Monsieur Duchemin

Cher Monsieur Duchemin

Par Fernand Perrin.

Esquisse biographique sur un fils de Neuvy sur Loire (1893-1965) qui fut par-dessus tout un véritable humaniste.

Il était une fois un instituteur nivernais qui, parmi les oisillons qu’il préparait avec ferveur au certificat d’études, découvrit un jour un jeune aigle.

L’instituteur était mon grand-père paternel exerçant à Neuvy sur Loire ; l’élève, Eugène Duchemin, que beaucoup plus tard, j’eus la chance de connaitre et de pouvoir estimer profondément, et dont je puis m’enorgueillir d’avoir été l’ami.

Mais n’anticipons pas et remontons en 1905.

Neuvy devait être bien calme alors et l’activité de mon grand-père bien paisible, mais nullement fastidieuse au demeurant, cat il pratiquait ses fonctions en apôtre et de tout son cœur, comme il me le confia souvent. C’est dire quelle dut être sa joie et son enthousiasme en décelant les qualités peu banales du petit Eugène, dont l’année du « certif » se révéla si brillante que son maitre le fit inscrire d’emblée au concours des bourses pour l’entrée au lycée de Nevers, épreuve dont il sortit avec le numéro 1.

Triomphe pour l’instituteur, ce succès prenait des allures de gloire pour les parents de l’élève. Et pourtant, il n’allait pas sans inconvénients ! En effet, M. et Mme Duchemin, braves gens que j’eus l’honneur de connaitre, étaient agents des chemins de fer (réseau P.L.M) et si leurs postes y étaient fort modestes (le mari, poseur de rails et son épouse, garde-barrière pendant un temps à la croix du Vau entre Bonny et Neuvy, ils y avaient malgré tout un pied, et ce fils qui démarrait si bien, pourrait leur faire honneur en y entrant, avec au début, un grade auquel eux ne pouvaient aspirer, nullement pour incapacité intellectuelle mais parce que leur départ dans l’existence n’avait pas été favorable.

En somme, le P.L.M., c’était, pour leur fils un avenir sûr. Mais le maitre d’école était tenace ; la réussite aux bourses imposait moralement l’entrée au lycée de Nevers et l’on peut imaginer l’entrevue du papa avec le proviseur : « Voyons, M. Duchemin,… nous disons : Eugène Duchemin né en 1893 à Lain dans l’Yonne ;… reçu au certificat d’études à Neuvy cette année 1905, … premier au concours d’entrée au lycée… c’est parfait. Nous allons l’inscrire bien entendu à la section A latin-grec. _ C’est que… M ; le proviseur… _ Disons alors en B, latin-langues vivantes. Un bon élève doit faire du latin… » C’est alors que M. Duchemin, pour qui cette langue était avant tout celle de M. le Curé, et qui dut frémir à l’idée que son fils pourrait avoir un jour des visées sur le séminaire, trancha dans le vif et opta sans hésiter pour une orientation moins dangereuse. Il l’avait échappé belle ! Et c’est ainsi qu’Eugène Duchemin entra en classe de sixième D Sciences-Langues vivantes (régime de 1902)… mais rien n’était perdu, on va le voir.

Une scolarité brillante, on le devine, le baccalauréat décroché en juillet 1912, puis Paris cette fois, deux années de mathématiques spéciales (la taupe) au lycée Henri IV… et nous voici déjà à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm section sciences, pour laquelle Eugène reçu à la fois à Polytechnique et à Normale, a opté sans hésitations.

Je l’entends encore me dire qu’il avait rédigé à l’avance une lettre de démission à Polytechnique et qu’apprenant son succès à Normale il était allé sans tarder poster la lettre, cachée depuis plusieurs jours.

Sa vocation pédagogique ne fait aucun doute. Il voulait, depuis son enfance, devenir membre de l’enseignement. D’abord à l’école communale, séduit par les fonctions de son maitre et peut être en raison de son affection pour lui, dont il ne se départit jamais. Il ambitionnait d’être instituteur, désir qui au lycée, se transmua bien entendu, en celui de devenir professeur, mais qui conservait le même caractère et procédait de la soif de transmettre aux autres son savoir et de former des hommes.

Si la nécessité d’un choix s’était posée à mon père, au moment de l’entrée au lycée de Nevers, c’était à lui-même cette fois-ci, admis à Normale Supérieure, de se décider pour une orientation ou une autre. Le concours scientifique, unique à cette époque, permettait aux élèves de se diriger vers les mathématiques, aussi bien que vers les sciences physiques ou les sciences naturelles.

Quelle rancune nourrissait-il contre la physique et la chimie ? Nul ne le saura jamais exactement.

