Souvenirs de Patrice Chevallier sur Emmaüs

Souvenirs de Patrice Chevallier

Emmaüs 1954

Ayant entendu l’appel de l’Abbé Pierre à Radio Luxembourg le 2 Février 1954, je suis parti de Montigny Lengrain le lendemain matin pour Neuilly Plaisance, là ou habitaient l’Abbé Pierre et sa secrétaire Mademoiselle Lucie Coutaz. Ce fut elle qui me reçut. Elle m’envoya immédiatement à l’hôtel Rochester 92 rue de la Béotie à Paris où j’arrivais le second. En effet c’était le premier jour de sa mise à disposition par sa propriétaire Mme Larmier. Une jeune femme seule était dans le couloir au premier étage me disant qu’elle était chargée de l’accueil et de montrer à ceux qui voulaient faire quelque chose, les chambres qui étaient disponibles avec un téléphone, et de faire au mieux, et aussi que désirais-je faire. Surpris, j’ai répondu au hasard : « M’occuper du logement ». Quelques minutes plus tard arrive une demoiselle Anny Cornu et tous les deux sans préparation aucune, sans aucune idée de ce que nous pouvons faire, nous recevons immédiatement les premières personnes qui venaient demander un logement à l’Abbé Pierre. Grâce à Anny rompue au secrétariat, nous avons commencé à établir des fiches pour les familles. Les couloirs de l’hôtel se remplissaient très rapidement d’une foule de gens bruyants. Les journalistes arrivent dans les heures qui suivent, et nous ont trouvés en pleine activité et ils ont interrogés dans notre bureau les familles à la recherche de logement. C’était un brouhaha extraordinaire, une ambiance folle, des flashes sans arrêt.

Madame Larmier avait mis aussi à notre disposition un restaurant au sous- sol, où nous pouvions manger le midi. L’Abbé Pierre est arrivé dans notre bureau avec son premier adjoint Paul et petit à petit nous avons appris à les connaitre.

Nous avons aussi découvert que s’il y avait beaucoup de gens généreux il y avait aussi beaucoup de voleurs. Tout ce petit monde vivait ensemble et nous causait beaucoup de difficultés. Le fichier des gens qui mettaient gratuitement à notre disposition des logements nous a été volé pendant un repas de midi. Nous l’avons retrouvé tout simplement dans le bureau de Paul qui était une vraie fripouille, dont j’ai eu beaucoup de mal à me débarrasser par la suite. Je suis allé plusieurs fois voir l’Abbé Pierre à ce sujet, qui un jour s’est fâché en me disant : « Qu’il était là pour aider les gens qui avaient des problèmes et non pas pour des gens comme moi qui n’avaient pas besoin de lui. »

Tous les jours nous communiquions à la presse, le Figaro entre autres, 5 cas parmi les plus dramatiques et qui devaient recevoir une solution d’urgence. Et grâce à eux nous arrivions à résoudre ces problèmes.

Après quelques mois les services s’agrandirent, déménagèrent 32 rue des Bourdonnais Paris 1er.

Devenant disponible, j’allais où l’on avait besoin de moi. Anny Cornu devenue une des secrétaires de l’Abbé Pierre était chargée du personnel. Elle m’envoya au dépôt de la gare d’Orsay, dépôt énorme où était entreposée une partie des dons afin d’être triés.

Là se développait une combine fantastique. Les revendeurs faisaient des lots, établissaient eux-mêmes les prix et payaient directement en liquide, de la main à la main à celui qui s’était auto proclamé responsable du dépôt de la gare d’Orsay. Les deux responsables officielles de ce dépôt étaient Madame Isorni, épouse de Maître Jacques Isorni célèbre Avocat du Maréchal Pétain, et de sa fille Boudie.

J’arrive dans le bureau du dépôt et je vois dans un coin les deux femmes terrorisées ainsi que quelques compagnons effrayés. L’auto-responsable était assis ricanant, avec une grenade quadrillée posée sur le bureau, déclarant qu’il allait la faire sauter si on lui faisait encore des ennuis. Voyant qu’elle n’était pas dégoupillée mais simplement posée sur le bureau au centre de la pièce, il n’y avait donc aucun danger. Je l’ai saisie en m’écriant. « N’ayez pas peur, vous ne craignez plus rien ». Alors là, je n’avais jamais vu ça : les compagnons libérés d’une frousse intense se sont précipités sur le voyou, lui ont donné une bonne correction, ont ouvert une fenêtre qui donnait sur les rails et l’ont jeté par- dessus. Je ne me rappelle pas du résultat.

