Concours littéraire 2016-2017

Au seuil de l'immortalité

Lætitia Aubert

Premier prix


Il a entendu les rumeurs.

Comme tout le monde.

Au départ, de simples murmures confus, devenus rapidement des chuchotements, avant de prendre la forme d’un mot que l’on n’ose prononcer clairement qui finit par être libéré avec une pointe d’angoisse, avant d’être enfin articulé et annoncé le cœur battant gonflé d’espoirs. Autour de lui, ils sont nombreux à s’agiter ici et là : les valides s’approchent des fenêtres, les convalescents s’agitent sur leur lit, les blessés appellent pour obtenir des informations.

Les infirmières, ces dames blanches distribuant les thermomètres, refaisant les bandages, donnant de l’eau à ceux qui gémissent dans une fièvre ardente, vont et viennent plus qu’à l’accoutumée, tendues par l’imminent soulagement.

Dans cette agitation insolite, Camille, vingt-neuf ans, charretier de profession, allongé sur ce lit depuis de longues semaines, sans pouvoir se mouvoir librement, si ce n’est tourner la tête de droite à gauche, est un simple spectateur, fixant ses confrères qui retiennent les sourires, emprisonnent les rires.

Seule Léonie est assise, sans doute le cœur lourd ; au bout de son lit, dans ce geste désintéressé ; il est ému de cette présence discrète. Contrairement à leurs compagnons d’infortune, ils sont figés pour des raisons toutes personnelles, comme s’ils ne pouvaient tourner la page de l’Histoire.

Les autres ont les yeux fixés sur l’horloge.

Le temps ralentit sa course folle commencée mille cinq cent soixante-deux jours de là. Leurs existences futures sont suspendues au tic et au tac sur le cadran de l’univers.

À cet instant, toutes les poitrines reprennent leur souffle, des cris frénétiques jaillissent accompagnés de rires et de pleurs. La joie et le soulagement se confondent avec le chagrin et la peur, ancrés au plus profond de ces êtres.

Les fenêtres sont ouvertes dans l’allégresse pour entendre le son tonitruant des cloches de l’église. À chaque coup retentissant, la vie jaillit.

Les blessés, ivres de joie, trouvent la force de se lever, hilares. Ils enlacent leurs anges gardiens, tentent le baiser de la victoire, acceptent un plus chaste sur la joue, souvent baigné de larmes exaltées, tandis que les valides ont jailli dans la cour, parfois pieds nus, pour se jeter au sol, lever les bras au ciel, à genoux, pleurant, criant, jubilant de ce que la victoire annonce.

On se précipite vers les infirmes pour qu’ils profitent de la liesse, du bruit de ces milliers de rires qui s’entrechoquent comme le cristal d’un verre conquérant qui porte un toast.

De toute la pièce, dans cette euphorie communicante qui déferle dans tout le bâtiment jusqu’à la place du village, il n’y a de la place que pour les embrassades, les étreintes, le soulagement. Une once de bonheur vient d’être distillée sur la France aux couleurs des drapeaux tricolores qui fleurissent aux fenêtres et dans les âmes.

Ils sont vivants !

Léonie se tourne vers Camille, son sourire se veut communicatif, mais ni l’un ni l’autre ne sont dupes.

« La guerre est finie, les yeux bleus ».

Il lui aurait souri en retour, ajoutant un trait d’humour, autrefois. Désormais, il ne peut répondre. Ni même sourire. Jamais plus.

Pour toute réplique, pour montrer qu’il est bien présent, qu’il entend, qu’il comprend, il ferme les yeux, aussitôt gêné de la larme qui coule sans bruit au coin de son œil droit qu’il ne peut retenir.

Dans un élan, elle se rapproche de lui, pose les deux mains là où se trouvaient les joues sous le bandage qui lui recouvre la totalité de la tête.

« C’est l’armistice ! » ajoute-t-elle d’une voix chargée d’afflictions. Il perçoit tout de même la générosité de ses efforts pour paraître enjouée dans le tumulte qui les encercle.

Malgré l’horreur vue, subie, ressentie, infiltrée jusque dans leurs veines, ils ne peuvent ignorer ce moment.

Enfin, la guerre se met en pause.

Les discussions pour édicter les conditions de paix ont pu commencer.

Il est onze heures en ce 11 novembre 1918.

L’armistice de l’aurore fait son œuvre et se déverse, depuis de longues heures, sur le front, dans les tranchées, à l’arrière, dans les grandes villes, dans les provinces, dans les villages, dans les usines, sur les places, dans les hôpitaux, sur les océans. Partout où la mort plane encore, il la balaie d’un revers d’épée.

Combien de prières a-t-il fallu pour que le feu de la mitraille s’arrête ?

Combien de corps éparpillés, déchiquetés, dilacérés afin qu’ils se rassemblent pour négocier ? Combien de chairs brûlées ? Combien de gorges en feu par les gaz ? De poumons ensanglantés ?

