Geste des Mariniers. P-3

Les gestes des mariniers de Loire.

Partie 03

Auteur Guy Badillet

E : Activités de pêche.

Il y avait des pêcheurs professionnels, et même des dynasties comme à Saint-Lambert-des-Levées. Mais les deux activités étaient très proches quand la navigation était en chômage. Un point essentiel est le profond mépris qu’éprouvaient les mariniers à l’égard de la pêche à la ligne, alors que les pêcheurs professionnels avec leurs engins étaient tolérés, bien que les pêcheries anarchiques, comme les moulins à eau encombrant les ponts, engendrent des gênes considérables.

Les figurations sur faïence de la grande pêche sont peu fréquentes: on ne peut signaler que ces grands filets tendus à sécher sur une grève, suspendus à des piquets. On en a un certain nombre sur assiettes représentant, en format réduit, les grands filets que sont les sennes, à moins qu'il ne s'agisse d'un grand filet destiné à être tendu d'un bateau à la rive, de préférence dans le chenal.

Assiette ni datée ni patronymique. Datable du début du XIXe siècle. Collection particulière.

Autre assiette du début du XIXe siècle, utilisant le même schéma, mais de couleurs différentes.

Vue prise au cours du printemps 2006. Barrage typique des rares pêcheurs professionnels qui subsistent. À l'horizon, le village du Thoureil. Collection photographique particulière.

C'est peut-être un tel filet qui est représenté sur les assiettes précédentes, à moins que ce ne soit une senne. Le mode de pèche habituel des mariniers en voyage, au moment de l'arrêt, le soir, consistait en un coup d'épervier rapidement jeté, qui ramenait le poisson du diner. Les figurations en sont assez nombreuses.

Sur saladiers, on connaît trois de ces images, sur des pièces d'une même série datée de 1797-98. C'est le moment où le marinier ramène à lui le filet qu'il vient de lancer.

Saladier PDL 36, « 1797 », sans patronyme. Collection particulière.

Saladier PDL, « Jean pierre laurent ».

Ces deux saladiers ne diffèrent que par d’infimes détails : -couleur du paysage à l'horizon, en camaïeu jaune pour l'un, bleu pour l'autre ; -panier, homme couché sur le dos, et chien pour le second.

On connaît aussi le magnifique plat du Musée d'Angers qui montre, cette fois, le jet de l'épervier soigneusement décrit et, à droite, une marchande de poissons.

Le lanceur d'épervier, à gauche; sous un abri de fortune, à droite, une marchande de poissons tenant d'une main une anguille ou une lamproie et de l'autre un gros poisson (carpe ?). Musée des Beaux-Arts d'Angers.

D'autres figurations sont plus rudimentaires, plus « populaires » :

Petite assiette du début ou milieu du XIXe siècle. Un pêcheur lance son épervier à partir de son petit bateau,

arrêté grâce à sa bourne plantée dans le sable. Musée de Cosne-sur-Loire.

L'assiette figurée ci-dessus, non datée mais probablement du début ou milieu du XIXe siècle, montre un lanceur d'épervier debout à l'arrière d'un petit bateau. La bourne plantée dans le fond sableux doit être liée au bateau pour l'immobiliser.

Assiette relativement commune. Devant un vieux pont à moitié détruit, un pêcheur dans un petit bateau brandit au-dessus de sa tête une sorte de filet. Collection particulière.

Assiette « Thomas Jaclin 1757 ». Deux pêcheurs lèvent grâce à des gaffes une nasse en osier et une ligne de fond. Image très réaliste de gestes que l'on peut voir encore actuellement. Musée de Nevers.

Cette assiette est la seule qui montre le lever par des mariniers ou des pêcheurs d'une nasse en osier et d'une ligne de fond.

Les vieux mariniers, à leur retraite, ne quittaient pas tout à fait la Loire. Ils pêchaient avec ces engins, ce qui leur permettait de nourrir leur famille. Dans le haut de l'assiette, un marinier lève une nasse d'osier à l'aide d'une gaffe. Le geste et le matériel sont exacts. Dans le bas, un marinier lève une ligne de fond où l’on distingue parfaitement le crochet de la gaffe tirant la ligne avec ses multiples hameçons, dans laquelle des poissons viennent d'être pris. Les mariniers en voyage ne pouvaient guère pêcher avec de tels engins, encombrants, qu'il fallait laisser en place toute une journée avant de les lever. Signalons ici que l'on n'avait pas le droit de tendre le soir et de lever le matin suivant. C'est pourtant ce que faisaient tous les vieux mariniers.

Une autre assiette, de la collection Franck, fut mise en vente le 26 mars 1987 :

« Mathieu Vallé Jeanne tirant Sa Femme 1775 ». Cette assiette en bleu et jaune montre un pêcheur dans son bachot immobilisé par une ancre, tenant dans la main gauche la nasse d'osier qu'il vient de lever et glissant de la droite un poisson dans le panier de sa femme. Aujourd’hui Collection particulière.

