Concours littéraire 2020-2021

Les singes de Monsieur Delacour

Ynès Yout (14 ans)

Premier prix des jeunes auteurs

Lecture à voix haute
par
Anaïs et Valentin
(Atelier théâtre de Clères)
sur Youtube

Ynès Yout, l'auteure

Le recueil
(réservé
aux adhérents)

“Suite à un incident, un train de voyageurs est bloqué à Clères” j’ai entendu un homme le dire ce matin au bistrot de maman. J’aime bien écouter ce que dit Marius, il a toujours des histoires à raconter : allez savoir comment, il est toujours au courant de tout.

Quand j’ai entendu ça, j'ai bien sûr filé vers la gare en courant. C’est drôle de voir les passagers débarqués, déboussolés ; il y en a toujours qui viennent de très loin ou d’autres qui font de grands gestes, dérangés par le retard qu’ils prennent. Ça me fait toujours rire de les voir utiliser de grands mots dans leurs beaux habits. Ils se prennent pour je ne sais qui alors que je sais bien qu’ils sont pareils que moi en dessous : deux bras, deux jambes, deux yeux et une tête. Bon, même si moi je n’ai pas leur gros ventre.

Je me suis donc assise sur un des bancs de la gare et j’ai regardé les passagers sortir. J’avoue avoir été déçue : aucun gros monsieur n’est sorti du train, en fait il n’y avait pas beaucoup de monde.

Une famille qui descendait du train a attiré mon attention. D’abord, on a vu cinq enfants sortir en courant et puis une maman et un papa qui ressemblaient à deux ânes chargés de tous leurs sacs. J’ai pouffé de rire dans ma main.

- Tu habites ici toi ?

J’ai tourné la tête et j’ai vu un des garçons qui était descendu du train qui me parlait.

- Oui j’habite ici et même que je peux être ton guide parce qu’avec mon grand-père je suis allée partout dans le village, ai-je dit très fière de moi.

- Hum… je ne sais pas.

- Tu sais c’est très grand, moi une fois j’ai failli me perdre.

- Moi, chez moi, c’est encore plus grand, il a répondu.

J’ai plissé les yeux.

- Je ne pense pas, car ici c’est très grand.

- Si, mon village est plus grand mais aussi tu n’es jamais venue chez moi.

- Oui mais toi, tu n’as pas tout vu ici.

Je me suis levée et je me suis dirigée vers le bout de la gare, je me suis à peine retournée pour lui dire :

-Suis-moi !

Moi je sais bien que mon village il est très grand : je n’en ai jamais vu de supérieur. Bon d’accord je n’en ai pas vu beaucoup mais au moins quatre !

J’ai regardé par-dessus mon épaule et je l’ai vu me suivre alors je me suis mise à courir parce que j’aime bien sentir le vent dans mes cheveux. Je ne suis pas allée dans le village, je suis allée sur la colline, là où on voit partout quand on est en haut.

Papi a dit que ce n’était pas très loin mais avec mes petites jambes, j’ai arrêté de marcher parce que j’allais être fatiguée sinon.

J’ai regardé le garçon qui était à côté de moi, il observait ce qu’il avait autour de lui comme s’il ne l’avait jamais vu : je me suis dit qu’il était bizarre.

- Tu t’appelles comment ? Ai-je lancé.

- Jules, et toi ?

- Je m’appelle Odette.

Il m’a regardé en souriant.

- Ma sœur aussi, elle s’appelle comme ça !

- Moi je n’ai pas de frères et sœurs.

On s’est arrêté parce qu’on était arrivé en haut de la petite colline. D’ici on voyait tout : le village avec l’église, le château et puis les remparts de Clères, et même ma maison ! Autour de nous, il n’y avait que de l’herbe bien verte et des chênes bourgeonnants.

Je me suis assise par terre en souriant, aujourd’hui il fait beau et il fait chaud, ça faisait longtemps et je l’attendais avec impatience après ces longs mois d’hiver. Jules était resté debout et il observait toujours la ville en contrebas.

D’un coup, on a entendu un grand cri, puis un animal est passé dans les arbres. J’ai vivement tourné la tête mais je ne l’ai pas vu.

- C’était quoi ?

Je devrais peut-être lui répondre vu que je suis son guide mais je n’en ai aucune idée. Je me suis relevée et j’ai suggéré comme si de rien n’était de rentrer. Il a acquiescé et nous avons fait quelques pas avant qu’on entende encore un bruit, près de nous.

J’ai tourné la tête et là, j’ai vu un singe sauter sur nous. Je me suis décalée dans un sursaut, Jules aussi.

Mon cœur battait super vite mais j’ai quand même éclaté de rire : on a eu peur d’un singe ! Le regard du garçon allait du singe à moi et il avait l’air perdu. Ça m’a fait rire un peu plus et le singe excité par ma joie sautait partout.

Je me suis calmée un peu et je me suis tournée vers le garçon qui ne savait que faire.

- Ça doit être un singe de Monsieur Delacour.

Et puisqu’il n’avait pas l’air de connaître, j’ai rajouté :

- Il a un grand parc avec plein d’oiseaux et quelques singes !

Il a souri puis il a éclaté de rire aussi. On a rigolé pendant quelques minutes avec le petit singe qui sautillait partout autour de nous.

- On peut y aller ?

Au même moment, on a entendu le sifflet du train à vapeur. On s’est regardé et on s’est mis à courir à toute vitesse : il n’allait pas tarder à partir et Jules devrait être dedans !

Je courais de toutes mes forces. D’un coup Jules est tombé dans un cri de surprise.

Je me suis arrêtée et je me suis retournée pour aller le voir.

- Qu’est-ce qui s’est passé ? Ça va ?

Il s’est relevé puis il a pointé quelque chose derrière mon dos d’un air bougon. C’était le singe de tout à l’heure.

- Il m’a fait tomber, cet idiot de singe.

- Ce n’est pas grave, on doit se dépêcher, viens !

On s’est remis à courir mais cette fois c’est moi qui suis tombée à cause du singe qui venait de m’agripper la cheville.

Je me suis retournée, agacée.

- Non mais, qu’est-ce qu’il veut ?

Comme s’il m’avait comprise, il a pris ma main, il a pris la main de Jules et il nous a tirés en arrière. En y repensant c’est bizarre : on s’est laissé faire alors qu’on avait un train qui nous attendait.

Il nous a tirés par le bras pendant quelques minutes jusqu’à ce qu’on arrive devant un petit lac que je ne connaissais pas. On s’est tous les deux assis par terre et on a regardé le petit singe. Il s’est approché et il nous a chuchoté dans l’oreille :

- Comptez l’un sur l’autre. Ne vous quittez pas de vue comme la Lune est toujours derrière le Soleil et le Soleil toujours derrière la Lune. Gardez vos mains unies ensemble, vous en aurez besoin.

- Mais non, mamie, je ne te crois pas ! Ce n’est pas possible, un singe qui parle !

J’ai regardé ma petite fille.

- Ne sous-estime pas les singes de Monsieur Delacour, Elise.

Puis je me suis tournée vers mon mari.

- N’est-ce pas, Jules, que mon histoire est vraie ?

- Aussi vrai que mon amour pour toi, ma Odette.