Les derniers cressiculteurs du Haut Cailly

Une centaine de cressonnières en Seine maritime dans les années 1960, une petite dizaine à l’heure actuelle. Risquons-nous de voir bientôt disparaître de nos étalages le cresson, cette petite plante aux qualités reconnues ?

La cressonnière de la fontaine nourrice à Fontaine le Bourg 

La cressonnière du Tôt (Clères)

Le cresson des fontaines

Ce cailier ou caillay ou callier,  on l’appelle cailly à Rouen, que  l'on peut trouver sur les étals des marchés parisiens jusque vers le début du 19ème siècle, est le nom donné au «cresson des fontaines» ou  «cresson d’eau des officines» pour le différencier du «cresson des jardins» (appelé alors alenoy). 

Ce cresson, très recherché, car plus petit, très tendre, d’un goût excellent, a été de tout temps d’une grande renommée. Cette plante, qui  croît à « Cailli en Normandie, à quelques lieues de Rouen, est préférable à toute autre, à cause qu'elle est très petite, fort tendre et d'un goût excellent » (Nicolas Lemery, apothicaire du roi - Dictionnaire des drogues simples - 1698)...

La petite plante a des qualités reconnues : fort pouvoir anti-oxydant, excellente source de vitamines A, K, C, B2, B6, B9, de calcium, fer, manganèse…, elle contient de nombreux oligo-éléments et acides aminés essentiels. Cultivé dans le monde entier, ses bénéfices nutritionnels sont reconnus dès l’Antiquité. Le cresson est utilisé comme alicament depuis des siècles.

Les cressonnières doivent toujours se trouver à un niveau supérieur de celui de la rivière, et  doivent être alimentées par des sources. Elles ne sont jamais sur le cours d’une rivière. Les semis de juin jusqu’à fin juillet donnent des plants qui sont repiqués de façon échelonnée d’août à septembre. Les premières récoltes commencent dès la mi-septembre et durent jusqu’en mai suivant. Le cresson attaché au sol développe sur sa tige des radicelles qui puisent dans l’eau les éléments propres à sa croissance. Quelquefois, pour compléter ses besoins, des apports de fertilisants naturels sont utilisés. Lors de la récolte, la plante est soigneusement coupée, les racines pouvant redonner de nouvelles  plantes pour 4 ou 5 autres récoltes. À la fin de la saison, en mai, les bassins sont débarrassés des derniers pieds de cresson et méticuleusement débarrassés de leur vase.

Le Haut Cailly comptait une dizaine de cressiculteurs vers 1960. J’ai rencontré le dernier cressiculteur de Fontaine le Bourg, M. Bernard Gatine, qui a pris sa retraite en 1993. Son beau-père, Monsieur Dufour, avait créé juste après la guerre, route de Mont Grimont, une cressonnière bénéficiant de l’eau pure de la Fontaine nourrice. En 1958, M. Gatine l’a rejoint. Il a remplacé les « banques » de terre par des ouvrages en béton, limitant ainsi le travail d’entretien.

M. Gatine vendait l’essentiel de sa production au MIN de Rouen. Mais avec  3 autres cressiculteurs, il emmenait aussi chaque semaine un camion de cresson vers le Mans, pour les Comptoirs modernes (qui distribuaient aux enseignes Suma, mammouth…).

A la fin du 20ème siècle, il y avait à Fontaine une autre cressonnière située en face de la poste, appartenant à M. Douillet, de Bellencombre.  Les cressonnières de Tendos appartenaient à M. Jobart et 3 bassins à M. Planchon de Darnétal qui exploitait aussi la cressonnière de Cardonville, entre Fontaine et Montville. A Montville, une très vieille cressonnière rue du Docteur Martel avait été reprise après la guerre par M. Dufour, beau-père de M. Gatine, jusquà la fin des années 80.

Les cressonnières du Tôt, hameau de Clères, ont été achetées et aménagées au milieu du 19ème siècle par la famille Réalle. Agrandies sur le jardin d’Eugène Noel après son départ du Tôt, elles ont appartenu à la famille Réalle jusqu’en 2022. D’après M. Joël Réalle, c’est son grand-père, M. Léon Réalle (1883-1941) qui a creusé avec son propre père des bassins et développé l’exploitation à la fin 19e siècle - début 20e. M. Réalle a vendu sa cressonnière à l’exploitant actuel, M. Bouquet en 2022.

Dans ses mémoires du début du 20ème siècle, Mme Germaine Dauzou raconte :“Je me dirige vers les cressonnières de M.  Réalle qui approvisionne la ville de Rouen par charrette à cheval et exporte son cresson vers l’Angleterre par la gare de Clères.” Le produit semblait apprécié même en dehors de nos frontières !

M. et Mme Philippe Désert ont exploité les cressonnières du Tôt une quarantaine d’années avant de les céder en 2022 à M. Etienne Bouquet, originaire du Pays de Caux. Présent sur les marchés de la région (Mont St Aignan le mercredi, Dieppe le samedi et le clos St Marc à Rouen le dimanche matin), il propose, en plus des bottes de cresson, et comme le faisaient déjà M. et Mme Désert, des plats cuisinés à base de cresson : soupes et verrines pour l’apéritif.

Espérons que M. Bouquet, dernier cressiculteur du Haut Cailly, continue à cultiver longtemps ce produit aux qualités exceptionnelles !

Françoise Hénaut

D'après les témoignages de M. et Mme Gatine, M. et Mme Désert et M. Bouquet.