Il y avait pour les mariniers à l'arrêt la possibilité du crônage, pratique strictement interdite elle aussi, qui consiste à saisir par les ouïes, à la main, un gros poisson réfugié dans les racines du rivage. Les mariniers n'étaient pas les seuls à pratiquer ce sport rentable.

Toutefois, on dit qu'ils répugnaient à se mettre à l'eau sauf nécessité, en cas d'engrèvement par exemple. Dans ce cas, il fallait bien se mettre à l'eau et « chevaler ».

En dehors de ces pêcheurs occasionnels, il y avait des pêcheurs de profession et, dans certaines localités, il existait de véritables dynasties de pêcheurs tout comme il existait des familles de mariniers. On en a un bon exemple à Saint-Lambert-des-Levées. Cependant les limites entre les deux métiers restaient floues; et à l'occasion des basses eaux, d'un accident, le passage de l'un à l'autre se produisait. De la même manière, un marinier du bord sud de la Loire au chômage pour une raison quelconque devenait tout naturellement un perreyeur occasionnel, ce que le marinier de la rive nord ne pouvait envisager.

    • Perreyeur : Cantonnier d'une voie d'eau devant entretenir les ouvrages en pierre.

Sur faïences, les pêcheries qui existaient au niveau de tous les ponts ne sont jamais représentées, pas plus que les moulins flottants qui, eux aussi, gênaient beaucoup la navigation. On peut pourtant penser que les grands filets accrochés à des pieux sur des grèves et les personnages qui passent sur les ponts, un filet sur l'épaule, font allusion à la pêche professionnelle.

Les assiettes représentant des marchandes de poissons sont nombreuses, souvent d'une certaine qualité.

Datée de 1758, l'assiette « Marie Libiau » montre une marchande de poissons seule,

tenant une anguille ou lamproie de la main droite, un gros poisson - carpe ou autre - dans la main gauche,

une table basse avec un autre poisson à ses pieds.

Assiette « marie Libiau 1758 ». Musée Anne de Beaujeu, à Moulins.

Daté de 1758, un beau saladier polychrome, de Moulins, représente sur la gauche une marchande de poissons, « Louise Bordinot », assise sur une chaise, une cliente qui marchande « Je nan veu donné que cela » et vient de saisir un poisson. Sur la droite, «Nicolas Bordinot » avec la mention « mad Tires mot Chopine ». L'homme est bien habillé, tricorne, habit, culotte. Il est muni d'une épuisette contenant deux poissons; près de lui un commentaire : « jambe de boy Bon vieillard et Bon beuveur ». Dans le bas, une petite barque de Loire bien caractéristique de l'époque. À droite, feuillage et église mais avec une enseigne (?). Bel oiseau, pic-vert ou martin-pêcheur, et insectes dans le ciel. Très beau décor sur le marli, fait de feuillages et de fleurs. D’un diamètre de 300 mm, ce saladier est conservé au Musée de Marcigny.

Sur saladier de Moulins, scène de marchandage de poissons. Le mari, pêcheur, ramène deux poissons dans une épuisette. Musée de la Tour du moulin de Marcigny. N°130.

Plusieurs assiettes en camaïeu bleu, toutes datées de 1770 et 1777, ne sont pas patronymiques mais portent le commentaire « à Six livres la Carpe et Languille, moy je nen veux donner que cent dix sols ». Dans une barque, assise sur une chaise, une reine auréolée tend de la main droite une carpe, et tient dans sa main gauche une anguille. Devant elle, sur le rivage un cuisinier et une femme, ainsi que deux baquets pleins de poissons. L'intention de moquerie est ici évidente. D'après les dates, ces assiettes précèdent ou suivent la mort de Louis XV. Est-ce un équivalent sur faïences des pamphlets qui ont empoisonné pendant des années le monarque et sa favorite, la Pompadour. C'est possible car Madame d'Étiolles, devenue marquise de Pompadour, était née roturière et s'appelait alors Jeanne Poisson. Toujours est-il que le personnage couronné et auréolé ne peut être que Sainte-Jeanne fille de Louis XI, épouse de Louis XII, béatifiée en 1742. La scène de marchandage pourrait être une allusion aux finances du royaume dilapidées par la favorite. C'est bien sûr ce que disaient ses ennemis. Mais notre interprétation n'est qu'une hypothèse.

Assiette à la reine auréolée marchande de poissons, datée de 1770. Collection particulière.

Assiette à la reine auréolée marchande de poissons, datée de 1777. Musée d’Angers.

Reste la pêche à la ligne, avec une gaule, que nous avons vue sur de nombreuses assiettes destinées à une classe peu fortunée, et qui ont rencontré un certain succès. Elles ne concernent pas des mariniers, qui considéraient cette pratique tout juste bonne pour les cul-terreux, les riverains, amateurs de petite friture. Le pêcheur, sujet principal, est souvent soigneusement dessiné, avec le détail de ses vêtements. Jamais aucun noble ni riche bourgeois n'est ainsi figuré. Seuls les riverains modestes devaient pratiquer cette activité. Souvent, le poisson tiré hors de l'eau est peint avec des détails tels qu’il est possible de l’identifier : brochet, tanche ou carpe, perche et, plus insolite, anguille ou lamproie. Le pêcheur est souvent placé sur le rivage d'une petite rivière, quelquefois sur un petit pont qui enjambe celle-ci. Le paysage est complété par de la végétation, des herbes et des arbres, et, dans le ciel, des oiseaux et des insectes, papillons et libellules. On voit quelquefois, de l'autre côté de la rivière, un village ou des maisons peints en camaïeu bleu léger, comme vus au travers d'un brouillard.

