Le chant des pierres

par Maryse Perrot

Lauréate du concours 2022-2023


Etienne dévale le sentier caillouteux longeant le ruisseau qui mène au village. Certain d’être hors de vue du château, il s’arrête à bout de souffle et, furieux, jette à terre son bonnet. Ce qu’il vient d’entendre le sidère et le bouleverse. Lui, l’œuvrier chevronné, le sculpteur expérimenté, voilà qu’on lui annonce …

Etienne dévale le sentier caillouteux longeant le ruisseau qui mène au village. Certain d’être hors de vue du château, il s’arrête à bout de souffle et, furieux, jette à terre son bonnet. Ce qu’il vient d’entendre le sidère et le bouleverse. Lui, l’œuvrier chevronné, le sculpteur expérimenté, voilà qu’on lui annonce la venue d’un compagnon qui devra l’assister dans sa tâche. Antoine, le maître d’œuvre en charge des travaux de construction, l’a fait mander ce matin même, quand il était déjà en plein travail. Il a eu juste le temps de lâcher sa massette et son burin, de frotter ses mains à sa cotte avant de se présenter à lui. Quand le maître donne un ordre, il faut l’exécuter, et vite.

Il ramasse son bonnet et reprend son chemin, toujours aussi rageur. Parvenu au village, il se dirige vers sa maison où il espère trouver Nicolande, sa femme. Peut-être qu’il se libérera un peu de sa colère en lui racontant ce qu’il ressent comme un affront à la maîtrise de son art. Car c’est bien d’un art qu’il s’agit lorsqu’on pratique la taille de pierre telle que lui le fait depuis une quinzaine d’années. Il sait, au premier regard, reconnaître la qualité d’un bloc avant même de l’avoir touché. Il est fier de son métier et de son rang.  Lorsque l’an passé, il fut promu ymagier, il offrit, comme il en est coutume, à chacun des maîtres des divers métiers, une paire de gants et à tous les ouvriers, un repas qui fut festif.

Nicolande n’est pas là. Il n’en est pas surpris. Sa femme est très souvent appelée pour aider à mettre au monde les enfants de la bourgade de Clères, riche de quelque 350 feux, elle qui, au désespoir du couple, a donné naissance à deux enfants mort-nés. Son savoir-faire et sa gentillesse sont bien connus des parturientes qui ne sauraient se passer d’elle le moment venu, à quelque heure que ce soit, de jour comme de nuit. Etienne se sert une grande rasade de vin et l’avale d’un trait. Incapable de s’asseoir, il sort de la bâtisse et fait les cent pas devant le jardinet que sa femme entretient avec soin. Les plantes médicinales qu’elle seule connaît lui sont une aide appréciable dans son activité de sage- femme.

Enfin Nicolande apparaît, les joues rouges et chantonnant un air guilleret. L’accouchement s’est bien passé et l’enfant était robuste et braillard à souhait.  

-  Assieds-toi, ma mie, que je te conte. Tu me vois bien irrité et tu sauras bientôt pourquoi. Ce matin, je fus mandé par Antoine, notre maître sur le chantier. Avant d’en arriver au but de son appel, il se mit à me confier des faits que nous ignorons tous assurément. 

Messire Georges et Dame Isabeau se sont rendus il y a peu à la bonne ville de Rouen pour y voir Monseigneur Georges d’Amboise. Le cardinal qui avait espéré devenir pape, s’en fut en la sainte ville de Rome. Mais, ce n’est pas lui qui a été élu pour régner sur la chrétienté. Il s’en est donc revenu mais, durant son séjour là-bas, il a pu admirer les palais et les églises nouvellement édifiés, merveilles dues à des artistes venus de diverses régions italiennes. Comme il s’en ébaudissait, l’idée lui apparut d’engager quelques-uns de ces artistes à le suivre en France afin d’enrichir de leur précieux talent l’aménagement en cours de sa résidence de Gaillon. 

Messire Georges, ayant eu vent de la présence de ces Italiens sur ce chantier qu’ils embellissaient d’ornements jusque-là inconnus, et fort intéressé, s’est donc rendu, en compagnie de Dame Isabeau à l’archevêché de Rouen pour y rencontrer Monseigneur d’Amboise. On ne sait pas ce qu’ils se sont dit mais ils sont revenus avec la promesse par Monseigneur de leur envoyer l’un de ses compagnons étrangers pour travailler sur notre chantier. 

