Mort d'Abane Ramdan, témoignage de Mohamed Lebdjaoui

Par Mohamed Lebdjaoui

« Abane ramdane » par Inconnu — Travail personnel. Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.

Le 29 mai 1958, El Moudjahid, organe central du FLN, publiait son numéro 24, la première page entièrement encadrée de noir. En titre, au-dessus d’une grande photo :  » Abane Ramdane est mort au champ d’honneur.  »

Et voici le texte :  » Le Front de Libération Nationale a la douleur d’annoncer la mort du frère Abane Ramdane, décède sur le sol national des suites de graves blessures reçues au cours d’un accrochage entre une compagnie de l’Armée de libération nationale chargée de sa protection et un groupe motorisé de l’armée française.

« C’est en décembre 1957 que le frère Abane Ramdane s’était chargé d’une mission importante et urgente de contrôle à l’intérieur du pays. Il réussissait à franchir avec beaucoup de difficultés les barrages de l’ennemi pour parvenir aux lieux qu’il s’était assignés. Sa mission se déroulait lentement et surement.

Avec cette conscience et cette minutie que nos djounouds ont eu si souvent l’occasion d’apprécier, Abane poursuivait sa tache journellement. Contactant inlassablement l’Armée et les commissaires politiques, il parcourait les zones dans tous les sens, entouré de l’affection et de l’admiration de tous ses frères. Une compagnie de djounouds était spécialement chargée de sa protection et rien ne laissait prévoir l’accident brutal qui devait l’arracher a la ferveur de l’Algérie combattante.  » Malheureusement, dans la première quinzaine d’avril, un violent accrochage

entre nos troupes et celles de l’ennemi devait mettre la compagnie de protection de notre frère Abane dans l’obligation de participer à l’engagement. Au cours du combat qui dura plusieurs heures, Abane fut blessé. Tout laissait espérer que ses blessures seraient sans gravité. Entouré de soins vigilants, nous espérions que la constitution robuste de Abane finirait par l’emporter. Pendant des semaines nous sommes restés sans nouvelles, persuadés cependant qu’il triompherait une fois encore de l’adversité. Hélas ! une grave hémorragie devait lui être fatale.

« C est la triste nouvelle qui vient de nous parvenir.  » La belle et noble figure de Abane Ramdane, son courage et sa volonté ont marqué les phases essentielles de la lutte du peuple algérien

« Ne en 1919, ancien élève du collège de Blida, doué d’une solide culture, il était dès 1946 membre du MTLD. Il se distinguait rapidement par ses qualités d’organisateur, devenait membre du Comite central et chef de la wilaya de l’Est (à l’époque du Nord constantinois). Impliqué dans le  » complot  » dit du Constantinois, il était arrêté et condamné à six ans de prison, fin 1950. Son comportement courageux au cours de sa longue détention devait entrainer pour lui des déplacements continuels. Commençait alors un long périple dans les prisons centrales de France et d’Algérie.

« Libéré en février 1955, il entrait immédiatement au Front de Libération Nationale dont il devenait rapidement un membre dirigeant. A ce titre, il participera à l organisation du Congrès de la Soummam (aout 1956). Désigné comme membre du Comite de coordination et d’ Exécution, il s installait à Alger. Avec les autres frères, il menait  » la bataille d Alger  » de décembre 1956 à mars 1957. Echappant de justesse au général Massu, il quittait l’Algérie pour participer à la conférence du Caire en aout 1957.

« Le Front de Libération Nationale perd un de ses meilleurs organisateurs. L’Algérie combattante un de ses enfants les plus valeureux.  » Nous pleurons un frère de combat dont le souvenir saura nous guider.  » J ai tenu à reproduire intégralement ce texte historique. Mis à part la biographie finale, autant de lignes, autant de mensonges. De toutes les tragédies qui ont marqué la Révolution algérienne, la mort d’Abane est l’une des plus atroces : mais non pour les raisons que donne la fraction dirigeante du CCE, inspiratrice de l’article. Car il est temps de dire tout haut ce que quelques-uns savent, ce que beaucoup pressentent, et qui empoisonne encore, onze ans âpres, l’atmosphère de bien des milieux politiques algériens. Abane Ramdane n’est pas mort au champ d honneur. Il a été, de la manière la plus lâche, attiré dans un guet-apens et assassiné, de sang-froid, par ceux qu’il croyait  » les siens ».