Peu de temps après la remise en ordre de la gare d’Orsay je suis envoyé au siège à Neuilly-Plaisance. Là il n’y a pas assez de lits, nous sommes nombreux à coucher sur le sol avec une simple couverture. Il est prévu que je parte dans quelques jours pour Noisy le Grand avec 10 compagnons défricher un bois pour permettre l’installation des familles sans logis. J’avais avec moi un rasoir à main, un simple coupe-chou et quelques modestes affaires qui m’ont été volées dés la première nuit. C’est pourquoi j’ai porté la barbe non pas par imitation comme l’Abbé Pierre, mais par simple nécessité.

Un matin de Mai, départ en camion avec pelles, pioches, brouettes et une tente, rien d’autre, pas d’argent et d’ici quelques jours nous devrons recevoir les premières familles. On nous dépose au pied d’un énorme tas d’ordures ménagères afin que nous puissions en tirer les premiers sous. Les 10 compagnons se mettent au travail et commencent à trier les os, les chiffons la ferraille etc. Je vais à pied à Noisy chez les commerçants leur demander de bien vouloir me donner de la vaisselle, de la nourriture, tout ce qu’ils peuvent me donner et m’apporter sur place. Tous acceptent de me donner sans demander d’explications aucunes, trouvant parfaitement normales mes demandes, telle était l’auréole de l’Abbé Pierre. C’était fantastique et les boutiquiers me disaient à chaque fois « Nous sommes entièrement à votre disposition ». Le plus fantastique ce fut un marchand de matériaux de Noisy à qui je demandais tout le matériel nécessaire à la construction d’une baraque pour en faire une cuisine et une salle à manger, ce qui me fut accordé sur le champ sans me demander ce qu’il me fallait comme matériaux, lesquels, j’aurais été bien incapable de répondre. Tout fut livré dans les heures qui suivaient, on trouvait ça parfaitement normal. Je me rappelle des quelques fois où nous allions au restaurant avec Anny, au moment de payer l’addition on me répondait toujours à ma grande stupéfaction « Ah ! Non pas vous ». Ahuri j’étais. Nous étions tellement filmés, tellement de reportages au service logement, ensuite à Orsay, au camp du Château de Noisy le Grand, que nous étions très connus sans nous en rendre compte, je ne l’ai réalisé que bien longtemps après.

En quelques jours la première baraque resto-cuisine était construite, nous pouvions manger à l'abri du vent, du soleil, de la pluie, mais pas des mouches qui nous recouvraient.

Nous abattons les arbres, nous installons toutes sortes de tentes qui nous étaient prêtées, des tentes de l’armée de 40 places pour les familles, et toutes sortes de gens, seules ou regroupées. En gros lorsque j’ai quitté le camp, à l’arrivée très médiatisées des abris offerts par Charlie Chaplin, il y avait environ 600 personnes et plus de 50 compagnons.

Le soir, dans les bois, des soirées de chants et de jeux étaient organisées par des Scouts autour de feux de camp. C’étaient des soirées enchanteresses, quelle émotion pour tous ces déshérités, les compagnons, moments merveilleux et de rêves éblouis.

Mais dans la journée, les soucis revenaient en masses. Tout d’abord loger les familles dans les tentes, tout le monde ensemble, les grands parents, les parents, les enfants. Tous les matins je faisais mon tour dans les tentes, à 9 h. Tout devait être propre et en ordre. J’étais accompagné de quelques balèzes pour donner du poids à mes exigences. Je devais absolument être obéi, sinon j’étais perdu et le camp avec. Un matin, juste avant l’heure prescrite dans une des grandes tentes, tout le monde avait le sourire, ce que je trouvais étrange. Effectivement, une jeune et jolie femme célibataire refuse de se lever, les sourires s’élargissent lorsqu’elle me dit : « Non ». J’ai attrapé les couvertures et l’ai arrachées d’un seul coup, ensuite j’ai sorti la belle créature, entièrement nue, de son lit, je l’ai mise debout et lui ai demandé de s’habiller, ce qu’elle a fait avec un grand sourire à la joie de tous.