« Ce n’est pas assez précis » disait-il en mathématicien. Mais il y avait aussi en lui un amoureux de la nature, et presque un poète, ce qui le poussait un peu vers l’histoire naturelle. Et pourtant les mathématiques avaient tant d’attrait ! Fort heureusement, cette situation à la Buridan fur bien vite débrouillée. « la licence, puis l’agrégation de maths, c’était la suite logique du concours de Normale » me dit-il un jour en veine de confidences, « tandis qu’en sciences naturelles, il y avait tout à apprendre à partir de zéro et j’étais bien trop paresseux pour entreprendre un tel effort ». Souvent, cher Monsieur Duchemin vous l’invoquiez, cette paresse et l’on finissait par vous croire. Peut-être disiez-vous la vérité d’ailleurs ! Votre intelligence était si aiguë et votre mémoire si bonne que la notion de travail pénible devait vous échapper. Vous restiez plusieurs jours dans l’oisiveté puis, un examen s’approchant, vous vous atteliez à la tache et quelques heures de travail intense suffisaient à combler le retard.

L’entrée d’Eugène Duchemin à Normale Supérieure eut lieu en la tragique année 1914. Les études se trouvaient désorganisées par la guerre mais, comme il venait d’être réformé par le conseil de révision, il put préparer sa licence. Un an plus tard, l’armée changeant d’avis et le jugeant « bon pour le service » il fut admis à l’Ecole d’Artillerie… sur voies ferrées (Ô prédestination). La maladie, interrompant sa carrière militaire, le mena à l’hôpital des Salins d’Hyères puis, la guerre terminée, il put enfin reprendre le chemin de la rue d’Ulm pour achever la licence et s’attaquer à l’agrégation de mathématiques, qu’il obtient au concours de 1921 après avoir été sur le point d’y renoncer, démoralisé par le décès de sa jeune femme qu’il avait épousée en cours d’études.

L’agrégation lui ouvrait la porte des lycées où sa vie devait se dérouler sans heurts. Comme les peuples, les professeurs heureux n’ont sans doute pas d’histoire. Or M. Duchemin était heureux dans sa classe, où son souci majeur était de se rendre clair. Il avait sur ce point, de grands scrupules et considérait qu’il n’était devenu bon professeur qu’au bout de nombreuses années de polissage, estimant disait-il, « qu’au sortir de l’agrégation, il ne savait pas du tout enseigner ». Nous pouvons en douter.

Après un passage de deux ans au lycée de Toulon, passage bref mais fructueux puisqu’en 1922 il épousait la fille de son censeur, ce fut à Paris le lycée Montaigne suivi du lycée Michelet (ancien lycée de Vanves) jusqu’aen 1939 enfin Louis le Grand où il fut titulaire des chaires de mathématiques élémentaires et de préparation à l’Ecole des H.E.C. où il termina sa carrière.

Bien entendu, les généreuses vacances de l’enseignement, étaient pour lui une occasion bénie de se rendre à Neuvy où l’attiraient tant de bonnes raisons : ses parents, ses amis, sa maison, tout ce qu’il aimait du fond du cœur, la chasse aussi, car c’était un chasseur impénitent et un fusil de valeur. Il se plaisait à rappeler sa première victoire : un lièvre tiré à Bourlon-Marlotte dans sa jeunesse. Neuvy, c’était au fond, tout son monde : monde d’affection, monde de simplicité, la vraie vie enfin !

Il y passa longtemps la quasi-totalité de ses vacances et c’est relativement tard qu’il se décida, poussé par les siens, à ne réserver à Neuvy que le mois de septembre et à voyager, en juillet et aout. Mais l’homme d’habitudes qu’il était, détestait le changement, de sorte qu’il voulait retrouver sans cesse les mêmes lieux et qu’il imposa à sa femme la même plage des Landes pendant de nombreuses années, dans le même hôtel où il redemandait chaque fois la même chambre.

L’insistance de son entourage le força pourtant à renoncer aux Landes et à opter pour les Pyrénées où Bagnères de Luchon le vit revenir bien souvent. Son goût très vif pour les choses de la nature l’entraînait fréquemment vers les forêts environnantes, où il aimait à herboriser et à découvrir des espèces végétales, mais il demeurait volontiers à la station thermale où il se divertissait tout à son aise, son tempérament gai et accueillant ayant pour effet de lui attirer bien vite des sympathies et former autour de lui un cercle de bons vivants, auprès de qui il demeurait tandis que femme et fils poussaient une pointe vers l’Espagne, pays dont il se prétendait fatigué, bien qu’il ne s’y fut jamais rendu.

A ce propos, je sais par ses fils, Remi et Etienne, que toute la famille se trouvant un jour à Perpignan, on décida d’aller à Figueras et qu’il décréta tout net : » Je ne partirai pas d’ici ; j’en ai assez de l’Espagne ». Huit jours plus tard, épouse et enfants le retrouvèrent à l’hôtel, à l’endroit où ils l’avaient quitté, en train de faire des mots croisés. C’était bien là de l’Eugène Duchemin tout pur !

