Al-Qaïda mise en échec par le printemps arabe

Jean-Pierre Filiu, INTERVIEW

Professeur à Sciences Po, a notamment publié chez Fayard Mitterrand et la Palestine (2005) et Les Frontières du jihad (2006). Son Apocalypse dans l'Islam (Fayard) a obtenu en 2008 le grand prix des Rendez-Vous de l'histoire de Blois, avant d'être traduit par les Presses de l'université de Californie. Sa Véritable Histoire d'Al-Qaida est sortie en mars chez Pluriel.

Titre original - Jean-Pierre Filiu: "Le "printemps arabe" marque aussi la défaite d'Al-Qaida"

Propos recueillis par Bernard Poulet -

Une vague de démocratisation parcourt le monde arabo-musulman. Si ses résultats sont incertains, ils montrent pourtant déjà que cette partie du monde n'est plus condamnée à l'alternative dictature laïque ou dictature islamiste, explique l'historien Jean-Pierre Filiu, qui enseigne actuellement à la Columbia University, d'où il observe aussi les débats américains.

Pour cet historien, l'élan démocratique qui bouscule les despotes et décrédibilise les islamistes armés ouvre des perspectives politiques inédites au Maghreb et au Moyen-Orient.

Pour Jean-Pierre Filiu, les présidences à vie ou auto-proclamées et les "répu-monarchies" sont désormais révolues dans les pays arabes. Ici, rassemblement de milliers de manifestants sur la place Tahrir du Caire.

Ce qui se passe dans le monde arabe est-il un feu de paille ou quelque chose de durable?

C'est un mouvement d'ampleur historique. Quelle que soit la nature des changements, ceux-ci seront irréversibles. La rupture du tabou en Tunisie a secoué toute la région, car le régime de Ben Ali paraissait à tous égards le plus solide. Tout redevient possible pour des oppositions qui semblaient impuissantes, en dépit de leur volontarisme et de leurs sacrifices. Et la chute d'Hosni Moubarak en moins de trois semaines a stimulé partout les contestations populaires. Bien sûr, selon les spécificités de chaque pays. Il ne faut pas parler d'effet domino, mais plutôt d'entraînement. La comparaison avec 1989 et l'effondrement des régimes communistes n'est pas pertinente dans la mesure où il ne s'agit pas d'un bloc qui soudain se briserait en morceaux. On a utilisé cette comparaison pour nous rendre ces mouvements plus proches et plus intelligibles. De fait, leurs thèmes de mobilisation correspondent aux grandes révolutions occidentales. Lutte contre l'arbitraire, démocratisation, transparence de l'Etat, rejet de la corruption, honnêteté de la fonction publique, ce sont des thèmes du patrimoine universel.

En revanche, il y a des côtés 1968. Personne ne parlait alors d'effet domino entre le campus de Berkeley, Mexico, Berlin et la Sorbonne, mais il y avait des échos entre eux. Autre parallèle, un peu audacieux je l'accorde : à l'époque, les partis installés, comme le Parti communiste en France, étaient tentés de jouer l'ordre contre ce qu'on appelait la "chienlit". Cela a été également la première réaction des Frères musulmans, en Egypte. Les Frères se méfient de ces mobilisations de "jeunes en colère" qui, quelle que soit leur piété individuelle, sont des mouvements laïques.

Pourquoi cela n'a-t-il pas eu lieu plus tôt?

Ces sociétés étaient mûres pour des changements. Si on prend la société tunisienne, on constatera qu'elle était bien plus avancée que l'Espagne à la mort de Franco. Que ce soit en termes de classes moyennes, d'urbanisation, de travail des femmes, d'éducation des jeunes, d'intégration dans le marché international, de pratique des langues étrangères ou de développement technologique. L'aberration, c'est que ça ne se soit pas passé avant.

Les changements ont été bloqués par l'alternative dictature ou islamisme qui a été posée dans les années 90. Le drame algérien a permis d'asseoir l'idée que, s'il y avait des élections libres, les islamistes l'emporteraient toujours.

