14 - Jean Coutre

Lundi 17 juillet 1944… Depuis trois jours, ce sont les grandes vacances.

Mon oncle André, mécanicien à Concressault, ainsi que ma tante, sont venus nous voir à bicyclette hier dimanche, en traversant la Loire avec le « passeur » Mollette. Il est peu avant 11 heures, ils veulent partir ; on discute, mes parents veulent les garder à déjeuner. Je veux partir en vacances avec eux et mes parents ne veulent pas, car je dois prendre des cours particuliers près de Monsieur Normand, mon instituteur.

Tout le monde sait que les Anglo-américains ont débarqué en Normandie depuis plus d’un mois. La fin approche, tout le monde est euphorique, quand nous entendons au loin, les vagues de « forteresses volantes » qui nous survolent journellement. C’est bien sûr pas pour notre petit village ; ils vont déposer leurs bombes sur les villes allemandes.

Entendant venir des avions, nous sortons donc tous sur le trottoir afin de les admirer. A cette époque, nous hébergions deux réfractaires : Un aviateur, Edmond, qui s’était échappé des Allemands en passant par une porte arrière du garage de l’oncle André; et mon oncle Raymond Thomas (frère de ma mère) échappé du STO sur le mur de l’Atlantique, en construction à Bayonne.

Nous avions tous le nez en l’air, quand Edmond crie, les voyant se décrocher : « Les bombes… Tous à la cave… » J’ai 10 ans et ai entendu de temps à autre, mon père dire que si on était bombardé (sachant qu’on n’y serait jamais) qu’il faudrait mieux se sauver par les champs que de mourir enfoui dans une cave. Donc au lieu de suivre tout le monde dans l’abri, je m’échappe rue Marceau. Seul mon oncle Raymond me voit et me suit. Nous restons quelques instants blottis dans la ruelle et montons ensuite par le champ de Toine, en enjambant la porte du garage Billour au milieu de la rue. Tout est terminé. Nous traversons le champ où un « boche » est blotti contre un tilleul et allons dans le champ des Bertrand. De là, nous voyons un énorme nuage de poussière au- dessus du village. Au bout d’un moment, tout est calme, et nous sommes redescendus à la maison où mes parents affolés nous cherchaient partout.

La plus grosse frousse arrive quand les chasseurs viennent mitrailler le train allemand, stationné en gare. Nous nous sauvions par les champs, les femmes et moi quand les avions arrivèrent. Allongés le long du mur du cimetière, nous voyons les avions tourner, mitrailler, revenir mitrailler… C’était l’enfer qui m’a semblé durer un siècle… Un moment, mon père au volant de sa camionnette, emmenant les blessés à l’hôpital de Cosne, est passé là. Il nous racontait le désastre qu’il avait vu et qu’il venait de transporter mon ami Michel Fougerat parmi les blessés.

J’ai donc pu partir en vacances le soir même avec mon oncle et ma tante. Ainsi je n’ai pas subi les autres bombardements.

Mais très longtemps, quelle peur nous avions au moindre ronronnement. Aux champs, avec mon Grand-père, je me sauvais, je ne sais où, je plongeais dans les ronciers, je fuyais à la vue des paquets de papier alu qui étaient largués partout pour déjouer les radars. En venant à l’école, en octobre, j’ai trouvé mes camarades avec la même peur. Même ma chienne Sultane, qui avait entendu mais qui n’avait pas vu les bombardements (pour elle, ce n’avait dû être qu’un gros orage) en entendant les avions au loin, elle ne savait pas où se cacher : dans le fond des granges, sous le foin, et restait des heures, introuvable. Mes parents s’étaient réfugiés à la ferme de « Vieux champs » à la Celle, chez Mr Pautrat, où ils ont continué la boucherie : Abattant dans la grange et faisant la tournée avec le cheval pour subvenir aux besoins de la population… Tristes souvenirs.

J’ai employé le péjoratif « boche » pour ce pauvre soldat allemand du champ de Toine, afin de vous narrer une autre histoire datant de 1940. J’avais alors 6 ans. Tout le monde est affolé : « Les boches arrivent, les boches arrivent ! » Il passe beaucoup de réfugiés, tout le monde fuit. Mon père étant mobilisé, (Il reviendra vite, évitant d’être prisonnier en s’échappant par la Suisse) mon Grand-père, qui habitait Maimbray (Beaulieu), vient donc nous chercher, ma mère et moi. « Il ne faut pas rester, il faut fuir, les boches ont fait des massacres en 1870 ; ils ont affamé Paris, (beaucoup de personnes ayant connu 1870, vivent encore à ce moment là) » Ma mère abandonne donc la maison, la viande dans le frigo. Elle va trouver Etiennette Biour (bouchère à Coullons, qui elle est réfugiée à Neuvy) (voyez, le monde était fou !) afin qu’elle distribue la viande du frigo.

Nous partons donc à la « Fontaine Neuve » une ferme à Santranges, là les boches ne nous aurons pas… J’ai 6 ans, nous communiquions moins avec les parents que les enfants d’aujourd’hui ; les boches, qu’est ce que c’est ? Ils font peur à tout le monde, surtout aux grandes personnes. A quoi peuvent ressembler ces monstres ? Pas à des lions, pas à des tigres, pas à des loups ! Ils s’appelleraient lions, tigres, loups… Questions qui ne quittent pas ma petite cervelle. Nous ne parlions pas encore de Martiens, mais qu’est ce donc que : « Les boches » ?

Nous sommes restés une semaine à la Fontaine Neuve, nous étions de nombreux gamins et il y avait du monde qui couchait partout, greniers, granges… Etant considérés de la famille par alliance avec un oncle, nous avions notre petit coin dans la maison. Je me souviens des matelas roulés que nous déroulions pour la nuit.

Un jour, arrive par le chemin, une moto avec side-car ; les plus grands enfants approchent, moi, le petit, je me glisse derrière et je les vois ! Je cours à la maison, me lance sur le matelas roulé, les pieds et les mains en l’air de joie et je crie : « Les boches, c’est du monde comme nous ! » Histoire à méditer !

Récit de Jean Coutre 10 ans en 1944 écrit en 2004.