Sur une assiette du Musée de Châteauneuf, un second personnage porte sur l'épaule une épuisette. On trouve aussi, assez fréquemment, des porteurs d'épuisette passant le pont sur des saladiers au pont de Loire.

Assiette du début du XIXe siècle. Le pêcheur à l’affût près d'un pont sort un beau poisson de race indéterminée.

Collection particulière.

De nombreuses variantes de ce type d'assiette sont connues, jamais datées ni patronymiques, il s’agit sans doute d’une production destinée à une clientèle modeste.

Assiette du début du XIXe siècle. Collection particulière.

Assiette du XIXe siècle. Collection particulière.

Assiette du début du XIXe siècle. Un pêcheur à la, ligne et un porteur d'épuisette.

Musée de Châteauneuf-sur-Loire.

À partir d'un pont, un pêcheur à la ligne sort de l'eau une anguille ou une lamproie,

scène tout à fait insolite aujourd’hui. Collection particulière.

F : Le charpentier de marine

C'est sous cette appellation qu'est connue une figuration relativement fréquente sur saladiers et sur assiettes. En effet, on voit dans un environnement très « marine de Loire », avec train de bateaux, ancres et éventuellement pont, un homme en habit de marinier travaillant sur un petit établi, apparemment portatif, qu'il a placé sur une grève. Il serait en train de construire un bateau qu'on aperçoit plus loin. François Baudoin interprète cette image différemment : selon lui, il s'agirait d'un marinier qui, au cours d'un voyage, taille des chevilles de bois pour réparer son bateau. C'est effectivement l'hypothèse la plus vraisemblable.

Sur quatre saladiers on voit cette image :

Sur le saladier PDL 35, « Jacqué Bourigault 1797 », image typique du charpentier de marine. Collection particulière.

Détail de PDL ___, « Pierre Jouber 1796 ». Collection particulière.

On retrouve exactement la même image, mais inversée, sur deux assiettes « Urbin Jouber 1800 ». Le marinier, plus petit, est le même, sur la droite. Il tient dans sa main un flacon peint en bleu clair.

Assiette « Urbin Jouber 1800 ». Charpentier de marine du Musée de Nevers.

L'une de ces assiettes, du Musée de Nevers, est figurée sous le n°437 dans « La Rue de la Révolution ». On la retrouve à l'exposition de Villiers-Saint-Benoit. Une deuxième assiette, de la Collection du Docteur Garnier, ne diffère que par un petit décalage dans la décoration du marli et quelques détails concernant la place du bateau et l'aspect des arbres. Sans doute a-t-il existé un service complet.

On ne peut manquer de rapprocher de ces dernières assiettes le saladier au pont de Loire PDL 29 dédié, lui aussi, à « Urbain Jouber 1800 ». Sur ce saladier, le peintre a remplacé le modeste tailleur de chevilles par un beau vaisseau de guerre trois-mâts. Urbin - ou Urbain - Joubert a-t-il passé un temps sur mer ? Ce point reste à élucider.

Autre point important : Pierre Jouber et Urbain Jouber étaient-ils parents ?

Sur la remarquable fontaine dite « Brugidoux », on voit la représentation du « charpentier de marine ».

Une assiette au même patronyme la précède. Claude Bonnet formule alors une hypothèse désormais confirmée : une assiette patronymique « Joseph Gassieau Anne Maupoint 1797 » a été offerte à l’occasion du mariage de ces deux personnes. Cinq ans plus tard, bien installés et plus fortunés, ils peuvent s'offrir la fontaine en l'an 10, 1801 ou 1802. Nous avons commenté plus loin les recherches entreprises à ce sujet.

Il y a maintenant trois assiettes identiques connues, toutes datées de 1797 (voir Rosen, catalogue de l'exposition de faïences patronymiques aux Sables-d'Olonne).

Sur le panneau de gauche de cette fontaine, on retrouve le « charpentier de marine ». Sur le panneau central, c’est un train de bateaux qui est figuré. Les deux activités semblent bien être étroitement liées. Collection particulière.

On connaît aussi un pot du Musée des Arts et traditions populaires portant ce patronyme : « Pos des jubillés des charpentié de J. F. Gassieau » à Nevers, le 26 avril 1797. On y voit entre autres le même marinier ou charpentier sur le petit établi, où l'on distingue un étau. Plus loin, un autre personnage active un feu sous une grande marmite qui contient sans doute du goudron.

Source : Les gestes des Mariniers de la Loire, par Guy Badillet

Sur les Faïences de Nevers et Marine de la Loire.

Source pour les définitions : Lexique fluvial et Batelier du site internet : http://projetbabel.org/fluvial/lexique.htm