Un grand-père sur Mesures

Un grand-père sur Mesures par Fernand Perrin

Parmi les quelques 17 Neuvy que possède la France, de la Sarthe à la Saône et Loire et de la Marne aux deux Sèvres, Neuvy sur Loire (…et sur Vrille pourrait on ajouter) est sinon le plus connu, du moins le plus fréquenté : la route nationale 7 de Paris à la Cote d’Azur le traverse, et ceci prouve cela.

Situé à la pointe nord-ouest de la Nièvre, Neuvy sur Loire constitue, pour le voyageur venant de la capitale, le centre d’accueil de ce département.

Précisons, sans tarder, « de ce département » et non du Nivernais, car Neuvy, sous l’ancien régime, appartenait à l’Orléanais (Généralité d’Orléans, Elections de Gien), tout en dépendant, du point de vue religieux, de l’archiprêtre de Puisaye.

Il semble que ce soient les Romains les véritables fondateurs de cette localité, aux noms successifs de Novus Vicus, Noviacum, Neufvy, Neuvy enfin, dont la population a oscillé au cours des derniers siècles, entre 1 000 habitants et presque 2 000, et qui fut pendant longtemps un centre de batellerie prospère (le quartier dit »le port » en témoigne), pour devenir, dans la deuxième moitié du siècle dernier, une petite ville industrielle.

Son ancienne activité comme port fluvial, et sa position à mi-chemin, approximativement, entre la source et l’embouchure de notre long fleuve, ont valu à Neuvy l’honneur de voir ériger sur ses quais une élégante stèle (inaugurée le 11 septembre 1965) à la mémoire des mariniers morts en Loire.

Un petit ouvrage fort agréable à lire, « l’histoire de Neuvy sur Loire » par J. Frapat, paru en 1917 sous l’égide de la Société Académique du Nivernais, et qui mériterait certes d’être réédité, retrace d’une plume alerte les avatars de cette petite ville.

On sera sans doute surpris d’apprendre que ce petit livre comporte près de 80 pages. Que peut donc raconter l’auteur ? Eh bien ! Des choses fortes intéressantes, des événements historiques, des anecdotes pittoresques et aussi des aventures assez cocasses.

Il esquisse le développement économique et industriel de Neuvy (une usine de produits chimiques y est créée en 1852). Il retrace le folklore (les gens de Neuvy étaient superstitieux et croyaient aux sorciers qui « empicassaient » bêtes et gens). Mais il raconte aussi, comme en 1733 le curé Gaucher, après la visite que lui avait rendue l’évêque d’Auxerre, un Janséniste, convoqua la population de Neuvy pour la purification de l’église ; - comment la municipalité se fit tirer l’oreille lorsqu’un décret de la Convention ordonna, en 1793, de descendre les cloches des églises en vue de la fonte ; - comment lors du coup d’état de 1851, le curé Villain s’était caché dans son grenier avec son marguillier (sacristain) craignant d’être arrêté comme venait de l’être le maire Laborde et faillit mourir d’une balle de pistolet ; - comment enfin, à titre de représailles, plusieurs gens de Neuvy furent déportés à Cayenne ou en Algérie.

C’est de cette localité pleine d’histoire, que je fis connaissance des mes premières années, peu soucieux, on le comprendra aisément, de tout ce passé qui ne me fut révélé que beaucoup plus tard, en partie par mon grand-père paternel qui coulait ses jours à Neuvy, après y avoir exercé depuis 1897, les fonctions d’instituteur puis de directeur d’école, et laisse dans la mémoire de ses anciens élèves un souvenir quasi indélébile.

Bon grand-père, dont la mise en retraite à la fin de la Grande-Guerre, n’avait pas émoussé le goût de l’enseignement, tu trouvas vite en ton petit-fils un élève en puissance, élève qui par bonheur, avait soif d’apprendre et ne demandait qu’a t’écouter.

