Jacques Rigaud

Jacques Rigaud était un peu un enfant de Neuvy.

Jacques Rigaud a promu la culture jusqu’à l’âge de 80 ans. L’ex-PDG de RTL s’est éteint dans la nuit du jeudi 6 à vendredi 7 décembre 2012, à Paris.

(Né à Paris, le 2 février 1932.)

Parcours :

Diplômé également de l’Ecole Polytechnique, Jacques Rigaud a eu la première partie de son bac à l’âge de 15 ans et fut le plus jeune français à intégrer l’ENA, à 20 ans. Enseignant à Sciences Po. (1958-85), auditeur auprès du conseil d’Etat, chef de cabinet des ministres de l’Agriculture (1969-70) et de la Culture (1971-73), sous-directeur général du l’Unesco (1975-78), chargé de mission au ministère des Affaires étrangères (1978-79), PDG de la radio RTL (1980-2000) auquel a succédé Philippe Labro, M. Jacques Rigaud a supervisé la construction du musée d’Orsay et créé le pôle musique-cinéma de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Il était membre du Conseil d’Etat et écrivain.

Le 31 mars 2001, lors de la conférence-causerie sur le thème « Racines et Cultures » qu’il avait animée à l’invitation de l’association « Vivre et Ecrire » (à la suite de la publication du livre « Humain toujours » rédigé par les gens de Neuvy à l’initiative du père Armand Laot), il avait affirmé qu’il s’est éveillé à la culture à Neuvy. Ce grand commis de l’Etat n’a jamais oublié ses années de jeunesse passées dans la commune ligérienne prête à être bombardée. Ses contemporains, non plus, ne l’ont pas oubliée.

La mère de Jacques Rigaud était épicière à Paris. La famille avait des origines à Treigny dans l’Yonne, et Jacques, une tante à Neuvy, Geneviève Beauchef (épouse Mégrot). C’est pour qu’il soit plus tranquille qu’il a été placé chez-elle en 1940, dans la maison attenante à la boulangerie de la rue Marceau (1 rue de l’église) et qu’il est devenu écolier du village. Il a eu sous la main trois cousins (Marie-Bernadette, Pierre et Jean-François) et bien des copains pour grandir vite.

Sa tante Geneviève l’a fait lire et l’Abbé Chatillon avait un électrophone. M. Jacques Rigaud estimait « qu’à Neuvy on n’est pas forcément charitable mais on n’est pas dupe. On a le sens de la vérité ». L’authenticité de la contrée, la droiture, l’honnêteté et la dignité humaine ont guidé son éducation ; Jacques s’est sûrement déterminé à Neuvy, sur fond de débâcle et d’exode, quant à ce que serait sa ligne plus tard : défendre la culture de mission en ministère et de média en conférence. « La culture représente un vrai besoin, encore faudrait-il le comprendre », avait-il dit à Neuvy. Un grand personnage nous quitte.

C ’était « un type bien et un grand ami », note Marie-Noëlle Fougerat-Chevallier. « A chaque fois qu’il en avait l’occasion devant les médias, il citait Neuvy ». Mme Ribault se rappelle « qu’il avait dit un monologue lors d’une fête de la Pentecôte du comité des fêtes, dans les années 50. Il venait à toutes les vacances ».

C’est sûrement aussi à Neuvy que Jacques Rigaud avait attrapé la gourmandise des mots.

Dans une de ses livres, « Au bénéfice de l’Age » (Grasset, 1997), il a consacré tout un passage à ce qui a constitué son éveil, et qui interpelle toujours les vieux Neuvyats.

Source : extrait d’un article de Florent Maupas

Extrait du livre « Au Bénéfice de l’Age »

« A six lieues de là, Neuvy : un autre monde ; mes cousins germains, ma tante Geneviève et sa mère Adrienne, toutes deux chronique vivante et malicieuse d’un village riant, remuant, moderne pour tout dire, avec la nationale 7, la gare, la Loire – la Louére comme disaient nos camarades du cru. Je ne sais si notre entourage était réellement pittoresque ou si la gouaille de mes tantes suffisait à conférer du relief à de pâles personnages affublés de surnom sans pitié ; mais il suffit que je pense à Neuvy pour évoquer « l’accorte bouchère » toute rose dans son tablier blanc (Mme Coutre), « Régis Cul-de-Pot » (Régis Jacq) ivrogne notoire, « la Canard » fermière claudicante, « Pétonne » le cordonnier (Chollet) aux entrailles volcaniques, Mme Baudin la plus mauvaise langue du Bourg, au visage parcheminé de sorcière ou la silhouette vive et menue de Marie Tulard que j’évoque parfois avec son neveu Jean, l’historien. C’est sûrement à cette école que je dois un goût pervers pour les sobriquets, les portraits-charges et d’une façon générale tout ce qui souligne les ridicules de mon prochain.

