L'extraterrestre Mustapha Benfodil arrêté par LA BOUTEFLICAILLE !

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Mustapha Benfodil, journaliste au quotidien El Watan, a été arrêté dimanche 09 janvier à Staoueli, 30 kms à l’ouest d’Alger, alors qu’il effectuait un reportage pour le compte de son journal. Embarqué par des policiers en compagnie de plusieurs manifestants, il a été gardé et auditionné dans un commissariat de police avant d’être relâché quelques heures plus tard. Pour DNA, il accepte de raconter le récit de son interpellation et de son audition. Nous publions son témoignage brut.

Dimanche 9 janvier. En débarquant à Staoueli en ce milieu d’après-midi, la ville sentait déjà le roussi. Je suis venu à la fois comme journaliste et comme militant, pour le rassemblement initié par le Comité intercommunal Ain Benian-Staoueli.

Objectif : donner du sens et surtout du contenu aux émeutes et ne pas les confiner dans « l’alimentaire » comme le fait le régime. Des camions de la police annonçaient la couleur. Au début, je pensais que c’était dans le décor des émeutes. Le commissaire principal Rachid Boudjebel me confirmera que c’était bel et bien pour nous. C’est flatteur…Les premiers participants au rassemblement commencent à musarder autour de la place Les Dauphins, lieu de la manif. Quelques figures bien connues des milieux associatifs et syndicaux font leur apparition, à l’instar de Si Mohamed Baghdadi et Mohamed Badaoui. Des jeunes rôdent autour de la place en veillant à ne pas attirer l’attention de la police.

Les policiers anti-émeute sont sur le qui-vive. Ils nous ont à l’œil. Hamid Ferhi, militant communiste, l’un des principaux animateurs de l’Intercommunale, n’a pas fini de s’installer à la terrasse du café attenant à la place des Dauphins que les policiers ont fondu sur lui pour l’arrêter. Ils l’ont jeté violemment dans un véhicule de marque Caddy avant de le conduire au commissariat de Zéralda.

Les flics se sont ensuite mis à nettoyer la placette en vérifiant les pièces d’identité des gens attablés au café. « Ils ont une liste », me dit Kader, l’un des manifestants. Ils se dirigent ensuite vers un groupe de jeunes attablés à la même terrasse. Parmi eux, il y avait les deux fils de Hamid Ferhi, Nazim et Rafik. Ce dernier est mineur. Ils ne tarderont pas à subir le même sort que leur père. Leur « tort » est simplement de s’appeler « Ferhi ». Un autre jeune, qui n’avait absolument rien d’un casseur, est menotté et embarqué lui aussi.

Etant témoin direct de ces scènes d’une rare brutalité, je me mis à prendre des notes sous le nez et la barbe des policiers, en les provoquant et les narguant ouvertement. Fatalement, ils finissent par remarquer ma présence. Le commissaire principal de la sûreté urbaine de Staoueli qui dirigeait l’opération me demande mes papiers. Je refuse d’obtempérer. On me somme de me présenter. Je dis d’un ton insolent : « Je suis un extraterrestre ! ». « Vos papiers ! Donnez vos papiers ! », me-crie-t-on.

Je campe sur mon « niet » et oppose une farouche résistance aux flics en leur disant : « C’est injuste ce que vous faites ! Habitou tastaâmrouna. L’Algérie rahi mestekella men 1962. Wella balak malhaq’koumch el fax ? » (L’Algérie est indépendante de 1962 au cas où vous n’auriez pas reçu le fax).

Cela les met hors d’eux. Ils commencent à crier à l’unisson en m’intimant de décliner mon identité de plus belle. On me bouscule vers le véhicule de police pendant qu’un policier tente de m’arracher mes notes et mon stylo des mains.

