Extrait du Livre Eté 44

Préface

Travaillant à Electricité de France, en 1984, mes activités professionnelles m’ont amené à choisir une nouvelle filière de production de l’électricité et j’ai fait un saut, de Chantilly avec l’ère du charbon, à Neuvy sur Loire dans l’ère du nucléaire.

Amoureux de la nature, une première découverte des bords de Loire m’a enchanté et c’est ainsi qu’avec ma famille, nous sommes devenus des nouveaux Neuvyçois.

Arrivé dans ce nouveau village, je suis allé voir le maire de l’époque, Serge Héliard qui m’a présenté le village et m’a évoqué son passé douloureux. Comme les gens de ma génération, ayant eu la chance de ne pas connaître la guerre, nous n’avons que la documentation et les films comme témoignages, donc peu de références réelles. La guerre, les bombardements, on en a entendu parler, mais pour tous les gens qui n’ont pas été directement concernés, il est difficile, voire impossible de s’imaginer ce que les habitants ont pu vivre.

Dès mon arrivée, beaucoup de personnes nous ont parlé de ces événements, mais j’ai vraiment pris conscience du drame que le village avait vécu, que lorsque j’ai découvert les photos de l’époque, et j’avoue avoir été secoué par une telle violence. En regardant ces photos et en me promenant dans Neuvy, j’ai essayé de m’imaginer ce qui s’était passé. La première question qui m’est venue à l’esprit, comme à beaucoup d’autres, pourquoi ce bombardement et pourquoi un tel acharnement ?

Lorsque l’on parle d’histoire, vous constaterez qu’il y a toujours un grand nombre de personnes qui connaissent « LA VERITE ». A ce titre, il y en avait des vérités, comme si c’étaient eux qui avaient bombardé… La pire des vérités, que j’ai entendue sur cet événement, c’était que ces bombardements avaient comme objectif la destruction de l’usine Fougerat qui fabriquait des pièces pour l’armée allemande. Je passerai sur les inepties entendues, tant elles étaient absurdes…

Sans être un stratège militaire, il y a quand même quelque chose qui m’interpellait : Si cette entreprise travaillait effectivement pour l’armée allemande, pourquoi ne pas envoyer un commando qui aurait pu détruire l’outil de production, une opération plus que facile si l’on sait qu’aucune protection particulière n’était prise au niveau de l’usine ; quelques hommes avec des moyens réduits pouvaient sans aucun risque arrêter la production et ce, sans faire payer un aussi lourd tribut à la population. Voir un village quasiment détruit, d’aussi lourds moyens déployés, des tonnes de bombes déversées, il y avait autre chose, et cette question restera de nombreuses années dans un coin de ma tête.

Puis en 1995, le destin me plaça sur le fauteuil de maire. Je me souviendrai toujours des mots de l’ancien Maire Julien Ruault, qui me tendant son écharpe tricolore me dit : « Je te laisse ma place sur le fauteuil, mais tu verras, on n’a pas le temps d’y être souvent assis ! » et il avait raison ! Ce métier de maire, au-delà de tous les ennuis qui vous tombent dessus, offre néanmoins la possibilité de découvrir énormément de choses et de rencontrer beaucoup de personnes. Concernant cette question, qui était restée dans un coin de ma tête sur la cause des bombardements, j’ai rencontré un homme, qui par le plus grand des hasards m’a éclairé. Cet homme ce fut Léon Duchemin. Un homme avec une personnalité que l’on n’oublie pas, il dégageait une espèce de force tranquille qui forçait à l’écouter. Et pour l’écouter, je l’ai écouté avec beaucoup d’intérêt, surtout lorsqu’il me parla de l’histoire de Neuvy.

Assis à la table du café avec le notaire, nous venions de signer l’acte de vente d’un terrain que la commune lui achetait, et comme il faisait partie d’une vieille famille de Neuvy, moi le Maire venu d’ailleurs, j’avais beaucoup de choses à lui demander. Forcément, à un moment, la discussion est arrivée sur les bombardements et les « Vérités » qui y étaient associées. Et là, tout d’un coup, je l’entends me dire avec cette force tranquille : « Vous savez, monsieur le Maire, n’écoutez pas les gens qui ne racontent que des bêtises sur ces bombardements : si vous voulez connaître la vérité, je peux vous mettre en rapport avec un de mes meilleurs amis. Il était pilote dans la RAF et il a directement participé aux bombardements, lui, il connaît les véritables raisons ».

Ni une ni deux, je suis allé voir Marie Noëlle Fougerat-Chevallier pour lui raconter la rencontre. Je lui ai dit : « J’ai les coordonnées de ce monsieur Champion qui était pilote lors des bombardements, je lui téléphone et nous saurons enfin pourquoi Neuvy a été détruit. ». Personne ne peut se rendre compte de ce que Marie Noëlle et sa famille ont souffert pendant ces 50 ans. 50 ans pendant lesquels des rumeurs pouvaient laisser croire que la famille Fougerat était responsable des 129 morts du village, et vous connaissez les rumeurs : Parlez, parlez, il en restera toujours quelque chose… Par le plus grand des hasards, mais est-ce qu’il y a des hasards dans la vie ? Moi, le Maire venu d’ailleurs, j’avais la possibilité d’apporter la vérité après 50 années ! J’ai donc téléphoné à ce Monsieur Champion, j’étais anxieux, était-il encore vivant ? Est-ce qu’il serait d’accord pour me donner l’information ? Est-ce que l’espoir de connaître enfin la vérité n’allait pas s’arrêter net ?

