06 - Chez les Gueules Cassées

Marie Noëlle va mieux, mais son nez se guérit difficilement. Les médecins envisagent de faire appel à la chirurgie pour remodeler une figure à l'enfant. Cela va prendre une quinzaine d'années ! Parce que c'est une petite d'à peine 6 ans et au fur et à mesure qu'elle va grandir, adolescente, puis jeune fille, il faudra faire des retouches importantes. Du fait que cette blessure est suite directe de la guerre, elle a droit d'être soignée dans l'hôpital militaire « Marie Lannelongue » à Paris. C'est là l'hôpital principal pour remodeler les faces détruites durant les guerres.

C'est l'hôpital des « Gueules-Cassées ». Leur histoire commença durant la guerre, en 1915 dans un petit bistro parisien, à deux pas de ce qui constituait alors le centre de réforme du Parc des Princes... Dans ce modeste établissement, trois hommes, MM Jugon, Joudain et le colonel Picot, trois mutilés sortant de l'hôpital et qui portaient encore sur leur visage les traces de terribles blessures, venaient de fonder, unis par la même souffrance, mus par le même souci d'entraide, une association: « Union des blessés de la face » qui très vite pris le nom « Des Gueules-Cassées » avec comme devise « Sourire quand même ». L'Union est une oeuvre indépendante qui n'a jamais demandé quoi que ce soit à l'Etat - ni faveurs ni subventions. Pour vivre, elle a reçu des dons de particuliers et surtout créé le fameux billet de loterie : « Les dixièmes Gueules-Cassées ». A cette époque, la chirurgie maxillo-faciale était encore presque inconnue et les blessés gardaient leurs mutilations. Les combats de 39 - 45 devaient fournir encore de nombreux et nouveaux mutilés. Près de la porte d'Italie à Paris, le Centre Marie Lannelongue, placé sous l'autorité du service de santé était commandé par le médecin-général Lortholary, et dirigé par le lieutenant-colonel Virenque. Depuis 1915 le lieutenant-colonel Virenque s'était spécialisé dans la chirurgie du visage. Il est devenu le grand maître de cette science difficile qui comprend quatre périodes bien distinctes

---- La période de désinfection

---- La période d'autoplasties

---- La période de consolidation osseuse

---- La période d'appareillage prothétique.

Dans le hall du Centre, chaque blessé a laissé son masque de plâtre à son arrivée. Celui de Marie Noëlle était au milieu du mur dans l'entrée et elle en était très fière.

La première phase des soins doit être accomplie très rapidement. La bonne guérison en dépend. Chaque opération dure en moyenne 1 h 30. Celle-ci est faite sous anesthésie locale...

Il s'agissait de refaire un nez au blessé au moyen d'un lambeau de chair pris sur le front, rabattu sur le nez et maintenu en place durant deux mois. La partie de chair non nécessaire à la greffe sera coupée et rabattue sur le front. Sur la greffe près du cuir chevelu, il y avait des pousses de cheveux et c'est pourquoi Marie Noëlle disait qu' «elle pourrait faire une natte à son nez »... Après, il faut modeler, refaire des narines, mettre des prothèses pour former les narines et essayer de fignoler pour dessiner un visage... Pour la fillette, il est facile de comprendre que ce fut long. Bien souvent elle faisait des difficultés pour monter sur le billard et elle se souvient de petites tapes sur les fesses et de ces paroles : « Allez, c'est pour être belle, ma fille ! » Les séjours à Marie Lannelongue étaient quelquefois longs, cela dépendait de l'importance de l'opération subie.

En dehors des mauvais moments (opérations ou pansements), elle garde le souvenir d'amitié avec le personnel de l’hôpital et surtout avec les hommes y séjournant comme elle. Il y avait Gérard (10 ans, brûlé sur tout le corps et la figure qui n'était qu'une boursouflure), Jacques (17 ans, oeil et nez envolés lors de la Libération), Pierre et Louis qui étaient des grands, 20 ans environ et surtout son grand ami Djilali Mansour, un grand garçon de 20 ans aussi qui venait du Maroc où il avait dû être blessé. C'est lui qui lui apprendra à lire et à compter et surtout il s'en occupait toujours comme un grand frère l'aurait fait. Il y avait « Pépère » qui avait perdu son menton à la guerre à Marseille; il portait une collerette attachée sous le cou. Elle l'a retrouvé un jour dans le métro des années plus tard, elle l'a reconnu, mais pas lui, car elle avait grandi ... Et puis tous les autres avec qui elle jouait, aux dominos, aux dames et divers autres jeux (C'est là qu'un soldat lui a appris à tricoter).

Tous les matins, le Colonel passait ses hommes en revue (c'était toujours des soldats), ils se mettaient au garde-à-vous au pied de leur lit; la joie et la fierté de la petite était d'y participer aussi, le doigt sur la couture de son pyjama. Elle avait une chambre particulière avec une dame dont elle a oublié le nom, celle-ci était mercière face à l'église de Sainte Mère l'Eglise. C'était comme une tante pour elle.