J’avais choisi en mon âme et conscience de braver le pouvoir de ces hommes dont je ne reconnaissais guère l’autorité, leur attitude étant en totale violation de la loi. Un jeune commissaire hurle : « Eddouh ! hadou houma li echaâlou ennar ! » (Embarquez-le ! Ce sont ces gens-là qui allument le feu !) Avant d’ajouter : « Et mettez-lui les menottes ! »

On me couvre d’insultes avant de me balancer à l’arrière de la voiture de police, une Volkswagen Caddy, comme un vulgaire criminel. Un policier me lance: « Aghyoul ! PD ! On va vous présenter devant le procureur et si vous êtes un homme, répétez ce que vous nous avez dit. Alors, comme ça, on refuse de se présenter à un policier en fonction ? Je porte un uniforme, Monsieur, et vous devez me respecter. » Je rétorque : « Vous êtes des haggarine. Walech tahagrou fechaâb ? Pourquoi malmenez-vous le peuple ? »

Pour la première fois de ma vie, je me retrouve ainsi menotté. Les visites chez les flics, ce n’est pas quelque chose de nouveau pour moi, surtout depuis que j’ai lancé mon cycle de théâtre de rue, « Pièces détachées – Lectures sauvages ». Mais c’est bien la première fois, oui, que je subissais une telle humiliation.  La répression s’annonce féroce. Aveugle. Sans discernement.

16h passées. Je me retrouve avec les fils Ferhi ainsi que deux autres citoyens entassés dans un bureau de la sûreté urbaine de Staoueli. Je suis resté ainsi menotté pendant quelques instants en me demandant comment allais-je m’adapter à ces tenailles métalliques qui m’immobilisaient. Mon calvaire ne sera pas long.

Un jeune commissaire, prénommé Djamel, ordonne aussitôt de nous enlever les menottes. L’atmosphère est relativement détendue. La routine des commissariats de police et leurs interrogatoires ronronnants prennent le relais de l’interpellation brute.

L’un des prévenus s’écrie : « Ma nesmehelkoumche âla elli sebbitouli yemma (Je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir insulté par le nom de ma mère) ! Hadi hiya bled el îzza wel karama ?! C’est ça Une Algérie forte et digne !».

Un policier entreprend de fouiller le sac de Nazim, l’aîné des fils de Hamid Ferhi. Il sort deux livres et les examine d’un air profond : un roman de Paulo Coelho (« Onze minutes ») et un autre livre de Jacques Derrida en arabe. Dans le tas, il extirpe des autocollants à l’effigie de Mohamed Gharbi qui le laissent perplexe.

Plus tard, les mêmes affichettes intrigueront un autre policier qui nous demande « Qui est ce type ? », comme s’il s’agissait d’un chef terroriste. Nous dûmes lui expliquer l’histoire et l’historique de l’homme et son combat.

Nazim prononce quelques mots de protestation et le jeune commissaire de le sermonner : « Pas de commentaire s’il vous plaît ! Nous sommes en uniforme. Nous agissons au nom de la loi. Pas un mot de plus sinon…»

Des officiers de la police judiciaire entament la première étape en pareille situation : remplir une fiche de renseignements pour chacun d’entre nous. Il est curieux de noter que parmi les renseignements exigés sur le formulaire, ce détail qui en dit long : « informations sur la consommation de l’alcool ».

Cette formalité accomplie, nous passerons un bon moment à attendre, en ballotant d’un bureau à l’autre, jusqu’à 18h. Le même officier qui avait rabroué tantôt notre camarade d’infortune, nous convie à un interrogatoire dans un bureau à côté.

Ses propos trahissent une profonde souffrance morale. Extraits : « Je me demande ce qu’il faut faire pour gagner l’estime des gens. Nous sommes en train de souffrir le martyre. Nous avons vécu des moments très durs à essayer de ramener le calme. Nous avons ramassé des femmes, des vieilles, des jeunes filles à qui on a arraché leurs bijoux des cous. Si je suis debout devant vous, c’est un miracle. Et vous, vous venez me parler de rassemblement pacifique ! Ce n’est pas le moment, Monsieur. Si nous étions dans un autre contexte, on ne serait jamais intervenus. Mais pas dans cette situation ! Il y a des gens qui guettaient ce rassemblement pour commettre des actes de sabotage. Cela aurait été en d’autres circonstances, nous vous aurions laissé organiser votre rassemblement sans le moindre problème. Mais dans un contexte aussi tendu, croyez-moi, ce n’est pas le moment.  »

Quand je l’interpelle lui et ses collègues sur l’intérêt qu’il y avait à faire des rafles dans les cafés de cette manière, voici l’argument qui m’est avancé : « Ce sont des arrestations préventives ». Il faut comprendre par là qu’il fallait faire capoter le rassemblement pour empêcher la flamme de la révolte de repartir.