Aux excursions de longue haleine, il préférait la lecture d’un roman d’aventures ou une partie de cartes ou encore le jeu de la roulette, auquel il s’adonna à Evian (dernière de ses résidences d’été) et pour lequel son esprit de mathématicien lui était d’une aide précieuse. Joueur enthousiaste mais en même temps très raisonnable, il eut plusieurs fois la chance et le mérite de réaliser des gains appréciables.

Le mois de septembre arrivé enfin ! Toute la famille se rendait dans la Nièvre. Durant mes propres séjours à Neuvy, chez mes grands-parents, le cercle de mes connaissances, lorsque j’étais enfant, était en fait très restreint, et en dehors de ma famille je ne voyais guère, tout au moins de façon régulière, que celle du bon docteur Morlat. C’est-à-dire que je ne prêtais pas une attention spéciale à ce professeur, ancien élève de mon grand-père.

Mon premier véritable contact avec lui remonte à 1929 année de mon entrée en sixième au lycée Michelet, où par une coïncidence qui se révéla heureuse, il enseignait les mathématiques, avec rigueur et conscience,refusant (bien à tort) de se considérer comme un mathématicien : » Je ne suis pas un mathématicien » se complaisait-il à répéter… » je ne suis qu’un marchand de mathématiques ». Au vrai, si la clientèle ingrate n’était pas toujours satisfaite, la marchandise était de bonne qualité.

Il me souvient encore de ce grand jour d’arrivée au lycée : après l’école communale, où l’on n’avait qu’un seul maître, une seule salle de classe, un seul banc, voilà que j’étais dans un Grand Etablissement, aux couloirs interminables, nanti d’autant de professeurs que le programme prévoyait de disciplines et de professeurs qui avaient la fâcheuse idée de ne pas tous faire la classe dans la même salle.

Et je vous vis alors, Monsieur Duchemin, venant me trouver pour me souhaiter la bienvenue, en quelques mots affectueux. Vous n’avez jamais su à quel point vous m’avez fait du bien, ce jour-là en m(apportant par votre présence un peu de Neuvy , dans ce lycée que je trouvais hostile…et dont je garde maintenant le meilleur souvenir, pour maintes raisons.

D’abord, on n’avait pas peur ; alors que certains professeurs faisaient parfois trembler, M. Duchemin était calme et bienveillant, ce qui n’entraînait d’ailleurs aucun laisser-aller. Il avait un don tout particulier d’associer une extrême gentillesse (qui lui faisait rarement donner une très mauvaise note) à une autorité indéfinissable mais effective, qu’il tirait probablement de ses dispositions pour l’ironie sans méchanceté mais qui « portait » sans lui attirer aucune inimitié, car ses remarques aux élèves étaient toujours judicieuses. Son enseignement ne déclencha jamais ni chahut, ni réactions sournoises de la part des élèves. La seule liberté (bien innocente) que l’on se permettait, c’était de l’appeler « Duduche » mais c’était dit avec estime. L’a-t-il su ? Si oui, il a dû bien rire, de ce rire véritablement homérique et contagieux qui était le sien.

Il avait un sens poussé de l’humour : n’avait-il pas, un jour qu’il surprenait un élève en train de faire un devoir d’anglais, donné une punition à traiter dans cette langue, et à remettre au professeur d’anglais.

Un exemple de ses réflexions me revient en mémoire : Nous étions en première, à un mois du baccalauréat, et M. Duchemin appela au tableau un élève, garçon sympathique, assez doué mais spécialiste de gymnastique (où il était d’une supériorité désarmante pour nous tous) et peu porté vers l’abstraction. La manière dont il traita la question posée (le volume de la sphère) dut être assez originale mais peu orthodoxe, et M. Duchemin après avoir soufflé deux ou trois fois par le nez (petit tic qui correspondait à une mise en place de ses idées) fit en ces termes le procès de l’interrogation, avec un bon accent de la Nièvre aux « R » soigneusement grasseyés et tout en roulant une cigarette, car la sonnerie de la récréation venait de retentir : « Mon pauvre ami ! Penser que M. votre père vient de payer vos frais d’inscription au bachot ! Quelle dépense en pure perte ! Et dire que vous êtes si bien bâti et que l’agriculture manque de bras… »

Cette agriculture, pour laquelle M. Duchemin était, lui, assez mal préparé, lui a valut cependant une décoration dont il était littéralement réjoui : « J’ai obtenu la croix du Mérité Agricole pour avoir fait passer le concours de l’Institut national agronomique. Les mathématiques mènent vraiment à tout ! J’en suis plus fier que d’être Officier de l’Instruction publique et chevalier de la Légion d’Honneur ! ».