Marie Noëlle était un peu la mascotte et la chouchoute de ces grands garçons qui avaient conscience que si c'était grave pour eux d'être défigurés, ce l'était aussi pour cette fillette.

Parmi les souvenirs, il y avait les «sorties en ville». En effet, lorsque les pansements étaient finis, les hommes avaient le droit de se promener dans Paris et ils emmenaient la petite fille qu'ils portaient à tour de rôle sur leurs épaules. Ainsi elle a visité Paris. Lorsqu'ils arrivaient, par exemple aux Champs-Elysées, ils s'arrêtaient à la terrasse d'un café où la patronne ne les faisait pas payer, et là, elle a découvert la grenadine et d'autres bonnes choses semblables. Ils allaient aussi beaucoup au cinéma car les entrées étaient gratuites pour eux. C'était un genre de fête continue après les soins.

Mais le souvenir le plus extraordinaire fut ce défilé sur les Champs-Elysées. Etait-ce celui du lendemain de la Victoire, le 8 ou 9 mai 1945 ? En tout cas, il y avait beaucoup de soldats, des gens qui chantaient et riaient, avec des drapeaux, des vivats et des applaudissements sous le soleil. Il y avait de Gaulle, Leclerc, De Lattre et beaucoup de militaires... Les Gueules-Cassées avaient leur place dans ce cortège et Marie Noëlle avait une belle robe blanche pour ce jour-là. Djilali était porte-drapeau et elle donnait la main à deux autres camarades. C'était beau mais un peu long pour ses petites jambes et marcher au pas c'est fatiguant lorsqu'on a 6 ans. Elle a fini le parcours sur des épaules accueillantes et secourables. Après le défilé, les Gueules-Cassées sont rentrées dans leur hôpital et ils ont reçu la visite de personnages qui semblaient importants. Il y en avait deux qui avaient des étoiles sur leur képi! C'était Leclerc et De Lattre. (Bien entendu c'est plus tard que Marie Noëlle sut qui étaient ces hommes). Les deux prestigieux généraux remarquèrent cette fillette à la belle robe blanche, au visage en partie couvert d'un grand pansement, qui était au milieu de ces hommes. Le général Leclerc s'assit sur un banc, appela Marie Noëlle, la prit sur ses genoux, lui parla, la questionna sur ses blessures et sa famille. Or elle avait remis ses gants blancs et ainsi équipée, elle répondait aux questions en tenant avec assurance un morceau de chocolat.

On imagine le résultat, les gants, la robe, les rubans des nattes et peut-être un peu l'uniforme du général, mais l'Histoire ne le dit pas ... Le général a essayé de réparer les dégâts avec son mouchoir blanc (comme aurait fait un papa). Marie Noëlle se souvient que De Lattre lui a dit qu'il avait aussi un fils, déjà grand, qui se prénommait aussi Bernard parce qu'elle avait parlé de son frère Bernard.

Aux Gueules-Cassées on la comptait comme un soldat; les hommes recevant régulièrement un « Colis du soldat », elle y avait droit aussi. Dedans il y avait du savon à barbe avec un blaireau, un paquet de lames Gibbs ainsi qu'un paquet de tabac gris à rouler avec du papier à cigarette. Une fois, il y a eu une pipe (elle l'a toujours), c'est ainsi que toute jeune elle a appris à rouler et fumer la cigarette! Mais un jour où le pansement était plus volumineux, l'allumette a marqué la gaze de nez... Ce fut un beau scandale et le soir tous ont été privés de dessert... Dans d'autres colis il y a eu une tablette de chocolat. C'est à ce moment-là qu'elle a appris le commerce d'échange, ce qui se termina par une indigestion.

En 1946 pour Noël, la Croix Rouge avait découvert la présence d'une petite fille et elle reçut une belle poupée en chiffon à la place du colis habituel. Cette poupée était grande, blonde avec de grandes nattes, des yeux bleus, mais elle avait un nez. Alors Marie Noëlle coupa le nez et il fallut que le chirurgien fasse un pansement...

Le souvenir que garde Marie Noëlle de ses séjours parmi les Gueules-Cassées, c'est la gentillesse, le bonheur, la tranquillité. Il y avait vraiment un bon état d'esprit de camaraderie.

Elle était vraiment heureuse avec eux... Ils étaient tous pareils.

Ce 20 juin, c'est la troisième fois qu Marie Noëlle vient me voir pour continuer et en principe finir de me raconter cette période qui l'a marquée pour la vie. IL y a deux mois que nous nous sommes vus; elle m'explique d'abord qu'elle se sent mieux, qu'elle dort mieux et il lui semble qu'elle s'est vidée la tête de souvenirs encombrants et pénibles à raconter.

