Gestes des Mariniers. P-2

Les gestes des mariniers de Loire.

Partie 02

Auteur Guy Badillet

C : Le Balisage :

Délimiter un chenal de huit toises de large, où la profondeur d’eau était d’au moins soixante-dix centimètres, était essentiel pour le passage des grands bateaux, non mâtés, y circulaient à l’avalaison, et les trains de bateaux, poussés par le vent, à la remorque. Quand les crues recouvraient toutes les grèves, le chenal restait utile, indiquant là où la profondeur maximale. En cas de croisement, on réalise combien la Loire était dangereuse. Les grands bateaux mesurant 3,5 à 4 mètres ne laissant que quatre mètres disponible entre les balises.

On a déjà vu les trois types de balises utilisées : perches de châtaignier de 3 ou 4 mètres, enfoncées dans le sable à force de bras, les unes dites « de mer », à extrémité cassée et restée pendante délimitaient la rive sud du fleuve ; les autres dites « de galerne » conservant une extrémité droite, feuillue, délimitaient la rive nord. Des balises en croix pouvaient indiquer des obstacles temporaires ou permanents (rocher, arbre, bâtons de marin cassés.)

Des baliseurs étaient chargés de planter les balises, de les déplacer selon la coulée des grèves, enfin de s’assurer de la vacuité du chenal.

Rare sont les assiettes montrant un baliseur au travail.

Assiette du début du XIXe siècle. Image d'un baliseur plantant ou arrachant une balise. On notera le paquet de balises sur le nez du bateau. Collection particulière.

Autre assiette du début du XIXe siècle. Il y a cette fois deux baliseurs. On notera le paquet de balises sur le nez du bateau. Collection particulière.

En revanche, à partir de 1795, la plupart des saladiers montrent un foisonnement de balises sur la Loire, devant le pont. Rarement, un chenal apparaît clairement délimité par les balises de mer et de galerne

Le chenal délimité par des balises est ici parfaitement décrit; il est rectiligne. Ce saladier est un pseudo pont de Loire, œuvre d’un potier de Malicorne, datant de moins de cinquante ans.

Détail du saladier PDL 34, « paul Reneau 1797 ». Les balises de mer et de galerne dessinent un chenal

qu'empruntent le toutier aussi bien que les couplages avalants. Collection particulière.

    • Nota : Toutier : sur la Loire, marinier "éclaireur" qui, à bord d'un petit bateau mu à la rame, navigue en avant d'un train de chalands ou d'un couplage de sapines, afin de reconnaître les obstacles (bancs de sable, rochers, épaves...) et de baliser le chenal. Pour lui donner de l'énergie pour "ramer cinq fois plus fort", on lui offre le "ramequint", boisson réputée énergétique à base de vin chaud sucré.

Détail de PDL 40, « Anne Gautier 1803 an 11 ». Le chenal est délimité par deux rangées de balises de mer, aucune balise de galerne. Le peintre ne sait plus ce que signifient les deux types de balises. Collection particulière

Au fil des ans, le peintre néglige ce détail essentiel des balises, les places dans le désordre, voire les esquisses par un vague arc de cercle. Les patrons de trains de bateaux jugeaient plus prudent de contrôler par eux-mêmes le bon état de chenal et, au besoin, de remédier à des erreurs. Ainsi, on pouvait recreuser le chenal par chevalage, à l'aide d'une lourde pièce de bois agencée en triangle. Un toutier, marinier particulièrement expérimenté, conduisait un petit bateau à voile devant, et à une certaine distance de l'équipe.

Muni d'une perche graduée, il vérifiait au fur et à mesure de sa progression la profondeur du chenal. Cette image d'un petit bateau à voile précédant l'équipe est constante sur la plupart des saladiers au pont de Loire.

    • Nota : Chevalage : technique de dégagement du chenal navigable de la Loire au moyen d'un "chevau", grande raclette en bois, tirée par les mariniers pour accroître le mouillage disponible. Cette technique est couramment utilisée lorsqu'un bateau s'engrave.

Détail de PDL5. Sur le nez du petit bateau de toutier, un marinier vérifie la profondeur de l’eau, grâce à une marque sur sa bourne.

À ce propos, sur une photo de « Marie Joneau 1787 », du Musée du Château de Saumur, François Baudoin nous fit remarquer que le marinier à l'avant d'un petit voilier, devant le train de bateaux, plongeait dans l'eau une perche marquée d'un repère. Il s'agissait donc du toutier.

D : Franchissement des ponts :

Le passage des ponts, ou endremage, a toujours été un point difficile de la navigation ligérienne. Plusieurs techniques étaient pratiquées, que l’on évoque ci-après.

Les sapines ou autres bateaux isolés ou en couplages, passaient les ponts à l'avalaison selon une seule technique. Il fallait désaccoupler les bateaux et les faire passer un à un. Arrivé à proximité du pont, le bateau était viré cul en aval, immobilisé par une ancre plantée en amont. En lâchant peu à peu le filin, il passait dans de bonnes conditions sous l'arche principale. L'arche franchie, il pivotait et était accouplé à nouveau, éventuellement. On comprend ici le rôle de la cincinelle, qui permettait de soulever l'ancre.

On soulignera qu'à l'avalaison les bateaux ne portaient pas de voile et que le mât éventuel était baissé vers l'avant. Les bateaux qui remontaient à la voile, soit isolés soit en trains de bateaux, étaient eux aussi tirés sur une ancre déposée en amont du pont par trois ou quatre mariniers dans une petite barque. Le treuil utilisé était le guinda, rudimentaire, sans cliquet et par là- même très dangereux. Le bateau était donc tiré le nez en avant et, une fois l'arche franchie, il pouvait redresser le mât et hisser sa voile.

