2.2 - La mobilisation générale: la désorganisation du village

A la déclaration de guerre, beaucoup pensent que les allemands n’oseront pas répondre et que chacun reviendra bientôt chez lui : le Journal de Rouen parle des efforts diplomatiques des uns et des autres pour encore sauver la paix.

La quarantaine d'hommes en âge d’être mobilisé immédiatement, nés entre 1873 et 1890 (cinq jeunes nés entre 1890 et 1893 sont déjà sous les drapeaux) se réfèrent à leur livret militaire pour connaître leurs casernes de destination, à Rouen pour la plus part, et s’enquièrent du moyen pour s’y rendre au plus tôt. La gare la plus proche, celle du Vieux Manoir à 8km environ, est la plus appropriée et les trains sont tous réservés au transport exclusif des mobilisés.

Aussi chacun s’organise, avec les déchirements que l’on peut imaginer, en fonction des horaires des trains et de ses contraintes, pour le départ et ce sont en convois de voitures à cheval et de banneaux, conduits par d’autres hommes et femmes montrant ainsi leur solidarité par leur participation, que les mobilisés rejoignent la gare du Vieux Manoir, retrouvant d’autres mobilisés des villages voisins. Tous ces hommes atteindront leurs régiments d’affectation dans les trois à quatre jours qui suivront.

Les mobilisés

Les conseillers municipaux mobilisés Homère Bonnechère (octobre 1914), Maire, Alexis Dupuis (août 1914), Romain Dujardin (août 1914) et décédé, Jules Bidaux le premier novembre 1914 ramènent les effectifs du conseil municipal de 10 à 6 à la fin de 1914.

Des ménages appauvris

Au-delà des déchirements que la séparation et la peur de perdre ses plus proches engendrent, la moitié des ménages, 62 sur 122, est directement impactée financièrement par la mobilisation d’au moins un de ses membres, et 35 d’entre eux vont se retrouver sans aucune ressource, les autres verront leurs revenus diminués et parfois de manière très importante.

L’arrivée de la pénurie

Dès le 2 août, les transports ferroviaires sont dédiés exclusivement au service de l’armée : les trains de voyageurs ne peuvent transporter que des mobilisés, ceux de fret du matériel militaire. Les messagers ou courriers, chargés du transport de marchandise par la route, à cheval essentiellement, sont pour une bonne part mobilisés et les denrées, matériaux, produits de consommation restent en souffrance.

Les produits indispensables comme le pain et la viande sont de moins en moins disponibles : les boulangers reçoivent aléatoirement de la farine, comme les bouchers, charcutiers de la viande, et donc pas en fonction de leurs besoins.

Des commerces et des métiers désorganisés

Même si la population du village diminue de 50 personnes en deux mois, il reste encore 340 bouches à nourrir.

Hors les quatre garçons boulangers étant mobilisés, les deux « maîtres » boulangers doivent assurer, s’ils ont assez de farine, le travail de 6. De même pour les bouchers : les deux « maîtres » sont mobilisés comme deux des trois « garçons ». Le charcutier, réformé pour des problèmes de vue à « plus » de chance bien que sont « garçon » soit mobilisé. Des deux épiciers, un seul reste. La poissonnière, qui tous les samedis matins parcourait à pied avec sa charrette, dès quatre heures, 16 km pour s’approvisionner depuis la gare du Vieux Manoir, en poissons (et en glace) qu’elle vendait en suite dans le bourg, ne sera pas mieux servie.

Que dire du médecin et pharmacien, comme de l’huissier et du notaire, du bourrelier, des cantonniers, des 3 couvreurs, des 2 courriers, 2 maçons, des 3 mécaniciens, des 2 peintres en bâtiments, du perruquier, quincaillier, receveur buraliste, des employés de la laiterie tous mobilisés.

D’autres professions sont touchées à 50% ou plus des effectifs, comme celles des charrons (2 sur 3), clercs de notaire (3 sur 4), facteurs (2 sur 4), gardes particuliers (1 sur 2), menuisiers (1 sur 2).

