept autres personnes du village. Elle pourrait se rendre au monument aux morts avec Henri aujourd’hui et se promener autour du château de Clères. Paul aimait tellement ce château et son parc. Il était architecte et passionné par son métier. Il décrivait si bien l’élégant manoir de style gothique flamboyant, les damiers de briques et de silex et le grès dur orné de sculptures… Elle pourrait presque fermer les yeux et se le figurer. Cécile avait beaucoup d’imagination, mais peut-être qu’aujourd’hui le château ne ressemblait plus à ça. Il y a deux ans, le rachat du château par un certain Pierre Garnier, un sculpteur lui semble-t-il, avait fait grand bruit. Il prévoyait d’y faire des travaux pour y accueillir sa collection de sculptures.

Quand elle sort enfin de ses pensées, Henri a disparu. Elle ne le voit plus. Elle aimerait crier, hurler mais aucun son ne sort de sa bouche. Elle tourne sur elle-même, essayant de chercher dans toutes les directions. Elle demande aux personnes restées sur le quai. D’abord une dame qui partageait leur cabine, puis un monsieur, puis un autre. Personne ne l’a vu.

Soudain, elle croit l’apercevoir de l’autre côté de la rue devant cette belle demeure en briques bicolores, avec ses colombages et sa toiture en ardoise. Celle-là même que son mari ne pouvait s'empêcher de complimenter, quand ils allaient rendre visite à ses parents. Elle se lance à sa poursuite mais déjà la rue circulaire le fait s’échapper de son champ de vision.

Elle dévale la rue, longe les maisons de briques cossues jusqu’à rejoindre le cœur du village. Elle se retrouve dans le centre-bourg, faisant face à la grande halle. Elle décide de chercher Henri à l’intérieur du marché, qui foisonne de charrettes bien achalandées, de produits colorés. Les marchands ne manquent pas de créativité pour attirer les mères de familles, qui papillonnent d’étal en étal pour subvenir aux besoins de leurs familles. Elle aurait pu être l’une d’entre elles sans cette fichue guerre. Les passagers du train se mélangent à la foule locale, elle croit en reconnaître certains. Des enfants courent et chahutent mais aucun ne ressemble à Henri. Où a-t-il pu aller?

Cécile regarde autour d’elle. Elle pourrait aller demander à la poissonnière ou au boucher, mais elle préfère ne pas se confronter à eux. Personne au village n’avait été indifférent à la gentillesse de Paul mais elle a toujours été plus effacée. Elle n’a d’ailleurs jamais compris pourquoi il s’était intéressé à elle. Paul était sans aucun doute la meilleure partie de leur duo. Encore plus aujourd’hui. Ils ne doivent surtout pas savoir pour Henri.

Elle décide de remonter la Clérette, inquiète qu’il ait pu chuter dans la rivière. Elle longe le café. Des femmes et des hommes élégants sont attablés en terrasse, les rires se mêlent aux bruits de couverts et de porcelaine qui s'entrechoquent sur fond de jazz distribué par le gramophone. Les garçons de café s’affairent à distribuer les commandes en évitant d’une chorégraphie complexe les clients en mouvement.

Son regard se porte vers l’enceinte du château quand elle l’aperçoit. Elle se précipite et le perd à nouveau. Il disparaît dans le renfoncement du mur à l’appareillage en damier blanc et brique qui suggère l’entrée. La grille en fer forgé noir est entrouverte, il a dû entrer. Il n’a pas pu aller ailleurs.

Cécile est sur le pas de la porte. Le jardin est magnifique. Les jonquilles sont sur le point d’éclore. Elle aime le mois de mars plus que tous les autres. Ce moment où tout va basculer, vers le mieux. Ce moment où l’espoir renaît, où la nature s'éveille quand l’hiver laisse enfin place au printemps. Elle attend ce moment depuis si longtemps.

Elle n’ose pas s’y aventurer sans demander la permission. Elle hésite, mais elle ne peut pas perdre son fils, lui aussi. Elle regarde aux alentours, personne. Elle s’engouffre finalement dans le parc et décide de commencer par le petit bosquet de cèdres et tilleuls sur la droite du chemin. Deux petits oiseaux chantent, posés sur une branche en surplomb. Elle entend une branche craquer derrière elle et pense à Henri. Elle se retourne mais ce n’est qu’un lapin. Elle croit rêver.

Cécile s’enfonce un peu plus dans le bosquet et trébuche sur une pierre. Quand elle se relève, elle découvre que ce sont les vestiges d’un vieux château. Elle a toujours été fascinée par ces traces du passé qui continuent de défier le temps. Elle aime bâtir des histoires sur ces ruines, combler les manques.

Elle continue son chemin et se trouve désormais dans la cour. Elle fait face au manoir. Les descriptions de Paul prennent vie en cet instant. Elle est à découvert mais ne peut s'empêcher d’observer le bâtiment, elle le mémorise. Elle tourne sur elle-même, essaie de composer un panorama mental. Où peut-elle chercher Henri maintenant?

