"La vénitienne au bal masqué"
Tableau de Joseph-Désiré Court - Mairie de Rouen
Portrait supposé de Delphine Couturier.
Gustave Flaubert a toujours soutenu que son chef-d'œuvre, Madame Bovary, mœurs de province (publié en 1857), était une pure invention, affirmant qu'aucun modèle n'avait posé devant lui et que son héroïne n'avait "rien de vrai". Pourtant, dès la parution du roman, le public normand a cherché et cru trouver une multitude d'allusions à des faits réels. L'analyse des sources de l'époque et des témoignages historiques révèle en effet des parallèles frappants, invitant à s'interroger sur la nature de l'inspiration de Flaubert et sa méthode de travail.
L'hypothèse la plus persistante quant à l'identité de la "vraie" Madame Bovary pointe vers Véronique Delphine Couturier, dont l'histoire tragique a été mise en lumière par l'érudit Georges Dubosc dans le Journal de Rouen dès 1890.
Biographie et Parallèles avec Emma Bovary : Née le 17 février 1822 à La Rue-Saint-Pierre, Delphine Couturier était la fille de Pierre Jean Baptiste Couturier, cultivateur. Elle épousa le 7 août 1839 à Blainville-Crevon, Eugène Delamare, un officier de santé résidant à Ry.
Ce couple de notables s'installa à Ry, un village normand dont l'architecture présentait des ressemblances troublantes avec Yonville-l'Abbaye, le lieu fictif du roman. La famille Couturier avait des ambitions d'élévation sociale pour Delphine, qui reçut une éducation soignée, incluant un passage au couvent.
Comme Emma, Delphine se maria pour échapper à sa condition rurale, mais se retrouva étouffée par la banalité de sa vie conjugale. Elle aurait eu des amants, dont Louis Campion (le Rodolphe Boulanger du roman) et Stanislas Bottet (le Léon Dupuis), un clerc de notaire.
Criblée de dettes et abandonnée, Delphine Delamare se donna la mort en 1848 en ingérant de l'arsenic (ou du cyanure), une fin tragique qui fait écho à celle d'Emma Bovary. Sa tombe, initialement identifiable à Ry, fut volée en 1896.
Le Contexte Familial de Flaubert : Il est à noter que le mari de Delphine, Eugène Delamare, avait été élève du père de Gustave Flaubert, le docteur Flaubert, à l'Université de Rouen. Flaubert lui-même était issu d'un milieu médical et a puisé dans des "observations" pour son travail littéraire.
Plusieurs témoignages et découvertes ont nourri la thèse d'une inspiration réelle :
Henri Dumort (1878) : Ce camarade de Raoul Brunon à l'Hôtel-Dieu de Rouen évoqua Ry, la maison où Madame Bovary s'était empoisonnée, et confirma l'existence de la pharmacie, de l'auberge et des halles, donnant des indices sur la méthode de travail de Flaubert.
La mère de Raoul Brunon, Adèle Sauvage : Née en 1820, elle affirma avoir été en pension à Cailly avec Delphine C. chez Mademoiselle Pauline Bisson. Elle décrivit Delphine comme une jeune femme très jolie, brune aux yeux troublants, grande, bien faite, mais d'une intelligence médiocre et très prétentieuse. Leur amitié prit fin suite à un incident lié à la mauvaise qualité de la nourriture à la pension, qui conduisit les parents à retirer leurs enfants.
Augustine Ménage, la servante de Delphine Delamare : Décrite comme la principale source d'information sur Delphine, elle vécut jusqu'à un âge avancé et raconta l'agonie de sa jeune maîtresse. Interviewée par Raoul Brunon, elle décrivit Delphine comme "admirablement jolie", avec un "visage ovale, sa taille, sa stature, ses beaux cheveux châtains". Elle mentionna également que Delphine avait "fait des simagrées" (simulé une grossesse avec des serviettes) pour se faire épouser.
La Pharmacie d'Homais : La pharmacie existe toujours à Ry. Bien que Flaubert n'ait pas directement calqué le personnage d'Homais sur le pharmacien local J., il s'en inspira pour décrire le lieu. Le fils du pharmacien J., Napoléon, semble même avoir tenté de reproduire dans la vie réelle le type idéal forgé par Flaubert, notamment par ses entreprises diverses et son intérêt pour les "Industrie et Beaux-Arts".
Malgré l'accumulation de ces concordances, des zones d'ombre subsistent :
Le Déni de Flaubert : La négation de Flaubert quant à l'existence d'un modèle unique est constante. Il considérait que "tout ce qu'on invente est vrai" et que son personnage pouvait souffrir dans "vingt villages de France à la fois".
L'Apparence de Delphine : Si la mère de Brunon et la servante Ménage la décrivent comme une belle brune ou châtain, d'autres auteurs la voyaient blonde ou banale, soulignant la variabilité des témoignages.
La Pension de Cailly : Les recherches dans les archives municipales de Cailly ont montré que Mademoiselle Pauline Bisson n'a installé son pensionnat qu'en 1843, soit après le mariage de Delphine Couturier en 1839. Il est donc impossible que Delphine ait été sa pensionnaire. Si Delphine a bien séjourné en pension à Cailly, ce fut chez une autre enseignante, restant à identifier.
La Cause du Décès : Bien que la rumeur et des sources secondaires évoquent un suicide, l'acte de sépulture de Delphine Couturier, daté du 8 mars 1848, mentionne une inhumation par le curé desservant. Or, l'inhumation par un curé était impossible en cas de suicide avéré. Cela suggère que la cause de sa mort n'a peut-être pas été officiellement enregistrée comme un suicide à l'époque, ou que les circonstances ont été masquées.
En conclusion, si Gustave Flaubert a farouchement nié avoir eu un modèle unique pour Madame Bovary, les preuves de son inspiration à partir de faits réels et de figures locales sont accablantes. L'histoire de Delphine Delamare, ses amours, ses dettes et sa mort tragique, a sans aucun doute constitué un terreau fertile pour l'imagination de l'écrivain. Ces éléments, loin d'invalider son génie créatif, éclairent sa méthode "documentaire" et d'observation, enracinant son roman dans une réalité provinciale qu'il a su transfigurer pour en faire une œuvre d'une portée universelle.