Concours littéraire 2020-2021

Schrödinger et l'ornithorynque

Bernard Jacquot

Troisième prix

Lorsque Joseph de Placebo monta dans le tortillard, à Gueures, il ne restait que deux places libres sur les banquettes de bois. Sa Ford était en panne et il était forcé d'emprunter ce moyen de transport, pittoresque certes, mais peu adapté aux contraintes trépidantes de la vie moderne qui font dire aux hommes d'affaires polyglottes : « Time is money. »

Il s'installa face à un gentleman à moustache plongé dans Great Expectations, de Dickens. A côté, une voyageuse annotait un tapuscrit intitulé : « Équation fondamentale de la mécanique ondulatoire ». Dès qu'il fut assis, la voyageuse leva les yeux...

… Joseph reçut ce regard « en plein cœur », comme il eut l'occasion de me le raconter par la suite. L'espace d'une seconde, il eut accès à un monde inconnu, débordant de joie, tandis qu'une cohorte de séraphins illuminait le plafond gris du wagon...

Comme il était anglais, il se reprit très vite et plongea dans le Daily Telegraph comme pour l'apprendre par cœur.

Ils demeurèrent silencieux de longues minutes. A peine de Placebo relâcha-t-il sa lecture que le gentleman à moustache, flairant le compatriote, lui envoya un large sourire :

- Mon nom est Francis Folks. Je travaille au parc zoologique de Jean Delacour, à Clères.

- Le parc zoologique ? Ah, oui. Magnifique.

- Vous connaissez Mr Delacour. ? Voilà bientôt six ans que je travaille pour lui... Ce diable d'homme a fait venir 3000 animaux de 500 espèces différentes des quatre coins du monde ! Antilope cervicapre, hydropote de Chine, ouistiti pygmée… Je dois réceptionner aujourd'hui un nouveau couple qui sera le clou de cette collection.

- Enchanté. Joseph de Placebo... J'enseigne l'anglais à l'école des Roches, le collège libre de Clères. Alors, question animaux sauvages, je suis servi aussi...

Dans le wagon, les conversations allaient bon train. A côté de la jeune femme, deux hommes s'affrontaient, avec leurs vis-à-vis sur la banquette, dans une féroce partie d'écarté.

Folks toussota, jeta un coup d’œil à l'extérieur du wagon et hasarda : « Il se pourrait que le beau temps ne dure pas... ». De Placebo confirma, avec une légère grimace : « Je crains que vous n'ayez raison, les chevaux semblent particulièrement nerveux... ». Par le fait, trois chevaux hennissaient furieusement à quelques mètres du train. Ils trottaient aussi vite que lui, car à cause de la chaleur, le moteur était loin de son meilleur rendement et le convoi ne dépassait pas 12 km/h. De leur côté, les joueurs d'écarté mettaient moins d'enthousiasme au comptage de leurs plis et la voyageuse consultait fréquemment la montre enfouie dans son nécessaire de voyage.

Joseph tourna ses yeux timidement vers elle. Il avait pris une décharge électrique, quelques minutes auparavant, en croisant le faisceau brûlant de ses yeux. Il redoutait de renouveler l'expérience. Méduse savait d'un seul regard vous changer en pierre... Même si la jeune femme n'avait rien d'une Gorgone, on ne sait jamais. Aussi est-ce en fixant le bout de ses chaussures qu'il se jeta à l'eau :

- Mademoiselle, je… Je ne crois pas que nous ayons été présentés. Mon nom est Joseph de Placebo, je travaille au…

- … Lycée libre de Normandie, je sais. J'ai été indiscrète, tout à l'heure, j'ai entendu votre conversation. Je suis gâtée : je voyage avec les deux anglais du Pays de Caux ! (Elle lui tendit une main couleur d'ivoire). Alice Leprévôt, assistante d'Erwin Schrödinger.

- Erwin… Schrödinger ? Un fermier, un industriel des environs ?

- Pardonnez mon intrusion… intervint Folks. Je crois que Mr Schrödinger est professeur de physique à l'université de Zürich. C'est un des inventeurs de la mécanique ondulatoire...

- Zürich ? Et vous êtes l'assistante de ce… Schindler ? Sprinkler ?

- Schrödinger.

- … Travailler en Suisse depuis le pays de Caux, ce ne doit pas être simple ?

- J'habite Zürich, vous savez, je loue une chambre à l'université. Mes parents sont d'Ouville-la-Rivière. Ma mère étant brusquement tombée malade, j'ai eu un congé d'une semaine pour venir la voir.