Par contraste avec Treigny, Neuvy était la vie même : une famille volubile et enjouée, toujours en mouvement ; un village ouvert et sans façon où, à chaque génération, on frayait indifféremment avec les humbles comme avec les nantis. Il y avait là, dominant tout de sa haute taille, un curé de belle prestance, l’Abbé Chatillon, flanqué de son inséparable gouvernante (Jeanne Digeon), issue d’une des meilleures familles de l’endroit ; le bureau-salon du presbytère, avec ses livres, ses gravures, quelques meubles cossus, fut pour moi la révélation du confort et du goût, dont les demeures familiales, à commencer par la maison de mes tantes, ne m’avaient jamais laissé soupçonner l’existence. Encore maintenant, mes cousins s’accommodent de l’indescriptible bric-à-brac d’une maison sans grâce et d’une parfaite incommodité mais dont le charme continue à opérer sur tous ses hôtes.

L’essentiel de ma connaissance de la nature, je le dois à cette campagne nivernaise : la Loire dont on nous apprenait à nous méfier, avec ses courants sournois et ses sables mouvants, les fermes où nous allions nous ravitailler pendant les années de guerres, les ruisseaux que l’on passait à gué, les bois où nous aimions feindre de nous perdre, le jardin familial où perçait la blanche asperge et où chacun de nous s’appliquait à cultiver son carré de persil et de haricots, la vigne sans vignoble sur un modeste coteau appelé « la Montagne », où l’air était réputé plus pur et où nous faisions cuire des pommes acides sous des feux de branches en contemplant, de l’autre côté du fleuve, l’inaccessible Berry, plus mythique pour nous que la Patagonie et où il nous arrivait de nous aventurer quand un passeur consentait à nous y transporter dans sa barque plate qui rusait avec le courant ; nous restions sur la rive sableuse, comme effrayé de notre audace, presque convaincus que des peuplades hostiles nous surveillaient, prêtes à bondir, sagaies à la main ; nous mangions en silence notre pique-nique avant de guetter, une vague angoisse au cœur, le retour du passeur. Tout ce paysage a été dénaturé par une centrale nucléaire bâtie précisément là. J’ai pris, il y a quelque temps, le pont qui désormais franchit la Loire et je me suis presque senti coupable de rouler dans ce paysage qui, dans ma mémoire, devrait rester inviolé. Mes cousins se sont résignés à cette métamorphose ; le moyen, pour eux, de faire autrement, sauf à décamper ? Pour moi, ces transformations n’ont pas eu lieu, dussé-je être le seul à conserver dans mon souvenir le paysage d’antan où j’ai joué enfant et où, adolescent, j’aimais lire, rêver, faire des projets.

Si mes souvenirs de Treigny me paraissent hors du temps, ceux de Neuvy s’inscrivent bel et bien dans l’histoire. C’est là qu’avec mes cousins j’ai passé l’année de la guerre, allant à l’école communale où nous fûmes accueillis par les quolibets des gosses du village « parisiens-têtes-de-chien, parigots-têtes-de-veau ». En juin 40, nous vîmes défiler la moitié de la France, et toute la Belgique, sur la nationale 7, chemin de l’exode. Neuvy était le premier bourg qui ne fût pas déserté. Embrigadés par le curé (Chatillon) et le maire (Ursin André), notables conscients de leurs devoirs et solides à leur poste, tous cousins, amis, nous mîmes au service des réfugiés. Je garde le souvenir de mitraillages en piqué d’avions italiens, de dépôts d’essence brûlant à l’horizon et dont l’âcre fumée venait jusqu’à nous, du cri de ma grand-mère à sa belle-sœur « Adrienne, Adrienne, l’armée en déroute ! », des trains de blessés à qui nous donnions à boire. Je me souviens aussi de l’arrivée des premiers détachements allemands, qualifiés de « corrects » par la lâche stupeur d’un pays rendu de fatigue et de honte. « Haus bewohnt », inscrivaient-ils à la craie, minutieusement, sur les maisons habitées, dont la nôtre. Dans une tête de huit ans, la guerre et la défaite tout à la fois marquent profondément et sont vécues avec légèreté, comme des épisodes pittoresques. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu peur dans cette guerre sans combats ; sous la mitraille italienne, je me rappelle même m’être employé à rassurer des enfants échoués là et qui, eux, avaient sans doute essuyé d’autres tirs plus redoutables. Ma seule angoisse venait d’être sans nouvelles de mes parents, partis de leur côté et qui ne s’arrêtèrent qu’à Perpignan, après une équipée que je crois avoir vécue, étape par étape, tant ma mère me l’aura racontée pendant plus de vingt ans. Je me suis vu orphelin jusqu’à l’arrivée, en juillet, d’une de ces cartes lettres autorisées par l’occupant où l’on cochait des phrases toutes faites. J’accueillis l’heureuse nouvelle avec soulagement, mais aussi avec la placidité des innocents qui croient que rien de grave ne peut leur advenir.