Seuls, probablement, peuvent mesurer toute la gravite de cette perte ceux qui, comme moi, eurent la chance difficile de travailler avec lui. Mais nul ne restera insensible au destin d’un homme qui, après avoir été le principal organisateur des combattants de l’intérieur, tombera, en réalité, pour avoir voulu leur rester fidele.

Militant du MTLD, on l’a dit, et l’un des clandestins de l’Organisation spéciale (OS), Abane était en prison lorsque éclata l’insurrection du 1er Novembre. Mais des sa sortie, en 1955, il rejoignit évidemment le FLN où il joua très vite le rôle principal. L’organisation du Front, à ce moment-la, était encore embryonnaire. Il y avait des maquis en Kabylie, dans les Aurès ; dans d autres régions, ils commençaient de s’étendre. Mais le MNA de Messali Hadj existait aussi et une grande confusion renait dans beaucoup d’esprits. C est elle qu’Abane entreprit de faire cesser dès qu’il assuma, à Alger, des responsabilités politiques.

Je l’ai rencontré pour la première fois en 1955. Il savait le travail accompli par notre réseau et il me fit demander de le voir. Ce qui se fit par l’intermédiaire de H didouche, dans une maison de La Casbah. Nous eûmes alors une très longue conversation au cours de laquelle nous nous heurtâmes vivement.

Ma conception de la Révolution algérienne, telle que je la lui exposai, était claire : nous devions rallier au FLN le plus grand nombre possible d’Algériens, d’une part, et d autre part tenter d isoler la grosse colonisation de la masse des Européens d’Algérie qu’on pouvait, sinon gagner à notre cause, au moins neutraliser. Il convenait aussi de mener une action politique conséquente au Maghreb, puis en France et enfin dans le monde. Abane lui-même avait une autre thèse. Toute action auprès de la communauté européenne était, à ses yeux, inutile ; et non moins vains les efforts d’explication visant l’opinion française. Une seule chose comptait : le langage des armes. Nous nous rendîmes compte par la suite qu’il s agissait surtout, de part et d’autre, d’une différence d’accent. La lutte armée, pour moi, ne se suffisait pas à elle-même, mais elle était évidemment décisive. Et il était loin, quant a lui, de négliger la lutte politique. Ainsi naquit entre nous

une grande amitié qui ne cessa de s’approfondir : car nous travaillâmes de ce jour en liaison très étroite. Il fut, je l’ai dit, en collaboration avec moi, le grand organisateur du Congres de la Soummam. Et après le Congrès, je fus, sur sa proposition, adoptée à l’unanimité, le seul membre du CNRA à participer, à part entière, aux réunions du CCE. J’eus ainsi toute latitude d’observer comment cet homme, qu’on jugeait parfois, quand on le connaissait mal, autoritaire et cassant, était en réalité accessible à la discussion si l’on était capable d’en mener une.

Il n’est pas douteux, cependant, que son action à Alger lui avait valu une autorité considérable dont certains avaient fini par prendre ombrage. La question ne se posa guère tant que le CCE resta à Alger, la personnalité d’Abane s’imposant par la force des choses. Elle ne tarda pas à surgir quand cet organisme dirigeant du Front dut, traqué par les parachutistes, quitter le territoire national, en été 1957, pour s’installer en Tunisie. Cette installation même, en fait, fut obscurément la première source du conflit. Exigée par les circonstances, la  » sortie  » du CCE n’était vue par Abane que comme un pis-aller provisoire. Il fallait, pensait-il, revenir en Algérie le plus rapidement possible afin d’assumer, sur place, la direction du combat. Les premiers mois passés en Tunisie ne firent que renforcer, chez lui, cette conviction. Il ne tarda pas à constater, en effet, que la vie à l’extérieur pouvait mener facilement un dirigeant à se couper des réalités de la lutte et à perdre une vision saine des choses, quand elle ne le conduisait pas tout simplement à un mode de vie incompatible avec ses responsabilités.

