Concours littéraire 2020-2021

TangoCoco

Claudine Créac'h

Hors concours

Claudine Créac'h - l'auteure

Le recueil
(réservé
aux adhérents)

Jeudi 11 juillet 1929. Gare de Rouen.

Mademoiselle Clémence Desprès, 22 ans, monte dans le train pour Clères, repère une place libre, pose dans le filet à bagages un gros carton à chapeaux percé de trous, s’assoit. Et, avec un sourire, s’adresse au couple endimanché installé en face d’elle,

― Ah, ça fait du bien. Il est lourd à la fin.


Drôle de couple à la Dubout, grosse dame, petit monsieur. Il faudra qu’elle en parle à Renée, la femme d’Albert Dubout, une amie d’enfance. Clémence connaît bien le travail d’Albert et sait qu’il adore les trains débordants et les couples malsonnants. La jeune femme se sent un peu incongrue dans sa tenue parisienne, trop moderne. Elle a mal aux pieds. Mais elle est comme ça, Clémence, ici comme ailleurs : maquillée, coiffée, chapeautée, chaussée avec soin. Mais quand-même, ces souliers, quel supplice ! C’est un joli modèle beige rosé, assorti à sa robe, son sac et son chapeau cloche, mais les brides croisées la blessent et le talon est trop haut. Elle aurait dû enfiler les bruns plus confortables. Non, ils sont tellement moins jolis ! Pourquoi se torture-t-elle ainsi ? Pour être belle ? A la mode ? Comme si à Clères, l’homme de sa vie l’attendait. Déjà qu’à Paris, elle ne l’a pas déniché... Vivement qu’elle arrive chez tata Ernestine pour lui emprunter une vieille paire de savates et une blouse trop grande, manger une part de tarte et s’endormir sous le chêne dans le vieux fauteuil de rotin.


Comme il fait chaud ! Presque autant qu’au Central Gutenberg, rue du Louvre, où elle est demoiselle des PTT, dans une salle grande comme la nef d’une cathédrale, où l’on ne voit que des dos, tous alignés et qui ne peuvent se relever sans l’autorisation de la surveillante, Madame Bergeron, qui trône au bout de la salle, assise dans son fauteuil, derrière un bureau surélevé. Et toute la journée, harnachée d’un casque relié au standard, Clémence répète, J’écoute, j’écoute, pour entendre à l’autre bout du fil, Le 22 à Asnières s’il vous plaît, Mademoiselle. Dans les oreilles de Clémence se bousculent cent abonnés et devant ses yeux, cent jacks à connecter. Et toujours avec le sourire. Paraît que ça se voit, même à des centaines de kilomètres. Clémence s’ennuie. Heureusement, il y a le tango. Tous les samedis soir, avec Georgette et Yvonne, toutes trois vêtues de robes pailletées, chaussées de zapatos de cuir rouge, elles dansent au Palermo, au Pigall’s, au Melody's, au Monica. Et un, et deux et trois et quatre, cinq, six, sept et huit. Slow, quick, slow. Clémence connaît le frisson de l’abrazo, lorsque les visages et les bustes se touchent.


Ses vis-à-vis, Monsieur et Madame Pécuchet, rentrent chez eux après une visite à leur fille mariée à un fonctionnaire de Rouen. Clémence se lève pour faire quelques pas dans l’allée centrale. Marthe Pécuchet l’observe. Quelle tenue ! Une robe sans forme, toute droite, aux manches courtes et qui cache à peine ses genoux ! La grosse dame se penche vers son mari,

‒ Quelle indécence. Tu as vu sa robe ? Un vrai sac. Paraît même qu’en dessous, y’en a qui portent un aplatisseur de seins. Tu te rends compte, Octave ? Des nénés tout raplapla ! Quelle horreur ! Jésus, Marie, Joseph…

‒ Mais…

‒ Et ce chapeau cloche, je sais bien que c’est à la mode, mais quand-même. Remarque, c’est peut-être mieux qu’elle porte ça, parce qu’avec ses cheveux courts comme un petit garçon... Regarde, mais regarde donc, y’a des mèches en accroche-cœur qui dépassent. Non mais quelle allure. Sans parler des chaussures. On dirait une échappée de l’asile. Tu trouves pas ?

‒ Mais, mais…

‒ Tais-toi donc, la voilà qui revient.