Ainsi s’établit entre nous un contrat tacite qui ne fut jamais dénoncé et aux termes duquel les jours de vacances que je devais passer près de toi chaque année, seraient l’occasion, non pas de fastidieuses leçons, mais d’entretiens instructifs. L’offre et la demande s’associaient à merveille.

Dès que je fus en âge de voyager seul, tout au moins pour de courts trajets, je puis venir à Neuvy par mes propres moyens, depuis ce Fourchambault où j’avais passé le gros de l’été, pour demeurer quelques temps auprès de mes grands-parents avant le retour à Paris, où m’attendaient l’école et mes parents.

« Neuvysulwww » annonçait le chef de gare en une langue sibylline réservée aux seuls initiés. Le train s’arrêtait et, d’une interminable théorie de wagons, descendaient trois ou quatre voyageurs, dont j’étais. Grand-père m’attendait, près de la sortie, le port droit, un bon sourire aux lèvres, sa brouette prête à accueillir ma valise.

« As-tu fait bon voyage, mon petit Fernand ? » me demandait –il, et nous nous acheminions lentement vers la maison (1 Avenue du 17 Juillet 1944). Alors s’ouvrait à moi un autre univers, dans lequel je savais que je serais bien vite heureux, comme l’année précédente, mais qui, pour l’instant, m’oppressait. Quel silence dans le Neuvy de ce temps-là. Nous étions en 1927) et aussi combien de plaisirs disparus. Elles étaient bien finies ces randonnées à bicyclette qui m’avaient tant grisé de liberté… Des semaines sans aventures m’attendaient… Je me reprochais bien un peu ces mauvaises pensées, alors que j’allais vivre avec ces grands-parents que j’aimais et qui m’aimaient eux aussi, mais enfin j’étais triste ; pas pour longtemps d’ailleurs car soudain nous croisait, à mi-chemin, cette vieille demoiselle que je connaissais bien, un peu jeune et ramollie, dont la vue m’amusait parce que je savais à l’avance qu’elle allait déclarer à grand-père, profitant des deux R de notre nom pour grasseyer à souhait : « il a bien grandi vot’ p’tit fils, monsieur Per…rrin ». Cette remarque, exprimée avec tant de conviction, m’énervait un peu. Voulait-elle dire que, l’année précédente, j’étais vraiment trop petit pour mon âge, ou que cette fois-ci, j’étais un peu trop monté en graine : Peu importe. Je lui pardonnais, la prenant un peu pour maniaque, car à chacun de mes séjours à Neuvy, elle trouvait le moyen de placer cette réflexion inutile… et puis nous étions arrivés à la maison et je cessais brusquement de penser à elle, pour me consacrer à grand-mère.

Mon installation dans ma nouvelle demeure était chose vite réglée et consistait surtout en une reconnaissance des lieux : Ce vieil arbre caoutchouc continuait de trôner dans la salle à manger (il avait bien grandi lui aussi autrefois, mais on lui avait coupé la tête pour qu’il n’attaque pas le plafond et il était resté bien sage). Ils étaient présents eux aussi ces sous-verre qui renfermaient les médailles décernées à mes grands-parents par l’institution publique. Enfin et surtout, l’harmonium du salon était encore bien là, qui attendait depuis un an qu’on s’occupât de lui, car grand-mère l’avait ravalé au rang de simple étagère, le trouvant très commode pour y déposer des vases et des bibelots divers.

Brave harmonium qui me donnait l’illusion d’être un artiste, les clés aux noms évocateurs m’enchantaient : » cor anglais, expression, voix célestes. J’adorais ce mot « célestes » qui me transportait. Que de possibilités cet instrument n’offrait-il pas ? On pouvait y jouer un « Dies irae » en trémolo, ou une « Marseillaise » flutée !