Combien de soldats coulés dans la boue ? De corps abandonnés, à jamais disparus ? La jeunesse d’un peuple, dévastée par la vermine, affamée, épuisée par les nuits de veille et les combats acharnés, paralysée dans le cloaque de cette terre éventrée, n’avait-elle d’autre prix que celui du sang ?

Cette jeunesse sacrifiée, privée de loisirs, noyée sous les trombes d’eau d’un ciel toujours capricieux, paralysée par le froid vorace d’hivers jamais vus, engagée parfois par anticipation, avait-elle moins de droits que les précédentes ?

Combien de voix mutines associées à des corps volontairement mutilés pour museler cette guerre qui n’en finissait plus ? Combien de fusillés pour l’exemple ? De champs de déshonneurs à réhabiliter ?

Oui, combien d’âmes broyées sous les pluies d’obus avant que l’armistice ne vienne épargner les survivants ?

Camille a le cœur lourd tandis que la France se libère : il sait que tout s’éteint en lui, inexorablement. Le chirurgien l’a dit, il a tout entendu, hélas ! Il n’a pas rêvé. Il a bien compris pourquoi il n’était pas transporté dans un autre hôpital, un de ceux où les grands chirurgiens font des miracles avec les soldats comme lui… les gueules cassées.

Quelle dénomination si loin de la réalité pour décrire ce qu’il est devenu !

Il ne pensait pas survivre à cet assaut désespéré lancé sur l’ennemi, au moment où le sifflet somme de bondir par-dessus le parapet. Comme un rituel appris par cœur, il a sauté hors de la tranchée, fendu le no man’s land de sa course la plus rapide, stratégique, jamais en ligne droite, esquivant des obstacles réels ou illusoires. Armé, il court. Rien ne semble pouvoir l’arrêter tant il est agile, malgré le poids de ces années de lutte. Son cœur tressaute à chaque obus qui tombe de près ou de loin, déchiquetant le sol qui vole en éclats, étalant la terre, répandant la poussière autour d’eux. Les Boches battent en retraite ; cette annonce les électrise, ils se sentent pousser des ailes. Camille également.

Il vole. Il est éjecté au-delà des cris, des coups de feu, de la riposte hésitante de leurs adversaires.

Il retombe. Hurlant. La douleur lui arrache la peau avec ses griffes acérées. Elle s’acharne sur lui, creuse, mord, déchire. Il tente d’appeler à l’aide, mais ce n’est qu’un gargouillis sanglant qui s’échappe de sa gorge embrasée. Ensuite, plus rien, le vide l’envahit.

C’est l’oubli jusqu’à cette folie dévastatrice qui a failli le consumer tout entier lorsqu’il a aperçu son reflet sur un plateau en Inox, miroir de fortune choisi en cachette. Avec empressement, il a retiré les bandages recouvrant entièrement son visage. Il voulait comprendre cet effroi qu’il saisissait dans les regards qui le frôlaient en toute hâte. Se découvrant ainsi défiguré, monstre parmi les vivants, il avait hurlé à la mort, affolant les camarades pris à leur tour de panique.

Sa vie s’arrêtait là, il le savait : pas de femme à aimer, ni hier dans son petit village de Cailly -trop petit pour trouver sa promise - ni sur le champ de bataille où seule la mort se veut intéressée, ni ici dans ce havre, loin de la tempête, ni demain, où qu’il aille.

Pourtant, il avait eu un faible espoir, insensé, lorsqu’elle était arrivée, la jeune Léonie, avec son sourire d’ange, ses yeux conciliants, les mèches charbonneuses s’échappant de sa coiffe immaculée. Ange vêtu de blanc, à la croix rouge sang sur le brassard, elle le nourrissait d’espoir dans un regard, dans un prompt baiser posé sur le front, dans un geste rassurant une nuit de fièvre, dans les heures passées assise sur le lit à lui faire la lecture.

Sa convalescence d’antan s’était évanouie, tuée par son reflet inhumain, piétinée par les ordres du médecin le maintenant de force avec l’aide de quelques valides téméraires, exhortant les infirmières à rester hors de la pièce, tandis qu’on le dissimulait sous des kilomètres de bandages.

« Plus jamais, vous ne retirez ça. Pensez aux autres ! »

Il n’y aurait jamais de lendemains heureux. Il ne restait désormais que des souvenirs furtifs, défilant au rythme de la fanfare de son village, lorsqu’il déambulait avec ses compagnons dans l’artère principale paradant avec son costume du dimanche, son couvre-chef et son tuba miroitant. Quelle fierté de poser sur la photo pour le maire, devant la boutique où l’on trouvait de tout grâce au débitant en chef, ayant soin d’apporter les trésors de la ville – de l’épicerie à la mercerie sans oublier le tabac. Jamais plus, il ne ferait partie de la troupe, impatient de les rejoindre aux répétitions dans les nouvelles halles aménagées pour les bals. De sa famille, ainsi, il ne resterait plus personne à Cailly, emportés un à un par la folie des hommes.