Il ne faudrait pas imaginer que la classe avec M. Duchemin, se passait exclusivement en mathématiques. Bien qu’il fût très respectueux du programme et de la formation intellectuelle de ses disciples, il savait nous reposer par des sujets d’ordres divers, ce que lui permettaient sa vaste culture et ses dispositions multiformes, qui auraient aussi bien pu le mener à l’agrégation des lettres, si en 1905, dans le bureau du Proviseur, au lycée de Nevers…. ! C’est ainsi qu’il nous fit un jour (je ne sais plus comment cela s’amorça) un exposé sur le Concile de Trente, digne d’un professeur d’histoire.

Beaucoup plus tard, mes études étant achevées depuis longtemps, une autre possibilité me fut offerte de le voir de façon régulière à Paris. Les diners bimestriels de l’association Nivernaise « l’Aiguillon » dont il était l’un des piliers les plus solides et où j’eus l’honneur d’être admis grâce à son aimable parrainage. A l’issue de ces repas, nous nous rendions en général dans un café pour boire un ultime petit blanc, « le verre de l’amitié » et M. Duchemin nous régalait de son rire vigoureux et de ses bonnes histoires, parfois un peu osées, mais parfaitement correctes quand à la forme. J’appris ainsi ses démêlés avec la Direction de l’Enseignement, au début de sa carrière, lorsqu’il décida de porter des chemises à col mou, alors que chez les professeurs, la règle était alors le col dur. Anecdote bien innocente à vrai dire et qui ne valait pas cette autre, un peu antérieure à ses premières années d’exercices et qu’un collègue lui avait racontée. « C’était peu après la guerre de 1914-1918. Les professeurs du lycée s’étaient groupés dans un couloir pendant l’inter-classe. Arrive le proviseur : avisant l’un d’eux une cigarette aux lèvres alors que, coïncidence fâcheuse, il se trouvait juste devant un panneau interdisant à quiconque de fumer, le chef de l’Etablissement lui fit une remarque que les circonstances évidemment imposaient : « M. le Proviseur, lui répondit le professeur délinquant, je viens de faire quatre ans de guerre et je vous dis m… ».

M. Duchemin, vous étiez un être inimitable. Au fond s’il était possible, dans votre multiplicité de vous résumer, je dirais : » Il y avait en vous un homme d’une intelligence supérieure, un mathématicien (surtout géomètre selon vous) et un homme de grande culture, mais vous étiez au-dessus de tout cela, un profond humaniste et votre ouverture d’esprit s’alliait à un sens merveilleux de la dignité humaine, de la charité et de la tolérance. Demeuré un peut « quarante-huitard » dans vos conceptions politiques, vous n’en étiez pas moins l’ami sincère de plusieurs ecclésiastiques, notamment du préfet des études de tel collège religieux où vous étiez interrogateur. Tout en fréquentant vos égaux intellectuels (l’astronome Paul Couderc, le probabiliste Georges Darmois et beaucoup d’autres) vous étiez aussi à l’aise et courtois avec les humbles. Rarement un homme de votre valeur ne sut jamais se montrer aussi respectueux envers des êtres de condition modeste.

Votre comportement traduisait en tous points, un équilibre dont il m’arrive encore de m’inspirer, lorsque je suis sur le point d’agir sous l’effet d’un mouvement d’humeur.

Votre mort en 1965, à l’âgé de 72 ans, sans doute provoqué par le décès, un mois auparavant, de votre chère épouse, fut très brutale. Quand je me rends à la Toussaint, au petit cimetière de Neuvy, je ne manque jamais, après avoir salué la tombe de famille, de venir saluer la votre située à quelques mètres. « Famille Duchemin » peut-on y lire, rien d’autre. Aucun prénom, aucune date. Tombe aussi sombre et aussi peu prétentieuse que possible. Elle est à votre image. J’y demeure quelques instant et je vous revois par la pensée, presque comme si vous étiez devant moi. Me pardonnez-vous, cher M. Duchemin de vous évoquer alors dans des circonstances qui sont gravées dans ma mémoire : Je vous rencontrai un jour, par hasard, c’était quelques années après la Libération, sur la place de la Sorbonne. Nous étions en octobre et vous alliez donner votre cours au Lycée Louis-le-Grand, portant un pantalon de chasseur. Ce devait être un samedi et vous vous apprêtiez probablement à partir pour la Nièvre le soir même. L’alliance de cette tenue, nullement négligée mais presque de campagne et vos fonctions de professeur, ce mélange de savoir et de simplicité, c’était votre symbole.

Cher Monsieur Duchemin, je peux vous retourner la réflexion flatteuse que vous fîtes un jour sur mon Grand-père, et je vous la dis avec une conviction profonde : « Des hommes comme vous, il faudrait qu’il y en eût beaucoup ».