Ce rapide « tour du propriétaire » étant achevé, j’étais impatient, on en conçoit, de reprendre contact avec Neuvy, ce que je faisais sans tarder, mais cependant pas avant d’avoir subi le petit examen traditionnel de la part de grand-père qui, resté instituteur jusqu’à la moelle, tenait à vérifier mes connaissances scolaires : le 1515 de Marignan, les 3,14 du cercle et les 4 810 mètres du Mont-Blanc (c’était alors son altitude… tout change) ne manquaient jamais à l’appel, et le petit écolier bien régulier que j’étais ne décevait jamais son examinateur qui lui décernait un satisfecit, bien décidé d’ailleurs à reparler de ces choses à bref délai.

Mais, enfin, pour l’instant j’étais quitte, dédouané en quelque sorte, et je pouvais sortir.

Puisque j’ai décidé de tout dire, je déclarerai bien net que certaines visites de convenances m’horripilaient.

Assez indifférent alors sur le savoir-vivre j’avais fort peu de goût pour ces entretiens interminables auxquels j’étais convié, où l’on ne disait que des histoires de grandes personnes et où si, par hasard, l’on se mettait à parler de moi, intervenaient inévitablement la pâleur de mes joues de petit citadin, et ma taille. Etait-ce donc un crime d’avoir poussé ?

Par bonheur, cette maison à Neuvy me consolait de ces mornes visites : celle du médecin, où régnait une ambiance gaie et jeune et où je me rendais donc souvent (12 Avenue du 17 Juillet 1944).

Cher docteur Morlat dont j’entends encore la voix un peu chantante, que de bonnes histoires vous me racontiez, depuis ce client décédé que l’on avait enterré avec sa bicyclette pour obéir à ses dernières volontés, jusqu’à cet autre qui, interrogé sur la régularité de ses fonctions digestives, avait répondu : « Ah ! Docteur, il y a ben deux ans que je n’suis point allé à la Celle » (signalons pour les profanes que la Celle est à quelques kilomètres de Neuvy).

La veuve de ce bon docteur, amie pour moi de très longue date, et toujours très vive d’esprit, ne me contredira pas, si elle lit ces lignes affectueuses, sur la gaieté de son foyer en ces temps déjà lointains.

La messe du dimanche constituait un rite auquel point n’était question de faillir et que j’acceptais d’ailleurs de bon cœur. Bon petit catholique moyen, j’aimais l’atmosphère de l’église St Laurent et me laissais docilement entrainer vers des régions éthérées, que me révélaient la musique et les chants et qui me rendaient meilleur.

Meilleur ! Du moins, je le croyais, mais j’étais, en fait, un grand pécheur ! Je dois tout avouer : une femme captait mon attention. En pleine église ! Quelle honte ! … à mon âge surtout. Son visage, son allure, sa toilette, tout me semblait merveilleux en elle : j’étais séduit. Eût-elle jamais deviné mes pensées, elle en aurait souri. Elle en eût peut-être été flattée aussi, tant mon admiration était sincère… et d’ailleurs, faut-il le préciser, d’ordre purement esthétique.

C’est avec ma grand-mère que je me rendais à l’église et je n’ai point souvenance que grand-père nous ait jamais accompagnés. J’eus assez tard l’explication de son absentéisme : » Vois-tu, Fernand » me confia-t-il (il me faisait souvent des confidences) « au début du siècle, l’inspecteur primaire, en tournée à Neuvy, tout en m’assurant qu’il nous considérait, ta grand-mère et moi, comme des instituteurs consciencieux et méritants, me laissa entendre que notre assiduité à la messe du dimanche nous mettait dans une position fâcheuse envers l’administration. Alors je lui proposai un pacte : Ma femme continuerait d’aller à l’église et, moi je m’abstiendrais. L’inspecteur accepta ». Grand-père ne me dit jamais si ce marché n’avait pas été pour lui une bonne aubaine.