Pour les trains de bateaux, il fallait désolidariser chaque bateau et opérer la même manœuvre un par un. Le passage d'un pont, avec cette méthode facile, faisait perdre beaucoup de temps. C'est pourquoi un patron utilisant une équipe particulièrement aguerrie pouvait tenter un endremage « de volée ». Ce geste fait partie du folklore de la marine de Loire, beaucoup décrit, mais rarement réalisé. Deux mariniers seulement se trouvaient sur chaque bateau; au cours de cette manœuvre, ils devaient se regrouper en courant sur les perchés, madriers reliant les bateaux. Techniquement, le train passait le pont sans être arrêté ou dissocié. À l’approche du pont, le bateau de tête (la mère) baissait sa voile et faisait basculer son mât vers l'avant. Poussé par les autres bateaux, il s'engageait sous le pont. La même manœuvre était répétée au fur et à mesure de l'avancée par le tirot, puis le sous-tirot, pendant que le bateau de tête pouvait hisser sa voile et entrainer le reste du train. Le passage du pont par les allèges posait moins de problèmes: un seul marinier muni d'une simple bourne suffisait pour éloigner l'allège d'une pile.

    • Nota : Endrèmage à la volée : Sur la Loire, endrèmer un pont à la volée consistait à faire franchir ce pont à un convoi -ou train- de bateaux montants sans s'arrêter, tout au plus en ralentissant. Cela exigeait une parfaite synchronisation dans les manœuvres successives d'abaissement et de remontée des mâts (qui s'abaissaient vers l'avant), sous peine de provoquer un naufrage grave : si, abaissé trop lentement, le haut du mât heurtait le tablier du pont, son pied pouvait transpercer la sole, et le bateau allait directement au fond de la rivière. Cette manœuvre audacieuse et risquée était réservée à des équipages parfaitement rôdés, et il est vraisemblable que la plupart du temps, les convois endrèmaient les ponts par étapes, arrêtant le convoi à chaque abaissement de mât.

    • Nota : Guinda : sur les bateaux de Loire, gros treuil à axe horizontal et aux usages multiples (touage sous les ponts, dressage du mât, montée de la voile…), placé à l'arrière du bateau jusqu'à la fin du XIXe siècle où il passe à l'avant, le sens d'abaissement du mât ayant changé. Peut désigner un treuil sur une péniche ou un pousseur. En mer, c'est le guindeau. Étymologie : scandinave "vindas", qui a donné le "Winde" allemand, le "winch" anglais ainsi que les "rewind" et "forwind" des magnétoscopes et -phones, et même le français "guinder".

La représentation sur faïence de cette technique est rare, contrairement aux figurations sur estampes. Seuls deux saladiers ont retenu notre attention sur ce point.

Détail du saladier PDL 1, « Dieu condhuise les bateaux de Paul Besnard en bon port 1787 ». Collection Edeline.

C’est le saladier le plus ancien des séries « Au Pont de Loire ». Vrai tableau en camaïeu bleu, il est peint avec précision dans tous les détails. On y voit l'équipe atteignant le pont de Montrichard. Cette attribution est à peu près certaine car Paul Besnard était un maître de bateaux connu près de Montrichard (recherches d'André Supiot). Les conditions de circulation sur le Cher étaient à peu près les mêmes que sur la Loire. La position du soleil au zénith indique le trajet du train de l'ouest vers l'est. Les vents de mer et de galerne étaient, là encore, les seuls utilisables. Le train de bateaux semble se diriger vers le pont, qu'il veut franchir. Mais la voile du premier bateau est gonflée par le vent alors que le tirot et le sous-tirot ont baissé leur voile et plus ou moins incliné leur mât vers l'avant.

On peut supposer qu’il s’agit de la phase initiale d'un endremage classique, quand on immobilise l'équipe pour dissocier les bateaux qui passeront un à un sous le pont. Ou bien le peintre a fait une erreur et a voulu représenter la phase terminale d'un endremage de volée; la mère, après passage du pont, a redressé sa voile, alors que tirot et le sous-tirot s'apprêtent à le faire. Mais dans ce cas, l'équipe devrait être en amont du pont, non en aval. Ignorance des règles de navigation ou licence d'artiste qui savait pourtant son tableau destiné à un maître de bateaux, Paul Besnard … Lors de l'étude des saladiers au pont de Loire, on verra que cette faïence fourmille de détails précis tels que le bateau du toutier et la piautre à l'arrière du seul bateau de tête.

Détail de PDL 164. Saladier « jean Baptiste dugenne 179 ». Endrémage de volée. Collection particulière.

Sur PDL 164, « jean Baptiste dugenne 1790 », nous avons la rare et remarquable image de la phase initiale de l'endremage de volée. Le grand train de six bateaux à voile et de deux allèges longe tout le bord inférieur du saladier. À proximité de l'arche gauche du pont, le bateau de tête a déjà baissé son mât vers l'avant, sans toutefois baisser la voile; le tirot n'a pas tout à fait achevé la même manœuvre. Le sous-tirot commence tout juste à baisser sa voile. Mais les voiles du soubre et du soubriquet sont intactes, efficaces et continuent à pousser le train. Le sixième bateau a, comme le dernier des autres équipes, une voile à peine hissée. Aucun toutier n'est visible; il avait sans doute déjà franchi le pont. Il est probable que le pont représenté ici n'est pas celui de Nevers. En effet, les équipes telles que celles-ci existaient bien au départ de Nantes mais, au fur et à mesure, laissaient dans les ports un ou plusieurs bateaux qui y étaient déchargés, avant de reprendre un voyage d'avalaison. N’arrivaient à Nevers que des équipes très réduites.