- Je suis désolé… Elle va mieux, j'espère ?

- Plus ou moins. Mais je dois absolument me rendre aujourd'hui à Bruxelles, et…

De nouveau, le convoi ralentit. Les freins grincèrent et l'on s'immobilisa. Agacée, Alice consulta sa montre derechef. « Que se passe-t-il encore ? ».

De Placebo passa sa tête à la fenêtre.

- Nous sommes à Tôtes… Dieu soit loué, ils ont démonté l'horrible portique !

La semaine précédente, le père Sandre avait érigé un arc de triomphe sur la voie pour célébrer les Comices Agricoles, mais il l'avait installé si près des rails que Jean-Hugues Naux, penchant sa tête au-dehors, avait récolté un terrible traumatisme crânien.

On s'affola à l'avant du wagon. Les joueurs d'écarté ramassèrent leurs cartes. Des gens se levèrent et descendirent sur le quai.

- Le bistro Maginot est ouvert ! dit un des joueurs. C'est l'heure de la goutte, pour la loco et pour les voyageurs !

- Vous n'y pensez pas ! s'écria Alice. Je dois être à Clères avant 11h30 pour attraper la correspondance vers Rouen !

Son regard bleu azur, tout d'un coup, fonça vers l'indigo. De Placebo sentit son cœur s'emballer à nouveau. « Good Lord, que cette femme est belle... » songea-t-il. Par compassion, il consulta sa montre.

- 10 heures 30… j'ai peur que…

Cédant à la panique, Alice lui saisit les mains. Le contact de cette peau satinée fit chavirer l'esprit du britannique.

- C'est épouvantable, haleta la jeune femme. Si je ne suis pas à Bruxelles ce soir, c'est une catastrophe.

- Goodness, dit Folks, que se passe-t-il de si important à Bruxelles ?

- Important ? S'époumona Alice. Le Congrès Solvay commence demain !

- Le Congrès Solvay ?

- Vous ne comprenez pas ? Cria-t-elle. Albert Einstein ! Marie Curie ! Mon patron, Mr Schrödinger, tous participent à ce Congrès. Les plus grands physiciens du siècle ! Mr Schrödinger doit délivrer sa communication demain matin et c'est moi qui apporte son texte, j'ai passé la semaine à finir ses calculs ! Rendez-vous compte, Joseph, avec Marie Curie, nous serons les deux seules femmes dans la salle !

La détresse d'Alice submergea de Placebo. Elle paraissait si fragile... Sa peau était plus douce que les plumes d'un ange, son regard aurait fait fondre les glaces du pôle, elle naviguait sur les plus hauts sommets de l'esprit humain… Et elle l'avait appelé Joseph !

- Pour l'amour de Dieu, quel est le problème dans cette gare ?? répétait-elle d'un ton qui frisait l'hystérie.

Cherchant désespérément un moyen de l'aider, Joseph sauta du train pour aller aux nouvelles. Il courut à la gare, puis revint vers le wagon. Hors de souffle, il faisait de grands moulinets du bras, ce qui était fort inconvenant pour un citoyen d'Angleterre.

- Folks ! Venez par ici ! Ce gentleman a un colis pour vous.

- Pour moi ? Ici, à Tôtes ??

- Il devait normalement vous le remettre à Clères, mais on lui a dit que tous les trains étaient arrêtés...

L'entendant, Alice passa elle aussi la tête à la fenêtre :

- Arrêtés ? Qu'est-ce que ça veut dire, arrêtés ?

- Suite à un incident, un train de voyageurs est bloqué à Clères… expliqua de Placebo.

Effectivement, c'était la pagaille sur le quai de la gare. Les hommes couraient après les informations ; les femmes couraient après leurs marmots ; le tortillard immobile haletait comme un cerf forcé par une meute de chiens. On comprenait que c'était grave.

Un petit homme roux, au nez en forme de patate, arriva en clopinant. Il portait un carton d'où dépassaient de minces barreaux gris. A sa vue, Folks blêmit et courut vers lui.

- Mais oui, c'est vous, mes petits !

Alice descendit à sa suite, échevelée, encombrée par ses bagages. De Placebo l'aida à poser sa valise sur le quai.

Tous les quatre restèrent ainsi un long moment, enfermés dans leurs obsessions respectives. Folks couvait d'un regard halluciné le contenu du colis et murmurait : depuis la Tasmanie, c'est un si long voyage !

Alice, assise sur sa valise, sanglotait bruyamment.