Il ne manqua pas, dès lors, une occasion de le rappeler, et de fustiger publiquement l’attitude de certains responsables. Comme il ne mâchait pas ses mots, il indisposa rapidement ceux qu’il prenait pour cible. Mais son autorité était telle que nul n’osait l’affronter ouvertement. Arriva ainsi, un jour, où recevant plusieurs hauts responsables, il entra dans une violente colère, les menaçant de les dénoncer publiquement.  » Puis je rentrerai en Algérie, ajouta-t-il, pour mener la lutte au milieu des djounouds et des militants.  »

Abane, tous le savaient, était homme à le faire, et une véritable panique s’empara des intéressés. Nul doute qu’il n’en mesura pas l’ampleur : cette témérité et ce franc-parler allaient précipiter les choses. A quelque temps de la, en effet, des messages en provenance des services de liaison du FLN commencèrent à arriver du Maroc. Ils faisaient état de graves frictions entre le gouvernement marocain et les autorités locales du Front. On parlait de militants arrêtés, séquestrés, de stocks d’armes saisis, etc.

Au début, Abane n’y attacha pas une importance excessive, laissant à d’autres responsables le soin de régler des différends qu’il pensait mineurs. Mais, petit à petit, les télégrammes se firent plus pressants. La situation,disaient-ils, était devenue très grave. Seul le roi Mohamed V, désormais, pouvait régler le problème. Il y était disposé, mais il tenait à en discuter directement, au préalable, avec le principal dirigeant du FLN, Abane Ramdane. Krim, Boussouf et Ben Tobbal intervinrent alors :  » Tu dois te rendre à Rabat « , conseillèrent-ils à Abane.

Abane se laissa convaincre. Une date fut retenue. Quelques jours auparavant, Boussouf, responsable des liaisons, gagna le Maroc pour préparer l’arrivée de son compagnon. Et le 22 décembre 1957, Abane, accompagné de Krim Belkacem et de Mahmoud Cherif, tous deux membres du CCE, s’envolait, à son tour, via l Espagne.

Sur ce qui suivit, je dispose de trois versions principales. On verra qu’elles coïncident très largement quant aux faits essentiels et même à beaucoup de détails. Elles ne différent que sur quelques points, et surtout sur le partage des responsabilités entre les trois grands acteurs du drame : Belkacem Krim, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Ben Tobbal.

La première version est celle de Me Ahmed Boumendjel, à l’époque l’un des plus proches collaborateurs d’Abane, qui suivit le développement de la crise au sein du CCE et fit une enquête personnelle sur ce qui se passa au Maroc le 22 décembre 1957.

Apres la  » sortie  » du CCE à l’extérieur, confirme-t-il d’abord, Abane, effectivement, critiquait de façon ouverte et souvent très dure le comportement de Krim, Boussouf et Ben Tobbal. Ceux-ci avaient trop tendance, proclamait-il, a se considérer comme des chefs inamovibles devant échapper à tout contrôle, alors que leurs  » possibilités  » politiques eussent du les incliner à plus de modestie. Cela les amena à se trouver solidaires contre lui, surtout lorsque Abane les menaça de rentrer à l’intérieur pour les dénoncer auprès des combattants. De ce jour, ils commencèrent à se réunir sans lui et même sans qu’il fut informé. Ils cherchaient le moyen de diminuer son autorité et de l’isoler au sein des cercles dirigeants. Mais la personnalité d’Abane, son prestige et son autorité rendaient la chose presque impossible. C’est alors que le complot fut tramé. Les messages prétendument envoyés du Maroc étaient des faux fabriqués par les services de Boussouf. Les enlèvements de militants FLN par la police marocaine, les refus de transit d’armes et les autres difficultés qu’ils montaient en épingle finirent d’ailleurs par intriguer Boumendjel, alors adjoint d’Abane au département de l’information.