A les entendre, embarquer des innocents dans un café n’est guère de nature à mettre de l’huile sur le feu. Et s’ils ont choisi d’arrêter immédiatement Hamid Ferhi, c’est une manière de s’en prendre au « meneur en chef » du mouvement. La police est sommée d’arrêter le maximum de gens. Et de coffrer tous ceux qui pourraient avoir une étoffe de leaders. Pour cela, tous les moyens sont bons.

« Mais jamais nous n’avons tiré à balle réelle sur les manifestants » souligne le commissaire Djamel. « Nous utilisons des balles en caoutchouc qui produisent juste le même détonation qu’une balle réelle parce que c’est le même système de mise à feu. » Et de sortir de sa poche une bille en plomb en disant : « Par contre, regardez avec quoi en nous frappe, Monsieur. Ils mettent ça dans des tire-boulettes et ça peut crever un œil à un policier, croyez-moi ! »

Je comprends vite que ma présence dans ce commissariat allait mettre mes « hôtes » dans une position délicate. En témoigne le nombre de va-et-vient que j’ai eu à faire entre le rez-de-chaussée où se trouvaient les bureaux des éléments de la PJ, et le premier étage qui abrite le bureau du chef de la police judiciaire Rachid Boudjebel.

Son téléphone n’arrête pas de sonner à mon sujet. J’apprendrai que même le chef de sûreté de wilaya a appelé. Tous veulent savoir ce que je faisais là, si j’étais réellement journaliste ou pas. Et tout le monde me tient le même discours : « Ce n’est pas le moment », « il aurait fallu obtenir une autorisation », etc…Comme si l’état d’urgence était une fiction.

Bonne nouvelle : Hamid Ferhi finit par réapparaître. Vers 17h, il est transféré au commissariat de Staoueli. Hamid est indigné par l’attitude du pouvoir « qui exhorte les gens à faire des actions pacifiques et qui réprime systématiquement toute initiative citoyenne ». Abdelaziz Belkhadem, l’ancien chef du gouvernement et actuel secrétaire général du FLN (Front de libération national) et le ministre de l’Intérieur, Daho Ould-Kablia se fendaient encore ces derniers jours d’exhortations du même acabit sur la nécessité de favoriser le canal du dialogue et de l’expression pacifique.  « Nous sommes pour l’expression, mais pas n’importe comment. Nous sommes pour le dialogue civilisé. La protestation doit s’exprimer de manière pacifique » déclarait Belkhadem. Et bien, la réponse de la police algérienne est tout sauf une prime à l’action pacifique.

Le commissaire principal Rachid Boudjebel nous reçoit tous les deux, en aparté, Hamid Ferhi et moi. On me répète sans cesse que Hamid est fiché depuis longtemps chez les services de sécurité et qu’ils le connaissent bien. Aussi est-il tout désigné pour endosser le rôle du leader. Le commissaire tient absolument à savoir s’il est l’auteur des tracts saisis par la police. « Non, ce n’est pas mon style, j’écris mieux que ça » insiste Hamid.

D’ailleurs, le motif exact de notre interpellation est : attroupement non autorisé et distribution de tracts. En ce qui me concerne, il veut savoir à quel courant politique j’appartiens, si je suis proche de Bélaïd Abrika, si je suis de sensibilité de gauche. Le commissaire me dit : « Je vous connais, vous. Votre visage m’est familier. Je vous ai déjà vu manifester à Alger. »

A un moment donné, un officier fait brusquement irruption dans la salle où nous étions tous regroupés et ordonne de saisir nos téléphones portables : « Bon, ça y est les portables, les petits coups de fil. Vous les récupérerez plus tard », lâche-t-il

Heureusement que nous avons eu le temps d’alerter famille et amis. En outre, l’officier ordonne de nous disperser, mettant chacun dans un coin à part. 17h30. L’attente commence à se faire longue. Silence pesant dans la salle.