Il y a quand même un parallèle avec la révolution iranienne : des années de dictature avaient empêché l'existence d'organisations démocratiques d'opposition, laissant le rôle dominant aux islamistes. 

En 1988, avec les émeutes d'octobre, le régime algérien avait vacillé sous l'onde de choc de la perestroïka en Union soviétique. C'était l'Algérie du parti unique et de la sécurité militaire qui était contestée. Cela entraîna le pluripartisme, mais aussi la victoire, au premier tour des législatives de 1991, du Front islamique du salut. Il n'y aura pas de second tour, mais une guerre civile épouvantable. Tout cela a eu un coût humain exorbitant qui a laissé des traces terribles dans toute la région. Ce traumatisme a été encore plus important que le contrecoup de la révolution iranienne de 1979. Enfin, il ne faut pas oublier le désastre irakien. L'invasion de 150 000 militaires américains en 2003 n'a pas provoqué l'effervescence démocratique, mais la confusion et la guerre civile. Cela a été un cadeau pour tous les despotes régionaux. Ils ont pu continuer de proclamer : "C'est moi ou le chaos" - sous-entendu, à l'attention des Occidentaux, "Moi ou les islamistes", et, à l'attention de leurs peuples, "Moi ou la guerre civile".

Les démocrates eux-mêmes en sont bien conscients. Mais il ne faut pas lire le présent avec les lunettes du passé, tant la situation évolue rapidement. Ainsi, en Tunisie, l'acteur principal de la société civile, c'est le syndicat, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui regroupe des centaines de milliers de membres de toutes sensibilités politiques. Or l'UGTT est profondément laïque et bien plus forte que les islamistes. Certes, en Egypte, la principale force d'opposition organisée, ce sont les Frères musulmans. Mais ils sont entrés dans une logique de coalition, et donc de concertation. La situation n'est pas celle d'un écroulement révolutionnaire violent, comme en Iran en 1979. En Tunisie comme en Egypte, l'opposition veut une transition progressive. Là encore, le précédent de l'Irak est dans toutes les têtes. Chacun veut éviter cette table rase qui favorise tous les extrémistes.

Que se passe-t-il dans les autres pays de ce grand arc arabo-musulman?

Le mouvement enclenché aura des effets un peu partout. Le rapport des forces est devenu plus favorable à la société civile face à des pouvoirs plus ou moins prédateurs, plus ou moins légitimes. Le contrat social va devoir être sérieusement révisé. Cela peut se passer sans heurts particuliers, suivant une méthode réformiste. Malheureusement, le colonel Kadhafi, au pouvoir depuis quarante et un ans, a préféré déchaîner la répression plutôt que d'accorder la moindre concession, et l'intervention de son fils n'a fait qu'aggraver la crise. Mais le temps des "répu-monarchies", avec transmission héréditaire du pouvoir, comme en Syrie en 2000, est révolu. Et les présidences à vie ou autoprolongées ne sont plus de mise.

De même, toute une série de mesures sociales ont déjà été prises en Arabie saoudite, en Jordanie, au Yémen, au Maroc et en Algérie. La suite dépendra de la puissance des mouvements sociaux comme de leur capacité à imposer une négociation. En Jordanie comme au Bahreïn, l'opposition veut que le Premier ministre soit l'émanation du Parlement, et non plus désigné par le roi. On commence là, et, au bout du compte, on peut renverser complètement la source de la légitimité. Une des conséquences possibles de cette vague démocratique pourrait être un renouveau du parlementarisme.

Ce qui me rend confiant, c'est la capacité d'auto-organisation de ces mouvements, leur discipline exemplaire, même en l'absence de leader. Ils sont pluriels, et nulle part il n'y a un courant dominant. Ce sont des mouvements fédérateurs, mêlant les classes moyennes, les intellectuels, mais également des ouvriers et des gens des campagnes. Le refus du racket, de l'arbitraire policier, de la peur d'être arrêté sous n'importe quel prétexte, tout le monde le partage.