Clémence s’installe, croise les jambes, sort son poudrier pour une caresse de houppette. Dans le filet à bagages, la boîte entourée de ficelles tressaute, comme ensorcelée. D’un coup de coude, Marthe Pécuchet réveille son mari,

‒ Regarde, ça remue là-haut.

Dans le carton à chapeaux, quelque chose bouge, tourne et cogne contre les parois,

‒ Fais quelque chose Octave. C’est bizarre, non ?

― Mais, Marthe je….


Clémence sourit,

‒ Soyez sans inquiétude, ce n’est pas une bombe. C’est un perroquet.

‒ Un perroquet ?

‒ Oui ! Mon perroquet. Je viens passer quelques jours chez ma tante Ernestine et je ne peux pas le laisser seul chez moi. Vous vivez à Clères ? Vous devez la connaître. Ernestine Poupard, couturière ? Elle habite route de Fontaine-le-Bourg. Moi je vis à Paris. Paris-Rouen, Rouen-Clères. Y’a pas à dire, c’est drôlement pratique le train. Vous voulez le voir ?


Clémence se lève pour prendre le carton animé de soubresauts qu’elle pose sur ses genoux, dénoue la ficelle et entrebâille les bords du paquet. Marthe et Octave Pécuchet se penchent pour examiner cet étrange oiseau qui se redresse et laisse deviner, au travers de la fente de carton, comme une flamme d’azur.

‒ C’est quoi c’t’asticot là ?

‒ Un perroquet, Madame. C’est un Amazone à front bleu. Il est magnifique n’est-ce pas ? Je l’ai acheté sur les quais. Il vient d’Argentine. Il chante le tango, il parle… Son nom est Francisco, mais je l’appelle Coco. Hein, Coco, Coco… Il faut que je referme la boîte, nous sommes presque arrivés.



Jeudi 11 juillet 1929. Gare de Clères.

Clémence veut rabattre le carton, Coco donne des coups de crâne, sort la tête, examine ces humains inconnus et, d’une voix puissante et suraiguë, chante en posant ses yeux ronds et sombres sur Marthe et Octave Pécuchet, Si supiéras, si supiéras... Marthe, s’écrie,

‒ Mais, qu’est-ce qu’elle raconte, cette bestiole ?


Clémence tente de remettre Coco dans sa boîte, mais il résiste, proteste dans une succession de cris graves ou aigus, se redresse, pince le doigt de Clémence, s’extirpe de son cachot et, dans un dernier, Si supiéras de victoire, ouvre ses ailes plumées de vert et s’envole. Coco se pose sur le porte-bagages, saute sur le crâne chauve et brillant d’Octave. Coco, excité par sa liberté retrouvée et par les cris de la grosse dame, explore l’allée centrale, se perche sur une tête, une épaule, un chapeau de paille agrémenté d’une fleur, une épuisette à crevettes tenu par un enfant effrayé qui se met à pleurer. Les bambins hurlent, les femmes implorent, les hommes braillent, le contrôleur s’élance pour empoigner l’animal, le manque, lui arrache une longue plume jaune. Coco lui lance une bordée d’injures, pelutodo, pelutodo ! Un petit chien tenu en laisse hurle à la mort. Coco s’égosille, se déchaîne, sème la panique. Un passager tire la poignée du signal d’alarme. Le train s’arrête. Octave Pécuchet veut sortir, trébuche, manque les marches, s’écrase sur le bitume. Marthe hulule, Coco siffle, Si supiéras, si supiéras et s’échappe.


Sur le quai, les voyageurs qui attendent le train pour Dieppe s’impatientent. Dans le train, ceux qui sont arrivés se fâchent. Un cheminot siffle à s’en époumoner. Alerté, le chef de gare sort de son bureau armé d’un haut-parleur et crie, A la suite d’un incident, le train est bloqué à Clères pour une durée indéterminéééééée.


Une heure après, le calme revient. Les vacanciers respirent, le train s’ébranle et repart ; bientôt, ils arriveront à Dieppe. Sur le quai, Clémence pleure. Coco a disparu.


Avec tout ce bruit et cette agitation, le bourg assoupi sous la chaleur se réveille, se secoue, les fenêtres s’ouvrent. On se renseigne, on s’interpelle, on cherche le fugitif.