Que voilà une bonne nouvelle ! Cet étranger apportera son expérience à embellir notre château…

Halte-là faible femme. Tu n’as pas compris. L’Italien est aussi ymagier et travaillera à mes côtés, voilà ce que m’a dit maître Antoine ce matin. C’est la raison de ma colère.

Ne t’échauffe donc pas, mon bon. Personne ne te fera jamais reproche 

de ton travail. Accueille cet étranger comme un frère et tout le monde s’en trouvera bien.

Le diable soit de cette commère !

Etienne se détourne de sa femme en vociférant, rentre dans la maison et claque la porte derrière lui.

Le lendemain, toujours d’humeur bougonne mais un peu apaisé, Etienne est dans sa loge située un peu à l’écart du chantier dont les bruits et cris divers lui parviennent atténués. Il s’active à choisir la pierre qui servira de base à un meneau. Muni de son marteau plat et dentelé, il la tapote. Il reconnaît la qualité d’une pierre à ses vibrations, au son qui s’en échappe. Elles ont toutes leur manière de crier ou de chanter selon la façon dont on les traite. Et Etienne les entend souvent chanter tant son savoir-faire est grand. A cet instant apparaît Antoine, le maître d’œuvre, un compas glissé dans sa ceinture, suivi d’un solide gaillard, un baluchon sur l’épaule, vêtu d’un pantalon serré aux chevilles par un lien de paille et d’une cotte grise, le chef surmonté d’un cale, l’air peu réjoui.

- Voilà l’homme dont je t’ai parlé. Il est originaire du Duché de Gênes, a travaillé sur le chantier de Gaillon où se trouvent des compagnons de son pays. Il ne connaît pas beaucoup notre parler mais il le comprend un peu. Il faudra vous en arranger tous les deux. Son nom est Andréa et à sa mine, je pense qu’il n’était pas volontaire pour nous rejoindre. Il a sans doute été choisi en raison de sa parfaite connaissance de la pierre et de son talent d’en tirer le meilleur, ainsi que tu le fais, mais d’une manière différente. 

- J’avais pas demandé de l’aide. J’y arrivais bien seul et tu le sais. 

- Oui et je sais aussi ton foutu caractère. Mais c’est la volonté de Messire Georges et nul ne s’y opposera, ni moi ni toi. Nous sommes heureux et fiers de travailler à la construction de son château et d’y apporter tous les embellissements possibles, ainsi qu’il en a fait promesse à notre chère Dame Anne, sa défunte première épouse.

-  Que Dieu ait son âme ! 

- Les Génois ont de l’avance sur nous en matière de décors. Andrea t’apportera son savoir et tu lui montreras ta connaissance des pierres de chez nous.

Les deux hommes se font face. Ils s’évaluent du regard, aussi chafouins l’un que l’autre et peu disposés à se faire des grâces. Antoine s’est éloigné. Il a la responsabilité du chantier et ne peut s’attarder plus longtemps. Andrea pose son sac à terre et en sort les outils dont il ne saurait se passer pour l’exercice de son métier. Chaque compagnon est propriétaire de ses instruments de travail et il ne se déplace jamais sans eux. Du geste, Etienne lui désigne le projet d’ornementation de la façade du château dont il a la charge, dessiné à la règle et au crayon à tracer. L’homme observe le décor de rinceaux, vases, mâchicoulis, meneaux, moulures qui y figurent et hoche la tête, silencieux. Etienne non plus ne dit mot. Il ronge son frein. De toute manière, il n'a reçu aucune consigne du maître d’œuvre pour initier l’étranger au travail qui l’attend. Ils sont compagnons, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Mais Etienne voit en l’étranger un rival et n’accepte toujours pas sa présence à ses côtés. Lui est fin ymagier, après le dégrossissage effectué par les maçons, il aime équarrir la pierre pour donner forme à des moulures et autres ornements. Il a fait son apprentissage auprès de maîtres héritiers des tailleurs de pierre des flamboyantes cathédrales élevées vers le ciel aux siècles précédents. Les deux hommes sont maintenant assis, chacun sur un tabouret et se tournent le dos, occupés l’un et l’autre à creuser des évidements et à tracer des moulures sur une pierre d’ornement. On n’entend que le son grinçant des outils dentelés qu’ils utilisent. Etienne s’empêche de se retourner, curieux de voir le travail de l’étranger. Que peut-t-il faire de supérieur au sien ? Cette question le tourmente mais son orgueil lui interdit de regarder faire son nouveau compagnon. 