Après plusieurs sonneries, j’entends enfin sa voix ; au timbre, je reconnais la voix d’un homme d’un certain âge. S’il devait avoir une vingtaine d’années en 1944, il doit en avoir au moins 70 aujourd’hui. Je me présente, je lui parle de mon laissez-passer : Léon Duchemin son ami. Je lui parle de mes interrogations, de celles de tout un village et surtout de celles de la famille Fougerat sur les raisons de ces bombardements… Silence… J’ai été trop vite… Je me mets à sa place; vous vous rendez compte, vous êtes assis chez vous tranquillement, et un bonhomme que vous ne connaissez pas, vous réexpédie 50 ans dans le passé en évoquant des morts, des destructions, çà a de quoi vous interloquer ! Nous reprenons la discussion plus tranquillement, il m’écoute et enfin, après avoir accepté tous mes arguments, il commence à en parler. J’ai l’impression que le courant passe.

Calmement, je lui pose la question qui me brûle les lèvres : --- « Monsieur Champion, quelles étaient les raisons de ces bombardements ? Parmi les causes, j’ai souvent entendu parler d’une usine qui travaillait pour l’ennemi ?

--- « Pas du tout ! L’objectif visé était la destruction des axes de transport qu’étaient la Nationale 7 et les voies de chemin de fer, pour empêcher les forces allemandes de remonter vers le front. »

50 ans après, la vérité venait de tomber !

Fort de cette information, je lui demande de me faire un courrier me précisant les véritables objectifs de ces bombardements. Deux jours plus tard, il me téléphone en me disant :

--- « Monsieur le Maire, je suis désolé, mais je ne peux vous faire ce courrier car il y a une prescription de 60 ans sur les affaires militaires, et je ne peux vous donner l’information qu’avec l’accord des Etats-Unis. »

En effet, à l’époque, c’était l’Etat-major américain qui décidait, et il allait donc falloir écrire au ministère de la Défense des Etats-Unis pour qu’il soit autorisé à nous confirmer la vérité ! Tout de suite, j’imagine la lettre de Monsieur Champion arriver aux Etats-Unis, Dieu seul sait où, naviguer de service en service, de bureau en bureau, pour enfin atterrir au bon bureau ; puis qu’un fonctionnaire veuille bien rechercher dans les dossiers de la dernière guerre, les raisons des bombardements en 1944, d’un petit village de la Nièvre, en France ! Ce n’est pas possible, cela va demander des années, et compte tenu de l’âge de Monsieur Champion, j’ai les plus grandes craintes sur l’aboutissement de cette démarche. Je rappelle Monsieur Champion :

--- « Ecoutez Monsieur, on va laisser tomber les Etats-Unis, et on va faire autrement : S’il y a une prescription de 60 ans sur les affaires militaires et que vous ne pouvez rien me dire, rien ne vous empêche par contre, de me faire un courrier m’indiquant que les bombardements de Neuvy ne visaient pas la destruction des usines Fougerat car c’est en fait ce qui nous intéresse le plus !... Silence…

--- « C’est d’accord, je vous fais le courrier dès aujourd’hui. »

Je le remercie chaleureusement et je raccroche. La vie est vraiment bizarre… Je rencontre un jour un Léon Duchemin que je n’ai jamais vu auparavant, il m’ouvre une porte vers le passé, et grâce à lui, 50 années d’obscurité s’éclairent…

Monsieur Champion a tenu sa parole. Quelques jours après, j’ai reçu sa lettre dont vous trouverez copie dans ce livre. J’ai donné l’original à Marie Noëlle qui le méritait bien, 50 ans après c’est presqu’une résurrection qui la lave ainsi que sa famille de la méchanceté des gens…

Plusieurs fois, j’ai téléphoné à Monsieur Champion et nous avons discuté de ces événements. Je lui ai demandé pourquoi ils étaient passé trois fois ? A cela il m’a répondu que lors des missions de bombardements, ils ne déversaient jamais la totalité des bombes sur l’objectif, ils en gardaient pour les larguer au retour d’autres missions et terminer ce qui n’avait pas été totalement détruit ! Sur le pourquoi Neuvy ? L’explication pourrait être la suivante : Le but étant de détruire les moyens de liaisons : il s’avère malheureusement qu’à l’époque, il y avait un endroit où la voie de chemin de fer, passe par un pont au-dessus de la Nationale7 et qu’en frappant à cet endroit, on interdit complètement la possibilité de remonter vers le Nord, aussi bien par la route que par le rail. Je lui ai également parlé du peu de précision des frappes; il m’a expliqué de leurs difficultés d’être précis car, d’une part ils volaient à une altitude assez haute ; en 1944, la précision des appareils de visée ne permettait pas des tirs très justes : en plus au moment du largage il suffisait que l’avion soit victime d’un trou d’air, et au sol cela se traduisait par des bombes sur des centaines de mètres carrés. Et un jour, le téléphone n’a plus répondu… Je n’ai jamais rencontré ce monsieur, car il n’a pas souhaité venir à Neuvy, cela se comprend. Je ne garderai de lui que le son de sa voix, quelque part dans ma tête…

Je remercie Monsieur Léon Duchemin, car sans lui, je n’aurais pas pu vous raconter cette histoire et apporter la vérité sur ces évènements tragiques.

Je tiens à remercier Marie Noëlle pour les documents qu’elle a mis à la disposition du public en mettant sur un DVD toutes les photos de ces bombardements.

Je tiens également à remercier Claude Herbiet et les membres de l’Association « ETE 44 » grâce à qui ce livre a pu voir le jour.

Tous les témoins sont aujourd’hui âgés et dans quelques années, ils vont certainement rencontrer je ne sais où, un certain Monsieur Champion : Qu’ils ne lui en veuillent pas trop.

Jean Claude Martel

Maire de Neuvy sur Loire

20 Avril 2004.