Pour en avoir le cœur net, il rendit visite à son ami Alami, alors ambassadeur du Maroc à Tunis, et lui dit sa surprise du comportement attribué aux autorités marocaines. Alami tomba des nues :

– Je n’ai connaissance d’aucun fait de cet ordre, lui affirma-t-il catégoriquement. – Pourrait-tu en demander confirmation ? suggéra, pour plus de sureté, Boumendjel.

Alami adressa un télex a Rabat et reçut immédiatement un démenti formel des plus hautes autorités marocaines. Boumendjel, de plus en plus méfiant, fit part de ses craintes à Abane. Mais les services de Boussouf continuant à adresser au CCE des messages de plus en plus pressants, parlant d’une situation aggravée et réclamant l’intervention directe d’Abane, celui-ci, pour éclaircir l’affaire, finit par décider de partir quand même pour le Maroc. Il pensait que, peut-être grossis, les incidents signalés par les télégrammes pouvaient avoir un fond de vérité, même si les autorités marocaines les démentaient officiellement.

Comme il commençait, néanmoins, à perdre un peu confiance en ses trois collègues du CCE, il convint avec un de ses amis demeuré à Tunis, R. G., de lui envoyer un message à l’escale de Madrid si quelque chose lui semblait anormal.

De fait, un message de Madrid parvint à R. G. : selon le code convenu, il signalait des  » choses bizarres  » remarquées par Abane avant même qu’il fut parvenu à destination.

Quelques heures plus tard, l’avion atterrissait au Maroc. Aussitôt Boussouf, qui l’attendait, mit à exécution la décision prise en commun avec Krim et Ben Tobbal : Abane, conduit dans une villa, y fut étranglé par des hommes de main J’ai demande à Belkacem Krim ce qu’il pouvait répondre à ces accusations. Et voici, très fidèlement rapportée, la version des faits qu’il m’a donnée :

Abane, dit-il, faisait un  » travail fractionnel  » et tentait de dresser aussi bien les maquisards que les militants contre les autres membres du CCE. Plusieurs démarches furent faites auprès de lui pour le convaincre de modifier son attitude. En vain : on constata qu’Abane, loin de se modérer, persistait dans la même voie en aggravant ses attaques. Nous décidâmes alors – continue Krim – Ben Tobbal, Boussouf, Mahmoud Cherif, Ouamrane et moi-même, de le mettre en état d’arrestation en vue de le juger par la suite. Cette décision, ai-je demandé, a-t-elle été prise au cours d une réunion

régulière du CCE, en présence des autres membres de cet organisme ?

Non, m’a répondu Krim. Ni Ferhat Abbas, ni Ben Khedda, ni Saad Dahlab, ni Mehri n’ont été tenus au courant. A l’aérodrome, raconte donc Krim, Boussouf nous accueillit avec quelques-uns de ses hommes et, tout aussitôt, me prit par le bras pour m’entrainer à part un bref instant. A brule-pourpoint, il me dit :  » Il n y a pas de prison assez sure pour garder Abane. J’ai décidé sa liquidation physique.  »

Indigne, je refusai, répliquant que ce serait un crime auquel je ne m’associerai jamais. Puis, sur l’aérodrome même, j’informai Mahmoud Cherif qui, bouleversé, eut la même réaction que moi.

Boussouf, selon Krim, était terriblement surexcité. Il avait les yeux hagards et ses mains tremblaient : nous ne pouvons plus parler ici, dit-il, nous reprendrons cette discussion plus tard.

Tous s’engouffrèrent dans les voitures qui les attendaient. Celles-ci roulèrent assez longuement, avant de pénétrer dans la cour d’une ferme isolée. Abane, Boussouf, Krim, Mahmoud Cherif et leurs compagnons descendirent, pénétrèrent dans le bâtiment.