Il commence à faire noir dans le bureau froid et lugubre où trône une table avec un ordinateur, une armoire métallique et quelques chaises. En face du bureau, se dresse une cellule où est enfermé un jeune sous la surveillance nonchalante d’un brigadier.

18h. Des officiers de la PJ débarquent pour dresser enfin les PV d’audition. Mon audition débute assez mal : le policier en charge de mon cas veut absolument savoir qui m’a informé pour la manif de Staouéli. Il a un peu de mal à admettre ma version quand je lui dis que j’avais tout simplement recueilli l’info sur Facebook. « Oui, je connais Facebook, j’ai fait des études, qu’est-ce que vous croyez ! », maugrée-t-il.

En vérité, il était persuadé que c’était Hamid qui m’avait appelé. D’ailleurs, il insiste pour sonder la nature des relations que j’ai avec Hamid Ferhi. Il s’attarde également sur mes opinions politiques. « Attention, on va vérifier dans les archives ! » me menace-t-il.

Inconsciemment, la police continue ainsi de parler des partis politiques comme s’ils étaient encore dans la clandestinité. Et de ressasser les mêmes poncifs sur les vertus des arrestations préventives : « Nous faisons en vérité moins de travail répressif que de travail préventif ! », disserte mon interlocuteur.

Je suis à nouveau demandé au 1er étage, dans le bureau du chef de la PJ. Cette fois, c’est le chef de sûreté de daïra, en personne, qui fait le déplacement pour s’enquérir de la situation. Dans ses mains, une feuille froissée sur laquelle il y avait mes notes. Oui, celle-là même qui avait été arrachée de mes mains. Il essaie de la déchiffrer.

Retour au bureau lugubre d’en bas pour la suite de l’audition. Le commissaire principal remet mes notes à son subalterne en lui enjoignant de les intégrer dans le PV. L’homme note scrupuleusement tout. « Que signifient ces références aux graffitis ? » demande-t-il, allusion à des notes prises la veille pour un autre reportage.

Il transcrit tout : « El harga », « Italia », « Mouloudia »… » « Et ici, à Staouéli, qu’avez-vous pris comme notes ? », interroge-t-il. Le peu que la police me laissa le soin de noter, il s’évertua à le signaler dans son PV. – « Andek sawabek ? Avez-vous déjà été arrêté ? »

Je lui parle du groupe « Bezzzef » dont je suis co-fondateur, des actions que nous avons menées. J’évoque dans la foulée mes dernières arrestations « devant l’ENTV et devant l’ambassade des Etats-Unis pour d’autres manifs avortées ».

A la fin de l’audition qui dura un peu plus d’une heure, il imprime le PV en six ou sept exemplaires et me demande de relire mes dépositions avant de signer. Il est déjà 19h15. Dans les autres bureaux, Hamid, ses fils et les deux autres personnes arrêtées sont toujours auditionnées.

19h40. Je suis invité à une visite médicale. « C’est la procédure », me dit-on. Je monte dans un fourgon. Direction : la polyclinique de Staouéli. « Comme ça, vous allez écrire qu’on vous a bien traité », me lance l’un des policiers chargé de m’accompagner. Une jeune médecin me délivre un « certificat de bonne santé » après m’avoir posé la question d’usage : « Ils ne vous ont pas maltraité ? »

Retour au commissariat. Dans la salle d’attente, deux femmes de la famille Ferhi guettent sur des charbons ardents des nouvelles de leurs fils. La maman de Rafik, le plus jeune, est invitée à assister avec lui à l’audition. J’apprendrai que Hamid et son fils Nazim ont passé la nuit au poste. Seul Rafik a été relâché. Ce lundi, ils devaient être entendus par le procureur au tribunal de Chéraga.

20h passées. Le commissaire Rachid Boudjebel me rend mes papiers et m’accompagne à la sortie. Il est presque soulagé de se débarrasser de moi. Omar Belhouchet, le directeur d’El Watan est à mon accueil à ma libération. La ville est morte ; les rues, désertes. Ce n’est plus le Staouéli festif des jours de paix. Je suis arrivé chez moi vers 22h. J’avais encore les stigmates des menottes autour de mes poignets…( Photo : Mustapha Benfodil lors de son arrestation à Alger en octobre 2010)

Mustapha Benfodil, journaliste à El Watan et auteur