Dans les tentes individuelles je plaçais les couples. Un jeune couple était remarquable par ses mœurs. Parfois j’entendais une rumeur dans le camp, chaque événement avait un son, une odeur particulière. C’était une vie très étrange, en dehors du commun. Passionnant.

A chaque fois que le couple voulait faire l’amour, ils sortaient de la tente, l’homme mettait nue sa compagne en l’insultant, en faisant mine de lui arracher ses vêtements qu’elle s’empressait d’enlever d’un air ravi, heureuse de ce que tout un chacun pouvait l’admirer et la suite se passait sans témoin.

Il y avait aussi un gars du Nord, grand, blond avec une poitrine et des muscles énormes qu’il entretenait soigneusement. Toujours la rumeur, un bruit étrange, l’atmosphère transformée, on sent qu’il va se passer quelque chose. C’était mon grand blond qui avait jeté son dévolu sur une des femmes, vivant avec un autre homme de préférence, sinon où aurait été le plaisir. Il prenait son temps afin que nous tous puisions assister à la démonstration de sa puissance. Il entrait dans la tente, sortait l’occupant, le frappait à plusieurs reprises et disait à la femme de venir avec lui. Ce qui me surprenait c’était l’air ravi de la femme, les yeux brillants de plaisir, je ne comprenais pas.

La violence était le lot quotidien. C’était la Loi. Souvent, mon autorité était mise en question. De temps en temps quelqu’un arrivait et me disait « Casse toi, c’est moi maintenant qui commande ici ». En effet on pouvait considérer la direction d’un camp comme un fromage pour celui qui le voulait. Refusant à chaque fois, j’étais menacé d’être exclu de force. J’étais obligé de me mettre dans un angle de mon bureau et de dire « Venez me chercher » et lorsque mes compagnons voyaient que je refusais de céder la place, ils se mettaient alors de mon côté et l’intrus était obligé de partir. Je suis le seul chef de camp de l’Abbé Pierre a ne pas avoir été roué de coups par les compagnons. Lorsque certains avaient trop bu, ils savaient que j’avais toujours de l’argent sur moi ; j’ai été plus d’une fois obligé de me défendre avec un gros bâton par exemple. Je n’ai jamais cédé une seule fois, j’ignorais la peur, j’étais enragé comme eux, et ça ils le voyaient bien.

La vie dans les camps était parfois d’une grande férocité, la vie était impitoyable. Tous les jours distribution de lait pour les nourrissons. Une femme qui avait un bébé venait chercher la part de lait pour le bébé d’une voisine. Nous ne pouvions pas tout contrôler, nous lui faisions confiance. On ne pensait pas que c’était possible, elle gardait tout le lait pour elle et son bébé .Le bébé de la voisine tombe malade, alors nous apprenons le pourquoi.

Je la chasse immédiatement du camp. Elle part avec ce qu’elle a sur le dos, avec son bébé dans les bras. C’est toujours un cauchemar pour moi. Je la vois, l’image ne m’a jamais quittée, partir seule sur la route sans dire un mot, sur ce long chemin .J’étais épouvanté par ce que je venais de faire et pourtant ne pouvais reculer. Voler le lait d’un bébé, pour la sécurité des autres, je ne pouvais que sévir.

En effet, quelques jours après le bébé resté au camp mourrait des effets de l’inanition.

Au milieu des bois, nous avions construit un autel. Le petit corps a été posé dessus peu avant la tombée de la nuit. Autour de lui j’avais allumé deux bougies. Je suis resté seul à le veiller toute la nuit, éclairés par la flamme tremblotante des bougies Ce fut une longue nuit, cauchemardesque, ou je tremblais de tout mon corps, l’esprit complètement égaré, comme ayant perdu la tête. Après je ne me rappelle plus.

Des assistantes sociales venaient de temps en temps au camp pour recenser les familles. Et là nouvelle surprise. Impossible bien souvent d’établir une filiation exacte. Très souvent à la question qui est le père, les uns les autres se regardaient d’un air interrogatif et semblaient ne pouvoir répondre. Comme ils vivaient en commun, auparavant là où ils pouvaient, au camp dans une tente, en toute sincérité qui était le père, quel membre de la famille, pour eux ce n’était pas un problème. Les assistantes sociales souriaient de mon étonnement. Les fiches étaient remplies d’office avec l’accord des participants, c’était le principal.