Parmi les sorties habituelles, j’aimais par-dessus tout celle qui nous menait à sa vigne, en passant le long du parc du château du Boid’ro, consonance bizarre à laquelle je n’attribuais aucune signification et qui désignait le Bois de Réau. Ce parc immense cachait un château que l’on n’aurait pu apercevoir qu’en pénétrant dans les allées, ce que je n’osais faire car l’accès en était interdit : mais peut-être le mystère qui planait sur cette propriété contribuait-il à son charme. Ce château mystérieux avait l’air de palais de la Belle-au-bois-dormant et cela ma ravissait.

Cette vigne, but de notre promenade, c’était le laboratoire de grand-père, le seul endroit où il eût une véritable activité manuelle, car il était avant tout un homme de pensée; elle l’occupait sérieusement et il lui consacrait tous ses soins. Par quel miracle de la mémoire ai-je conservé intact le souvenir d’une certaine fin d’après-midi dans cette vigne, qui me revient souvent comme l’image même du bonheur.

Nous étions assis grand-père et moi près de la cabane. Aucun bruit ne troublait le calme de la campagne si ce n’est le bourdonnement des abeilles. Il semblait que cette sérénité s’étendit à la terre entière.

Mais l’horloge de l’église nous rappelait à l’ordre. Il fallait presser le pas en vue du diner. Avec un peu de chance, j’aurais le temps de revoir encore une fois ce petit voisin dont les gros mots horrifiaient ma grand-mère, mais qui me semblait si pittoresque. Il y avait dans ses jurons un je ne sais quoi de martial que j’admirais et qui l’auréolait de gloire.

La vie de grand-père présentait une régularité qui défiait celle de Kant à l’université de Koenisgsberg, et j’aimais cet ordre qui correspondait à mes goûts. A cette régularité s’associait d’ailleurs un équilibre parfait ; soucieux de son hygiène physique, il ne l’était pas moins de son intellect qu’il entretint jusqu’au bout avec passion. Vit-on souvent un homme de 82 ans s’initier avec son petit-fils, à la philosophie qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’étudier, et sortir avec sa canne en faisant des moulinets pour bien montrer qu’il n’en avait pas besoin ?

Tel était ce grand-père dont je chéris le souvenir et dont un ancien élève particulièrement doué, et dont je salue ici la mémoire, me disait, tout agrégé de mathématiques qu’il fût : « Vois-tu, ton grand-père, je n’ai jamais connu de maitre comme lui. Je lui dois beaucoup ».

La santé de grand-père lui conférait un caractère d’éternité et je fus bien étonné, un certain jour où il me conduisit au cimetière pour me montrer la dalle recouvrant le caveau dont il avait fait l’acquisition : » C’est là que nous reposerons un jour, ta grand-mère et moi » me dit-il. « Quelle idée bizarre » pensais-je, « c’est un achat fort inutile ». La mort, à vrai dire, ne me préoccupait pas le moins du monde ; je savais, bien entendu, que des gens décédaient, mais ce n’étaient pas des personnes comme grand-père, et je ne compris pas du tout qu’il eut de telles préoccupations à propos d’un événement si improbable. Ce n’était pas digne de lui.

Les soirées à Neuvy, le diner achevé, se prolongeaient souvent par une veillée, à laquelle participait invariablement cette gentille voisine qui venait jouer aux cartes et qui, craignant d’être importune, frappait chaque fois au carreau de la fenêtré, comme si c’eut été sa première visite.

Au vrai, ces fins de journées avaient peu d’attrait pour moi, et puis, j’étais fatigué : j’en avais tant fait tout le jour. Mais certains soirs me plaisaient : ceux des journées particulièrement belles, où grand-père m’entrainait pour un « tour de Loire », promenade hygiénique qui consistait à traverser le bourg, longer le fleuve et revenir par le quartier du Port. Ces fois-là, c’était un grand-père poète que j’avais. Une main sur mon épaule, l’autre main pointée vers la Grande-Ourse, me donnant une ultime et affectueuse leçon, il m’initiait à l’astronomie et j’apprenais à la fois, doux mélange, « que les cieux étaient grands et que j’étais un petit-fils bien aimé ».

Fernand Perrin Printemps 1972. Journal Nivernais-Moran