Par la suite, pendant toutes les années de la guerre, Neuvy fut le lieu unique de nos vacances. On y allait et on en revenait par des trains bondés. Nous rapportions, plus ou moins en fraude, des victuailles (poulets, œufs, beurre, blanche farine et jusqu’à des pommes de terre) qui pesaient lourd dans les valises. Par rapport au Paris occupé, où la présence allemande était obsédante, Neuvy était un havre. Il le fut jusqu’à un bombardement américain inexplicable qui, au printemps de 1944, détruisit la moitié du bourg, laissant pour longtemps, avec les deuils et les maisons éventrées, la trace de l’histoire dans ce village où je devais voir apparaître peu après, sur les affiche électorales, le nom et le visage d’un inconnu : François Mitterrand.

Là s’est formée aussi, pour une bonne part, ma sensibilité religieuse. Bien que l’on comptât un prête (l’oncle Léonce) et une religieuse (tante Angèle) dans la famille (de même chez mon père qui avait un cousin curé en Gironde), nous n’étions pas confits en dévotion mais la religion était dans notre milieu, toute naturelle. De là vient sans doute que ma foi, si mal vécue qu’elle soit, me semble indéracinable et que je n’imagine pas plus abjurer ou distendre de quelque façon mon appartenance à l’Eglise romaine que je ne conçois de changer de nationalité, de visage ou d’épouse. Tout, dans notre éducation, dans notre morale, dans le sens que nous donnions à l’existence, prenait sa source dans la foi et dans l’Ecriture qui en est le dépôt. Plus encore qu’à Paris où nous participions à la vie paroissiale avec une régularité un peu formelle, c’est à Neuvy que la liturgie, les sacrements, la prière ont imprimé leur marque dans ma conscience. Le dimanche, à l’exception des « sans-dieu », tout le village était rassemblé à la messe ; j’ai revêtu la robe noire, des enterrements. J’ai balancé l’encensoir, porté les burettes et la croix des processions à travers champs pour les Rogations. Je ne puis entendre l’Evangile de Pâques : « Il n’est plus ici. Il est ressuscité. Allez dire à Pierre et à ses disciples qu’Il vous précède en Galilée. C’est là que vous Le verres, comme Il vous l’a dit », sans que résonne encore à mes oreilles la chaude et belle voix du curé Chatillon dont les sermons simples mais élégants m’ont éveillé à l’éloquence. Les chants du Gloria, du Credo, du Pater me semblaient s’envoler par les vitraux de l’église et courir sur les blés mûrs et les bois bleutés de l’horizon nivernais. Sans être le moins du monde prisonnier d’un esthétisme rétrograde et tout en consentant aux réformes liturgiques nées du concile, en dépit de la platitude de bien des formules de la messe en français et de la pauvreté de tant de chants, je reste fidèle à ce qu’un cœur d’enfant a retenu d’une religion accordée au rythme des saisons, dans ses fêtes et dans ses rites, et qui faisait corps aves la vie rurale. L’Eglise a aujourd’hui pour moi bien d’autre visages ; j’aurais vu, à travers le monde, des cathédrales, des basiliques de tous styles, assisté à des cérémonies sublimes, à Rome, à Prague ou à Paris, fréquenté des cardinaux, des évêques et approché plusieurs papes parmi les six sous le règne desquels j’aurai vécu jusqu’ici. Il n’empêche que ma religion prend sa source dans les humbles souvenirs d’une paroisse de la Nièvre et si je dois un jour entrer dans le Royaume, il me serait doux que son seuil ait l’apparence de celui, bien ordinaire, de l’église de Neuvy que pourtant je n’ai pas franchi depuis tant d’années et où ma dépouille ne passera pas.

Je ne vais plus guère là-bas, non que je ne puisse y être accueilli ; mes cousins sont des modèles d’hospitalité et si pleine que soit le plus souvent leur maison de Neuvy, je sais que j’y aurais toujours ma place ; mais je n’ai guère de raison d’y aller. Ces deux cantons de la Puisaye et du Nivernais se sont mués pour moi en paysage intérieurs dont je connais chaque détour. Les images que ma mémoire en garde, je ne me soucie guère de les confronter à la réalité d’aujourd’hui qui troublerait leur pureté. Elles composent un monde qui m’est cher, celui d’une enfance irrécusable mais révolue. Chacun de nous, je le crois, possède ainsi un jardin secret dont nous avons une mémoire intacte mais non vivace. Nous en gardons les portes closes, non seulement pour les autres mais pour nous-mêmes. Il suffit que, de temps en temps, un souvenir s’en échappe, par-dessus le mur inviolé : un bruit de cloches, la couleur d’un parterre de capucines, le parfum d’un tilleul, l’odeur du pain qui cuit dans la boulangerie voisine, le crissement des roues d’une charrette sur un chemin empierré. Comme ces livres qu’on ne relit plus mais qui nous ont marqués au point que chaque page est gravée dans notre mémoire avec les images qui l’illustraient et jusqu’à cette déchirure ici, cette tache de graisse là, il est des souvenirs d’enfance qui nous accompagnent tout au long de notre vie sans avoir besoin d’être ravivés par des pèlerinages et auxquels l’âge confère un relief et une densité proportionnels à leur immobilité. Ce passé devenu inerte est une composant de notre être. Il est en nous, non une racine vivace, mais une souche inamovible dont dépend notre équilibre. »