Quelques-unes ne sont pas affectées comme celles des cafetiers (5 essentiellement tenues par des femmes), du cordonnier, de l’hôtelier.

Les travaux agricoles

Vers 1914, les moissons commencent vers le fin juillet pour les orges et les avoines et après le 15 août pour les blés. Cette année est presque normale sur le plan climatique: le mois de juillet, pluvieux, a provoqué quelques retard dans la maturation des céréales. Quand la mobilisation est annoncée, les fenaisons sont terminées et les foins engrangés. Par contre les moissons, très demandeuses de main-d’œuvre malgré l’arrivée depuis plusieurs années des faucheuses lieuses tirées par les chevaux, sont à peine commencées.

50 % des cultivateurs et les deux tiers de leurs ouvriers et domestiques sont mobilisés soit un total de 23 sur 42 que les trois femmes, déclarées comme telles, et les jeunes adolescents, ne compenseront pas.

La diminution de moitié des effectifs masculins entraînera le doublement de la durée de la moisson qui s'étalera largement en septembre, avec pour les dernières récoltes une diminution de la qualité et de la quantité : le grain trop mur tombe sur le sol si le temps est sec mais germe sur l’épi s’il pleut souvent.

La traite des vaches demande une main d’œuvre nombreuse. Là aussi la diminution de 50 % des effectifs induira durablement un doublement du temps de traite, le matin et le soir même si les enfants sont mis à contribution. Les journées ordinairement longues et harassantes le sont encore bien d’avantage.

Les premières mesures

Certains ménages se retrouveront dans un état de pauvreté tel, que des aides communales sont distribuées par le Bureau de Bienfaisance aux plus nécessiteux dès le 9 août, en effet le conseil municipal décide, à cette date, le « prélèvement d'une somme de 550 frs du budget communal pour aider les familles ouvrières privées de travail et de ressources à cause de la mobilisation générale », cette somme représente la totalité des crédits non employés en 1913.

Des femmes en couches et des familles nombreuses reçoivent également une aide.

Les premiers décès

Si en août et septembre, les premières lettres des mobilisés sont rassurantes, le Journal de Rouen annonce toutefois les premiers décès. Il parle de l’avancée des troupes allemandes, de Lille occupé, de la bataille sur la Marne. Les annonces des premiers décès dans les familles proches ou éloignées circulent, surtout aux marchés qui bien, que réduits, ont toujours lieu.

L’absence de nouvelles inquiète Camille Dunez, journalière, épouse d’Henri Gaugué, le conducteur d’omnibus de Georges Marest, surtout qu’elle est maman de Bernard, âgé de tout juste 2 ans et qu’elle est sur le point d’accoucher (elle recevra une aide de la commune en novembre 1914 au titre de « femme en couches »). Si Henri est tué lors de la bataille de Guise dans l’Aisne le 28 août 1914 à l’âge de 27 ans, il n’est pas certain, compte tenu de la date tardive de l’inscription de son décès (1921) à l’état civil, que Camille ait été prévenue rapidement de sa disparition.

Inquiète aussi, la famille de Théodore Boucher, son père Prosper Boucher, sa mère Joséphine et son frère Victor, tous cultivateurs. S’il est lui aussi tué lors de la bataille de Guise dans l’Aisne le 29 août 1914 âgé de 25 ans, l’inscription du jugement à l’état civile de la commune est, elle aussi, tardive (1921).

Sans nouvelles également, Homère Bonnechère, ancien notaire et maire de Cailly, de son ancien clerc et neveu, Henri Bonnechère. Il sera tué le 7 septembre 1914 à Beauzée dans la Meuse.

Le désordre affectif

Aucune archive, aucun document ne décrit le désordre affectif et psychologique des habitants et des enfants durant ces premiers jours. Seules quelques rares décisions du conseil municipal pour déclencher quelques aides nous en donnent une maigre indication.

C’est d’ailleurs pour combler ce manque et le désir de faire appréhender, voire de partager les inquiétudes et les souffrances des habitants durant ces moments si particuliers, que le concours littéraire prend tout son sens.