Choc des civilisations : clivage réel ou manipulation ?

Par André Comte-Sponville

Titre original : « Civilisations (choc des) », par André Comte-Sponville

L’expression, d’abord popularisée par un livre de Samuel Huntington (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996), se répandit surtout après les attentats du 11 septembre 2001. 

Elle suggère, comme le voulait Huntington, que l’histoire de notre planète ne s’organise plus autour des rapports de force entre États, comme ce fut le cas jusqu’à la Première Guerre mondiale inclusivement, ni autour de conflits entre des idéologies, comme ce fut le cas de 1917 à l’effondrement du bloc soviétique, mais bien autour de conflits opposant les grandes civilisations, notamment occidentale et arabo-musulmane. 

Le diagnostic, qui n’est pas sans quelque apparence de vérité, passe pourtant à côté de l’essentiel, qui est l’émergence – lente, difficile, inachevée, contradictoire, mais pourtant inéluctable et déjà plus qu’entamée – d’une civilisation planétaire, celle que la globalisation (économique, technologique, communicationnelle) permet et, à terme, imposera. Quelle civilisation ? Il est trop tôt pour la décrire, mais on peut en avoir déjà une idée par les icônes qu’elle se donne : Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, Vaclav Havel, Aung San Suu Kyi, sans oublier les héros anonymes de la Résistance, de la place Tian’anmen ou du Printemps arabe… Ce qui suffit à relativiser fortement la notion de « choc des civilisations », voire à l’invalider, c’est qu’il existe des démocrates musulmans et des fascistes judéo-chrétiens. Quel progressiste, en Occident, qui ne se sente plus proche des premiers que des seconds ? 

Les « lignes de front des batailles à venir », comme disait Huntington, traversent désormais chaque civilisation, au moins autant qu’elles les opposent les unes aux autres. C’est bien ainsi. Combien sommes-nous, en Europe, qui mettons les Veda aussi haut que la Torah, le Bouddha aussi haut que Jésus, Confucius ou Lao-Tseu aussi haut que Socrate ou Diogène, Al Halladj aussi haut que Maître Eckart, et le dalaï-lama plus haut que Benoît XVI ? Combien pratiquent la méditation plutôt que la prière, le yoga plutôt que la psychanalyse, la musique africaine plutôt que la valse ou le plain-chant ? Autant sans doute qu’on trouve d’Orientaux ou d’Africains passionnés de philosophie ou de musique occidentales… Qu’il existe différentes cultures, dans le monde, ce n’est pas près de disparaître. Mais elles tendent à se rencontrer, à s’influencer mutuellement, à se rapprocher, à se mêler, au point de se fondre, de plus en plus, dans une même civilisation, qui est en train de se répandre à l’échelle de la planète. C’est un mouvement qu’il faut encourager. 

Qui ne voit, si on laisse les fanatiques de côté, qu’un jeune Européen, un jeune Asiatique, un jeune Africain et un jeune Américain sont presque toujours plus proches les uns des autres, aujourd’hui, que ne l’étaient leurs grands-parents ? Les différences entre eux, qui demeurent évidemment, opposent de plus en plus des individus, de moins en moins des continents : c’est peut-être l’Européen qui pratique le zazen, l’Asiatique qui joue Mozart ou Schubert au violon, l’Africain qui se bat pour les droits de l’homme, l’Américain qui lit Ibn Arabî ou Lao-Tseu… 

L’uniformité n’est pas ce qui menace. Les civilisations tendent à se rapprocher ; chaque individu n’en a que mieux le droit et les moyens, au sein de chaque peuple, d’être différents de tous les autres. Seuls les fanatiques s’y opposent. Raison de plus pour les combattre ! Une guerre entre les civilisations mènerait l’humanité à sa perte. Seule une civilisation mondiale – laïque, démocratique, respectueuse des droits de l’homme – peut nous sauver. La planète est une ; l’humanité est une ; l’économie, de plus en plus, est une. À nous d’inventer la civilisation qui va avec.