De Placebo la contemplait d'un œil attendri, pensant que lorsqu'elle pleurait, elle devenait mille fois plus belle.

Et le coursier au nez en pomme de terre attendait un pourboire qui ne venait pas...

Soudain, Joseph rompit le maléfice.

- Il ne reste qu'une solution pour être à Rouen avant 11h30 : le taxi.

Alice renifla et leva vers lui ses yeux rougis de larmes.

- Le taxi… Je n'ai que mon billet pour Bruxelles, pas un sou de plus ! Et puis, où voyez vous un taxi dans cette campagne ?

Au moment où le coursier, découragé, s'apprêtait à lever le camp, de Placebo l'agrippa à l'épaule.

- Dis-moi, bonhomme, comment as-tu apporté ce colis ici ?

- J'ai la De Dion du patron…

- Je suppose que tu amènes ton colis du Havre. Que dirais-tu, avant d'y retourner, d'un crochet par Rouen ?

Ce disant, il tira un billet de 200 F de sa poche et l'agita sous le nez du jeune homme, qui sembla prendre un plaisir immense à le humer.

- Dire qu'en France, vous prétendez que l'argent n'a pas d'odeur… soupira l'Anglais.

Promptement, le billet changea de main. Joseph aida Alice à s'installer dans l'automobile, enfourna sa malle dans le coffre et prit place à côté de la jeune femme à l'arrière de la 10 CV bleue. Alice rayonnait. Cet homme, le plus naturellement du monde, venait en cinq secondes de dénouer tous ses problèmes.

- Vous me déposerez à Clères, et cette jeune femme en gare de Rouen.

- Bien, patron.

A ce moment, Folks cogna à la vitre :

- Hé ! Si vous passez par Clères, pouvez-vous me déposer aussi ?

Le coursier quêta l'approbation de Joseph, qui opina. Folks s'installa à l'avant, avec son paquet australien.

- Eh bien, Francis, dit de Placebo, quelle est cette merveille ?

- Le croirez-vous, Joseph ? Ce sont deux ornithorynques ! Un mâle et une femelle, que nous allons tenter d'acclimater avec Mr Delacour ! Vous connaissez l'ornithorynque, ce mammifère à bec de canard qui pond des œufs ?

Il débordait d'enthousiasme. Il sortit la cage du carton et l'éleva au-dessus du siège pour la faire admirer à ses compagnons de voyage. Alice poussa un cri de surprise en découvrant les deux petites loutres affublées d'un large bec gris.

- Seigneur, s'écria-t-elle, on ne trouve que des créatures du diable, en Tasmanie !

Elle ne croyait pas si bien dire. En quittant le parvis de la gare, la De Dion fit un cahot. Déséquilibré, Folks lâcha la cage, qui dégringola sur les genoux de De Placebo. La porte s'entrouvrit, et un des deux ornithorynques, rendu fou par les 20.000 km qu'il venait de parcourir, frétilla, jaillit de sa prison et atterrit sur les genoux d'Alice. La jeune femme poussa un hurlement qui figea tout le monde sur place. Le chauffeur écrasa ses freins. La voiture cala. Alice, d'un mouvement compulsif, saisit l'ornithorynque pour le renvoyer dans sa cage.

- Attention ! Le mâle a des éperons venimeux aux pattes arrière ! Cria Folks.

Il se pencha vers la banquette arrière et verrouilla la cage. Alice hurla de nouveau. Cette fois, son cri se prolongea, assourdissant, et ne cessa que lorsqu'elle perdit conscience.

- Trop tard, diagnostiqua Francis.

C'est ainsi qu'une histoire finit et qu'une autre commence. Le venin de l'ornithorynque n'est pas mortel pour l'homme, mais il provoque une douleur insoutenable qui met la victime hors circuit pendant un jour ou deux. C'est ainsi qu'Alice manqua le congrès Solvay de 1927. Schrödinger devait y faire une communication fracassante ; par manque de documents, il ne put délivrer qu'une compilation fade de ses travaux passés. Alice, responsable de cette déconfiture, perdit immédiatement sa place d'assistante et fut épinglée si violemment par la profession qu'elle ne retrouva plus jamais de poste en université.

Joseph de Placebo, néanmoins, s'occupa si bien d'elle qu'ils se marièrent 6 mois après le regrettable incident. Une fille naquit de cette union. Pour ce qui me concerne, je ne me plaindrai pas de l'ornithorynque qui détrôna Schrödinger, puisque c'est un peu grâce à lui que je suis venue au monde... et que je peux vous raconter cette histoire aujourd'hui.