Arrivés dans la première pièce, un groupe d’hommes les attendait. Sitôt Abane entré, ils se jettent sur lui à six ou sept et le ceinturent. L’un d’eux lui presse de son poignet la pomme d Adam, dans une prise souvent baptisée  » coup dur « . Ils l’entrainent dans une seconde pièce dont la porte est aussitôt refermée.

Voyant cela, assure Krim, j’eus un mouvement pour aller au secours d’Abane. Mais Mahmoud Cherif m’arrêta et me prit par le bras en disant à voix basse :  » Si tu bouges, nous y passerons tous.  »

Krim n’avait pas d’arme. Mahmoud Cherif non plus. Mais celui-ci mit la maindans la poche de son veston, pour donner le change aux autres hommes de Boussouf présents dans la pièce. De la pièce voisine montaient les râles d’Abane, qu’on étranglait. Puis le silence se fit. Boussouf revint brusquement et, raconte toujours Krim,  » il avait à ce moment-la la tête d’un monstre « . Il se mit a proférer des injures et des menaces indirectes contre tous ceux qui voudraient agir un jour comme l’avait fait Abane. Il allait et venait d’un pas rapide, saccade, et Krim eut la certitude qu’il se demandait s’il n’allait pas les liquider eux aussi sur-le-champ. Au bout d’un moment, néanmoins, Boussouf se calma un peu et donna l’ordre de repartir. Tous reprirent place dans les voitures, qui partirent en direction de Tetouan. Mais elles ne tardèrent pas à s’arrêter prés d’une autre villa du FLN, déserte, comme si, à la dernière minute, Boussouf hésitait encore sur le sort à réserver à Krim et à Mahmoud Cherif. A l’intérieur, toujours fébrile, il se remit à arpenter la pièce en grognant des menaces. Et chaque fois qu’il arrivait devant Krim, il le regardait longuement avant de

reprendre sa marche. Finalement, le cortège des voitures repartit à nouveau pour retourner, cette fois, à l’aérodrome, où l’avion était prêt au décollage. Avant d’embarquer, assure Krim, lui-même et Mahmoud Cherif condamnèrent à nouveau le crime de Boussouf, lui disant qu’il en porterait seul la responsabilité. Des leur arrivée à Tunis, les deux hommes informèrent Ben Tobbal, qui cria, lui

aussi, son indignation. Tous trois, néanmoins, décidèrent de garder provisoirement le silence. Bien entendu, cela ne tarda pas à les mettre dans une situation délicate. Tout le monde, à commencer par leurs autres collègues du CCE, réclamait en effet des nouvelles d’Abane. Krim, Ben Tobbal, et Boussouf, rentres un peu plus tard du Maroc, décidèrent de répondre qu’il poursuivait une mission délicate au Maroc.

Cela dura plusieurs mois : jusqu’au jour où les trois hommes annoncèrent que leur compagnon, pris dans un engagement au cours d’une inspection en Algérie, avait été tué. Tel est le récit de Krim. Sur les faits essentiels, on le voit, il confirme entièrement la version d Ahmed Boumendjel. Une seule différence : selon Krim, il avait été décidé seulement d’emprisonner Abane, non de le tuer.

Mais nul ne peut contester le caractère tout a fait illégal de cette décision ni l’organisation du guet-apens. Sur ce point, je dispose de précisions fournies par un collaborateur direct de Boussouf : Boussouf, dit-il, ‘ informa un jour, en présence de trois de ses collaborateurs personnels, que la décision de tuer Abane avait été prise par Krim, Ben Tobbal, Mahmoud Cherif, Ouamrane et lui-même. Et il nous montra un document en ce sens, portant la signature de ces cinq hommes.

Mais mon interlocuteur précise que rien ne permet d’affirmer l’authenticité de ce document, montre très rapidement par Boussouf et que personne d’autre n’a eu entre les mains. Il ajoute qu’à l’arrivée au Maroc Boussouf était accompagné à l’aérodrome par Abdeljlil Maachou, alors responsable du Maroc oriental. Mais rien n’autorise à dire qu’il était au courant de l’opération. Quant au commando de tueurs, à l’intérieur de la ferme, il était dirigé par un homme de Boussouf, nomme H. P. Mais il est possible que celui-ci, comme les autres  » exécuteurs « , ait ignoré qu’il avait affaire à Abane.