‒ Regarde, Marcel, il est perché sur une cheminée,

‒ Ah zut, il s’est envolé. Auguste, il est au sommet du monument aux morts,

‒ Il n’y est plus ! Il s’est posé sur une gargouille de l’église, attention, Léon, il traverse la Clérette,

‒ Il va vers le château. Arrête-le, Ernest.

‒ Mince, trop tard, il s’est envolé dans le parc.


Un cousin de Francis Fooks, Harold Jonhson, jeune ornithologue anglais, fait une partie de tennis sur la pelouse en compagnie de Pierre, un soigneur. En entendant les cris, en voyant le perroquet traqué, ils comprennent et se lancent à sa poursuite. Harold saute. Split Step ! Sweet Spot ! Big Point ! La balle vole et coupe la route de Coco qui atterrit dans l’herbe. Quand Clémence arrive essoufflée, Harold serre entre ses mains un Coco groggy et ébouriffé. Il le tend à Clémence qui le remet dans la boîte à chapeaux. Pour le remercier et parce qu’elle le trouve joli garçon, Clémence lui propose de dîner ce soir chez tata Ernestine. En toute simplicité.

Après le dîner, ils se promènent sur le bord de la Clérette, main dans la main, se racontent leurs vies, le Central Gutenberg, le parc, les oiseaux,

Clémence pense,

― Mon Dieu, que ce jeune gentleman est séduisant, original, drôle.

Harold se dit

‒ My God, que cette petite française est jolie, amusante, moderne et anticonformiste.

Leurs cœurs battent plus fort. La nuit tombe doucement. Ils s’embrassent. Clémence murmure,

‒ Harold, je voudrais savoir. Aimes-tu le tango ?

Le jeune homme prend la main de Clémence. Il chante pour elle et sa voix semble recouvrir le parc d’un velours sombre et doux. C’est la Cumparcita. Amagué. Il frappe le sol du pied pour prendre le tempo. Llevados. Il entraîne Clémence. Apilado. Elle s’appuie contre lui. Abrazo. Leurs bustes se touchent. Salida. Et un, et deux, et trois et quatre, cinq, six et sept et huit. Slow, quick, slow.

‒ Tu danses bien. Que veux-tu faire de ta vie, Clémence ? Demeurer demoiselle du téléphone ou épouser un anglais aventureux, amoureux du tango, de toi et des perroquets ?


Cinq mois plus tard, les cloches de l’église Saint-Vaast sonnent à toute volée. Une grande table est dressée dans le parc, les oiseaux volent autour des jeunes mariés avec des pépiements joyeux. Harold lève son verre,

‒ A mon adorable épouse et à Coco sans lequel je n’aurais pas fait sa connaissance. A vous tous mes amis, à Clères, au parc. Je vous quitte.


Le duo TangoCoco explose au mois de septembre 1931. Tout Paris se l’arrache. Clémence et Harold dansent guidés par les soupirs du bandonéon d’Alfredo. Ils dansent le tango dans les plus grands cabarets du monde, dansent jusqu’au vertige, magnifiés par des effets de lumière féériques, bleus, vert, jaune, orange, comme les oiseaux, qui tournent autour d’eux, frôlent Alfredo, le caressent de leurs ailes. Coco ouvre le spectacle en sifflant la Cumparsita. Il ne sait rien faire d’autre, mais qu’importe, ils sont dix sur la piste : une femme, un homme, deux perruches, Coco et cinq autres perroquets aux couleurs éblouissantes qui dansent, chantent, parlent, s’envolent, tournoient au-dessus du public et reviennent se poser sur les bras ouverts de Clémence. L’Amérique les ovationne, l’Argentine les chérit, La France les acclame.

Janvier 2021. Clères.

Qui se souvient de ce jour de juillet 1929 ? L’anecdote a glissé dans le grand sac du temps, avec d’autres histoires oubliées elles aussi. Mais presque un siècle plus tard, un concours de nouvelles est organisé, avec cette consigne étrange, Suite à un incident, un train de voyageurs est bloqué à Clères…


Se souvient-on d’un perroquet à front d’azur, à la robe verte, aux ailes plumées de rouge, de bleu, de jaune ? Se souvient-on d’Ernestine, veuve d’Eugène Poupart, mort à la guerre ? Les trains, comme les souvenirs passent et s’effacent derrière les murs trop hauts d’un nouveau monde, la fumée noire des usines. Ou derrière la fureur d’une autre guerre.