“- Pouvez-vous me dire ce que vous faites ici Madame ? ”, l’interrompt un homme.

Elle sursaute et marmonne un bonjour à cet homme. Alors qu’elle croise son regard pour la première fois, un frisson la traverse. Elle sent qu’Henri s’éloigne. Cécile n’avait pas ressenti ça depuis sa rencontre avec Paul. Elle regrette immédiatement, elle doit penser à Henri. C’est la seule chose qu’il lui reste.

“- J'ai… perdu… mon…” balbutie-t-elle, décontenancée, mimant avec sa main droite la taille approximative de l’enfant comme pour terminer sa phrase. “Je dois le retrouver”, continue-t-elle.


Pierre


Pierre est maître-sculpteur, issu d’une riche famille d’industriels. Sa passion pour l’art lui a valu d’être considéré comme le fantasque de la famille. Il garde un souvenir impérissable du jour où, alors qu’il n’était qu’un enfant, son père lui a annoncé la construction d’un atelier au sein de la propriété familiale pour qu’il puisse commencer à exercer sa passion. Son frère n’avait aucun talent artistique mais ils n’en étaient pas moins proches. Il l’avait toujours soutenu. Ils s’étaient promis de rentrer du front tous les deux mais seul Pierre était revenu. C’était le grand drame de sa vie.

Il avait mis quelques années pour se relever mais depuis maintenant deux ans, il ressentait le besoin de laisser sa marque sur le monde. Il avait le désir de créer quelque chose qui survivrait aux guerres, et s’était donc investi dans ce château. Se faire accepter dans le village n’avait pas été une mince affaire mais il pouvait dire aujourd’hui qu’il était intégré, sans pour autant se sentir entouré. Il lui manquait quelque chose, ou plutôt quelqu’un.

Ce matin, il s’est levé de bonne humeur. Il aime son domaine à cette époque de l’année, quand tout ce qui était endormi se réveille enfin. Depuis qu’il l’a acquis, chaque journée lui réserve son lot de surprises. Comme tous les jours, il dévore des livres dans sa grande bibliothèque et prépare ainsi son prochain voyage d’étude. Il veut retourner en Italie et y découvrir le travail des grands maîtres. Il séjournera à Florence, sur les traces du Bernin.

Lorsqu’il relève le nez de son livre, il aperçoit une jeune femme frêle par la fenêtre. Il n’attendait pas d’invité aujourd’hui. Alors qu’il va à sa rencontre, il remarque à quel point elle semble perdue, elle tourne sur elle-même.

“- Pouvez-vous me dire ce que vous faites ici Madame ? ”

Lorsque leurs yeux se rencontrent pour la première fois, son cœur s’emballe. Il n’écoute pas totalement sa réponse.

“-… je dois le retrouver”, finit-elle.

Ce n’est pas la première fois que des curieux utilisent cette excuse pour entrer dans le domaine mais cette fois il ne veut pas poser de question, il aimerait juste la suivre. Sa timidité l’attendrit et il accepte de l’aider. Il ferait tout pour que ce moment en sa présence dure.


Ensemble


Cécile montre un chemin qu’ils empruntent à la hâte. Ils évitent des statues de hérons, contournent un paon en bois peint et se retrouvent face à l’étang. La belle étendue d’eau, à peine ridée par des canards qui barbotent, lui fait peur. Elle est terrorisée à l’idée d’avoir perdu son dernier lien avec Paul. Elle porte ses mains à son visage pour dissimuler ses pleurs.

Pierre ne comprend pas ce qu’il se passe. Il croyait que c’était un jeu jusque-là. D’un mouvement naturel, il saisit ses poignets et dégage son visage.

Cette sensation de peau contre peau, le regard plongé dans le regard de l’autre, ils ne connaissaient même pas leurs prénoms respectifs mais pensaient à l’unisson avoir trouvé leur âme jumelle.

Cécile sait qu’il est temps de laisser Henri partir. Combien de fois avait-il tenté de s'échapper récemment ? Elle avait de plus en plus de mal à le contenir. Il est né peu après le départ de Paul, au début d’un hiver difficile et froid. Elle l’avait porté, elle l’avait aimé, mais elle n’a jamais pu se pardonner de l’avoir perdu. Elle se sentait seule alors elle a commencé à l’imaginer, chaque jour avec un peu plus de détails jusqu’à ce qu’il devienne réel. Quand elle a appris la mort de Paul, elle n’a pas eu le courage de s’en séparer. Saison après saison, elle l’a vu grandir, changer, évoluer : toutes les choses qu’elle ne s’autorisait pas à elle-même.

Aujourd’hui, alors que ses yeux sont plongés dans les yeux de Pierre, elle se sent renaître. Serait-ce le début du printemps ?