A titre personnel, néanmoins, mon interlocuteur pense que jamais Boussouf n’aurait pris seul L’initiative d’un tel acte, s’il n’avait eu l’accord formel, au moins de Krim et Ben Tobbal. Et c’est aussi l’avis d Ahmed Boumendjel.

Il est vrai, ‘ autre part, qu’à plusieurs reprises Ben Tobbal à reconnu avoir participé à la décision d’emprisonner Abane mais en ajoutant que, ni de prés ni de loin, il n’avait envisagé de le tuer : n’ayant appris le crime qu’au retour du Maroc de Belkacem Krim et de Mahmoud Cherif. Ouamrane enfin, que j ai questionné moi-même a Tunis, des ma sortie de prison, m’a donné une version identique : consulté sur le projet d’emprisonnement d’Abane, il avait donné son accord mais il laissait à d’autres l’entière responsabilité du crime. Il me fit même un rapport écrit à ce sujet.

Il importe cependant de ne pas se laisser égarer. Quelle que soit l’atrocitédu crime, le pas décisif a été accompli non lorsque les mains d’un tueur borné se sont refermées sur le cou d’Abane, mais lorsque ses compagnons l’ont attiré dans un guet-apens. Que quatre ou cinq membres du CCE, hors de toute réunion de cet organisme, sans que l’intéressé ait eu la moindre possibilité de s’expliquer, aient  » décidé « , à titre personnel, ne fut-ce que l’emprisonnement d’un de leurs pairs, voila le scandale majeur et le crime essentiel.

Or, aucun des cinq responsables ne nie le fait. Il y a plus : si seul Boussouf s’était rendu coupable du meurtre, pourquoi les autres ne l’ont-ils pas mis en accusation devant le CCE et le CNRA ?

Au lieu de cela, les uns et les autres n’ont eu qu’un seul souci : dissimuler le forfait. A chaque réunion du CCE, pendant des mois, les membres non informés de cet organisme, et notamment Ferhat Abbas, relevaient avec stupéfaction l’absence d’Abane et demandaient de ses nouvelles. Chaque fois Krim, Boussouf et Ben Tobbal multipliaient les apaisements, c’est-à-dire les mensonges. Cela, jusqu’à l’aveu final de la mort, masqué par un dernier mensonge.

Une autre conséquence doit être soulignée. C’est de l’assassinat d’Abane que date le pouvoir de fait, au sein du CCE puis du GPRA, du triumvirat Krim,Boussouf, Ben Tobbal.

C’est de ce moment aussi que date, si l’on ose dire, leur seule volonté commune : celle de ne laisser aucun d’eux prendre le pas sur les deux autres. Lorsque se posa la question de la présidence du GPRA, Ferhat Abbas, puis Ben Khedda ne furent désignes qu’à la faveur de cette méfiance réciproque des membres du triumvirat. Krim, normalement, fut devenu président. Mais ni Boussouf ni Ben Tobbal ne pouvaient l’accepter. Ainsi se trouvèrent-ils lies par l’acte qu’ils venaient d’accomplir ou, pour certains peut-être, de tolérer. Et cet aspect politique de l’affaire n’est pas moins grave. Si j’ai choisi aujourd’hui, après mure réflexion, de la soulever, ce n’est pas pour m’ériger en justicier ni pour faire œuvre de vengeance. Bien des pages dramatiques de la Révolution algérienne ont été tournées et celle-ci le sera aussi. Mais elle doit l’être en connaissance de cause. Les militants, les combattants ont droit à la vérité. En la publiant, je rends d’abord hommage à la mémoire d Abane, dont je fus, aux heures tragiques, l’un des compagnons les plus proches. Je veux contribuer ensuite, et surtout, à débarrasser nos murs politiques de pratiques qui ont fait trop de mal.

Extrait de Vérités sur la Révolution algérienne, paru en 1986 aux Editions Gallimard

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