Marie Noëlle continue : « C'est ainsi que je me revois dans les bras de Papa après la sortie des décombres et je le revois avec un chapeau. Je revois encore Grand-mère Lulu prendre des grands ciseaux d'ébarbage de caoutchouc et couper ma robe bleue et blanche à carreaux, afin de pouvoir me laver plus facilement. Je nous revois aussi au Moulin Perret lorsque les soi-disant résistants (en fait des racketteurs) sont arrivés, mon père et mon Grand-père ne se laissaient pas intimider. Un jeune imbécile et lâche, tira une balle dans notre direction. Je l’ai reçue dans le haut de la jambe. Je revois mon Grand-père le frapper à coup de sabot. …

«Pour le 14 juillet 1945, nous étions à un balcon d'un grand hôtel dans le bas des Champs-Elysées, non loin de la Concorde. Papa, Maman, Michel et Aillie étaient venus spécialement pour voir le défilé. C'est là que j'ai bu et découvert un jus d'orange avec une paille... Le jour de la visite de Leclerc et De Lattre, il y avait eu un petit spectacle et j'ai découvert une très belle danseuse comme celle de l'Opéra. Qu'elle était belle! »

Ce que Marie Noëlle veut m'expliquer maintenant, c'est le genre de combat qu'elle mena depuis toujours pour tordre le cou à cette rumeur idiote qui faisait si mal à sa famille et à elle-même. Cette rumeur fut lancée par un « Imbécile » qui voulait se faire valoir auprès de ses amis. Lui, savait pourquoi Neuvy avait été bombardé ! « C'était forcement Fougerat qui travaillait pour les Allemands ! » et il était même très précis « Fougerat fabrique des pièces en caoutchouc pour les VI et les V2 ». Si cela avait été, les ouvriers de Neuvy l'auraient su et vu, et surtout les Allemands n'auraient pas laissé sans grande surveillance cette fabrication ...

Les «Résistants» du coin s'en seraient occupés depuis bien longtemps... Mais cette rumeur fit très mal à la famille, et tous les jours avec son père, elle cherchait comment prouver que c'était idiot...

Marie Noëlle fit des périodes à l'école de Neuvy entre deux opérations puis partit en pension à Asnières chez ses grands-parents pour être plus près des soins. Là, on sait que dans le milieu scolaire, la plupart des enfants se conduisaient bien par rapport à cette camarade dont le visage était perpétuellement couvert de pansements importants mais il suffisait de deux ou trois remarques pour faire mal comme « nez de patate »...

Ces réflexions qui parvenaient à ses oreilles ou ces regards appuyés avec pitié lui forgeaient un caractère parfois agressif. Elle le reconnaît, avoue aujourd'hui que cette période fut difficile et par réaction elle se montrait provocante dans ses propos, ses attitudes en faisant des grimaces à ceux qui la regardaient trop… Elle se souvient de cette phrase inachevée qu'elle entendit suffisamment souvent pour la marquer, lors des sorties, fêtes ou manifestations diverses : (elle l'entend encore aujourd'hui); Cette phrase banale émanait de personnes la connaissant, expliquant à une autre ne sachant pas : « vous savez, c'est la petite qui... » Sous-entendu, la petite qui est restée prisonnière sous la maison, qui avait le visage esquinté, à qui il fallait refaire un nez... Cette réflexion ne partait pas, la plupart du temps, d'un mauvais sentiment mais elle la prenait mal ... Et puis les gens qui la regardaient avec pitié, cela la rendait folle- furieuse....

A Marie Lannelongue, les médecins militaires avaient l'habitude de réparer des visages d'adultes, mais pour une enfant cela était plus ingrat. Lorsqu'elle eut 15 ans ses parents pensèrent qu'il faudrait voir un chirurgien-esthétique dont on commençait à entendre parler en France. Par relation, René Fougerat put emmener Marie Noëlle chez le Docteur Boivin, spécialiste dans cette chirurgie. Celui-ci s'occupa d'elle durant six ans par des retouches successives. Lorsqu'elle eu 21 ans, elle stoppa tout, elle en avait marre... 16 ans d’opérations cela suffisait…Dans sa tête restait le souvenir de ces salles d'opération, de ces tables, de ces gens en blouses blanches, de ces odeurs, éther... Mais surtout des piqûres autour de nez pour l'anesthésie locale ! « C'était le début de la « pénicilline » qui arrivait d'Amérique et comme nous étions prioritaires pour les soins, l'hôpital en recevait une petite quantité. C'était une denrée rare et coûteuse, l'opéré du jour avait droit à une dose à la fin de l'intervention et nous les enfants de cette clinique nous avions droit à la rincette du flacon... » précise Marie Noëlle.

Lorsqu'il fallut travailler, comme elle ne connaissait que le milieu médical, elle essaye de devenir infirmière, puis elle devint vendeuse, à Paris.

En 1961, elle rencontra Patrice et ils se marièrent. Il était agriculteur et ils s'installèrent dans une ferme à l'Etang des Granges près de Cosne. Trois enfants, trois garçons sont arrivés dans leur foyer : Emmanuel, Arnaud et Fabien. Ils firent des vaches, des poules, des chèvres et du fromage « Crottin de Chavignol ».

En 1990 ils sont revenus à Neuvy et ont ouvert une brocante dans les locaux de l'Usine.