Parfois les Gendarmes venaient le matin vers les six heures, essayaient de trouver l’un où l’autre, mais c’était impossible, toujours la rumeur, la sensation de quelque chose d’insolite, tout le camp était réveillé avant leur arrivée pourtant si matinale, moi-même aussi, impossible de rester couché, j’étais debout avant leur arrivée. Ceux qui se sentaient recherchés, y compris parmi les compagnons fuyaient dans les bois qui nous entouraient, et cachés derrière les arbres ils pouvaient apercevoir le départ des gendarmes et alors rentraient tranquillement dans le camp.

De l’argent, des mégots, des cauchemars

Il me fallait toujours beaucoup d’argent, combien, je ne m’en rappelle absolument pas. Les comptes étaient tenus scrupuleusement par un ancien comptable qui m’était dévoué corps et âme, Gilbert. D’avoir une caisse pour les besoins courants était très dangereux, quand certains compagnons étaient saouls les demandes d’argent étaient fréquentes et ils exigeaient aussi de quoi fumer.

Maintenant, en 2010, cela peut sembler invraisemblable mais nous n’avions que du tabac provenant des mégots qui étaient récoltés un peu partout. Et je recevais tous les mégots qui provenaient des bureaux du siège d’Emmaüs, apportés soigneusement, avec, les ordres de la semaine par Anny .Tous les mégots étaient soigneusement défaits avant de les remettre aux compagnons.

L’argent, à chacun, combien, je ne sais plus, très peu, quelques francs seulement par semaine. Certains d’entre eux disparaissaient quelques fois, quelques jours. Ils m’expliquaient que pour ne pas se faire voler l’argent qu’ils mendiaient, il le déposait dans des bistrots amis. Le bistrotier tenait une ardoise au nom de chacun, sur laquelle il écrivait le montant des rentrées et des sorties. Tout était tenu très scrupuleusement et parole d’homme, sinon l’horreur je pense.

D’autre part lorsque le besoin était trop important je téléphonais à une famille parisienne Mr et Mme Bériot, possédant usines et châteaux en leur disant tout simplement que je serais très heureux de les rencontrer. Je recevais une invitation à dîner. Arrivé dans leur magnifique demeure j’étais reçu par un maître d’hôtel, « Si Monsieur veut bien me suivre », quelques instants après, « Si Monsieur veut bien me remettre tous ses vêtements, dans une heure ils vous seront remis propres et secs ». Une heure après on frappe à la porte de la salle de bains, « Monsieur vos vêtements sont prêts ». Une fois habillé, tout propre j’étais conduit au salon, où se tenaient des personnes qui me demandaient ce que je faisais au camp du château. A la fin du repas j’étais reconduit par le Maître d’hôtel qui en me saluant me remettait une enveloppe, d’un fort montant à chaque fois. Une des demoiselles de la maison qui était venue visiter le camp et s’enquérir des besoins m’avait expliqué le cérémonial et les nécessités pour moi d’être propre, car je vivais comme nous tous en odeur de Sainteté, ce qui n’était pas forcément du goût de tout un chacun.

Une autre fois je fus conduit en voiture chez une des tantes de la famille, une comtesse, demeure fastueuse, le repas servi par des laquais en tenue. D’être au service des plus pauvres avec l’Abbé Pierre conduisait à des situations complètement inattendues.

La nuit je logeais dans une des plus grandes tentes avec des compagnons, les nuits étaient parfois très agitées, l’alcool malgré toutes mes précautions jouait un grand rôle. Ces hommes brisés avaient souvent un passé très douloureux et ils étaient souvent atteint de ce que l’on appelait le palu de comptoir. Les anciens soldats étaient ceux qui souffraient le plus, ils criaient la nuit, poussait des hurlements, nous étions parfois tous réveillés, dur, dur. Un d’entre eux un lituanien, venait parfois au près de moi et me racontait sa guerre en allemand, langue que je comprends, il parlait fort en mimant parfois des ordres reçus, revivait certaines batailles, avec le ton allemand, il pleurait, était inconsolable. D’autres ivres s’engueulaient entre voisins, quelle vie, mais quelles découvertes passionnantes.

Patrice Chevallier