L'invisible accord de paix dont les paramètres sont connus du monde entier et approuvés par la communauté internationale depuis presque vingt ans.

Par Corinne Mellul

Corinne Mellul est docteur en science politique (doctorat américain). Chargée de mission au Centre d’analyse stratégique, elle est également chargée d’enseignement à la faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris, notamment dans le cadre du programme de master de sociologie des conflits et sécurité internationale. Son activité pédagogique et de recherche porte plus particulièrement sur le Moyen-Orient et les problématiques israélo-arabes et israélo-palestiniennes.

Titre original :  L'inconcevable aveuglement des israéliens

Comment accepter que, dans le bouillonnement de la révolte au Moyen-Orient, le mortifère statu quo israélo-palestinien reste en place ? Le scénario, que personne ne pouvait imaginer, d'une rue arabe exigeant la fin des dictatures, est devenu réalité en seulement quelques semaines dans plus de la moitié des pays de la région. Et il faudrait se résigner à ce que demeure impossible la signature d'un accord de paix dont les paramètres sont connus du monde entier et approuvés par la communauté internationale depuis presque vingt ans ?

Les juifs de France, dont je fais partie, aiment dans leur majorité à affirmer et réaffirmer leur attachement viscéral à Israël, que ce soit à titre individuel ou par le biais d'organisations prétendant parler au nom d'eux tous, comme le Conseil représentatif des institutions juives de France. Nombre d'entre eux pensent faire la preuve d'un tel attachement en condamnant comme manifestation d'antisémitisme toute critique non juive, et de haine de soi toute critique juive, des politiques d'Israël envers les Palestiniens. Mais les événements actuels ne prescrivent-ils pas à tous ceux qui refusent ce débat de se demander s'ils ont vraiment à coeur de défendre l'intérêt d'Israël ?

Nul ne sait encore ce que sera le Moyen-Orient de demain, mais les équilibres régionaux qui mettaient jusqu'à présent dans le même camp objectif Israël et les autocraties arabes face à la menace islamiste sont indéniablement en voie de dissolution. Et pour Israël, il y a pire : si aucun accord de paix avec l'Etat juif n'est conclu dans les mois qui viennent, l'Autorité palestinienne demandera en septembre à l'Assemblée générale des Nations unies de reconnaître un Etat palestinien dans les frontières de 1967. Il est pressenti qu'une majorité d'Etats membres lui accordera cette reconnaissance, comme elle l'accorda à Israël en 1948.

Or Benyamin Nétanyahou et son gouvernement paraissent incapables, soit de saisir l'importance pour Israël de cet enjeu, soit d'y répondre. Cette impuissance pourrait condamner l'Etat juif à voir se sceller le sort de la Palestine sans participer en quoi que ce soit à la résolution de cette question, qui figure depuis toujours au sommet de ses préoccupations nationales. Un Etat palestinien dont Israël ne serait pas coacteur de la naissance reléguerait l'Etat juif, déjà paria des nations, sur le bas-côté de la marche de l'Histoire. Pourtant, c'est sans doute ce qui se produira si l'initiative annoncée du premier ministre israélien de formuler des propositions lors d'un discours, en mai, devant le Congrès américain, s'avère être, comme chacune des actions passées de Nétanyahou dans ce sens, une manoeuvre de diversion - en l'occurrence une offre soigneusement calibrée pour être refusée par Mahmoud Abbas.

Si de surcroît Barack Obama continue à s'abstenir de faire pression sur lui, Nétanyahou estimera peut-être alors être triplement gagnant : en ayant neutralisé toute possibilité de reprise des négociations, en s'étant offert la possibilité de rejeter la responsabilité de ce énième échec sur les Palestiniens, et en ayant ainsi préservé une coalition qui lui permettra de se maintenir au pouvoir quelques mois de plus. Noble victoire face à un tel enjeu.

Mais Nétanyahou n'est que le symptôme du mal et non la cause. La société israélienne, longtemps guidée par une pensée progressiste, ouverte sur le monde, se crispe depuis quelques années dans un mouvement de repli qui l'isole de façon grandissante sur l'échiquier international. Les groupes désormais dominants et qui sont l'électorat naturel de Nétanyahou - ultraorthodoxes, colons, Israéliens d'origine russe - tendent à cultiver une vision du monde axée sur la peur, la démonisation et le rejet, parfois raciste, de l'autre. Cette évolution, impensable il y a dix ans, démontre peut-être qu'Israël n'est pas encore parvenu à s'arracher du coeur les terreurs ancestrales de l'exil et de la tête les schémas de pensée du ghetto.

Or il faut du courage pour faire la paix, plus encore peut-être que pour faire la guerre. Un courage que n'ont pas les dirigeants actuels de l'Etat juif. Des peuples arabes, paralysés depuis des décennies dans la soumission à l'égard de régimes répressifs maintenus en vie par l'omniprésence de la police secrète, parviennent à vaincre la peur et à chasser ou à tenter de chasser leurs tyrans. Et il faudrait laisser se figer dans le temps un Israël trop craintif pour signer un accord de paix qui aurait dû être conclu depuis des années ? Il faudrait accepter l'ironie du sort qui en fait aujourd'hui un pays retranché du monde, à un moment où il aurait pu apparaître comme précurseur régional de la démocratie, et en tant que tel tendre la main à des voisins arabes qui n'aspirent qu'à rejoindre le monde ?

L'attachement viscéral à Israël, s'il est bien vrai qu'il recouvre le désir de voir advenir ce qui est bon pour Israël, peut-il en conséquence enjoindre aux juifs de France et d'ailleurs de rester muets face à l'entreprise d'autosabordage dans laquelle s'est lancé l'Etat hébreu ? Peut-il exiger d'eux autre chose qu'une mobilisation urgente et massive pour tenter de convaincre Israël de reprendre les négociations, et de consentir aux difficiles concessions qui mèneront enfin à la solution de deux Etats pour deux peuples ?

Il se peut que l'argument du bien-fondé de la revendication des Palestiniens à l'indépendance, de la légitimité de leur droit à l'autodétermination - ce même droit qui permit la création de l'Etat juif - n'ait pas emporté l'adhésion de la majorité des supporteurs viscéraux d'Israël. Mais ce dont il s'agit aujourd'hui, c'est bien de préserver Israël comme membre plein de la communauté des nations. Tout attachement qui ne porterait pas à déployer les plus grands efforts dans ce but ne serait-il pas à ranger dans la catégorie des pulsions de mort ?