Au moins, la guerre est finie, et lui, encore vivant pour entendre cette paix carillonnante au son de la Marseillaise qui enchante les cœurs. Comme il aurait voulu pouvoir se joindre à eux au son du tuba.

Léonie semble le comprendre ; les mains désormais posées sur son torse, elle l’aide à respirer pour qu’il reste calme. Pourtant, ses poumons brûlent. Son souffle se fait court. Il est en feu. Comme ce jour lointain, où il avait quitté Cailly avec son frère aîné dès les premiers jours de la mobilisation, emmenés par le cordonnier, sur Rouen, pour prendre le train acheminant les recrues vers la capitale. Ils avaient couru comme des fous sur le quai, entourés des nouveaux camarades, hurlant de joie, avides de bravoure !

Vêtu de son uniforme constitué d’un pantalon dit couleur "garance", d’une capote couleur fer bleuté, les mollets enserrés de guêtres en cuir, chaussé de brodequins à semelles cloutées, coiffé d’un képi à turban garance et bandeau bleu, il a fier allure. Sur le dos, il porte son barda ainsi qu’une musette en bandoulière. À son ceinturon, il exhibe trois cartouchières, une baïonnette dans son fourreau. À l’épaule, il arbore le fusil Lebel qu’ils ont tous, garni d’un petit drapeau tricolore dans le canon, sûrs de revenir avant les semailles.

Ce jour-là, aux côtés de ses frères d’armes, galvanisé par les sourires, les rires juvéniles des réservistes, il salue les passants parisiens se pressant de toutes parts pour les applaudir, les féliciter, eux, les mobilisés de la première heure.

Il se souvient du chahut jubilatoire : les tapes amicales sur l’épaule, les clins d’œil fraternels, les poignées de main fermes, les encouragements, les voix franches aux accents divers qui se congratulent joyeusement de la victoire inéluctable et rapide. C’est un retour victorieux débarrassé des ennemis, rendant l’Alsace et la Lorraine à leur patrie tronquée, qui est sur toutes les lèvres, derrière tous ces sourires.

Dans son lit de rescapé, chimère entre l’homme et le démon, le visage dévoré par la ferraille, le souffle strident brûlé par le gaz, muet de son passé, silencieux de son avenir, Camille n’arrive plus à faire taire le flot de ses souvenirs, perdu entre la réalité et sa vie rêvée. Il sent le poids des mains de Léonie posées sur lui, la chaleur se diffuse à travers la toile de lin de sa chemise couverte de sueur malgré le froid avide qui se répand en lui.

Est-ce sa voix qu’il discerne dans le vacarme ? Est-ce elle qui fredonne à son oreille ?

Il voudrait lui répondre, faire entendre sa voix, partager avec elle cet instant de liesse qui l’étreint, lui, qui a tant espéré que cette cruelle guerre s’arrête, la der des ders.

Demain, il en est sûr, plus aucun homme ne voudra revivre cette souffrance faite de faim, de soif, de misères, de peurs jour et nuit, sans sommeil, de repos épars tétanisés par les bruits qui font sursaturer sans cesse. Jamais plus, ils ne voudront connaître cet abîme qui oblige à piétiner son frère tombé devant soi, sans pouvoir s’arrêter pour le secourir ; continuer de courir en l’entendant hurler votre nom, alors que vous avez le devoir de sauver votre peau pour poursuivre le combat. Plus jamais, ces hommes ne voudront revivre une seconde de cet enfer.

Un bruit retentit brusquement dans la pièce. Un coup sec. Tous sursautent. Certains tentent de se cacher. Léonie couvre Camille de son corps, le serrant fort contre elle.

Un éclat de rire ravi brise l’inquiétude. Un soldat débraillé, un bandage autour de la jambe, a sabré une bouteille de champagne dérobée, on ne sait où.

D’abord abasourdis, tous rient de leurs réactions qu’ils jugent démesurées.

Léonie desserre son étreinte du torse immobile du soldat qu’elle accompagne avec piété. Les grands yeux bleus la regardent fixement.

Camille n’est plus.

En ce jour d’armistice, loin de chez lui, dans son corps mutilé par l’horreur, son cœur débordant d’affection s’est éteint.

Sans doute est-il parti avec un espoir vain : l’annonce possible d’un grand amour ?

Léonie ferme les paupières sur le regard azur.

De ce soldat, il ne reste qu’un jeune homme dont elle ignore tout, la face couverte de bandages pour que les hommes ne voient pas le vrai visage de cette guerre, cette grande guerre aux dix-neuf millions de morts. Toute l’horreur du conflit avait été portée par tous avec bravoure jusqu’à l’épuisement. Camille en avait pris le masque. Témoin muet plongé dans l’abîme.

Les vivants, dont les éclats de rire en faisaient naître d’autres, auraient-ils la force de faire face à tout ce qui était perdu à jamais ?