Les jours passent. Etienne et Andrea œuvrent de concert dans la loge mais s’ignorent, si ce n’est le vague salut qu’ils échangent en arrivant le matin. En cet an de grâce 1509, le temps est sec et ensoleillé, l’automne est splendide. Il faut en profiter et travailler le plus vite possible avant l’arrivée des pluies et neiges hivernales qui transforment les chemins en cloaques bourbeux ralentissant le transport des pierres des carrières au château. Sur le chantier règne donc une activité de fourmis.

Un matin pourtant, alors qu’Etienne travaille sur un parement de fenêtre, il se trouve face à Andrea mettant la dernière main à ce qui lui semble être un petit enfant, une figure si finement représentée qu’il ne peut en détacher le regard. 

- C’est putti.

La voix d’Andrea l’arrache à sa fascination.

- Putti ?

- Je faire beaucoup putti Gaillon. Monseigneur très content.

A l’entendre, Etienne est doublement stupéfait.

- Tu connais notre parler alors ?

- Un poco.

- Ça va quand même améliorer nos rapports. Je commençais à en avoir assez de te sentir travailler dans mon dos, sans jamais entendre ta voix.

- Je aussi fatigué silence.

Etienne bat sa coulpe en son for intérieur. Il a eu le temps de digérer sa mauvaise humeur et de revenir à des sentiments plus chrétiens voyant que l’étranger ne lui faisait aucune ombre et s’activait de son côté, n’empiétant en rien sur son propre travail. Cet échange inattendu est donc bienvenu pour apaiser sa conscience. 

- Eh bien compagnon, topons-là pour sceller notre entente.

Etienne tend la main que vient cogner celle d’Andrea qui arbore un large sourire.

Les jours et les mois qui suivent renforcent les liens nouveaux entre les deux ymagiers, au soulagement d’Antoine, le maître d’œuvre qui n’y croyait plus. Désormais ils échangent leurs savoirs et collaborent dans leur art respectif, oubliant toute rivalité. Etienne apprend à sculpter des putti, Andrea à exécuter les plus beaux motifs médiévaux qu’il ignorait jusque-là. Leur amitié est telle que le Génois est invité à plusieurs reprises à partager le souper d’Etienne et de Nicolande qui, prétend son mari, regarde Andrea avec des yeux de jouvencelle. Cela les fait rire tous les trois. 

Le printemps succède à un hiver très froid. Un matin, Antoine, le maître d’œuvre, surgit dans la loge où s’activent les deux ymagiers. Il leur annonce la mort du Cardinal d’Amboise, survenue le 20 mai en la ville de Lyon où s’était déplacée la Cour qu’il suivait en sa qualité de ministre du roi. Il tenait cette information de Messire Georges qui ne manquerait pas de se rendre à la cérémonie de funérailles à Rouen. En effet, Monseigneur d’Amboise avait, dans son testament, laissé des dispositions très précises afin d’être inhumé en la cathédrale de cette ville. Ses dernières volontés étaient que soit édifié un tombeau de marbre blanc et noir, couleurs de sa Maison. Ce disant, Antoine semble fort agité et tourne en rond sous les yeux ébahis des deux compagnons. Le Maître d’œuvre ne les a pas habitués à une telle attitude. Enfin, celui-ci se décide à poursuivre.

- Andrea, Messire Georges m’envoie te dire que tu dois quitter le chantier et partir à Rouen. Tu sais sculpter le marbre et il est assuré que tu sauras mettre tout ton cœur et ton art à œuvrer au tombeau de Monseigneur, qui a été très bon avec toi comme tu l’as dit. 

Andrea reste figé, la tête baissée. Le silence s’éternise et enfin :

- Si c’est volonté de Messire Georges, je obéir mais moi triste partir chantier et plus travailler avec Etienne. Je revenir après. 

Le lendemain, il quittait le village, laissant Etienne et Nicolande malheureux de le voir s’éloigner pour un temps qu’ils espéraient le plus court possible.

Ils ne revirent jamais Andréa. L’année qui suivit ils apprirent sa mort, victime de l’épidémie de peste qui sévissait à Rouen.