Enfin, cela pourrait accélérer la mutation d'une majorité des islamistes vers des modèles de type turc plutôt que Frères musulmans traditionnels, avec éclatement entre partis différents. La Turquie montre que des islamistes peuvent profiter d'une cohabitation avec l'armée. Parce que tout ce qui va mal peut être mis au compte du pouvoir militaire, et qu'ils s'attribuent tout ce qui marche. On peut imaginer une armée égyptienne cohabitant avec les Frères. C'est en tout cas la fin de l'alternative entre régime autoritaire et dictature islamiste.

Et quelle est l'attitude d'Al-Qaida?

Pour Al-Qaida, c'est une catastrophe. Les djihadistes en sont tellement conscients que pendant des semaines ils n'ont rien dit. Leur silence a été assourdissant. A part Kadhafi, ils semblent ne plus intéresser personne, ce qui est terrible pour une organisation ultraminoritaire qui agit par la pression médiatique. Le 13 janvier, Aqmi [Al-Qaida au Maghreb islamique] avait publié un communiqué de solidarité avec ses "frères" tunisiens. En Tunisie, personne n'en a fait état. Le n° 2 d'Al-Qaida, Al-Zawahiri, lui-même égyptien, a diffusé une semaine après la chute de Moubarak une déclaration qui parle du régime comme s'il était encore en place.

Le fait que les Frères musulmans s'en sortent plutôt bien est un revers pour Al-Qaida, qui les accusait de trahison. C'est toute la vision du monde des djihadistes qui s'effondre : depuis plus de vingt ans, ils répétaient que ces régimes ne pouvaient être renversés que par la force, qu'ils ne tenaient que grâce à l'aide des Etats-Unis et de leurs alliés. Or ces changements sont aussi le résultat des pressions américaines!

Pis : tous ces jeunes qui descendent dans les rues le font au nom de la démocratie, de Parlements représentatifs et d'élections libres. Toutes choses qui, pour Al-Qaida, sont hérétiques. C'est pour cela que les djihadistes sont du côté de tous les pouvoirs en place. Ils misent évidemment sur un retournement de situation, sur un bain de sang.

La branche irakienne d'Al-Qaida s'est "lâchée" le 8 février avec un communiqué dans lequel elle vomit tout ce pour quoi les gens se battent en ce moment, appelant les Egyptiens à ne "pas remplacer ce qui n'est pas si mal par quelque chose de pire. Attention aux ruses des idéologies non islamiques, ajoutent-ils, telles la laïcité malsaine, la démocratie infidèle et les idoles putrides du patriotisme et du nationalisme." Ils vont payer longtemps de tels propos. Enfin, il faut constater que, malgré des semaines de troubles, ils n'ont pas été capables, jusqu'au jour où nous parlons, de monter une seule provocation. C'est comme s'ils étaient tétanisés.

Vous êtes actuellement aux Etats-Unis. Comment analysez-vous l'attitude américaine?

L'équipe Obama paraît avoir compris que c'est l'occasion d'assécher réellement le terreau du terrorisme. Pour la Tunisie, la ligne de soutien au mouvement démocratique a été très claire. Pour l'Egypte, le gouvernement américain a d'abord été aussi du côté du changement. Mais l'affaire est vite devenue un sujet de débats intérieurs, la droite républicaine et certains amis d'Israël commençant à accuser Barack Obama de "perdre l'Egypte" comme Jimmy Carter avait perdu l'Iran, en 1979. Ces tirs de barrage ont provoqué une cascade de déclarations officielles qui ont donné l'impression d'un flottement. Mais, finalement, l'attitude américaine a facilité le départ de Moubarak. Surtout, l'opinion publique s'est largement identifiée aux jeunes animateurs du mouvement démocratique, ce qui pourrait modifier durablement l'image encore très négative des Arabes aux Etats-Unis.